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Le 24 février 2013, Gérard Depardieu visite le musée d’Akhmad Kadyrov, seigneur de guerre, devenu le dirigeant pro-russe, dans la capitale provinciale de la Tchétchénie, Grozny, en Russie. (MUSA SADULAYEV/AP/SIPA)
La Mordovie présente une différence d’importance avec la Syldavie autrefois explorée par Tintin et Milou : contrairement à cette dernière, elle existe. C’est cette République russe située à plus de 600 kilomètres à l’est de Moscou qui a accueilli à bras ouverts un autre visiteur francophone de renom il y a dix ans de cela. Et si l’intrépide reporter belge avait sauvé la monarchie syldave en restituant au roi Muskar XII son précieux sceptre d’Ottokar, un chef d’Etat bien réel va tirer d’un mauvais pas un exilé fiscal en lui accordant de nouveaux papiers d’identité. En ce 6 janvier 2013, trois jeunes femmes mordves saluent l’arrivée de l’acteur français par -15° sur le tarmac de l’aéroport de Saransk en lui offrant du pain, du sel et des blinis. A sa sortie du bimoteur, le bonhomme hirsute vêtu de pantalons de velours et d’un blouson de cuir lance, hilare : « Schumrat Mordovia ! » (Bonjour la Mordovie ! ).
Magnanime, Vladimir Volkov, gouverneur de la République autonome, ajoute au panier de bienvenue un appartement de 100 m2 situé 1, rue de la Démocratie (sic) et mieux encore, si le saltimbanque le souhaite, « un poste de ministre de la Culture de Mordovie ». Le jour dit sur la scène du Théâtre national de Saransk, le très seyant costume blanc traditionnel que Gérard enfile, radieux, le boudine. Il s’en moque, il brandit face aux caméras le véritable objet de cet événement monté de toutes pièces : un passeport russe offert par un autre Vladimir, le tout-puissant président Poutine trois jours plus tôt au bord de la mer noire à Sotchi :
« Depardieu est un homme du monde. Nous avons de très bonnes relations avec lui. (…) S’il veut un permis de séjour ou un passeport, c’est comme si c’était fait. (…) Laissez venir Depardieu, nous avons un taux d’imposition de 13 % qui ne changera pas… ».
Il ne s’agit pas seulement d’une échappatoire offerte à une star après sa dernière sortie de route – Depardieu a rendu son passeport français pour, dit-il, échapper à l’insupportable impôt frappant les hommes d’affaires dans son genre, en échange de papiers d’identité, l’artiste, comme l’alchimiste de Goethe avant lui, vend son âme.
Face à l’Occident décadent
A la même période, ce diable de Poutine vient d’entamer un nouveau règne. Elu au premier tour de l’élection présidentielle en mars, il entame un troisième mandat après avoir présidé le gouvernement du premier de ses obligés, Dmitri Medvedev. Néanmoins, sa candidature et le tour de passe-passe entre les deux chefs d’Etat pour contourner la Constitution ont été largement contestés. Parmi ses opposants, les Pussy Riot font parler d’elles dans le monde entier mettant Poutine dans une posture difficile pour un homme dont la souplesse évoque celle du mont Elbourz (5 643 m). Il doit montrer sa fermeté tout en soignant l’attractivité de son pays face à l’Occident décadent. Lors de son premier discours à la nation, dans la salle des fêtes du Kremlin, il annonce la création d’un impôt sur les grandes fortunes et une réforme contre les opérations illégales dans l’économie russe.
Ne se sentant nullement visé, Gérard Depardieu lui adresse une déclaration d’amour qu’on croirait écrite par un enfant :
« J’adore votre pays la Russie, ses hommes, son histoire, ses écrivains. […] Il y fait bon vivre. […] La Russie [est] une grande démocratie, et ce n’[est] pas un pays où un premier ministre [traite] un citoyen de minable ».
A la fin, il sort les violons : « Dans un pays aussi grand on n’est jamais seul, Car chaque arbre, chaque paysage portent en nous un espoir. Il n’y a pas de mesquinerie en Russie, il n’y a que des grands sentiments. »
Avec une précision d’importance : « Il y a un endroit que j’aime, où se trouve le Gosfilmofond dirigé par mon ami Nikolai Borodachev. Au bord des forêts de bouleaux, je m’y sens bien. » Le directeur des colossales archives russes du cinéma est originaire du coin et lui a vendu l’idée d’une évasion champêtre.
Les Russes sont hilares : la Mordovie est une région perdue de sinistre réputation où la population ne cesse de baisser depuis les années 1970, mais Gégé, au vu de sa carrure, vaut bien deux habitants de plus. C’est là que depuis Staline, on envoie les dissidents de toutes sortes. En 2013, 20 000 prisonniers croupissent dans dix-huit colonies pénitentiaires. Si Depardieu s’y était rendu en train, il aurait noté que le wagon de tête est systématiquement réservé aux détenus. Vladimir Poutine a d’autant plus d’intérêt à y envoyer le nouvel interprète de Raspoutine pour la télévision russe que Nadejda Tolokonnikova, la leader des Pussy Riot, purge une peine de deux ans dans la colonie 14 d’où elle dénonce publiquement tabassages, privations arbitraires, et les 16 heures de travail par jour. Ce que confirme alors Vladimir Rubachny, patron d’un centre local des droits de l’homme : « Les gens sont transformés en bétail, ils n’ont pas d’autre choix que de devenir des personnes pires qu’avant. »
Grâce au parachutage, la Mordovie fait désormais l’objet d’un nouveau récit et bénéficie d’un des attachés de presse les plus célèbres du monde. Depuis, à chaque interview, le citoyen russe né en France conduisant grâce à un permis belge, ressort son archet :
« Vivant une partie de l’année en Russie, je vois juste que Poutine est admiré par la majorité de son peuple, reconnaissante qu’il lui ait rendu sa dignité perdue face à l’étranger et sa place dans les relations internationales. Vous savez, pour moi ne sont vraiment dictateurs que ceux qui affament leur population, donc Poutine n’est pas un dictateur : personne ne crève de faim en Russie. »
Surtout pas eux. La fortune du locataire (avec un bail renouvelable) du Kremlin est estimée par l’Organized Crime and Corruption Reporting Project à entre 4,5 et 200 milliards d’euros pour un salaire mensuel officiel de 10 000 euros. Loin derrière, le comédien qui prend « des leçons de géopolitique » de Poutine, accumule presque autant de business que de films : une société de production, des vignes et châteaux dans l’Anjou, en Bourgogne, dans le Médoc, dans l’Hérault, mais aussi au Maghreb, en Europe de l’Est et en Amérique du Sud, des restaurants, une poissonnerie et une épicerie fine à Paris, une concession Yamaha ainsi que de l’immobilier en France et en Belgique. Cette manie de l’accumulation, propre aux anciens pauvres, n’est pas le seul trait liant les deux hommes. « Poutine, c’est un ancien voyou, explique l’ex-loubard de Châteauroux. Je l’ai entendu parler aux oligarques qui essaient de saigner le pays, il n’a pas sa langue dans sa poche. C’est eux qui ont peur de lui et pas l’inverse. » Tout comme Depardieu avec le cinéma français. Si la presse mondiale a glosé sur leurs caractères antagonistes sur l’air du feu contre la glace, les similitudes sont réelles. « L’Etat, c’est moi », dit l’un, « le cinéma, c’est moi » peut répondre l’autre.
De la banque Sovietsky aux cuisines Maria
Surtout, derrière la froideur de l’un et l’exubérance de l’autre, on retrouve la même cupidité. Car là où Depardieu pose ses valises, il tourne… des pubs. La banque Sovietsky, les cuisines Maria, les montres Custos, la compagnie d’aviation arménienne Armavia, une compagnie de taxis, la cuisine azerbaïdjanaise, du ketchup… Selon « le Figaro », sa présence au festival de cinéma Eurasia au Kazakhstan se négociait 100 000 dollars pour quelques jours. Un business qui lui a fait envisager avant son exil russe de devenir citoyen du Monténegro où, proche de Milo Djukanovic, un autre homme d’Etat resté vingt ans au pouvoir, il investit dans l’immobilier.
Dès lors, l’acteur apparaît pour ce qu’il est devenu : un mercenaire se vendant au plus offrant. Il a aussi offert un vernis de respectabilité au tristement célèbre leader tchétchène Ramzan Kadyrov interdit de séjour dans l’Union européenne, en acceptant d’être l’invité d’honneur de son 36e anniversaire. Avant d’enregistrer un duo langoureux, « Le ciel se tait », avec Gulnara, la fille du président ouzbek Islam Karimov resté vingt-cinq ans au pouvoir au prix d’une sanglante répression ou encore de faucher les blés avec le biélorusse Alexandre Loukachenko, un autre autocratOn l’a même aperçu en 2018 à Pongyang au défilé militaire de la Corée du Nord. Pour Jean-Claude Livi son premier agent : « C’est une provocation qui s’apparente à un suicide. » Deux autres hypothèses s’offrent à nous : soit les dictateurs ont été soufflés par son jeu dans « le Tartuffe », le seul film qu’il a réalisé, soit, en fins lecteurs de Machiavel, ils savent qu’un monarque ne survit pas sans courtisans. Les mercenaires ont ceci d’utile qu’ils acceptent toutes sortes de missions.
Après avoir obtenu les JO de Sotchi, Poutine voulait la Coupe du Monde de Football 2018 et il l’a eue. C’est ainsi qu’on a croisé Gégé au gala du Ballon d’or en Suisse, au côté du patron de la Fifa, Sepp Blatter, un autre bienfaiteur de l’humanité, auprès de qui il devait plaider la cause de Saransk comme future ville hôte. Un peu plus tard, on le retrouvera d’ailleurs à l’écran dans « United Passions », un film à la gloire de la Fifa sorti directement en DVD.
« Poutine est l’homme dont la Russie a besoin »
Chez Goethe, le pacte entre Faust et Méphistophélès ne prend pas fin. En pleine nuit de Walpurgis, une fête païenne où le Diable s’adonne aux plaisirs orgiaques au milieu de démons, le sage Faust détourne les yeux. Il est difficile de ne pas y penser face au silence de l’acteur bavard quand, en 2015, la Fédération de Russie s’engage en Syrie aux côtés du boucher Bachar el-Assad et bombarde les populations civiles faisant plus de 6 000 morts, quand en Russie les ONG sont mises au pas, quand de nouvelles lois pénalisent la communauté LGBTQ + ou quand le premier opposant Alexei Navalny est empoisonné puis envoyé en prison. « La grande démocratie » ne prend plus de gants pour se faire passer pour ce qu’elle n’est pas et notre Faust joufflu, les yeux fermés, poursuit sa fuite en avant aux côtés de son maître.
En décembre 2017, il affirme à l’agence Tass avoir conversé avec lui au sujet de sa quatrième candidature à la présidentielle : « Il va se présenter et je pense qu’il est le genre d’homme dont la Russie a besoin. » Son candidat de cœur sera réélu en 2018 malgré la fraude électorale constatée par les observateurs. Quelques mois plus tard, Depardieu quitte Saransk pour Novosirbisk en Sibérie afin d’y développer des documentaires et lancer une affaire de distribution d’aliments. Depuis, il doit tourner dans la région de Kaliningrad un film sur les exploits du légendaire bataillon de soldats Normandie-Niemen pendant la Seconde Guerre mondiale.
Entre-temps, la Russie a envahi l’Ukraine et déclenché une guerre bien réelle ayant déjà causé plus de 100 000 morts. Ce sera l’occasion de la première crise dans le couple en mars 2022 : « Je suis contre cette guerre fratricide. Je dis : “Arrêtez les armes et négociez !” » lance-t-il dans le vide. Depuis cette sortie, il refuse d’en parler. Peut-être se souvient-il que les camps et prisons parsemant les prairies de Mordovie et de Sibérie où il réside de temps à autre sont remplis de citoyens ayant dénoncé le massacre. A lui, dont on dit le bureau parisien encombré de classiques, on ne saurait trop conseiller quelques-uns des derniers vers de l’œuvre de Goethe. Quand Faust tente une dernière fois de rompre le pacte avec Méphistophélès en lui reprochant « ta profonde rage acharnée à détruire, ton œil de tigre et ta face puissante », ce dernier a le dernier mot : « Va ! Tente la fortune ! Et quand tu te seras bien prostitué dans une lâche hypocrisie, reviens épuisé et perclus. L’homme ne comprend guère que ce qui le flatte. »
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