C’est en lisant ses mémoires* que j’ai enfin compris pourquoi Yacef Saâdi ne fait pas l’unanimité. Non pas sur son rôle dans la Révolution, rien à dire, c’était un grand combattant, u authentique résistant, qui serait devenu un mythe s’il était mort.
Mais pour son bonheur, il est encore l’un des rares survivants qui écrit, ou plutôt il se fait écrire, des mémoires, où il se donne maladroitement la part du lion en attaquant certaines figures légendaires telle celle de Abane Ramdane qui a refusé de le recevoir et à qui il conseille de se ressaisir, ou bien en traitant les éminents membres du CCE (Comité de coordination et d’exécution) qui ont quitté la capitale pour l’étranger à la fin de la Bataille d’Alger, de lâches ! Oui, vous avez bien lu : lâches !
Il ne conçoit de bravoures que chez les combattants de l’intérieur. Il n’a pas sa langue dans sa poche l’ex-chef de la ZAA. Tout aussi désolant : il minimise à l’excès le rôle des poseuses de bombes. C’est à peine s’il cite leurs noms alors qu’il les a toutes connues, partagé avec elles le sel de la Révolution et ses risques. Dommage. On aurait aimé connaitre le timbre de la voix de Hassiba Ben Bouali, les rêves de Hassiba, le cœur de Hassiba… Heureusement que Zohra Drif a pallié ce manque dans ses mémoires.
Plus étonnant encore, Yacef Saâdi est d’une cruauté terrible avec Samia Lakhdari l’héroïque poseuse de bombe de la Cafétéria, qu’il traite de lâcheuse pour avoir quitté le groupe pour se marier et partir à l’étranger avec son mari, dont il dit avec une pointe d’acrimonie, qu’il est devenu ambassadeur à l’indépendance alors qu’il refusait que sa fiancée s’adonne à ce jeu dangereux qu’est la guerre ! C’est à peine s’il ne qualifie pas, mari et femme, de traitres, mais c’est tout comme.
Si le rôle des femmes est minimisé – et Daniele Djamila Amrane Minne n’a pas manqué, elle aussi, de pointer ce travers dans son livre « Les femmes algériennes et la guerre » – en revanche sur les hommes il est prolixe : Ben M’Hidi, Ali La Pointe, Petit Omar, et même le traitre Guendriche Hacène a eu droit à sa part de mots. Machiste Yacef Saâdi ? On ne sait pas, ce qui parait certain, en revanche, c’est qu’en tant qu’ex-patron, il veut avoir tout l’espace, tous les honneurs, ne concédant qu’aux morts une part de gloire et d’héroïsme.
Aux rescapées femmes la part de l’ombre, celles de comparses. Ce n’est pas comme ça qu’on écrit l’Histoire, mais c’est comme ça, sans aucun doute, que chacun écrit son histoire avec sa part de subjectivité qui est la somme de toutes les frustrations, de toutes les déceptions et de toutes les passions. Ceci dit, tout cela ne doit en rien diminuer de la qualité et de la bravoure de Yacef Saâdi le combattant, l’intrépide chef de la ZAA. À notre sens, le lecteur doit juger un combattant non sur ce qu’il dit – souvent la rhétorique n’est pas l’art des combattants – mais sur ce qu’il a fait. On peut être méchant et égoïste ici, grand et brave là.
Abane Ramdane refuse de recevoir Yacef Saâdi
Mémoires incontournables pour celui qui veut connaitre de l’intérieur la Bataille d’Alger et ses hommes, ils auraient gagné en épaisseur et en lisibilité si l’auteur ne s’était pas fourvoyé dans l’analyse de la politique française. Là où une page aurait suffi pour la compréhension du contexte, nous avons droit à des chapitres entiers. Quant au style emphatique et même ampoulé ce n’est vraiment pas celui qui sied à un combattant dont on attendrait une narration simple, claire et directe. Peut-être que celui qui a tenu la plume a cru bien faire en donnant un vernis précieux au livre, en tous les cas, il n’a pas rendu service à Yacef Saâdi dont les collaborateurs, Zohra Drif en tête, ont loué la chaleur, le dynamisme et la sympathie. Tout ce que ne dégagent pas ces mémoires qui dessinent, en creux, le portrait d’un homme infaillible, égocentrique, une sorte de Rambo devant lequel doivent plier même les chefs militaires de l’insurrection.
Ainsi, dès le départ il prend la mouche à cause du fait que Abane ne veut pas le voir. « Il (H’didouche) ne comprenait pas pourquoi Abane Ramdane avait résisté au désir de me rencontrer. De même que je fus à mon tour ulcéré par une attitude aussi vite tranchée. Le colérique Abane avait ses petites manies. Le plus saillant trait de son caractère était la méfiance. Son comportement risquait de décourager plus d’une recrue à rejoindre nos rangs ».
On a bien aimé : « Abane avait résiste au désir de me rencontrer… » Yacef se croyait-il irrésistible ? Terrible l’égo d’un homme, tout juste sorti de prison, qui s’est jeté dans la Révolution en espérant qu’aucun chef ne le rejette. Mais voilà qu’Abane ne juge pas utile de le rencontrer pour étudier ensemble l’organisation du secteur militaire du Grand-Alger. Cette blessure d’amour propre polluera son jugement sur Abane tout au long de ces mémoires. En revanche, Krim Belkacem qui acceptera de le voir aura droit à un jugement bienveillant.
Ayant une haute idée de lui-même, Yacef n’était pas, il est vrai, un jeune blanc-bec. À son actif il avait déjà une belle carte de visite dans le militantisme. En effet, dès les années quarante, il était déjà militant du PPA-MTLD, avant d’être versé dans l’OS (l’Organisation secrète). Promu instructeur militaire, il enseigna le BABA de l’art militaire en s’inspirant, comme il dit, du « manuel du gradé ». Fils de la Casbah où son père possédait une boulangerie, il connaissait la vieille cité mieux que sa poche. Il le dit sans fausse modestie : « Mon premier acte en milieu clandestin fut de mettre à profit ma profonde connaissance de la Casbah pour recenser les possibilités que la vieille ville pouvait offrir en matière de cachettes, de boite à lettres, de liaison et autres relais de communication ».
Dans un deuxième temps, il décida de se pencher sur le milieu de la pègre dont la détestation du colonisateur était manifeste : « Chacun brulait du feu sacré de la flamme du patriotisme même si, aux yeux de la population, ils passaient pour de vulgaires malfaiteurs ». Et c’est dans cette faune qu’il fit la connaissance d’un dur : Ahmed Chaib dit le « Corbeau » dont le magnétisme l’a conquis. Et c’est grâce au précieux « Corbeau » enrôlé dans les rangs de la guérilla qu’il fit une connaissance déterminante : celle de Ali Ammar surnommé le maçon à cause de ce métier qu’il a exercé quelque temps. Cet homme a un surnom qui fait désormais partie de nos mythes : « Ali La Pointe ».
Prenons un extrait du long portrait que lui consacre l’auteur, celui de leur premier contact : « Il était, en effet, comme on me l’avait décrit : liant et débordant de fraternité. Sa calme démarche trahissait une absence certaine d’hésitation. Le soir même je lui désignai un mouchard, boulevard Victoire, qu’il abattit sans hésiter. À partir de ce moment son ascension dans l’ALN sera fulgurante. Mais il ne fut pas le seul à s’engager dans le combat. D’anciens membres de l’OS, quelques messalistes fraichement reconvertis et des hommes, dits des bas-fonds, au cœur pur, formèrent les premiers groupes armés ».
Comme le milieu était infesté de traitres à la solde du colonisateur et du MNA (Mouvement national algérien) de Messali Hadj qui cherchait à noyauter le milieu pour l’opposer au FLN, décision fut prise d’éliminer tout opposant et tout élément subversif. C’est avec la rencontre de Salah Bouhara qui a pu mettre sur pied une équipe de militants dans les quartiers de Hussein dey, Belcourt et Ruisseau, que Yacef, heureux de cet apport, esquissa pour la première fois ce qui devait être l’organigramme de l’organisation militaire.
À cette époque (1956), il ne disposait en tout et pour tout que de deux mitraillettes en bon état et de quelques pistolets dont certains étaient rouillés. Écoutons Saâdi : « Sur un organigramme dessiné sur une feuille de papier je lui (Bouhara) indiquais que le chef de section ne devrait pas éprouver de difficulté majeure à communiquer ses instructions aux militants de base. J’attirais son attention sur le fait qu’une section de combat aurait la forme d’une pyramide composée d’une série de triangles superposés. À la tête de chacune de ces figures géométriques il y aurait un responsable militaire et trois adjoints, ces derniers ne se connaissant pas entre eux. Chaque adjoint recrutera, sur la base de l’aptitude, un homme qui, à son tour, choisira deux autres fidaïs pour former deux autres groupes. Et ainsi de suite. L’opération étant appelée à se répéter jusqu’à la constitution complète d’une section, autrement dit, trente hommes répartis, trois par trois, en deux groupes, quatre cellules ou huit demi-cellules ».
Saâdi précisera que le cloisonnement était tel que les combattants qui étaient parfois de vieux amis ignoraient mutuellement leur appartenance aux groupes armés. Et c’est grâce à cette organisation que même la terrible torture de la« gégène » ne pouvait tirer que le minimum des prisonniers qui y étaient soumis. Seul Yacef Saâdi était maitre de l’organigramme et des horloges, car c’était lui qui décidait, à de rares exceptions, des cibles visées.
Taleb Abderrahmane, le père des bombes
Les exécutions par armes blanches, mitraillettes ou pistolets n’ayant pas un très grand impact sur la population européenne dès lors qu’elles ne visaient que des cibles précises et limitées, le chef de la ZAA et son équipe décidèrent de passer à une autre étape autrement plus impactant : les bombes. En fait, sans faire de l’esprit on peut dire que Saâdi n’a pas inventé la poudre, il ne fait que « copier » le colonisateur : « L’idée de bombes nous vient de l’adversaire. (…) Depuis le mois de mars ils en sont à plus de trente charges explosives. La dernière en date, rue de Thèbes, a fait plus de soixante-dix morts sans compter les blessés ».
Mais comment fabriquer des bombes sans artificier ? Voilà que H’didouche, décidément très précieux, lui présente une autre personne appelée à figurer dans notre panthéon : Taleb Abderrahmane, un étudiant en chimie, surdoué, mais bloqué dans ses études à cause de sa condition de colonisé : « Au cours de l’entretien je l’assurai de mon appui à condition qu’il réalise un travail qui aurait des résonances identiques sinon supérieures à celles du camp d’en face. (…) La bombe naquit le 22 août 1956. Le 28 septembre Taleb achevait la mise au point de trois bombes de trois kilos chacune. Il ne nous restait plus qu’à mettre « le feu aux poudres » ».
Ne restait plus qu’à trouver les poseuses qui devaient avoir un profil de type européen sinon un look moderne susceptible de leur permettre de passer inaperçues. Voici le premier contact de Saâdi avec trois jeunes filles volontaires sélectionnées par l’équipe de H’didouche. « Samia Lakhdari semblait la plus âgée. Elle confia qu’elle était sur le point de finir ses études de droit, assurément pour ne pas faillir à la tradition familiale. Zohra Drif paraissait plus jeune qu’elle. Elle aussi suivait la même filière à la « Fac » pour des raisons similaires ; Mais la grève des étudiants avait tout remis en cause. Samia a été recrutée par Abdallah Kechida pour le compte des réseaux politiques. Généralement on destinait les femmes aux services sociaux de la zone. Exceptionnellement Drif et Samia avaient préféré l’action. Une troisième : Djamila Bouhired. Elle était née à la Casbah une vingtaine d’années plus tôt ; Elle sortait du même moule que les enfants des quartiers pauvres. À sa naissance il était écrit qu’elle n’irait pas à l’université. Elle parlait toutefois correctement le français ». Présentation sommaire de trois femmes, trois héroïnes, qui vont risquer leurs vies.
Les filles étaient nerveuses nous dit le narrateur qui essaya de les calmer en les sensibilisant sur la portée héroïque de leurs actes : « Je ne vous cache pas que c’est la première fois que nous recourons aux bombes pour renforcer nos capacités d’intervention. Je pense qu’avant de vous engager dans cette entreprise vous avez murement réfléchi aux conséquences. Il serait superflu de vous raconter ce que j’ai vu à rue de Thèbes. Nous devons prouver à notre peuple que nous sommes en mesure de répondre efficacement aux provocations. Souvenez-vous de la barbarie qui s’est abattue sur le nord-constantinois en 1945… ».
Saâdi ayant demandé aux trois femmes si elles avaient des objections à formuler, l’une d’elles (dans son livre Ted Morgan désignera Samia Lakhdari) il s’entendit répondre par l’une d’elles, « -Mais dans ces endroits, il n’y a pas que des militaires. Il y a aussi des civils, des femmes, voire des enfants ». Le narrateur répondra en administrant un véritable cours sur les massacres du colonialisme qui n’a épargné ni enfants, ni femmes. La mise au point faite, il précisera qu’il avait fixé les horaires des attentats pour chaque cible : dix-huit heures vingt-cinq le Milk Bar, dix-huit heures trente la Cafétéria de la rue Michelet et dix-huit heures trente-cinq le terminal d’Air-France dans l’immeuble Maurétania.
Dans son livre « Mémoires d’une combattante de l’ALN », Zohra Drif battra en brèche cette version d’une Lakhdari ayant quelques vagues à l’âme :
« El Kho » (Yacef) : es-tu toujours prête à être versée dans les groupes armés ?
– Samia : Bien sûr. Cela a toujours été notre souhait et notre message, à Zohra et moi. Puis-je parler de tout cela à Zohra ? Vous connaissez certainement Zohra, ou la sœur Farida si vous préférez.
– El Kho : oui, tu peux lui en parler. Mais comprends bien qu’il s’agit de bombes et de volontaires de la mort.
– Samia : j’ai bien compris. Nous sommes d’accord. Que dévons-nous faire ? ».
On voit une femme décidée et volontaire que nul doute n’effleure. Alors qui dit vrai, Morgan et Yacef ou Drif ? Relevons que Morgan a dû beaucoup piocher dans ces mémoires alors que Drif n’était pas témoin directe, mais probablement informée par Lakhdari. En tout les cas, il nous parait fort peu probable qu’une femme qui décide d’elle-même, sans contrainte aucune, de déposer une bombe éprouve quelques réserves. Si elle s’est portée volontaire pour cette forme de combat où elle risque sa vie, c’est qu’elle a réglé, au préalable, toutes les questions de conscience.
À chacun de croire la version qui lui sied.
Samia Lakhdari une héroïne malmenée
Inutile de revenir sur les attentats à la bombe. La version racontée par Yacef Saâdi est la même que celle de Zohra Drif avec quelques nuances sans grande importance. Ce qu’on retient, en revanche, c’est le retrait du combat de la poseuse de bombe, de la Cafétéria, Samia Lakhdari. Ce qui lui vaudra ce commentaire acide de son ex-chef : « Dans l’intervalle Samia Lakhdari exprima le désir d’’être déliée de son engagement en arguant que son fiancé -Salah Bey- estimait trop dangereux de la voir évoluer dans ce jeu de massacre. Sa collaboration étant volontaire, il m’était impossible de la retenir. Son départ en Suisse lui offrit l’occasion de se marier avant de regagner la Tunisie en compagnie de toute sa famille, en attendant la fin de la guerre ». Une planquée, quoi.
Dans son livre, déjà cité, Zohra Drif apporte un autre éclairage tout en rendant hommage à l’engagement de cette héroïne ainsi qu’à toute sa famille : « Samia s’ouvrit à moi en chuchotant : je n’ai que deux mois et demi au maximum à partager avec vous. Si Dieu me prête vie d’ici là, je dois me marier le 24 décembre. La date a été définitivement fixée comme tu le sais et je ne peux la repousser vu que je l’ai déjà reportée par deux fois. Même Mama Z’hor ne veut rien entendre. Elle qui est notre complice, engagée corps et âme à nos côtés pour l’indépendance de notre pays, m’a juré qu’elle se tuerait si jamais le mariage n’avait pas eu lieu le 24 décembre. Elle dit que mon père et mes frères en mourraient de honte car un troisième report signifierait que j’ai perdu mon honneur et celui de ma famille d’autant qu’Anis est mon cousin. Tu comprends quelque chose à ce raisonnement ? Je lui répondis que je le comprenais parfaitement et qu’elle était soumise à un dilemme pouvant se résumer en une question : « Est-ce que tu peux dire la vérité ? Que tu es une poseuse de bombe ? Et que c’est pour cela que tu ne peux pas te marier ? Non, bien sûr, tu ne le peux pas. Alors, oui, Mama Z’hor a raison ». Samia me fit part des difficultés qu’’elle éprouvait à expliquer tout cela aux grands frères ; ce à quoi je répondis : « Laisse venir, puis tu expliqueras. Je suis sur qu’ils comprendront ». Ils n’ont toujours pas compris. Si tous les Algériens avaient eu le même courage que Samia Lakhdari, l’Algérie aurait été indépendante très tôt. Elle mérite à titre posthume le grade de colonel de l’ALN, cette étudiante en deuxième année de droit, fille du cadi d’Alger, appartenant à une famille aisée que rien ne poussait à devenir une combattante- ni misère, ni injustice-sinon la fibre patriotique.
*Yacef Saâdi
La Bataille d’Alger, Tome 1
Par:
https://www.tsa-algerie.com/yacef-saadi-les-verites-douces-ameres-du-rescape-de-la-bataille-dalger/
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