Selon un rapport du Défenseur des droits paru en 2017, les jeunes hommes perçus comme Noirs ou Arabes ont vingt fois plus de probabilités d’être contrôlés que le reste de la population. © Alain ROBERT/SIPA
Dans de nombreuses villes, la mort de Nahel M. a provoqué l’indignation et réveillé la colère des jeunes hommes victimes de discriminations et de violences policières au quotidien. Plusieurs d’entre eux témoignent auprès de l’Humanité d’épisodes de brutalité dont ils ont été la cible.
« Ce qu’il m’est arrivé, c’est assez banal finalement. » C’est avec un ton presque détaché que Sofiane (1), 27 ans, revient sur sa rencontre, il y a quelques années, avec des policiers dans le quartier Pablo-Picasso à Nanterre (Hauts-de-Seine), d’où était originaire Nahel M., tué par un agent lors d’un contrôle routier, le 27 juin.
Le jeune homme roulait « un peu vite » avec la voiture de sa mère, ce soir-là, alors qu’il déposait un ami chez lui. Il avait 22 ans. « J’avais remarqué qu’une voiture de police me suivait mais je n’y ai pas prêté attention, ils n’avaient pas mis les gyrophares. » Au moment où il s’arrête, un policier approche, met un coup de pied dans le véhicule et lui intime d’en sortir. Le ton monte, mais Sofiane ne descend pas. « Le policier ouvre la porte et me met un coup de pied dans la tête avec ses grosses bottes de sécurité. »
À quatre, ils le sortent de la voiture. Le jeune homme se débat. Un agent le frappe au menton, puis suivent des décharges de Taser. D’un coup de poing, l’un d’eux brise une vitre arrière. « Ils me disent qu’ils vont me mettre tout nu dans la zone industrielle (les bords de Seine à Nanterre – NDLR). Je sais qu’ils l’ont déjà fait à d’autres personnes, c’est comme ça qu’ils font régner l’omerta et la terreur ici. »
Le jeune homme est embarqué pour « rébellion ». Dans la voiture, les « baffes » et les insultes racistes pleuvent. « En voyant mon prénom et mon nom sur ma pièce d’identité, ils se mettent à traiter ma mère de “pute voilée”. L’un d’eux me dit : “On fait ce qu’on veut de toi. Si je veux prendre une barrette de shit sur quelqu’un et la mettre sur toi, je le fais. Ta parole ne vaut rien”. » Sofiane passe la nuit en garde à vue et ressort libre le lendemain matin, à l’issue de son audition par un officier de police judiciaire.
« Je lui demande pourquoi il me frappe, et il me répond “ta gueule, laisse-toi fouiller” »
Abdel, lui, se souvient d’une nuit de printemps, en 2017, qu’il passe avec ses amis au bord du canal Saint-Martin, à Paris. C’était l’année de sortie du morceau du rappeur Fianso, C’est nous les condés, qui parodie la police.
Habitant du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis) et d’origine marocaine, il est, à cette époque, étudiant en licence de physique-chimie. Alors qu’ils écoutent de la musique sur une enceinte, une voiture de police s’arrête à leur niveau. « Ils ont seulement fouillé Bryan, qui est d’origine antillaise », se souvient le jeune homme. La vérification terminée, la bande d’amis décide de s’en aller. Mais, au même moment, la musique de Fianso reprend. « J’ai à peine eu le temps de faire quatre pas, qu’une main m’a attrapé par derrière », raconte Abdel.
Sans un mot, les policiers l’emmènent à leur voiture. « J’essaye de discuter avec eux, mais ils me répondent que je me fous de leur gueule en mettant une musique pareille. Je leur explique que ce n’est pas moi qui ai le contrôle sur la musique. Un policier rétorque qu’il ne veut rien savoir et qu’on est tous pareils, nous les bougnoules », confie Abdel avec amertume.
Dans le véhicule de police qui le mène à un commissariat parisien, le jeune homme subit de lourds sous-entendus : « Il m’appelait “l’intellectuel”, en ajoutant “ah maintenant, c’est bon ils savent écrire, ils savent parler”. » Et les injures ne s’arrêtent pas là. Arrivé au commissariat, le policier à l’origine des insultes ordonne à Abdel de se déshabiller. « Il m’a fait faire des squats pour vérifier que je n’avais rien de caché dans mes fesses », avant que l’agent n’ajoute : « En plus, il a un petit sexe. Il veut faire le mariole dans les rues, mais il n’a rien entre les jambes. » Un événement qu’Abdel considère encore, aujourd’hui, comme « humiliant ».
En avril dernier, alors qu’il rentre d’une visite médicale, son carnet de santé à la main, Anthony (1) est contrôlé par trois policiers dans le quartier de la porte de Clignancourt, dans le nord de Paris. L’adolescent de 15 ans, d’origine guadeloupéenne, inscrit au lycée professionnel Raspail, décrit lui aussi les gestes violents et les propos racistes qu’il essuie.
« J’ai vu quelqu’un courir derrière moi. La personne me lance “police, mets-toi sur le côté”. » Le fonctionnaire lui demande d’écarter les jambes pour la fouille et glisse ses mains dans les poches de sa doudoune, mais l’adolescent les enlève, expliquant qu’il a des affaires personnelles, et qu’il peut les vider lui-même. « Il m’a mis une gifle et a jeté au sol ce que j’avais dans mes poches. Puis il a commencé à mettre sa main sur mes parties intimes. »
Par réflexe, Anthony lui retire la main, ce qui lui vaut un coup de poing dans la cuisse. « Je lui demande pourquoi il me frappe, et il me répond “ta gueule, laisse-toi fouiller.” Je réponds que je peux coopérer mais qu’on n’a pas besoin de toucher à cette zone-là. » Deux des policiers lui assènent des coups au torse, à la cuisse et au bras, qui sont amortis par sa doudoune.
« Je leur demande d’arrêter, mais ils me répondent “ta gueule sale Noir”. » La scène dure une quinzaine de minutes dans la rue, avant que les policiers s’en aillent « comme si de rien n’était », après avoir balancé sur lui son carnet de santé. L’adolescent explique avoir ressenti des douleurs les jours suivants.
Après cet épisode, ses parents lui ont interdit de porter sa doudoune noire pour lui éviter d’être « catalogué ». « Peut-être à tort, mais on veut juste qu’il passe inaperçu », souffle sa sœur.
Les contraventions à répétition, une nouvelle forme
de harcèlement
Car, du côté des familles, l’inquiétude pour la sécurité de leurs fils est ancrée depuis longtemps. La mémoire de tous les jeunes hommes racisés, décédés à l’issue de leur rencontre avec la police, de Malik Oussekine en 1986 à Adama Traoré en 2016, est chaque année réactivée par une nouvelle affaire.
Dans son rapport sur la relation entre la police et la population publié en 2017, le Défenseur des droits relevait que les jeunes hommes perçus comme Noirs ou Arabes ont vingt fois plus de probabilités d’être contrôlés que le reste de la population : 80 % d’entre eux ont déclaré avoir été contrôlés dans les cinq dernières années, contre 16 % pour les autres enquêtés. « Tu le sens dans leur manière de te parler pendant les contrôles. Pour eux, c’est la France aux Français », explique Sofiane.
Maire (Génération.s) de Trappes depuis 2021, Ali Rabeh en a lui-même fait l’expérience dans sa jeunesse. « Je sais ce que c’est que d’être tutoyé ou humilié par un policier. Je sais ce que c’est que de subir un équipage d’agents de la police qui vous fait gratuitement un bras d’honneur en voiture », confie l’élu de 38 ans.
Selon l’édile, les contraventions à répétition figurent parmi les nouvelles formes de harcèlement policier. « On va mettre une amende à une personne en prétextant qu’elle a craché par terre ou pour tapage. Mais comment peut-elle prouver le contraire, fait -il observer. Certains se prennent trois amendes par jour ou dans la semaine et, à la fin, ça fait des centaines voire des milliers d’euros de dette parce qu’ils ne les payent pas. Ils n’en ont pas les moyens. »
Ces pratiques avaient été observées pendant le confinement, avec des taux de contraventions trois fois supérieurs en Seine-Saint-Denis que pour la moyenne nationale, selon des chiffres parus dans Libération, soulevant la question des discriminations lors des contrôles de police.
Philippe Rio, maire communiste de Grigny (Essonne), voit dans la dégradation des pratiques policières une explication politique : « On a supprimé la police de proximité dans les années 2000 avec la politique de Nicolas Sarkozy et on a appliqué la doctrine du “Kärcher”, mais ça ne peut plus continuer comme cela. Aujourd’hui, ce système arrive à bout de souffle. »
« N’importe quel jeune se reconnaît dans celui qui a été tué »
Comme pour Zyed et Bouna en 2005, la mort de Nahel a été un nouveau catalyseur de la colère dans les quartiers marqués par des expériences quotidiennes de discriminations.
Pour Amal Bentounsi, sœur d’Amine Bentounsi abattu en 2012 d’une balle dans le dos par un policier au terme d’une course-poursuite, ces révoltes ne peuvent uniquement s’expliquer par un problème d’ordre social.
« N’importe quel jeune se reconnaît dans celui qui a été tué, parce qu’ils vivent au quotidien les discriminations et les palpations à la limite du viol , souligne-t-elle. Le premier service public auquel ils ont affaire, c’est la police nationale. Comment ces jeunes pourraient-ils se reconnaître dans l’État ? »
Depuis la mort de son frère, Amal Bentounsi se bat pour faire reconnaître le caractère systémique des violences policières racistes et changer la législation. Elle a fondé, avec d’autres familles de victimes, le collectif Urgence notre police assassine, et lancé, en 2019, l’application Urgence Violences policières , permettant de filmer des exactions et de les stocker sur un serveur. « On a porté ce débat sur la place publique, et, maintenant, tout le monde sait qu’on peut filmer les policiers. Ces images servent de preuve, et c’est le seul outil dont nous disposons. »
Avec les proches de Souheil El Khalfaoui, tué à 19 ans lors d’un contrôle routier à Marseille en 2021, la militante a lancé début juillet une pétition pour réclamer l’abrogation de la loi de 2017 relative à la sécurité publique permettant aux policiers de tirer sur un véhicule « dont les occupants seraient susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie (…) ou à celle d’autrui ».
« Avec le terme “susceptible”, les policiers peuvent interpréter la situation comme ils veulent, observe-t-elle . Et si ces policiers se permettent d’aller jusqu’au bout avec nos frères, c’est que, quelque part, l’Etat les y autorise. Depuis quarante ans, on tue des Noirs et des Arabes en France, sans que les policiers ne soient jamais inculpés. »
Sans « geste d’apaisement » de la part du gouvernement, notamment par l’abrogation de cette loi, Amal Bentounsi en est certaine : « La prochaine révolte, ça ne sera pas seulement dans la banlieue, mais dans toute la France, et elle sera impossible à canaliser. »
(1) Les prénoms ont été modifiés.
SOURCE : Racisme dans la police : « c’est comme ça qu’ils font régner l’omerta et la terreur » | L'Humanité (humanite.fr)
http://www.micheldandelot1.com/temoignages-racisme-dans-la-police-c-est-comme-ca-qu-ils-font-regner-l-a214522125
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