Dans son dernier livre, « Corse et Algérie, Mémoires en partage, Carnets algériens 1975-2020 » (Scudo éditions), Jean-Pierre Castellani rompt quelque peu avec sa prose habituelle. Il propose ainsi un récit autobiographique, s’interrogeant sur ses diverses appartenances linguistiques et culturelles.
Dans cet ouvrage* vous parlez de vous, de votre vie, pourtant vous aviez jusqu’ici tourné volontairement le dos à l’autobiographie ?
- En effet, j’ai toujours eu horreur des professeurs qui racontent leur vie dans leurs cours. Tout au long de ma carrière d’enseignant universitaire aussi bien à Tours qu’à Corte ou dans mes interventions publiques, j’ai fait en sorte de ne jamais parler de ma vie personnelle , familiale ou intime. J’ai essayé d’analyser l’œuvre des autres, surtout dans le cadre de mes cours sur le genre de l’autobiographie, ce qui est assez paradoxal. J’ai passé mon temps à essayer de comprendre comment de grands écrivains racontent leur vie. Dans le cas de mes ouvrages avec Jean-Jacques Colonna d’Istria consacrés à la Corse depuis la parution de « Une enfance corse »en 2010 jusqu’à « 21 Femmes qui font la Corse » en 2022, j’ai présenté le portrait d’intellectuels, d’écrivains, de personnalités corses dans tous les domaines, sans jamais donner de renseignements ou d’informations sur ma propre vie. J’étais au service des autres avec le but essentiel de fournir un portrait le plus exact de ces personnes. Maintenant, je crois que l’heure est venue de parler à la première personne. Contrairement à ce que dit Gilles Deleuze qui affirme que « la littérature naît seulement quand surgit en nous une troisième personne qui nous enlève le pouvoir de dire je », je pense profondément que le moment est venu justement pour moi d’écrire un texte littéraire à la première personne , tout en étant conscient que ce « moi » qui va prendre la parole dans mon texte, est, comme tout « moi » : « Incertain et flottant » comme l’écrit Marguerite Yourcenar.
- Pourquoi avoir attendu 2023 pour l’écrire?
- J’ai attendu, en effet, 2023 pour prendre la parole parce qu’avant je me consacrais essentiellement à l’écriture de textes universitaires où le protocole est de ne pas parler de soi. Il s’agissait de donner un avis objectif, rigoureux, scientifique. C’était donc des textes au service des autres. Je crois qu’arrivé à mon âge, et avec mon expérience, il était temps que je prenne la parole à la première personne, ce qui est toujours un défi.
- Vous dites vous interroger sur vos diverses appartenances linguistiques et culturelles ?
- Mon but dans cet ouvrage « Corse Algérie, Mémoires en partage » est de donner une image authentique de ces corses partis en Algérie dans les années 30 . Avant de parler de moi, je parle de mes parents, dont je n’ai jamais compris pourquoi, à peine mariés, Ils avaient laissé Ajaccio en 1930 pour commencer à exercer leur métier d’instituteurs en Algérie, à Relizane d’abord , puis à Alger. Deux guerres avaient bouleversé leur plan : la Deuxième Guerre mondiale en 1939 qui les obligea à partir d’Algérie, mon père pour se battre dans les Alpes et ma mère pour se replier à Piana, d’où ma naissance en Corse, á Ajaccio. Ensuite, la guerre d’Algérie, et l’indépendance qui fut proclamée en 1962, les contraint à un douloureux repli en Corse et moi à découvrir le continent que je ne connaissais pas . D’abord pour y poursuivre mes études. Mon projet s’intègre donc dans le climat actuel de libération de la parole, de tous les enfants de ces braves gens partis dans une colonie, dont ils ignoraient tout. Mon but est essentiellement personnel : présenter des archives familiales, sociales, historiques, sensibles. En définitive, j’entre plus dans l’intimité de mes parents que dans la mienne . Pour des raisons historiques, indépendantes de ma volonté, j’ai connu plusieurs identités : une Corse, les autres algérienne, française et espagnole. Je le reconnais maintenant c’est l’identité corse qui a joué et continue de jouer encore le rôle principal dans ma vie. Ces identités sont une richesse, même si parfois elles constituent des complications difficiles à vivre.
- Il y est aussi question d’Espagne ?
- Bien sûr, il est question de l’Espagne, car mes études, après les classes de lettres supérieures à Alger, ont été consacrées à une thèse sur le personnage de Don Quichotte de Cervantès, ce qui m’a conduit à exercer le métier de professeur de littérature française à l’université de Saragosse, en Espagne, où j’ai passé trois ans. Expérience très importante pour moi. J’ai écrit plus de 200 contributions scientifiques sur des auteurs espagnols, la société espagnole , le cinéma de ce pays , ou sa presse Donc, pour moi comme je l’explique dans mon livre, l’amour de l’Espagne, l’intérêt pour l’Espagne, l’écriture sur l’Espagne sont fondamentales et comme je l’explique en revenant sur une période très intime de ma vie, ce que je n’avais jamais fait, je parle du rôle d’un père franciscain espagnol connu à Alger, quand j’étais adolescent. Il a joué un grand rôle dans ce désir de connaître l’Espagne. Avec lui, je parlais pendant des heures de l’Espagne. Il m’a insufflé l’amour de ce pays
- L’Algérie aujourd’hui ? vous y êtes rendu depuis votre départ en 62 ?
- En effet, j’ai quitté l’Algérie en 1962. Il m’a fallu alors terminer mes études passer des concours, fonder une famille , m’intégrer à cette France que je ne connaissais pas. L’originalité de mon travail et de mon texte publié aujourd’hui, est que je suis retourné (Je n’aime pas le mot retourner,) je suis allé en Algérie plus de dix-neuf depuis 1962. Une première fois en 1975, treize ans après mon départ, obligé, dramatique, non désiré, en 1962. Il s’agissait alors d’un voyage plutôt touristique en famille qui me permit de revoir Alger, où j’avais vécu mon enfance et mon adolescence. Mais le plus important pour moi, par une série de hasards , a été une expérience de travail universitaire en Algérie à partir de 2003, c’est-à-dire au moment où l’Algérie sortait de la terrible confrontation de la décennie noire avec le terrorisme islamiste. À ce moment-là, elle retrouve une certaine paix, les départements de Français des universités reprennent leurs activités. Je suis associé à une aventure extraordinaire qui est la coopération franco-algérienne sous le nom d’EDAF (école doctorale algéro- française) à laquelle j’ai participé de 2003 jusqu’à 2020. J’ai donc donné à Alger, à Constantine, à Oran, à Annaba, á Tlemcen, des cours, des séminaires á des étudiants de langue et littérature françaises. J’ai dirigé des thèses de littérature française, j’ai donc vécu une expérience complète, passionnante, libre d’universitaire en Algérie, ce qui m’a permis d’avoir des contacts avec la jeunesse algérienne et des collègues. C’est pourquoi je me suis permis d’ajouter, dans une deuxième partie de mon ouvrage, ce j’appelle mes Carnets algériens rédigés au cours de ces séjours. Je les reproduits tels quels, sans les modifier. J’avais éprouvé le besoin, à chaque voyage, d’écrire mes impressions dans des carnets Moleskines que j’ai gardés. Ils constituent un véritable reportage sur l’Algérie indépendante, un regard lucide, mais en sympathie sur ce pays, et son évolution depuis l’indépendance. Il n’y a donc absolument pas dans mon cas de Nostalgérie. C’est un document brut, qui peut être intéressant pour des lecteurs d’aujourd’hui. J’ai toujours rejeté l’étiquette de pieds-noirs inventée par les médias français en 1962. Enfant, je me sentais corse en Algérie, ou plutôt européen en Algérie.
- Ce passé « algérien » est-il commun à bien d’autres corses ?
- Oui, ce passé algérien est commun à beaucoup d’autres corses, si nombreux dans les territoires d’outre-mer, en particulier en Algérie . Très peu étaient des colons. La plupart étaient les fonctionnaires comme mes parents. A Alger, j’ai vécu dans un milieu Corse, on parlait corse à la maison, le dimanche, mes parents recevaient à la table familiale de jeunes célibataires corses qui venaient déguster les plats du pays. Mon père s’intéressait peu à la politique, mais seulement aux joutes épiques entre les candidats qui s’affrontaient pour la présidence de la société des corses d’Alger
- Vous y délivrez un message …
- Mon message dans ce livre est un message de vérité, car il est temps que nous qui avons vécu cette époque nous apportions des témoignages sincères, justes, équilibrés sur cette période si compliquée. Pour donner à nos enfants, une image plus réelle de ce qui s’est passé là-bas, en dehors de toutes les propagandes, des uns et des autres, et en particulier des mensonges aussi bien de la France que de l’Algérie et leurs autorités officielles. Je pense sincèrement que les deux peuples sont très proches , très fraternels et que cela va au-delà de cette guerre mémorielle si ambiguë .
- Des projets ?
- Oui, mon prochain livre est terminé. L’avantage de la pandémie est qu’elle nous a laissé du temps et que nous avons pu travailler en dehors de toute contrainte professionnelle. Pour ma part, j’ai beaucoup écrit pour lutter justement contre cet enfermement traumatisant. Mon prochain livre qui paraîtra à la rentrée, aux éditions du Scudo, est précisément un travail consacré à Marguerite Yourcenar mais très différent de mes précédents textes qui analysaient l’œuvre de l’académicienne de façon objective et scientifique. C’est un texte personnel justement où je retrouve un peu la tonalité de mes textes sur la Corse et l’Algérie que je publie aujourd’hui. Il s’agit d’une lettre fictive que j’adresse à Yourcenar, dans laquelle j’égrène un certain nombre de souvenirs et de faits accumulés tout au long de ces années consacrées à l’étude de son œuvre. En somme, une sorte d’autobiographie de critique littéraire. Je tiens beaucoup à ce livre. Qui confirme mon évolution vers une écriture plus personnelle.
*Jean-Pierre Castellani, Corse-Algérie, Mémoires en partage, suivies de Carnets algériens (1975-2020), Préface de Leïia Sebbar, Scudo éditions, 243 pages.
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