Fouad Soufi, chercheur en Histoire et archiviste, à L’Expression
Le contexte dans lequel a été actée l'indépendance de l'Algérie, il y a 61 ans, a été marqué par la terreur exercée par l'OAS sur les Algériens, notamment dans les grandes villes. C'est ce qu'explique dans cet entretien Fouad Soufi, chercheur en histoire de l'Algérie et spécialiste de la question des archives. Il relève que devant la sauvagerie des forces françaises, les Algériens ont fait preuve de solidarité exemplaire. M. Soufi revient aussi sur ce qu'il attend de la commission mixte d'historiens algériens et français, décidée par le président Tebboune, et son homologue français. Cette commission est chargée d'étudier les archives de la période coloniale et de la guerre d'Algérie. Ses membres «sauront se mettre d'accord sur les mots simples et complexes», a estimé, optimiste, M. Soufi.
L'Algérie fête le 61ème anniversaire de son indépendance. Pouvez-vous nous mettre dans le contexte de la proclamation de l'Indépendance?
Fouad Soufi: Rien n'est plus difficile que de se mettre dans le contexte de l'époque. Pour certains civils et militaires, la fête avait commencé le 19 mars, pour d'autres il a fallu attendre la fin juin et plus particulièrement le jour du scrutin le 1er juillet.
En fait, le contexte est marqué par les crimes commis par l'O.A.S. un peu partout et surtout à Alger et Oran, mais pas seulement. Il y aurait de nombreuses études locales à faire.
Ce fut donc pour beaucoup d'Algériens dans les grandes villes une période très dure. Nous avons le témoignage du commandant Azzedine sur Alger et, avec d'autres collègues, nous avons essayé de comprendre et savoir ce qui s'est passé à Oran.
Mais que s'est-il passé ailleurs? Dans tous les cas, il faut rendre hommage aux fidaiyine qui se sont battus d'abord contre l'armée française, puis ensuite contre l'O.A.S., et qui ont pu éviter la partition de notre pays. Le contexte, c'est donc la terreur que l'O.A.S.voulait faire régner. Ce sont les assassinats ciblés de l'O.A.S. contre les femmes de ménage, les facteurs, etc. et contre tous les Algériens qui s'aventuraient pour une raison ou une autre dans certaines rues d'Alger et d'Oran et autres villes.
Il ne faut pas oublier l'explosion d'une voiture piégée le 28 février 1962 à Oran (Mdina Jdida), l'explosion d'une bombe au port d'Alger le 2 mai et autres crimes. Le contexte, c'est aussi la solidarité nationale. Jamais les mots «frères et soeurs» n'ont pris un sens aussi puissant. Mais là encore les travaux d'historiens algériens manquent et très souvent les témoignages ne suffisent pas.
Mais pourquoi des voix et des écrits continuent de défendre le récit selon lequel la véritable date de l'indépendance est le 3 juillet et non le 5 juillet?
Je croyais que ce débat était clos, mais votre question me semble montrer le contraire. Il faut commencer par le commencement. Il est, alors bon et bien de rappeler que par lettre adressée au président de l'Exécutif Provisoire, Abderrahmane Farès, le président de la République française, le général de Gaulle, a pris acte des résultats du scrutin d'autodétermination du 1er juillet 1962. Ce faisant il reconnaît «l'Indépendance de l'Algérie» et transfère «à compter de ce jour» [donc le 3 juillet] à l'Exécutif Provisoire de l'État algérien [pas au FLN et surtout pas au GPRA], «les compétences afférentes à la souveraineté sur le territoire des départements français d'Algérie» [les départements français et pas l'Algérie!]. Si l'on s'en tient à une sorte de juridisme formel, la véritable date de l'indépendance serait le 3 juillet effectivement. Mais ne serait-ce pas là faire l'histoire de France et confirmer alors que c'est De Gaulle qui nous a accordé l'indépendance? Cette façon de voir et de traiter l'histoire n'emporte pas mon adhésion. Le choix de la date du 5 juillet pour fêter n'est pas, non plus, le fruit du hasard. C'est le G.P.R.A., à Alger, qui a pris la décision de fêter l'Indépendance le 5 juillet - qui n'était pas un jour férié, c'était un jeudi -, et le président Benyoucef Benkhedda avait appelé à la reprise du travail. Pourquoi avoir choisi ce jour? D'aucuns disent «Ils sont arrivés un 5 juillet!», donc «Ils sont partis ce 5 juillet!». L'hypothèse qui me paraît la plus plausible est celle que l'on peut tirer de l'histoire même du 5 juillet. Cette date a toujours été pour le Mouvement national, une journée de deuil, dédiée de temps à autre, à des grèves, notamment chez les commerçants. Le 5 juillet 1961, le G.P.R.A. avait appelé à une grande grève patriotique contre la partition de l'Algérie. Cette victoire politique, ce changement de paradigme et le calendrier politique depuis le 19 mars ont permis cette prise de décision. Ce sont aussi et peut-être surtout les grandioses manifestations dans toute l'Algérie qui ont fortement marqué les esprits des contemporains qui ont vécu ce jour-là. Les autres générations ont vécu ces manifestations par procuration. La suite on la connait. Un an après, la loi du 26 juillet 1963, votée par l'Assemblée nationale, en fait la fête de l'Indépendance et du F.L.N. Le débat peut être intéressant mais a-t-il encore sa raison d'être? L'Histoire le dira puisque les questions historiques ne connaissent pas de fin.
La commission mixte d'historiens algériens et français, décidée par le président Tebboune et son homologue français, a tenu au mois d'avril sa première réunion. Cette commission est chargée d'étudier les archives de la période coloniale et de la guerre d'Algérie. Que peut-on attendre de cette commission?
Cette commission est d'abord chargée de trouver une sorte de discours commun sur cette histoire commune. Ce sera probablement dur avec en sus l'angoisse de la page blanche. Quoi écrire? Comment? Ce terrible choix des mots justes pour les uns, mais pas pour les autres. Mais ne faut-il pas commencer un jour? Pourquoi pas? Est-elle pour autant chargée d'étudier les archives de la période coloniale? Si c'est pour écrire l'histoire c'est une des règles de la méthode historique et donc cela se comprend.
Ceci dit beaucoup de personnes sont sceptiques par rapport aux travaux de cette commission. Que peut-on en attendre? Il faut positiver. Ils sauront se mettre d'accord sur les mots simples et complexes. Ils emploient «Guerre d'Algérie» puisque l'armée française l'a faite en Algérie. Chez nous, comme chez eux, certains disent «Guerre d'Indépendance» et d'autres comme moi préfèrent Guerre de Libération nationale, suite logique du choix de la lutte armée pour libérer. Ce n'est là qu'un exemple. Il en est d'autres: révolte, Révolution etc.
Dans le chapitre «Histoire et mémoire» de la Déclaration d'Alger en août 2022, il a été décidé que «les deux parties entreprennent d'assurer une prise en charge intelligente et courageuse des problématiques liées à la mémoire dans l'objectif d'appréhender l'avenir commun avec sérénité et de répondre aux aspirations légitimes des jeunesses des deux pays». Une façon de prémunir l'écriture de l'histoire de l'usage politique?
Ecartons d'emblée la question de la Mémoire. Je peux dire que chacun des deux pays a les siennes. Par contre, je doute fort que l'on puisse se prémunir de l'usage politique de l'histoire et ce n'est pas propre à nos deux pays. Ces jours-ci, il y a un gros débat en Inde sur la réécriture de l'histoire de l'Inde qui efface toute trace des Musulmans. Chez nous, nous avons aussi connu cette période où l'on écrivait l'histoire de la Guerre de lLibération avec une gomme comme l'avait dit quelqu'un. Par contre, il faudrait et vous le rappelez, avoir pour objectif d'appréhender l'avenir commun avec sérénité.
Mais chez nous cela passe par l'ouverture des fonds d'archives au public. C'est presque un autre sujet.
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