La nuit du 2 au 3 février 1957, à Alger, a-t-elle dépassé en violence toutes les autres ? Elle est en tout cas restée dans les mémoires et illustre ce que des victimes décrivent comme une pratique de la "torture à domicile" qu'aurait mise en œuvre Jean-Marie Le Pen. Cette nuit-là, une tragédie à huis clos se noue dans trois maisons de la casbah d'Alger, noyau de la résistance à l'armée française. Interrogés séparément, sans s'être concertés, plusieurs témoins font aujourd'hui un récit presque identique de ces événements. C'était le sixième jour de la "grève des huit jours", lancée par le FLN pour tester son influence à Alger.
Abdelkader Ammour, 64 ans, enseignant en économie et en sociologie à la retraite, raconte : "J'avais 19 ans, pas de responsabilités au sein du FLN, mais j'étais engagé à ses côtés, comme nous l'étions tous dans la casbah. La maison que ma famille partageait avec deux autres familles se situait au 5 impasse de la Grenade." "Le soir du 2 février, une vingtaine d'hommes conduits par Le Pen ont surgi", ajoute-t-il, assurant avoir reconnu, quelque temps plus tard, le lieutenant parachutiste sur des photos. Selon M. Ammour, c'est dans une pièce de son domicile que Le Pen l'aurait interrogé ainsi que trois autres suspects, l'un après l'autre. "Ils cherchaient des armes, dit-il, sans savoir encore que dans la maison, ce soir-là, il y avait des responsables de tout premier plan du FLN, en particulier Yacef Saadi [chef de la zone autonome d'Alger], réfugié dans une cache. Le Pen se faisait appeler "Marco". Il respirait la violence. Pour lui, il s'agissait beaucoup plus de nous mater que de nous arracher des renseignements."
Abdelkader Ammour raconte avoir été allongé par terre sur le dos, nu et les mains ligotées sous lui. Il poursuit : "Ensuite, ils ont branché les fils électriques directement sur la prise et les ont promenés partout sur mon corps. Je hurlais. Ils ont alors pris l'eau sale des toilettes, m'ont étalé une serpillière sur le visage et me l'ont fait avaler de force. Le Pen était assis sur moi, il tenait le chiffon pendant qu'un autre versait la flotte. Je l'entends encore qui criait : "Vas y, vas y, t'arrête pas !"" Au matin, Abdelkader Ammour et les trois hommes torturés avec lui sont libérés. Entre-temps, l'épouse de l'un d'eux a été violée à l'étage supérieur de la maison, affirme M. Ammour. "Ta femme est exquise !", auraient-ils lancé au mari avant de quitter les lieux.
A quelques pas de là, au 33, rue N'Fissa, la famille Merouane endure la même violence. Selon des témoins, M. Le Pen et ses hommes font, cette nuit-là, la navette d'un domicile à l'autre. Mustapha Merouane, 66 ans, peintre en bâtiment à la retraite, est l'un des rares survivants de cette famille de résistants - des "terroristes" pour l'armée française - qui ont disparu et dont les corps n'ont jamais été rendus à leurs familles. "Ils cherchaient des armes, se souvient-il. Il y avait là des pistolets et des mitraillettes, ainsi que deux ou trois paquets de chevrotines, mais pas les fusils de chasse, ce qui les a mis dans une rage folle."
Mustapha Merouane, alors âgé de 18 ans, est dans un premier temps torturé à l'eau. "Ils m'ont mis un chiffon sur le visage, et versé de l'eau dessus pendant qu'un autre était assis sur moi, raconte-t-il. Ma grand-mère s'est jetée sur eux en hurlant. Alors Le Pen a dit : "Emmenez-le !"" Puis le jeune homme est conduit dans une maison voisine, celle des Amara. "Un oncle des Amara, Hamar Boudjemaa, se trouvait là. Il a protesté. Pour le punir, ils l'ont roué de coups, lui cassant le bras notamment", poursuit M. Merouane, qui affirme avoir entendu M. Le Pen crier : "Maurice, prépare les fils !" Son récit se poursuit : "Ils m'ont déshabillé et installé sur un sommier métallique. Le Pen actionnait l'interrupteur. Il a ensuite demandé de l'eau qu'il m'a jetée sur le corps, avant de recommencer l'électricité. Je hurlais." Mustapha Merouane finit par affirmer qu'il y a des fusils de chasse dans sa maison, cachés derrière une armoire. Le Pen et son équipe retournent alors chez les Merouane, en vain.
Pour Mustapha Merouane, Le Pen aurait alors perdu son sang-froid. Il aurait dégainé son pistolet, lui aurait posé sur la tempe pour simuler son exécution, avant de s'en prendre à son père qu'il aurait, lui aussi, passé à la "question" pour savoir où se cachaient deux autres de ses fils, Ali et Boualem - qui seront arrêtés un peu plus tard et disparaîtront.
Quand se lève le matin du 3 février, arrivent plusieurs civils. a ordonné de nous embarquer, raconte M. Merouane. On nous a emmenés à Fort-l'Empereur [caserne située sur les hauteurs d'Alger]. J'ai été de nouveau torturé par Le Pen. Mon père aussi. Il y a eu très peu de survivants. On nous donnait du pain et des sardines, sauf pendant un moment où un adjudant a exigé que nous soyons correctement nourris."
Quelques semaines plus tard, son père et quatre autres prisonniers sont conduits hors de leur cellule. "On a entendu des coups de feu, dit-il. Pour moi, il ne fait pas de doute qu'ils venaient d'être exécutés sur place, et puis sans doute brûlés. Ça sentait souvent le brûlé." Lui sera transféré au bout de trente-six jours dans le camp de détention de Beni-Messous, puis celui de Paul-Cazelles, où, dit-il, "c'était l'enfer, même s'il n'y avait plus de séances de tortures".
Mohamed Amara avait 18 ans quand il a été arrêté au domicile familial du 3, rue Ben-Ali, dans la casbah, cette même nuit. L'un de ses frères, Ali, dit Alilou, joue un rôle important au sein du FLN mais, cette nuit-là, il est absent de la maison. Faute de le trouver, les paras embarquent le jeune Mohamed et un autre de ses frères, Saïd, 24 ans, puis se rendent à Fort-l'Empereur. Là, Saïd est torturé, mais pas Mohamed, qui se souvient qu'après cette séance, son frère était devenu "méconnaissable".
Quelques heures plus tard, Saïd Amara est ramené à son domicile de la casbah, où il retrouve Mustapha Merouane. "On a amené chez nous en pleine nuit l'un de nos voisins, Mustapha Merouane, que Le Pen a torturé chez nous, raconte Mohamed Amara. Un de mes oncles maternels, Hamar Boudjemaa, qui se trouvait là, s'est interposé, et a été passé à tabac..." Saïd est ensuite à nouveau transféré à Fort-l'Empereur. Là, il va subir d'autres séances de tortures avant de disparaître, "abattu alors qu'il cherchait à s'enfuir", selon la version officielle.
Mohamed Amara restera, lui, dix-neuf jours à Fort-l'Empereur. Ses compagnons de cellule auraient "tous été torturés par Le Pen", dit-il - à l'électricité, à l'eau et au chalumeau.
Florence Beaugé
Trois mois à Alger, début 1957
Jean-Marie Le Pen est resté trois mois en Algérie - de janvier à fin mars 1957. Alors plus jeune député de France, élu, en 1956, sous l'étiquette de l'Union de défense des commerçants et artisans (UDCA) de Pierre Poujade, il s'est engagé, à 28 ans, par solidarité avec le contingent dont il a voté l'envoi en Algérie sur proposition de Guy Mollet. Officiellement, le lieutenant Le Pen du 1er régiment étranger de parachutistes (REP), attaché à la division Massu, ne fait pas d'interrogatoires à Alger, mais du renseignement. "Je n'ai rien à cacher, j'ai torturé parce qu'il fallait le faire", dira M. Le Pen dans un entretien au journal Combat, en 1962.
Les victimes interrogées par Le Monde n'avaient jusqu'alors jamais parlé publiquement des tortures subies. Elles expliquent avoir décidé de le faire en découvrant le score de M. Le Pen lors du premier tour de l'élection présidentielle, le 21 avril. D'autres ont choisi de demeurer silencieux ou anonymes, disant seulement qu'évoquer les supplices subis serait pour eux un nouveau traumatisme.
Le Monde
https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/06/03/quatre-nouveaux-temoins-accusent-jean-marie-le-pen-de-torture_278520_1819218.html
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