Mardi 28 mars, les députés français ont adopté par 168 voix contre 2, une résolution reconnaissant le caractère génocidaire de la famine planifiée de 1932-1933 que les Ukrainiens appellent « Holodomor » : « l’extermination par la faim ».
« Nul ne peut nier la réalité du crime » mais « s'agissait-il d'exterminer le peuple ukrainien en tant que tel ? », s'est interrogé le député Bastien Lachaud qui, avec ses amis insoumis, ont préféré s’abstenir. Des communistes ont été les seuls à avoir voté contre. « Nous refusons de contribuer à la politisation des enjeux de mémoire et d'histoire », a expliqué le député Jean-Paul Lecoq.
On doit à la vérité de rappeler, comme l’a fait l’incontournable historien français de l’URSS Nicolas Werth, que des chercheurs, de plus en plus minoritaires (Robert Davies, Stephen Wheatcroft), « minimisent les spécificités nationales, rejettent fermement la qualification de génocide attribuée au Holodomor et plaident pour une approche de la famine comme un « phénomène complexe », non intentionnel… ».
C’est vrai, mais depuis 1980, après l’ouvrage magistral de Robert Conquest, Sanglantes moissons, les travaux convergent de plus en plus sur des certitudes. La thèse de la « famine intentionnelle » de type génocidaire s’impose très largement. Dans son Que sais-je ?, Les grandes famines soviétiques(1), Werth met d’ailleurs à jour ces conclusions en s’appuyant sur les derniers travaux.
Sur l’ampleur vertigineuse du désastre démographique et de la mortalité d’abord : une béance de 4,5 millions d’hommes et de femmes. Soit une surmortalité de 3,9 millions et un déficit de naissances de 600 000. La surmortalité due à la famine est très concentrée : de 250 000 environ en 1932, elle explose au cours des sept premiers mois de 1933 (jusqu’à la récolte) au cours desquels elle s’élève à 3 250 000 – soit plus de 450 000 morts par mois, 15 000 par jour – avant de retomber fortement à partir d’août (250 000 décès supplémentaires entre août et décembre 1933). En 1934, la surmortalité est de 150 000.
À la question : cette « catastrophe » est-elle due à la seule brutalité aveugle inhérente à la collectivisation stalinienne ou relève-t-elle de la volonté de briser les reins des paysans d’Ukraine, mais aussi le sentiment national ukrainien fut il porté par les communistes eux-mêmes, Werth est très net. Il cite à l’appui les décisions politiques de Staline, de Molotov, de Kaganovitch multipliant les prélèvements des dernières semences alors qu’ils savent que la famine explose : « L’approfondissement des connaissances sur la famine qui a frappé l’Ukraine en 1932-1933, résume Werth, met clairement en évidence sa singularité. Les mécanismes politiques et la chaîne des responsabilités ayant conduit à la famine, puis à son aggravation intentionnelle à partir de l’automne 1932, sont aujourd’hui bien établis »
Les lecteurs le plus anciens se souviendront peut-être du dissident soviétique Victor Kravchenko qui dans son best-seller mondial, J’ai choisi la liberté, racontait comment les équipes de gros bras dont il était, arrachaient aux paysans leurs derniers sacs de grains…. (2)
Pour compléter la dimension « intentionnelle » aux fins d’épuration sociale (liquidation des koulaks) et nationale de la famine planifiée, on lira aussi le chapitre terrifiant « famines soviétiques » de l’immense livre de l’historien américain Timothy Snyder, Terres de sang. (3)
« Rafal Lemkin, le juriste international qui devait inventer plus tard le mot génocide, voyait dans le cas ukrainien, rapporte Snyder, « l’exemple classique du génocide soviétique ». Le tissu de la société rurale ukrainienne s’en est trouvé éprouvé, tendu, déchiré. Quand ils n’étaient pas morts, les paysans ukrainiens furent humiliés, éparpillés dans les camps. Ceux qui survécurent ne purent se défaire du sentiment de culpabilité et d’impuissanc, voir de souvenirs de collaboration et de cannibalisme. Des centaines de milliers d’orphelins d’Ukraine furent élevés pour devenir des citoyens soviétiques … » Rien ne change vraiment …
En adoptant cette motion mardi dernier, les députés français, salués d’ailleurs par le président ukrainien Zelensky, réparent un peu la prestation de Édouard Herriot, l’ex-Président du Conseil des ministres français et chef du parti radical. Herriot qui accepta en effet en août 1933 une invitation officielle en Ukraine dont il traversa en train de joyeux « villages Potemkine » reconstitués. Tout le centre de Kiev fut également nettoyé, pourvu de boutiques achalandées en produits qui n’étaient pas à vendre. Un gigantesque trompe l’œil riant et coloré tout au long de son voyage en « terre de sang et de famine » !
Le terme d’ « idiot utile » est faible pour caractériser le rôle pathétique joué par notre compatriote Herriot. Lui qui gouta un excellent caviar en passant par Moscou. Lui qui déclarait à la presse française à son retour avec les gigatonnes d’aplomb que confèrent la sincérité : « Lorsqu’on soutient que l’Ukraine est dévastée par une famine, permettez-moi de hausser les épaules […]. J’ai traversé l’Ukraine. Eh bien ! Je vous affirme que je l’ai vue tel un jardin en plein rendement !
Début janvier 2023, l’oligarque russe Evguéni Prigojine libérait d’anciens détenus russes ayant combattu en Ukraine sous la bannière du groupe Wagner, sous sa direction, en leur prodiguant quelques conseils atypiques : « Ne buvez pas trop, ne vous droguez pas, ne violez pas les femmes »[1]. Immortalisés en une vidéo loin d’avoir été tournée en caméra cachée, ces mots devaient faire le tour des rédactions et plateaux de médias du monde entier.
Celui qui se fait surnommer le « cuisiner de Poutine » pour sa longue carrière de restaurateur dans l’orbite du Kremlin n’en était pas à sa première prise de parole publique. L’été précédent, l’homme d’affaires faisait le tour des prisons russes pour encourager les détenus à s’engager pour une durée de six mois auprès de la « société militaire privée Wagner »[2], se targuant de pouvoir, au contraire de « Dieu et Allah », « faire sortir » les prisonniers vivants. Sous réserve de ne pas déserter, de ne pas se rendre et, non des moindres, de ne pas mourir au front, les condamnés devaient retrouver leur liberté une fois leur contrat rempli. Après plusieurs mois d’hostilités avec Kyiv et des années à nier tout lien avec la PMC (private military company) Wagner, le gouvernement russe accordait sa confiance à Evguéni Prigojine, lui-même ancien détenu, pour regarnir les rangs des combattants en Ukraine au moyen de recrutements express parmi les repris de justice, dont les premiers engagés devaient être délivrés en janvier.
Evguéni Prigojine en 2023, Wikimedia Commons
Au-delà de leur dimension volontiers provocatrice, les propos du fondateur de Wagner en disent long. Un tel avertissement témoigne du caractère systémique des dérives et exactions des groupes militaires privés, à l’heure où ceux-ci connaissent une nouvelle jeunesse.
Le groupe Wagner, avatar russe de la privatisation contemporaine de la guerre
Qu’est-ce la tchastnaïa voïennaïa kompania « Wagner » ? À l’heure où la privatisation de la guerre, phénomène ancestral, entre dans une phase marquée par le brouillage des distinctions entre public et privé ou entre mercenariat et prestation de services de sécurité, et au vu du silence longtemps entretenu par la Fédération de Russie au sujet de cette entité, l’interrogation est de rigueur.
Le mercenariat serait, de parole de l’un de ceux qui l’ont pratiqué au siècle dernier, le « deuxième plus vieux métier du monde »[3]. Ces mots de Bob Denard, marin français passé au service de nombreux États post-coloniaux dans les années 1960 à 1980, ne sont pas sans exactitude, en cela que le plus ancien exemple documenté de recours d’un État à des troupes étrangères remonte a minima au XIXe siècle… avant notre ère, lorsque le pharaon Sésostris III employa des guerriers venus du Soudan, de Palestine et de Syrie[4]. On en trouve de nombreux exemples chez les Grecs ou les Perses de l’Antiquité, attestant de l’existence dès cette période du trinôme de la relation mercenariale, entre un client, un entrepreneur et un employé en armes[5]. Les routiers du Moyen Âge, les bandes armées des condottieri dans l’Italie du XVe siècle et les gardes suisses qui constituent aujourd’hui encore l’armée du Vatican sont autant d’exemples de la permanence, à travers les siècles, de la pratique consistant à confier à des acteurs privés, souvent mais pas systématiquement étrangers aux parties en conflit, des missions d’ordre militaire.
Mercenaires dans l’armée assyrienne, VIIe siècle avant notre ère, Pergamon Museum, Berlin, Wikimedia Commons
Moment charnière dans l’histoire de la privatisation de la guerre, la guerre de Trente Ans (1618-1648) mobilise essentiellement des troupes mercenaires, qui passent régulièrement du service d’un souverain à celui d’un autre, et qui tendent à s’en prendre au pays traversé lorsqu’elles ne sont plus employées ou que le paiement se fait trop attendre. La conclusion de ces trois décennies d’hostilités avec les traités signés dans les villes de Münster et Osnabrück, en Westphalie, par de nombreux États européens a semblé marquer une rupture dans l’ordre international, actant a priori la souveraineté de chacun d’eux en excluant l’intervention d’acteurs extérieurs dans leur gouvernance interne.
Si les armées levées par la suite ont un caractère « national » sensiblement plus poussé que par le passé – une idée à relativiser étant donné l’émergence tardive du concept d’État-nation et des nationalismes – en cela qu’elles emploient de moins en moins de sujets étrangers, des soucis d’économie favorisent néanmoins le maintien d’un système semi-entrepreneurial, celui de la vénalité des charges, où l’officier paie et entretient sa propre compagnie dont la responsabilité lui a été confiée par l’État, privatisant ainsi les coûts[6]. Dans le même temps, les chartered companies, compagnies privées habilitées par les États européens de l’époque moderne, au moyen d’une charte écrite, à coloniser le Nouveau Monde et à y commercer[7], poursuivent leur expansion. La paix de Westphalie représente néanmoins une étape dans le temps long du rejet des mercenaires du champ de la guerre juste. Plus tard, l’essor de l’État-nation, étroitement lié à la conscription en vigueur dans bien des pays aux XIXe et XXe siècles, achève de reléguer le mercenaire au rang de guerrier vénal, d’un autre temps, ennemi de tous et rejeté par l’opinion publique.
L’ordre international dit westphalien, reposant théoriquement sur la souveraineté de chaque État, en vient, à l’époque contemporaine, à l’élaboration de traités multilatéraux dans lesquels la problématique du mercenariat n’est pas absente. Les conventions de Genève de 1949, portant notamment sur la question des blessés, malades et prisonniers de guerre, sont ainsi enrichies en 1977 d’un protocole qui, entre autres dispositions, exclut de ce dernier statut les mercenaires, et leur dénie la qualité de combattants[8]. Ce texte de droit international définit comme mercenaire toute personne non membre des forces armées d’une « Partie au conflit »[9], « spécialement recrutée dans le pays ou à l’étranger pour combattre dans un conflit armé » en prenant « une part directe aux hostilités », « essentiellement en vue d’obtenir un avantage personnel et à laquelle est effectivement promise, par une Partie au conflit ou en son nom, une rémunération matérielle nettement supérieure à celle qui est promise ou payée à des combattants ayant un rang et une fonction analogues dans les forces armées de cette Partie », sans être ressortissant d’une « Partie au conflit » ni résident sur son territoire, ni « envoyée par un État autre qu’une Partie au conflit en mission officielle en tant que membre des forces armées dudit État ». Ce texte est doublé, la même année, d’une Convention sur l’élimination du mercenariat en Afrique, texte à portée régionale adopté par l’Organisation de l’unité africaine (OUA) alors que le continent est en proie, depuis plus d’une décennie, à une forte présence de mercenaires étrangers, notamment ceux qui, sévissant au Katanga – dans l’actuelle République démocratique du Congo -, se font appeler les « Affreux ».
Finalement, en 1989, l’ONU se saisit de la question en adoptant une Convention internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’instruction de mercenaires. La démarche, qui se veut multilatérale, a toutefois ses limites : le texte n’entre en vigueur qu’en 2001 et ne compte, à ce jour, que 37 États signataires. De même, bien que la définition du mercenaire soit élargie, ne s’appliquant plus seulement au « conflit armé » mais à « toute autre situation », la répression effective de cette activité ne peut être effectuée que par un État, dans son cadre national… laissant de facto une forme de champ libre à chacun d’eux quant à l’utilisation ou à la répression de telles forces privées.
Au lieu de disparaître, celles-ci viennent à muter. À l’heure du néolibéralisme, marqué par l’externalisation de nombreuses activités jusqu’alors confiées à l’État, apparaissent des sociétés commerciales structurées qui proposent des services ayant trait à la défense. Le coup d’envoi est donné en 1989 en Afrique du Sud par l’entreprise Executive Outcomes, qui offre de nombreux services d’excellence, notamment la formation au tir de précision, à la contre-insurrection ou à la chute libre, qu’elle prodigue rapidement à des forces armées comme celles de l’Indonésie[10]. Ainsi débute l’ère des sociétés militaires privées (SMP, traduction française de private military company). L’émergence de ces entités est symptomatique de la dissolution de l’ordre westphalien qui prévalut longtemps[11]. De manière générale, ces entreprises usent d’une sémantique nouvelle : elles ne parlent pas de « soldats » ou de « violence » mais de « risque », de « menace » et de « conseil », se veulent des acteurs de paix plutôt que de guerre, et travaillent principalement pour le compte de leurs États d’origine[12] ; elles seraient des sociétés de sécurité plutôt que « militaires », une différence qui, pourtant, est parfois une différence de degré plutôt que de nature[13].
De fait, bien des services qu’elles prodiguent ne relèvent pas, en eux-mêmes, du combat, mais de la logistique, de la protection rapprochée (tant pour des ambassades que pour des ONG ou des entreprises[14]), de la santé ou encore de la restauration des armées, loin de l’image d’Épinal du mercenaire[15]… et de la définition qu’en donne le droit international, selon lequel seule une personne physique, et non une entité comme une entreprise, peut être considérée comme mercenaire. Cette notion suppose qu’elle intervienne dans un conflit armé en particulier, qu’elle participe directement aux hostilités et ait pour motivation un avantage personnel et financier, ce qui en exclut également, dans bien des cas, les employés[16]. C’est sur ce flou juridique que prospèrent les sociétés militaires privées.
Pourquoi donc certains auteurs scientifiques, journalistes et activistes perçoivent-ils ces sociétés et leurs personnels comme des mercenaires, au point d’y voir une « nouvelle génération »[17] de ces derniers ? Certes, on ne peut pas exclure qu’une telle qualification s’insère avant tout, de la part de ceux qui l’énoncent, dans un discours moral visant l’État qui les emploie[18]. Tel fut le cas lorsque, pendant la guerre en Irak, les employés de la SMP Blackwater (aujourd’hui Academi), au service des États-Unis, ont été qualifiés de tels par la presse quand fut révélée leur implication dans pas moins de 195 fusillades entre janvier 2005 et septembre 2007, dont 163 où les contractors avaient ouvert le feu en premier[19]. Mais il s’agissait justement, alors, d’exactions liées à un usage de la force par des individus qui, dans les faits, participaient bel et bien en secret à des actions offensives, aux côtés des forces spéciales et de la CIA[20].
Alors même que la participation directe aux hostilités est un élément sine qua non de la définition du mercenaire, il arrive que les États confient des guerres par procuration (ou proxy wars) et des opérations sensibles, dont la paternité a vocation à être dissimulée, à de telles sociétés qui s’assimilent alors à des shadow armies[21] dont le lien avec les commanditaires ne peut pas toujours être prouvé. Cela leur permet, notamment, de mener des opérations de manière plus discrète qu’avec des forces armées régulières, et sans faire subir à ces dernières des pertes de plus en plus regrettées par l’opinion publique. C’est ainsi que, pendant des années, le Kremlin a pratiqué la stratégie du « déni plausible »[22] (en russe bezulikovye deistviia), niant systématiquement avoir la moindre connaissance d’un groupe Wagner que la communauté internationale commençait à découvrir ni, de ce fait, de rapport avec ses activités et exactions. En effet, il y a longtemps que celui-ci est présent, en temps de guerre comme de paix, dans des zones où le Kremlin a des intérêts ou des alliés à protéger, de la Syrie au Venezuela en passant par la Libye, le Soudan ou encore le Mali[23].
Logo du groupe Wagner, Wikimedia Commons
Certains des « petits hommes verts », ces personnages armés, en treillis militaire, sans insigne et masqués qui prirent discrètement le contrôle de lieux stratégiques de la péninsule de Crimée en vue de son annexion par la Russie en 2014, pourraient bien être des employés de Wagner[24], fondée la même année. Dans la guerre du Donbass, qui oppose depuis lors le régime de Kyiv aux républiques populaires autoproclamées de Donetsk et de Louhansk, le groupe, sans reconnaissance légale, pourrait avoir discrètement œuvré à appuyer les forces armées des États fantoches. Son mode opératoire, sous les ordres du Kremlin – et du Kremlin seul, à l’exclusion de tout autre régime -, relève alors essentiellement de la guerre hybride, privilégiant la guérilla, les attaques cyber, la sape des arrières de l’ennemi et la désorganisation de sa logistique au combat direct[25]. Lorsque, fin février 2022, le conflit change d’échelle, des centaines de ces « musiciens » fraîchement revenus d’Afrique sont, selon les informations du gouvernement ukrainien, chargés d’assassiner Volodymyr Zelensky[26] : encore une mission inavouable confiée à des professionnels. Longtemps, les opérateurs de Wagner étaient majoritairement des militaires à la retraite âgés de 35 à 55 ans, pour beaucoup des vétérans et anciens membres du renseignement intérieur russe, le FSB, et de son pendant militaire, le GRU[27] : en bref, des hommes aussi expérimentés que discrets.
De fait, il faut attendre le 4 novembre 2022, avec l’ouverture d’un quartier général à Saint-Pétersbourg[28], pour que le groupe ait pignon sur rue en Russie. Cette officialisation de l’existence de la société militaire privée intervient six semaines après la diffusion de la vidéo du recrutement dans les prisons, déjà virale. Jusqu’à cette dernière, Evguéni Prigojine n’avait eu de cesse de contester tout lien avec ce groupe. Il a pourtant, comme beaucoup s’en doutaient depuis longtemps, contribué à le fonder aux côtés de Dmitri Outkine, ancien militaire des spetsnaz – terme générique désignant les unités spéciales des forces armées et services de renseignement russes -, dont les sympathies néonazies pourraient expliquer le nom de l’entreprise[29] et connu comme le « chef d’orchestre » de l’organisation. La révélation au grand jour de l’existence de Wagner et de sa connexion étroite avec le pouvoir poutinien ne fait que confirmer l’hypothèse formulée depuis plusieurs années par des chercheurs, selon laquelle on assiste en Russie à « une privatisation de la violence légitime de la force où l’État russe serait à la fois le principal client et le principal bénéficiaire, un peu à l’image de l’emploi des acteurs privés par les armées américaine et britannique dans les années 2000, à la différence près que, contrairement à la Russie, ces dernières n’envoyaient pas ces acteurs en première ligne »[30]
Dmitri Outkine en 2017, Wikimedia Commons
Le changement de sociologie induit par la séquence du recrutement en prison n’a pas changé cela, bien au contraire, puisqu’il s’agissait justement de trouver là des volontaires manquant à l’armée régulière. Quitte à la concurrencer.
Par les armes
« Au début, j’avais besoin de vos talents de criminels pour tuer l’ennemi. Maintenant, ces talents ne sont plus nécessaires. Essayez de ne pas replonger »[31]. Ces mots d’Evguéni Prigojine, prononcés dans le même discours que « ne violez pas les femmes », semblent bien résumer le pari qui fut le sien, et sans doute celui de Vladimir Poutine, lorsque la décision fut prise de lancer une campagne de recrutement dans les prisons russes. Si ces hommes sont violents, autant mettre leur brutalité au service de l’État sur un front où les hostilités sont plus difficiles que prévu, nationalisant leur violence en même temps qu’on privatise la guerre. Qu’importe que la présence de ces « criminels » près de civils étrangers mette ces derniers en danger, et qu’importe qu’ils retrouvent par la suite la liberté en Russie sans avoir purgé la totalité de leur peine. Le groupe Wagner devait permettre d’apprivoiser et d’utiliser leur violence. Néanmoins, il n’a pas réussi à pleinement la maîtriser.
Certes, le choix de recruter des détenus fut probablement un pis-aller, faute de jeunes gens libres prêts à risquer leur vie dans une « opération militaire spéciale » meurtrière sous la bannière de la Fédération de Russie ou d’une société militaire privée. Peut-on pour autant exclure toute intention de mettre à profit la violence bien connue de ces condamnés ? Les paroles du « cuisinier de Poutine », tout coutumier de la provocation qu’il soit, ne sont probablement pas sans fondement. Aux dires de Sergey, volontaire des prisons interrogé par Cyrille Louis, reporter au Figaro, après sa capture par les forces ukrainiennes, une « rapide sélection »[32] aurait bien été effectuée dans les prisons par les recruteurs de Wagner. Il se serait agi d’exclure les délinquants sexuels, les hommes trop âgés et les toxicomanes, mais le niveau d’exigence semble avoir été très maigre, aucune vérification n’ayant apparemment été effectuée quant aux capacités sportives des hommes. Au vu des besoins urgents de volontaires, sans doute ne fallait-il pas trop en faire.
De là à rassembler volontairement des repris de justice parce qu’ils sont des repris de justice, il y a une marge. Cependant, une telle démarche ne serait pas sans précédent. En 1940, dans l’Allemagne nazie, on procéda ainsi au recrutement de braconniers condamnés en une unité spéciale, intégrée à la Waffen-SS, devant servir à la lutte contre les partisans des régions envahies sur le front de l’Est, contre une remise de peine voire une amnistie[33]. Il s’agissait de mettre à profit, contre un ennemi sans uniforme et camouflé, non seulement un savoir-faire cynégétique mais aussi la cruauté particulière que prêtait Hitler à ces chasseurs délinquants voire criminels, puisque certains d’entre eux étaient condamnés pour des crimes de sang comme l’agression de garde-chasses[34]. Leur chef, Oskar Dirlewanger, avait été condamné dans les années 1930 pour détournement de mineur, c’est-à-dire, en réalité, pour des viols répétés sur une bénévole de la Croix-Rouge âgée de moins de quatorze ans[35]. Ses deux ans de réclusion semblent ne pas avoir étanché sa soif de violence sexuelle puisqu’il n’allait pas manquer, en guerre, d’organiser des Kameradschaftliche Abend, des soirées arrosées où ses hommes pouvaient à loisir violer collectivement des prisonnières[36]. Les crimes de la brigade Dirlewanger étaient tout à fait tolérés, sinon stimulés, par le Reich, dont le ministère de la Justice prévoyait explicitement de rassembler ces prisonniers, dont le recrutement s’étendit finalement aux détenus des camps de concentration, « en bandes qui seraient engagées à l’est. Dans les territoires qui leur seraient confiés, ces bandes, dont la mission prioritaire serait l’anéantissement des directions des groupes de partisans ennemis, pourraient tuer, brûler, violer, profaner et seraient de nouveau sous stricte surveillance [une fois revenues] au pays »[37]. Clairement, il s’agissait d’intégrer ces marginaux dans la cité militaire en les laissant commettre les crimes qu’ils souhaitaient, mais uniquement dans certaines marges de l’empire en construction, dans une optique de contention[38].
Si le recrutement des volontaires pour le front ukrainien semble ne pas avoir répondu aux mêmes critères de sélection ni visé à l’exécution de tels ordres, on ne saurait exclure qu’il y ait bien eu au Kremlin, comme le suggèrent les mots du « cuisinier de Poutine », une volonté similaire de contention de la violence de criminels au service d’une force armée en difficulté. Le groupe Wagner a, par ailleurs, ceci de commun avec les unités de la Waffen-SS, comme avec la garde prétorienne de Rome et la garde républicaine dans l’Irak de Saddam Hussein – autant de régimes autoritaires -, qu’il constitue une structure parallèle aux forces armées régulières de l’État qu’il sert, voire en concurrence avec celles-ci, sous les ordres directs du pouvoir[39].
Il est vrai que, dans la vidéo virale du recrutement à la colonie pénitentiaire de Iochkar-Ola, Prigojine avait tenu à avertir les futurs engagés que, outre la désertion, le pillage et la consommation de drogue et d’alcool seraient passible d’exécution[40]. On est loin, donc, de l’atmosphère des soirées de la brigade Dirlewanger. Cependant, il serait bien naïf de prendre pour argent comptant les paroles d’un oligarque devant des recrues en devenir, sous l’œil des caméras et loin des lignes ennemies. De plus, celles-ci accusent une contradiction patente avec celles prononcées, six mois plus tard, par le même Prigojine délivrant les premiers engagés, dont les « talents de criminels » lui auraient servi, et leur intimant de ne pas violer les femmes, une injonction aux allures de fin de récréation. Peut-être faut-il y lire un renoncement, une fois sur le front, aux résolutions d’ordre et de bonne tenue des troupes.
De fait, en Ukraine, le contrôle des musiciens semble bien avoir quelquefois échappé aux donneurs d’ordres. Dans un témoignage rendu public le 9 mai 2022, Marat Gabidullin, ex-soldat de l’armée russe désormais « horrifié »[41], passé commandant de Wagner qui le fit combattre en Syrie et au Donbass jusqu’en 2019, affirmait que les employés du groupe « sont présents sur tous les fronts, selon le même schéma qu’en Syrie, comme des unités d’assaut, de percée ». Dans la guerre actuelle, les recrues de Prigojine sont employées, pour l’essentiel, en première ligne[42], au sens stratégique comme tactique du terme. Mais, là où, par le passé, ces recrues étaient pour la plupart d’anciens militaires expérimentés, à l’instar de Marat Gabidullin, celles qui servent aujourd’hui sur le front ukrainien sont pour une grande part d’anciens prisonniers engagés pour un contrat court, de six mois, leur laissant à peine de temps pour s’entraîner. Leur emploi en première ligne relève donc moins d’une logique de choc que de barrage[43] et de chair à canon, ces contractuels étant envoyés les premiers à l’assaut des positions ennemies pendant que, derrière eux, les militaires professionnels d’expérience veillent, le doigt sur la gâchette, à ce qu’ils ne prennent pas la fuite.
Là-dessus, l’oligarque semble bien avoir tenu parole. Le sort des déserteurs serait bel et bien l’exécution, comme le groupe a tenu à le montrer en diffusant, en novembre 2022, une vidéo de la mise à mort, à coups de masse, d’Evgueni Noujine, « traître » présenté comme ayant rejoint les rangs ukrainiens après avoir quitté ceux de Wagner[44]. Une telle logique de spectacle visait clairement à terrifier ceux qui voudraient l’imiter, sans qu’il soit possible d’affirmer qu’un tel traitement est bien systématique. En a également témoigné Andreï Medvedev, ancien officier de Wagner dont l’un des subordonnés fut capturé après avoir déserté et exécuté sous l’œil des caméras à la mi-novembre[45]. Medvedev prit la parole sur le sujet dans un entretien avec le média indépendant russe The Insider[46], expliquant avoir réussi, après avoir assisté à de tels meurtres de refuzniks, à s’enfuir en Norvège… c’est-à-dire avoir lui-même déserté[47]. D’après ses dires, une unité spéciale du groupe Wagner serait préposée à l’exécution aussi bien des Ukrainiens que des mercenaires errants[48] : les exactions ne prendraient donc pas seulement pour cible l’ennemi national mais aussi l’ennemi intérieur, responsable de la désagrégation des rangs. Une telle situation de désertion d’un gradé, doublée de la révélation par lui de pratiques de ce genre, en dit long sur le caractère non seulement implacable mais aussi contre-productif de ce genre de sanctions.
Deux combattants de Wagner capturés par les forces ukrainiennes en 2022, Wikimedia Commons et Wikimedia Commons
À une échelle plus macroscopique, Wagner s’est plus d’une fois comporté comme un acteur autonome de la guerre en Ukraine plutôt que comme un outil pleinement entre les mains du Kremlin. En effet, le 10 janvier 2023, le groupe revendiquait la prise de la ville de Soledar, à proximité de Bakhmout, épicentre des combats dans le Donbass. Ainsi Evguéni Prigojine put-il se targuer d’avoir remporté la première victoire russe depuis des semaines, allant même jusqu’à affirmer qu’« aucune unité autre que les combattants de Wagner n’a participé à l’assaut de Soledar »[49]. L’information circula rapidement, mais l’incertitude demeura : l’Institute for the Study of War, groupe de réflexion américain attentif à la guerre depuis ses débuts, confirma l’information selon laquelle la ville était tombée, au contraire de certains reporters[50] et de Kyiv. Même le ministère russe de la Défense contredit Wagner[51], ne revendiquant la prise de la ville que trois jours plus tard, le 13 janvier.
De telles contradictions dans la communication de forces opérant, en principe, ensemble sur le terrain en disent long sur les enjeux à l’œuvre : Prigojine semblait déjà se comporter comme un protagoniste à part entière de la guerre, non comme un maillon de l’appareil militaire russe. Cela ne va pas sans rappeler l’avertissement formulé dès le XVIe siècle par Machiavel dans Le Prince, traité politique dont l’influence fut et est encore considérable parmi les dirigeants : « Les armées mercenaires sont inutiles et dangereuses ; et si quelqu’un tient son État en le fondant sur les armées mercenaires, il ne sera ni affermi, ni sûr, car elles sont désunies, ambitieuses, sans discipline, infidèles, gaillardes parmi les amis et, parmi les ennemis, lâches ; sans crainte de Dieu, sans foi envers les hommes »[52]. La pertinence de cette mise en garde témoigne, outre d’une clairvoyance de l’auteur florentin, du caractère systémique de tels écueils liés à l’emploi de forces vénales.
Les velléités dissidentes de l’entrepreneur sont apparues au grand jour lorsque, au mois de février 2023, furent publiées sur internet des vidéos montrant des mercenaires de Wagner se plaindre de ne plus être fournis en munitions par le pouvoir russe[53]. Le 16 du mois, Evguéni Prigojine prit personnellement la parole, déclarant : « Je pense qu’on aurait pris Bakhmout s’il n’y avait pas cette monstrueuse bureaucratie militaire et si on ne nous mettait pas des bâtons dans les roues tous les jours »[54], un discours qui serait perçu comme insolent dans bien des pays, et plus encore dans un État dictatorial comme la Russie de Vladimir Poutine. L’ancien restaurateur alla encore plus loin, mettant en avant que ces « hommes meurent dans les tranchées. Ils perdent des bras et des jambes. Leurs familles perdent un être cher »[55], tandis que, ajoutait-il face aux caméras, « vous mangez sans gêne dans des assiettes dorées et laissez vos enfants partir en vacances à Dubaï pendant que des soldats meurent »[56]. Alors que le recours au mercenariat a l’avantage, en principe, d’épargner à l’opinion publique le deuil de la mort de ceux qu’elle perçoit comme les siens, Prigojine mit justement en avant, de la sorte, le fait que ses employés seraient les véritables représentants du patriotisme combattant russe, loin du confort de familles riches épargnées par la guerre. Les hommes de Wagner ont ceci de différent des mercenaires classiques levés à l’étranger qu’ils sont recrutés en Russie, et notamment auprès des classes populaires : en rappelant cette condition, l’oligarque met le pouvoir russe au-devant de sa propre responsabilité dans la mort de ses citoyens.
Dans les jours suivants, Prigojine, affirmant qu’on aurait même interdit de lui livrer des pelles pour creuser des tranchées, alla jusqu’à accuser publiquement de « trahison à la patrie »[57] le général Valeri Guerassimov, chef de l’état-major des forces armées russes, et le ministre de la Défense Sergueï Choïgou, proche parmi les proches de Poutine, et dont il semblait vouloir la peau… sinon la place, à la droite du tsar. S’il ne l’obtint pas, du moins finit-il par se faire livrer ses munitions.
C’est toutefois, bien entendu, auprès de la population ukrainienne que les pires dérives ont été constatées. Indissociable de la guerre, l’exaction l’est plus encore du mercenariat. On se souvient des bavures des contractors de la guerre en Irak, si fréquentes et médiatisées qu’elles finirent par nuire à la stratégie américaine de contre-insurrection[58], les rebelles risquant d’être provoqués plutôt qu’assagis par les crimes de la puissance occupante. Plus récemment, en août 2020, des gardes armés privés, censés protéger un navire d’attaques pirates, détournèrent l’embarcation pour exiger le paiement de leurs salaires qui tardaient à venir[59]. Même sans être constituée de criminels à l’origine, une troupe équipée, motivée par l’argent et tenue au loin de la vigilance de ceux qui l’emploient, voire couverte par eux, représente un danger en puissance pour ceux qui ne portent pas les armes. Ainsi, avant même le déclenchement de la guerre en Ukraine, le groupe Wagner, dont l’existence était encore niée par le Kremlin, était accusé de toutes sortes d’exactions sur les théâtres africains où il était déployé : tortures, exécutions sommaires, détentions arbitraires[60]…
Des mercenaires russes du groupe Wagner servant de garde rapprochée au président de la République Centrafricaine, Faustin-Archange Touadéra, en février 2022, Wikimedia Commons
Au vu de ces actes commis dans d’autres pays, des nombreux crimes de guerre dont est accusée la Russie en Ukraine et de la composition nouvelle des rangs de Wagner, on pouvait à bon droit soupçonner la société militaire privée d’y avoir pris sa part. Mais, au-delà de la révélatrice injonction faite par Prigojine à ses anciens employés de ne pas violer les femmes une fois libérés, suggérant qu’ils aient pu avoir ce type de licence sur le front, quelle a effectivement été la place de ce groupe, en particulier, dans les exactions russes régulièrement portées à la connaissance du monde entier ?
Il est, à l’heure actuelle, bien délicat de trancher sur la question, faute de preuves concluantes. De fait, les crimes de guerre ne sont souvent découverts que bien après avoir été commis, et les traces laissées par ceux qui les ont administrés sont rarement suffisantes pour en établir la responsabilité exacte. Il en va ainsi du massacre de Boutcha, ville de la banlieue de Kiev conquise par la Russie dans les premiers jours de l’invasion : ce n’est qu’à la libération de la localité, début avril 2022, que des cadavres ukrainiens ont été mis au jour, témoignant de mises à mort massives par les troupes russes, mais sans que les auteurs exacts – militaires ou employés de Wagner ? – puissent en être désignés avec certitude. Toutefois, d’importants soupçons pèsent, d’une part, sur certains membres d’unités régulières russes identifiés par des collectifs ukrainiens de veille en ligne et de renseignement en sources ouvertes[61]. D’autre part, les musiciens sont en cause : le magazine allemand Der Spiegel écrivant clairement que « des membres du groupe de mercenaires appelé Wagner ont joué un rôle central dans ces atrocités »[62], comme auparavant en Syrie. En effet, le média d’investigation faisait état d’interceptions de communications radios opérées par les services de renseignement de Berlin, également relevés par le Washington Post[63].
Comme souvent, ce massacre semble avoir été l’occasion de violences sexuelles, la médiatrice ukrainienne pour les droits humains Lioudmyla Leontiivna Denissova faisant ainsi état de 25 jeunes filles âgées de 14 à 24 ans violées collectivement dans un sous-sol de la ville et qui, pour neuf d’entre elles, se sont retrouvées enceintes[64]. Cependant, pour l’heure, on ne saurait trancher sur l’appartenance des coupables de ces crimes, en particulier, à l’armée régulière russe ou à la société militaire privée, question à laquelle les victimes n’étaient pas forcément, dans l’immédiat, en mesure de répondre. La participation des hommes du groupe Wagner à de tels crimes serait, toutefois, d’autant plus plausible que d’importants soupçons similaires les entourent sur leurs autres théâtres d’opérations.
En effet, en mai 2022, des membres des forces armées centrafricaines sous couvert d’anonymat confiaient au site d’information américain TheDaily Beast que trois mercenaires russes de Wagner, pudiquement désignés sur place comme des « instructeurs militaires », avaient violé plusieurs femmes dans la maternité de l’hôpital militaire Henri Izamo, à Bangui, capitale du pays[65]. Plusieurs d’entre elles venaient d’y accoucher, tandis qu’une infirmière était agressée pendant plusieurs heures, les mercenaires s’étant relayés dans leur criminelle entreprise, d’après le site d’informations francophone Corbeau News Centrafrique citant un témoin[66]. Ces faits, survenus dans la nuit du 10 avril précédent, seraient les troisièmes de ce genre à avoir été portés à la connaissance des militaires centrafricains. Par trois fois, les enquêtes semblent avoir confirmé les accusations, mais sans être suivies de sanctions contre les agresseurs, les officiers locaux ayant apparemment « peur de fâcher les Russes »[67]. L’un d’eux ajoute, toujours en privé, que « discipliner un instructeur russe qui a commis un crime, ce n’est pas quelque chose qu’on peut accomplir en confiance »[68], puisque « seul le président peut décider de s’occuper des Russes ».
Ce cas illustre le fait que le besoin des services fournis par le groupe Wagner est trop grand pour que ses clients osent agir, qui plus est à visage découvert, contre ses méfaits. L’usage d’une structure extérieure, et particulièrement privée, à des fins militaires semble impliquer de fermer les yeux sur ses exactions. Là où, par le passé, l’emploi de troupes mercenaires pour les sièges de ville donnait souvent lieu à une tolérance de fait pour le pillage et la violence sexuelle des hommes, entre autres par souci de veiller à leur fidélité au rang[69], leur usage contemporain à des fins de formation pour des forces armées d’États, mettant à profit une expertise de professionnels, pour beaucoup des anciens militaires d’armées régulières, induit le même genre d’indulgence. En d’autres termes, on observe à travers les siècles que le problème de l’exaction, et tout particulièrement de la violence sexuelle, commise par des entités militaires privées n’est pas conjoncturel mais bel et bien systémique.
Cela dit, ces exactions sont-elles simplement passées sous silence et tolérées ou font-elles l’objet d’une exploitation intentionnelle par le commandement et les décideurs politiques ? Autrement dit, la violence sexuelle du groupe Wagner, comme de l’armée russe régulière, sert-elle véritablement d’arme de guerre ? Sur le théâtre centrafricain, où les mercenaires russes sont présents à des fins de formation et non de combat contre un ennemi défini, et où les victimes sont des ressortissantes de l’État qu’il s’agit d’aider, ces crimes ne vont nullement dans le sens des logiques militaires d’une partie en conflit : ces actes semblent échapper aux logiques d’emploi des forces plutôt que les servir, ce qui n’enlève rien à la terreur ainsi provoquée et à l’indifférence manifeste des pouvoirs publics locaux.
Concernant l’Ukraine, Olena Zelenska, première dame du pays engagée dans le combat pour l’égalité femmes-hommes, a fait valoir, à l’occasion d’une conférence sur les violences sexuelles dans les conflits organisée à Londres en novembre 2022, que celles-ci et les « crimes sexuels »[70] font partie de l’« arsenal russe » visant à « humilier les Ukrainiens ». Une telle thèse apparaît d’autant plus logique au regard des massacres répétés de civils, à bout portant ou au moyen de bombardements, commis par la Russie depuis le début de l’invasion, à commencer par les violences mises au jour à Boutcha qui, selon des « sources proches des enregistrements »[71] évoquées par le Spiegel, feraient « potentiellement même partie d’une stratégie plus large » de la Russie. Celle-ci y recourrait « systématiquement et ouvertement »[72], aussi y a-t-il selon Olena Zelenska urgence à une « réponse globale » des dirigeants du monde pour « poursuivre les agresseurs ». Plus de cent enquêtes pour ce genre de faits auraient été confiées au bureau du procureur d’Ukraine.
Pramila Patten, représentante spéciale du Secrétaire général de l’ONU sur les violences sexuelles commises en période de conflit, allait dans le même sens quelques semaines plus tôt, en soulignant que « les investigations sur des cas précis, vérifiés, prouvent qu’il s’agit d’une stratégie militaire visant à déshumaniser les victimes et à terroriser la population »[73]. Sans détailler les éléments qui tendent à prouver le caractère d’« arme de guerre » qu’elle prête aux viols commis en Ukraine comme, « depuis longtemps, dans de nombreux conflits », la juriste perçoit donc ces violences, dont la réalité ne fait aucun doute, comme un élément de l’effort de guerre russe. Elles seraient commises dans ce but précis, en tant que « tactique délibérée », observait-elle, évoquant entre autres des violences commises à dessein devant les membres de la famille de la victime, forcés à regarder la scène, voire à y participer[74]. Là non plus, l’appartenance des agresseurs à la société militaire privée ou à l’armée russe n’est pas précisée, peut-être même n’est-elle pas connue des enquêteurs, mais toujours est-il que, sur un terrain où les deux opèrent conjointement, il est facile de s’imaginer que les uns, éventuellement passés par les latitudes africaines, aient pu initier les autres à leurs sordides pratiques…
Corps d’une femme victime du massacre de Boutcha, découvert en avril 2022, Wikimedia Commons
Une chose est sûre. Le droit international stipule que les États engagent leur responsabilité, non seulement « pour les actes officiels de leurs organes et agents, mais aussi pour les actes de personnes ou d’entités privées auxquelles ils ont délégué certaines tâches ou qui agissent sous leur contrôle »[75], à l’exemple des sociétés militaires privées. L’État russe voit donc bel et bien sa responsabilité engagée au titre des actes commis par le groupe Wagner, nécessitant des « mesures adéquates pour contrôler les sociétés militaires privées et prévenir, enquêter, punir ou réparer leurs violations du DIH [droit international humanitaire] ou du DIDH [droit international relatif aux droits de l’homme] », comme les États-Unis pouvaient légalement être tenus pour responsables des exactions de Blackwater en Irak. La responsabilité de l’État passe alors par une « obligation d’agir avec la diligence requise (due diligence) ». En recourant aux services du groupe Wagner sans l’admettre et sans reconnaître officiellement son existence, le gouvernement russe a pu, des années durant, se couvrir de cette responsabilité et de ce devoir de due diligence. Dans le cas d’une entreprise comme celle-ci, « l’établissement des responsabilités des États et/ou des SMP s’avère complexe en raison notamment d’une chaîne de commandement entre la SMP et son client souvent floue », en particulier lorsque ladite SMP combat en première ligne aux côtés des forces armées régulières. Derrière l’avertissement lancé le 15 septembre par Evguéni Prigojine à ses nouvelles recrues venues de prison comme quoi « toute personne responsable de désertion, pillage, consommation de drogue et d’alcool sera immédiatement fusillée »[76], peu semble avoir été effectivement fait pour réprimer de tels comportements. Peu de chances, donc, que cette expérience du feu ait été de nature à assagir ces ex-prisonniers avant leur retour à la liberté.
Après le front
« Quelqu’un qui revient de la guerre a toujours du mal à s’adapter à la vie ordinaire. Parce que le type a fait la guerre pendant un an et demi, et quand il revient ici, où ira-t-il travailler ? Il sera agent de sécurité dans une supérette ? Où un jeunot de 18 ans à moitié bourré va lui expliquer la vie et le rabaisser ? Lui qui a pris l’habitude de régler tous ses problèmes en appuyant sur la gâchette, il a les mains qui le démangent. C’est une catégorie de gens, qu’on appelle les “hommes-guerre”. Ils ne peuvent pas vivre sans la guerre »[77].
Ainsi répondait, dès 2018, un chef de guerre proche d’une société de mercenaires russes, sous couvert d’anonymat[78], à une question de la journaliste franco-russe Elena Volochine sur la réinsertion des combattants revenus de la guerre du Donbass à laquelle ils participaient plus ou moins secrètement.
Une fois de plus, la problématique n’est pas nouvelle. La formule de l’interviewé a des allures d’écho lointain à une phrase prêtée à Ramon Muntaner, chef de la compagnie catalane, mobilisée par l’empire byzantin contre les Turcs au XIIIe siècle : « Nous ne savons rien faire d’autre »[79], signe, là encore, d’une persistance des enjeux liés au mercenariat. Pourtant, la question de l’après est d’autant plus prégnante que l’engagement de prisonniers dans les rangs du groupe Wagner ne s’étend que sur six mois, non sur la totalité de la guerre.
Pire, rappelle Catherine Van Offelen : les sociétés militaires privées ont tout intérêt à prolonger les hostilités[80], dans la mesure où celles-ci sont nécessaires à leur financement et à leur survie même. Et si la guerre à laquelle ils ont participé venait à se terminer, les « hommes-guerre » devraient survivre tant bien que mal, les armes à la main. Il est plus d’une fois arrivé, dans l’histoire, que des groupements mercenaires échappent au contrôle de leurs clients, une fois que ceux-ci les avaient remerciés : dès lors que le paiement a été effectué, le chef des mercenaires n’a plus d’obligation contractuelle, et dirige les opérations comme bon lui semble[81], subsistant sur le pays au moyen de la violence en attendant une nouvelle commande, comme le firent les grandes compagnies mobilisées sur le sol du royaume de France pendant la guerre de Cent Ans. Ce souci est plus délicat encore dans le cas d’une entreprise comme Wagner, dont le dirigeant a plus d’une fois donné des signes de dissidence vis-à-vis des décideurs politiques et militaires russes.
En attendant, en délivrant ses employés temporaires, Evguéni Prigojine a certes mis en garde ces derniers en leur faisant comprendre que leurs « talents de criminels » n’étaient « plus nécessaires », que ce qu’ils ont « appris n’est pas fait pour la vie civile. Là, il n’y a pas d’ennemis »[82] et qu’ils ne devaient pas violer les femmes. Cet avertissement, dont les destinataires ne sont autres que des personnes déjà condamnées dans le passé, semble témoigner à demi-mot d’une forme de tolérance tacite pendant leur service. Après un temps de délinquance, voire de criminalité, dans la vie civile, puis six mois de violence organisée au front, on attend désormais d’eux une modération. Peut-on vraiment y croire ?
Si les paroles de Prigojine sont, une fois de plus, provocatrices, peut-être traduisent-elles également une réelle inquiétude quant à la potentielle violence des ex-prisonniers. Une telle inquiétude serait fondée. En effet, début avril 2023, un ex-mercenaire âgé de 28 ans était arrêté dans un village de l’oblast de Kirov, en Russie centrale, pour avoir vandalisé des voitures une fourche et une hache à la main, aux cris de « je vais tuer tout le monde ! » ; une menace qu’il semblait avoir pour partie mise à exécution dans une ville voisine où il était suspecté d’avoir commis plusieurs meurtres. Les habitants auraient supplié la police de le renvoyer au front, pourquoi pas pour y mourir. L’homme avait été recruté en prison où il purgeait une peine de quatorze ans pour plusieurs faits dont un meurtre[83].
Plus généralement, relève le journaliste français Benoît Vitkine, lauréat du prix Albert-Londres en 2019, les statistiques russes ont montré en 2022 une tendance vertigineuse à la hausse de la criminalité, avec une augmentation des affaires pénales pour des crimes commis avec des armes à feu ou des explosifs, de l’ordre de 24 % dans l’ensemble du pays et un triplement à Moscou et dans les régions frontalières de l’Ukraine[84]… À coup sûr, tous ces faits ne sont pas liés à des employés ou ex-employés de Wagner, mais les chiffres témoignent du caractère criminogène de la guerre et de la circulation d’armes. Il ne faudrait pas que ceux qui les maniaient hier sur demande de l’État fassent preuve de violence une fois de retour dans la Mère Patrie.
Les autorités russes semblent bel et bien prêter attention à ce souci, mais en prenant le problème à l’envers. Les « meilleurs fils de la Russie »[85], comme les nomme Prigojine, sont en effet assez largement couverts par le pouvoir. Le 31 décembre 2022, Vladimir Poutine décorait personnellement un ancien prisonnier avant que, le 25 janvier, le président de la Douma – chambre basse du parlement russe – n’invite les députés à concocter une loi sur la « discréditation des participants aux opérations militaires » visant à interdire de mentionner les crimes qui auraient été commis non seulement par les membres des forces armées russes, déjà protégés par une disposition de ce genre, mais aussi par tous ceux qui auraient pris part aux hostilités, mercenaires compris donc[86]. Peu importe leurs méfaits commis sur le front ou avant de rejoindre le front, ces combattants sont des héros, dit en substance l’État russe. Les musiciens ne courent donc pas le moindre risque d’être ennuyés pour ce qu’ils ont fait à la guerre ou en dehors de celle-ci, alors même que ce sont d’anciens prisonniers qui n’ont pas purgé la totalité de leur peine. C’est dire l’importance prise par le groupe Wagner, et son chef, dans la sphère du pouvoir russe.
Tombes de combattants du groupe Wagner dans un cimetière de l’oblast de Tioumen, en Russie, Wikimedia Commons
Cependant, maintenant que ces hommes sont libres, à eux de se tenir à carreau. Mais que faire loin du feu ? La précision de l’ex-cuisinier à ses anciens employés comme quoi « si vous voulez revenir à la guerre, vous n’avez pas besoin de passer par la prison »[87] n’est sans doute pas hasardeuse, visant à laisser une porte ouverte à ces hommes qui ont déjà fait usage de violence et qui pourraient avoir du mal à trouver une nouvelle place dans une société russe que l’« opération militaire spéciale » en cours en Ukraine n’est pas censée trop solliciter. Voire, l’invitation formulée par Prigojine à ses ex-recrues à revenir sous les drapeaux s’ils le souhaitent pourrait se comprendre comme un acte de prévention, pensé avec Poutine, pour rappeler à ces hommes que leurs éventuelles envies de violence peuvent encore trouver un débouché, un débouché patriotique, plutôt que de se retourner contre les civils russes.
Il pourrait également s’agir, plus simplement, d’un moyen de garder la main sur une potentielle main-d’œuvre, faute de certitude d’en trouver une nouvelle. En effet, début février 2023, un mois à peine après la libération des premiers enrôlés, le groupe Wagner annonçait cesser ses recrutements en prison[88]. Comment l’expliquer ? Pour le média indépendant russe Mediazone, qui a scruté la baisse du nombre de détenus dans les établissements pénitentiaires du pays, la SMP ne parviendrait plus à convaincre les prisonniers, qui auraient pris conscience, au moyen des médias et de contacts avec les recrues, que tout n’est pas si beau que Prigojine tendrait à le faire croire[89]. Un mois plus tard, le renseignement militaire britannique avançait une autre explication : les différends de l’entrepreneur avec le ministère russe de la Défense auraient « probablement » conduit ce dernier à lui fermer les portes des prisons[90]. Désormais, les efforts de recrutement de l’ex-cuisinier le conduiraient, toujours « très probablement », à se tourner vers les citoyens russes libres, notamment dans des centres sportifs ou des lycées où seraient distribués des questionnaires intitulés « candidature d’un jeune guerrier » aux potentiels volontaires, sans que ces derniers soient en nombre suffisant pour remplacer les détenus[91]. À l’heure où, de l’aveu même de Prigojine, l’interminable bataille de Bakhmout a « gravement endommagé » les troupes du groupe Wagner[92], le système de recrutement de la société semble battre de l’aile.
Faut-il pour autant y voir un échec du modèle entrepreneurial de la guerre, et le début de la fin d’une ère pour la privatisation de celle-ci ? Loin de là. Le 7 février, les renseignements ukrainiens mettaient la main sur une note russe. Celle-ci semblait attester que Moscou donnait son assentiment à Gazprom, géant du gaz naturel et du pétrole, pour la création de sa propre société militaire privée, sur le modèle de Wagner[93]… Une telle perspective est d’autant plus inquiétante qu’il s’agit ici de veiller aux intérêts privés d’une entreprise plutôt que d’un État, dans des temps où le secteur de l’énergie est marqué par les incertitudes liées à la guerre et aux rivalités commerciales[94]. Deux mois plus tard, les médias occidentaux découvraient, à la suite d’informations du renseignement militaire britannique, une nouvelle société militaire privée, nommée Convoy et basée en Crimée, sous la direction de Konstantin Pikalov, ancien bras droit de Prigojine[95]. La ressemblance ne s’arrête pas là : Convoy, qui compterait pour l’heure 300 combattants, recrute, entre autres, parmi les prisonniers[96].
Ces deux nouvelles sociétés ne sont probablement que la partie émergée d’un iceberg déjà imposant, ou amené à se développer. Sans qu’il soit possible de l’affirmer avec certitude à ce stade, il pourrait s’agir, pour le Kremlin et ses annexes, en l’occurrence le pouvoir local de Crimée, de placer Wagner en situation de concurrence, afin de multiplier les chances de succès tout en diminuant l’influence propre de Prigojine, voire de remplacer, à terme, le groupe Wagner[97]. Serait-il devenu trop encombrant, et son dirigeant trop récalcitrant ? À nouveau, le mercenariat pourrait muter, mais pas disparaître.
Peut-être d’anciens employés de Prigojine trouveront-ils dans ces structures un nouvel emploi à leur convenance. Toujours est-il que, en faisant appel à la société fondée par Dmitri Outkine, et en laissant à Evguéni Prigojine les mains libres pour recruter chez les détenus, la Russie, où les SMP sont toujours officiellement illégales, a ouvert la porte non seulement à des violences utiles à son effort de guerre à l’étranger mais aussi à des exactions dont on ne peut plus ignorer, aujourd’hui, le caractère systémique. Pas de doute, la Russie fait, de la sorte, planer le danger de graves violences sur ses ennemis mais aussi, dans une certaine mesure et bien involontairement, sur elle-même.
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Tirer la nuit sur les étoiles, la nuit nous appartient", chante Etienne Daho. Des paroles inspirées d’un documentaire d’Arte sur l’iconique actrice américaine, Ava Gardner. Pour écrire son dernier album, l’artiste s’est inspiré en partie du septième art. Il puise surtout dans ses propres histoires d’amour et compte toujours sur son intuition. L’artiste est aussi marqué par la guerre en Ukraine, en cours depuis plus d’un an. "L’histoire est amnésique", dit-il.
Dans une société qu’il constate comme de plus en plus "renfermée", Etienne Daho se présente comme "un citoyen du monde". Il est l’invité de Pascal Claude dans l’émission "Dans quel Monde on vit".
Né en Algérie, il fuit la guerre avec sa famille et arrive en France. "J’étais beaucoup plus fort que les petits gamins de mon école ou que les ados de mon lycée à cause des choses que j’ai vécues", se souvient-il. "Je me suis construit une armure. Ça a été un avantage parce que même si j’ai un métier merveilleux, il n’est pas simple. Quand on débute, les gens pensent qu’ils peuvent faire de vous ce qu’ils veulent".
Garder le meilleur de l’Algérie… pas les balles
"Quand je suis arrivé en France à l’âge de sept, huit ans, j’ai trouvé cela très compliqué d’être étranger, même si j’étais français de nationalité", confie-t-il. Longtemps, Etienne Daho se sent comme une "bête curieuse" et veut "se fondre dans la masse". "J’avais l’impression que si j’avais des choses à dire, des choses de cette période, c’était des choses un peu tristes en fait. Et j’avais envie d’être une nouvelle personne."
De son passé en Algérie, il dit ne garder que le "meilleur". "Je conserve des moments merveilleux ensoleillés, avec une famille aimante, beaucoup de musique, la plage, la liberté, la scolarité en diagonale… mais pas les balles." Nos cerveaux font le tri, ils oublient, d’une certaine manière.
Ces balles, ces bombes, ces chars font partie du quotidien des Ukrainiens depuis plus quinze mois. La guerre a fait des milliers de victimes, côté ukrainien et côté russe. Elle a aussi poussé des milliers de familles sur la route de l’exil. Leurs récits ont particulièrement touché l’artiste. Face aux guerres à répétition, l’histoire aussi est "amnésique". C’est ce que dit l’artiste dans "Le chant des idoles". "Les idoles sont bien sûr les dictateurs", précise-t-il.
"C’est des autres qu’on apprend"
Etienne Daho brosse un portrait d’un monde cloisonné, excluant. "Ça n’engage que moi, mais quand j’étais jeune homme dans les années nonante, je n’ai pas le souvenir que la religion, la couleur de peau, l’orientation sexuelle, le niveau social comptaient pour les gens", confie-t-il. "Les gens se referment de plus en plus. C’est complètement absurde. On vit avec les autres et c’est des autres et de la différence qu’on apprend des choses."
Dans la vie comme dans sa musique, l’artiste fait confiance à son intuition. "Elle peut vous amener parfois dans des malheurs, dans des mauvaises directions. Le danger, c’est toujours très excitant. Tous les artistes ont envie de sortir de leur zone de confort pour écrire."
Tout au long de son nouvel album, "Tirer sur les étoiles", enregistré entre Londres (Abbey Road), Paris (Motorbass) et Saint Malo, l’amour s’infiltre. Tomber amoureux, pour Etienne Daho, "c’est être emporté par quelqu’un, par son mystère, par sa voix, par ce qu’on imagine que la personne est". Une forme de danger irrésistible ? "Il n’y a rien de plus mystérieux que l’autre, que la rencontre avec l’autre. Pourquoi tout d’un coup on s’attache à quelqu’un plutôt qu’à une autre personne ? C’est très mystérieux."
"Tirer la nuit sur les étoiles", un album très ambitieux pour le retour d’Étienne Daho
Étienne Daho fait son grand retour avec son nouvel album Tirer la nuit sur les étoiles. Un album très exigeant mais moins noir que le précédent, qui nous est présenté par Bruno Tummers dans le 6/8.
Il a été l’un des chanteurs pop français les plus diffusés en radio dans les années 80 et 90. Icône de la pop culture, Étienne Daho a compris très tôt dans les années 80 l’importance de l’image et de la mode, avec des pochettes très spécifiques.
La période d’Étienne Daho qui touche le très grand public va de 1984 avec son album La notte la notte, jusqu’à début 2000 et l’album Réévolution. Et depuis une vingtaine d’années, il s’est embarqué dans un univers plus indé et underground, avec des albums aux teintes et sonorités plus rock, et quelques projets alternatifs.
Très sélectif, Étienne Daho donne très peu d’interviews, ce qui l’a détourné des grandes radios populaires et du grand public. Ce n’est pas ce nouvel album très ambitieux qui va changer la donne, estime Bruno Tummers. Son titre Boyfriend, sorti il y a quelques mois, était déjà passé un peu inaperçu.
Étienne Daho, ça a toujours été ça : aucune facilité, beaucoup d’ambition dans ses productions, une grande exigence, une architecture musicale très travaillée… C’est devenu encore plus pointu, et on sent que le moindre détail de cet album a été pensé et réfléchi en studio.
Mais si on a parfois du mal à retrouver une mélodie, comme dans le titre éponyme de l’album en duo avec Vanessa Paradis, la grande force d’Étienne Daho est qu’il ne ressemble à personne d’autre.
Avec ce disque Étienne Daho va s’attaquer à Forest National le 2 décembre. Un grand pari puisqu’il y a des années qu’il n’avait plus proposé un spectacle dans une aussi grande salle. Mis à part les fans purs et durs, il pourrait tenter le public qui a grandi avec lui pendant sa grande époque, mais plus pour retrouver ses grands tubes.
Des dizaines de nourrissons nés de parents inconnus sont abandonnés devant des mosquées, des hôpitaux, ou en pleine rue, un phénomène qui s'est accentué avec la guerre dans ce pays.
Par une soirée d'hiver glaciale il y a trois ans, Ibrahim Osman a recueilli un nouveau-né tremblant de froid devant la mosquée de son village en Syrie : une petite fille qu'il a appelée "Don de Dieu".
"C'était le 11 février 2020. J'étais venu à la mosquée pour la prière du soir et l'imam m'a dit : regarde ce que j'ai trouvé, se souvient M. Osman, 59 ans, un habitant du village de Hazano, dans le nord-ouest de la Syrie. Je l'ai emmenée chez moi et j'ai dit à ma femme : "Je t'ai apporté un cadeau"", ajoute-t-il. Il a appelé un médecin qui a certifié que le bébé venait de naître, et estimé que c'était probablement un prématuré. "J'ai décidé de recueillir cette enfant innocente et de l'élever avec mes propres enfants et mes petits-enfants", ajoute Ibrahim Osman, qui a appelé la petite orpheline Hibatullah (Don de Dieu en arabe).
L'adoption étant interdite dans l'islam, il a présenté une demande pour pouvoir élever le bébé aux autorités locales de sa région, sous contrôle des formations rebelles combattant le régime de Damas.
La petite a aujourd'hui trois ans, et appelle Ibrahim "grand-papa". "J'ai prévenu mes enfants que si je venais à mourir, elle devra hériter tout comme eux", même si elle ne figure pas sur le livret de famille, assure-t-il, la voix nouée par l'émotion
"Les conditions difficiles de la guerre ont poussé des gens à abandonner leurs propres enfants"
EN IMAGESQUE RESTE-T-IL DU PATRIMOINE EN SYRIE ?
Selon des responsables locaux et des experts, le phénomène des enfants abandonnés a pris de l'ampleur avec le conflit déclenché il y a plus de 12 ans. Le soulèvement pacifique qui a dégénéré en guerre civile a fait environ un demi-million de morts, et près de la moitié des Syriens sont désormais des réfugiés ou des déplacés.
"Les conditions difficiles de la guerre ont poussé des gens à abandonner leurs propres enfants", reconnaît Abdallah Abdallah, un responsable des affaires civiles des autorités rebelles de la province d'Idleb. Depuis sa création en 2019, la "Maison de l'enfant", le principal orphelinat d'Idleb, a accueilli 26 nouveau-nés, neuf d'entre eux depuis le début de l'année 2023.
Pour le directeur des programmes de ce centre, Fayçal al-Hamoud, le moment le plus dur a été lorsqu'une petite fille qui venait de naître a été retrouvée sous un olivier en 2021, alors qu'"un chat la griffait. Le sang coulait sur son visage", se souvient-il. Son établissement a traité le nourrisson qui a ensuite été recueilli par une famille d'accueil.
Mais même dans de tels cas, la "Maison de l'enfant" suit la situation du bébé pour s'assurer qu'il est bien traité et "qu'il n'y a pas de cas de trafic d'enfants", affirme M. al-Hamoud. "Ce sont des victimes de la guerre", souligne-t-il.
L'abandon de nourrissons en augmentation
Selon le Centre syrien de justice et de responsabilité (SJAC), basé à Washington, qui compile les atteintes aux droits humains en Syrie, plus de 100 nouveau-nés ont été retrouvés dans les différentes régions de Syrie en 2021 et 2022.
Mais le nombre réel est beaucoup plus élevé, estime le centre, et l'abandon de nourrissons a "augmenté de façon effroyable" depuis le début de la guerre. Les causes ? La pauvreté, les déplacements forcés ou encore les mariages précoces, énumère notamment le centre.
Une responsable du domaine de la protection de l'enfance à Idleb, citée dans le rapport, estime que 20% des cas des bébés abandonnés sont nés de "femmes ayant été soumises à un chantage sexuel ou ayant eu des relations extramaritales" dans une société très conservatrice.
Dans les régions contrôlées par le régime syrien, 53 nouveau-nés - 28 garçons et 25 filles - abandonnés au cours des dix premiers mois de 2022 ont été enregistrés, selon un responsable du département de la Santé à Damas, Zaher Hejjo. Ces enfants ont été retrouvés dans des parcs, des champs ou même dans un puits, selon le ministère de l'Intérieur.
Le président syrien, Bachar al-Assad, a promulgué début 2023 un décret régulant l'enregistrement des enfants nés de parents inconnus et créant des structures d'accueil qui leur sont dédiées, les "Maisons du chant de la vie". Selon ce décret, ces enfants abandonnés sont automatiquement enregistrés comme "Syriens" et "musulmans", et le lieu de naissance est l'endroit où ils ont été retrouvés.
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Les soldats, nouveaux gardiens de Palmyre
Destructions volontaires par les djihadistes de Daech, pillages… Ce fabuleux site antique, héritage de 4000 ans d’histoire, a payé un lourd tribut, entre 2015 et 2017, au conflit qui ensanglante le pays. Reportage dans cette cité qui a toujours fasciné l’Occident.
Ce soldat se fait prendre en photos sur le site de Palmyre, près du théâtre romain dont la façade a été endommagée par les djihadistes de Daech. Avant la guerre, quelque 150 000 touristes visitaient chaque année le site de Palmyre. Cette cité érigée il y a plus de deux mille ans dans le désert syrien, à mi-chemin entre l’Euphrate et la Méditerranée, fit fortune grâce au commerce caravanier et connut son apogée durant la période romaine. Aujourd’hui, on n’y croise plus que des soldats.
Triste spectacle que les éboulis de ces colonnes qui se dressaient à l’entrée de la cité. Cette ancienne oasis caravanière, à mi-chemin entre l’Euphrate et la Méditerranée, connut son âge d’or à l’époque romaine.
Cette grande colonnade a été la principale victime des dynamitages
Longue de 1 100 mètres, l’artère principal de Palmyre reliait l’Arc de triomphe et le temple de Bêl. Ces deux monuments ont été mis à bas par l’Etat islamique, en octobre 2015.
En 2017, l’armée syrienne a repris définitivement Palmyre aux soldats de Daech. Et découvert que seule une infime partie de l’Arc monumental tenait encore debout.
Au musée de Damas, Qasim al-Mohammad (gauche), curateur, et Houmam Saad (droite), archéologue, inspectent un bas-relief de Palmyre endommagé par l’organisation terroriste Etat islamique (EI ou Daech). Les djihadistes se sont emparés à deux reprises du site antique, de mai 2015 à mars 2016, puis de décembre 2016 à avril 2017. Des centaines de statues et objets ont pu être mis à l’abri à Damas avant qu’ils ne soient pris pour cible par l’EI.
Le temple de Bêl de Palmyre n’est plus qu’un souvenir
Ici se dressait le temple de Bêl. C’était le principal sanctuaire de la cité antique de Palmyre. Et l’un des mieux conservés. Il fut pris pour cible par les djihadistes de Daech en 2015.
À Palmyre, des soldats syriens veillent sur les décombres de l'ancienne cité caravanière
Triste spectacle que les éboulis de l'Arc de triomphe qui se dressait à l'entrée de la colonnade de Palmyre. Il a été détruit en 2015 par Daech. Le site, cette oasis caravanière à mi-chemin entre l’Euphrate et la Méditerranée, connut son âge d’or à l’époque romaine. Il fut occupé deux fois par les djihadistes.
Le site de Palmyre a été repris à l’EI en avril 2017 mais rien ne semble avoir bougé depuis. Le musée archéologique, qui se tient en lisière de la cité antique, porte les stigmates des occupations de Daech. Les djihadistes causèrent d’énormes dommages, au nom de leur vision de l’islam, qui considère les représentations humaines ou animales comme de l’idolâtrie.
À l'intérieur du musée de Palmyre, ce chapiteau corinthien de l’époque romaine repose au sol à côté d’une cuisinière utilisée par les gardiens, qui, depuis la seconde libération du site en 2017, vivent dans les locaux à la demande des autorités.
Quelque 300 000 objets ont pu être sauvés des saccages et pillages à travers le pays grâce à Maamoun Abdulkarim, l’ancien directeur de la Direction générale des antiquités et musées (DGAM) de Syrie. Dès sa prise de fonction en août 2012, il ordonna la fermeture et l’évacuation des musées. À Damas, les archéologues syriens s’attellent désormais à ouvrir des caisses remplies d’objets, ici rapatriés du musée de Homs, pour travailler à leur indexation et restauration.
À Alep, les deux-tiers de la vieille ont été gravement endommagés ou détruits
Les dégâts déplorés dans la Grande Mosquée d’Alep (sur l’image), qui a été amputée de son minaret de cinquante mètres de haut et datant de la fin du XIe siècle, témoignent de la violence des combats. Avant la guerre, Alep était la capitale économique du pays. Une ville arabe médiévale marquée par la dynastie ayyoubide, fondée par le conquérant kurde Saladin au XIIe siècle, puis par le sultanat mamelouk, qui régna jusqu’au début du XVIe siècle. Mais aujourd’hui, l’endroit offre un spectacle de désolation. Selon Mahmud Hamud, de la DGAM, 60% de la vieille ville a été gravement endommagée.
Cette statue du musée d’Alep a été recouverte de sacs de sable pour la protéger des tirs d’artillerie. La ville, cœur économique du pays, a été reprise aux rebelles par l’armée syrienne en décembre 2016, après plus de quatre ans de combats, qui ont détruit 60 % du cœur historique.
Avec son dédale de treize kilomètres de venelles voûtées, c’était le plus grand marché couvert du monde. L’édifice, érigé en grande partie au XIVe siècle, a presque entièrement été détruit. L’armée a repris le contrôle des quartiers est de la ville d’Alep en décembre 2016, au terme d’une bataille contre des groupes rebelles qui a duré quatre ans et cinq mois. Bilan : au moins 21 500 civils tués. Et une ville mutilée.
La capitale syrienne a été relativement épargnée par les combats. Au petit matin, le souk de Damas s’anime à mesure qu’ouvrent les échoppes et les terrasses des cafés du quartier de la Grande Mosquée (sur l’image) se remplissent peu à peu. Mais la guerre n’est pas finie, comme en témoigne la présence de ce soldat en permission.
Le Krak des chevaliers, un des rares sites faisant l’objet d’une restauration
De 2012 à 2014, plusieurs centaines de rebelles se retranchèrent dans ce château-fort, un des mieux conservés de l’époque des croisades. L’enceinte de la forteresse est intacte, mais l’intérieur, lui, a souffert : les djihadistes ont fait sauter un grand escalier et ont agrandi les meurtrières de la tour royale pour pouvoir y passer leurs armes automatiques. C’est une équipe d’archéologues hongrois, seule mission étrangère permanente restée en Syrie, qui travaille à sa restauration.
Au pied de la citadelle d’Alep, la promenade est à nouveau fréquentée par les habitants qui viennent s’y balader. "Le peuple syrien est fort et fier, affirme Thalal Khudeer, président de la chambre de tourisme d’Alep. Même un genou à terre, il se met à l’ouvrage et se redresse pour se tenir debout."
C’était le plus grand marché couvert au monde. Et l’un des plus animés du pays. Jusqu'en 2011, le souk Al-Madina d’Alep grouillait de vie de sept heures du matin jusque tard le soir. Quelque 4 000 échoppes s’égrenaient le long des treize kilomètres de venelles voûtées, construites essentiellement au XIVe siècle. On venait y acheter de la soie, des tapis, des meubles, de la viande, des fruits, des légumes, des pâtisseries à base de pâte d’amande, de pistache et de sucre. Et aussi le fameux savon d’Alep, fabriqué à partir d’huile d’olive et de baies de laurier.
Dans les villages chrétiens autour du Krak des chevaliers, résonnaient les cloches des églises. Aujourd’hui, ces trois lieux, inscrits sur la liste du patrimoine mondial, ont été endommagés, voire détruits, et de nombreux hameaux chrétiens abandonnés.
L’enceinte du Krak des chevaliers, un des châteaux forts les mieux préservés de l’époque des croisades et inscrit au patrimoine mondial en 2006, est intacte. Mais l’intérieur a souffert : des djihadistes s’y étaient retranchés de 2012 à 2014.
Dans ce quartier de la ville dévastée de Homs, la rutilante mosquée Khalid ibn al-Walid est une anomalie. Embargo oblige, rares sont les sites qui ont bénéficié d'une restauration.
Les archéologues commencent à indexer les vestiges venus de Homs
Les archéologues syriens commencent à ouvrir les caisses remplies d’objets pour les indexer et les restaurer. Une tâche qu’ils assument seuls. Leurs confrères européens, notamment français, ne sont plus là pour les aider, la rupture des relations diplomatiques en 2012 ayant entraîné le gel de la coopération scientifique sur le terrain syrien.
Impossible de pénétrer dans le palais médiéval fortifié qui surplombe la jadis très touristique vieille ville d’Alep – il sert de quartier général aux forces armées gouvernementales.
Au musée de Damas, les archéologues (Houmam Saad au premier plan) examinent les objets venus de Palmyre, en vue de les restaurer avant de les exposer dans la capitale syrienne.
Le quartier de Al-Khalidiya, à Homs, a été sévèrement endommagé
Ce charpentier du quartier de Al-Khalidiya, bastion rebelle dans le nord de Homs, est resté dans son échoppe, bien que le quartier ait été sévèrement endommagé par une pluie d’obus avant d’être repris par le gouvernement en 2013.
Face à la citadelle d’Alep, des immeubles éventrés. Mais la vie reprend son cours et la promenade est à nouveau fréquentée par les habitants qui viennent s’y balader.
Roland-Garros s’ouvre ce week-end et jusqu’au 11 juin dans une ambiance de douce euphorie. La pratique du tennis connaît un engouement nouveau depuis la pandémie, dopant un marché au plus haut depuis trente ans.
La fête avant la fête. Les premiers matchs de la Quinzaine de Roland-Garros sont programmés dimanche 28 mai, mais la veille, samedi 27, promet déjà une belle ambiance sur les courts pour la « journée Yannick Noah ». Un vibrant hommage pour célébrer les 40 ans du sacre du champion, quand, le 5 juin 1983, il battait le Suédois Mats Wilander (6-2, 7-5, 7-6) en finale du tournoi parisien et offrait enfin un Grand Chelem au tennis tricolore.
La victoire ponctuait une belle décennie, la discipline se démocratisant bon train. Des courts construits tous azimuts, des champions charismatiques et des duels homériques : de quoi séduire plus de 1,3 million de licenciés (le pic en 1991) et imposer le tennis comme un des marchés les plus lucratifs dans le domaine sportif.
Avec le retour de Yannick Noah à la porte d’Auteuil souffle un petit vent de nostalgie pour une époque bénie. Révolue ? On pouvait le penser avant la pandémie. Dans la vitrine du haut niveau brillaient alors les derniers éclats du trio de géants Federer-Nadal-Djokovic. Côté amateur, les statistiques fédérales mesuraient un lent déclin, sous la barre du million de licenciés. Quant aux équipementiers, ils constataient sans enthousiasme l’habituelle stabilité du marché.
La croissance inédite des sports de raquette
Puis le Covid-19 est venu chambouler la donne. Mais plutôt pour le meilleur, concernant le tennis. « Notre sport pouvant se pratiquer à l’extérieur et permettant de respecter la distanciation sociale exigée était parfait pour refaire de l’exercice après les confinements. Du coup, les raquettes sont ressorties des placards, rappelle Éric Babolat, le président du fabricant éponyme d’articles de sports de raquettes, numéro 1 du marché français. Les Français ont en quelque sorte redécouvert une pratique ludique, familiale, en phase avec l’intérêt nouveau pour le sport-santé. Depuis, le marché du tennis profite d’un formidable second souffle. »
Et le phénomène est semblable dans tous les pays. « On a assisté ces deux dernières années à une croissance inédite depuis trente ans, à tel point que partout la demande est supérieure à l’offre, avec des équipementiers qui ont eu du mal à fournir certains articles, en raison notamment d’une pénurie de main-d’œuvre », observe Bertrand Blanc, directeur commercial monde de la marque numéro un mondial, Wilson. Aux États-Unis, le nombre de pratiquants affiche une hausse de 20 %. Dans l’Hexagone, la Fédération française de tennis (FFT) a retrouvé son million de licenciés l’an dernier, et l’élan se poursuit.
« Les ventes de raquettes ont augmenté de 15 %, celles de balles de 18 %, et globalement, si l’on ajoute chaussures et textile, le marché est en hausse de 15 % par rapport à 2021, à plus de 200 millions d’euros, détaille Virgile Caillet, délégué général de l’Union Sport & Cycles, la première organisation professionnelle de la filière sport. La dynamique est plus que positive, et si l’on se réfère à l’apogée du tennis dans les années 1980, on peut se dire que le potentiel est là pour retrouver cet âge d’or. »
La FFT veut y croire, qui fait aussi
Une diversité des pratiques
flèche de tout bois sur le mode « tennis partout ». Ainsi l’« urban tennis » lancé l’an dernier, qui se résume à une raquette et une balle en mousse. Pour le reste, tout est bon pour imaginer un terrain, avec le mobilier urbain comme filet, le moindre mur pour s’entraîner. Il s’agit surtout de banaliser la pratique. Le beach-tennis, qui depuis quelques années prend ses quartiers l’été sur les plages, et le padel – un intermédiaire entre tennis et squash – en plein boom avec près de 30 000 licenciés désormais, assurent aussi un bouillonnement salvateur.
« Ces nouveaux sports de raquette viennent profondément moderniser l’image du tennis, et nous permettent de toucher de nouveaux publics. Avec l’urban tennis en particulier, beaucoup de jeunes qui n’ont pas l’habitude de tenir une raquette ont l’occasion de découvrir les premières sensations du jeu. C’est extrêmement important pour la FFT, qui a à cœur de montrer que le tennis, sous toutes ses formes, est un sport accessible à tous, dans lequel n’importe qui peut prendre du plaisir », appuie Gilles Moretton, le président de la FFT.
Bertrand Blanc se réjouit aussi de cette diversité : «Le padel, un des sports qui croît le plus vite aujourd’hui dans le monde, est à mon sens une chance plus qu’un concurrent pour le tennis. Il apporte un vent de fraîcheur et fait venir une nouvelle population de pratiquants dans les clubs. » Nombre de clubs connaissent ainsi une effervescence nouvelle. « La pandémie est aussi à l’origine d’une envie de voir du monde et de croiser des gens avec la même passion, et donc la vie de club reprend de l’essor », souligne Éric Babolat.
Continuer à dépoussiérer l’image
Un certain chic de country club, disparu avec la prédominance donnée à la compétition, redevient même tendance. La mode s’intéresse à nouveau au tennis, en s’appuyant notamment sur un côté un peu vintage très présent aujourd’hui dans le sport en général. La marque Wilson n’hésite pas à travailler cette image en collaborant avec Saint-Laurent par exemple.
« L’ancienne championne des années 1970 Billie Jean King disait : “si vous aimez le tennis, il fera partie de votre mode de vie”. C’est une des grandes forces de notre sport, capable de susciter de vives émotions, par le spectacle qu’il présente tout au long de l’année, et cela va bien au-delà des amoureux du jeu, analyse Bertrand Blanc. Trop longtemps, nous n’avons parlé qu’aux pratiquants dans les clubs. Nous essayons désormais d’élargir notre public avec un partenariat avec la marque automobile Cupra par exemple, ou la marque de vêtements Supreme pour toucher une clientèle plus urbaine. »
Roland-Garros, un regain de passion
Le tennis s’applique à se défaire définitivement de son image encore trop traditionnelle à l’heure des sports pressés et « fun ». Netflix vient de monter au filet, en proposant une série documentaire, Break Point, où sont suivis quelques joueuses et joueurs tout au long de la saison, dévoilant les coulisses du circuit à la façon des épisodes à succès de Drive to Survive avec lesquels la plateforme américaine a relancé l’intérêt pour la Formule 1. La première partie de Break Point a été diffusée en janvier 2023, la seconde arrive avec Roland-Garros, et une deuxième saison est déjà en cours de tournage.
La montée en puissance d’une nouvelle génération de champions n’est également pas pour rien dans l’engouement actuel. Même si aucun Français ne semble capable aujourd’hui de tirer son épingle du jeu, Roland-Garros devrait à la fois confirmer et accentuer le renouveau constaté par tous les acteurs du secteur.
« Au-delà des performances du très haut niveau, ce que je trouve inspirant, c’est que la période de Roland-Garros est, chaque année, un moment de regain de passion de la France envers le tennis, aussi bien pour les pratiquants que pour les non-pratiquants, s’enflamme Gilles Moretton. Être témoin de ce regain de passion, chaque année, est quelque chose de magique. »
Plus d’un million de licenciés
La Fédération française de tennis revendiquait au 1er mai 2023 1 041 393 licenciés au sein de 7 051 clubs.
Sur le plan des équipements, la France compte 32 360 courts de tennis, 1 366 pistes de padel et 397 terrains de beach tennis.
La FFT dispose d’un budget de 384 millions d’euros, plus de 85 % de ce budget provenant des recettes de Roland-Garros.
Roland-Garros 2023 distribuera cette année 49,6 millions d’euros de dotation, en hausse de 12,3 % par rapport à l’an dernier. La joueuse et le joueur qui triompheront en simple recevront 2,3 millions d’euros, comme en 2019.
Giraud, Roosevelt, de Gaulle et Churchill à la Conférence d'Anfa (Maroc), 24 janvier 1943. Crédit : INTERNATIONAL NEWS PHOTOS (INP) / AFP
FIGAROVOX/ENTRETIEN - L'historienne Alya Aglan a codirigé, avec Pierre Vermeren, le livre Le monde arabe et la Seconde Guerre mondiale. Une rétrospective remarquable de l'évolution du monde arabe de 1939 à 1945.
Alya Aglan est historienne, professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonneet auteur de nombreux livres tels que Le rire ou la vie. Anthologie de l'humour résistant 1940-1945, (Gallimard, 2023). Elle a récemment codirigé l'ouvrage Le monde arabe et la Seconde Guerre mondiale. Guerre, société, mémoire. Histoire en partage en Afrique du Nord et au Moyen-Orient paru en décembre 2022 aux éditions Hemispheres.
FIGAROVOX. - On considère souvent que la Seconde guerre mondiale a été, pour le Maghreb et le Proche-Orient, un électrochoc qui a favorisé l'accès à l'indépendance après-guerre. Partagez-vous cette analyse ?
Alya AGLAN. - Il est certain que la guerre a renforcé et légitimé des revendications nationalistes qui existaient déjà, parmi les diverses formes de résistances engendrées par la colonisation elle-même, en réaction aux inégalités flagrantes des rapports entre territoires impériaux et métropole. De manière globale, dans le «monde arabe» comme ailleurs, la guerre a servi d'accélérateur au processus de décolonisation.
La défaite de la France en juin 1940 et sa mise sous tutelle par le IIIe Reich ont contribué à affaiblir une autorité coloniale qui tend à perpétuer la sévère répression d'avant-guerre. Si l'empire français ne tombe pas directement sous l'emprise des forces de l'Axe, nombre d'empiètements sur les dispositions prévues par les conventions d'armistices, franco-allemandes et franco-italiennes, ont été constatés par les commissions d'armistice de Wiesbaden et de Turin. Pendant la guerre, les partis nationalistes comme l'Istiqlal, interdit à peine créé durant la même année 1937, officiellement fondé en 1943, formalisent leur action politique dans un vaste mouvement de contestation des empires coloniaux.
Plusieurs manifestes nationalistes sont publiés pendant la guerre, notamment le Manifeste du peuple algérien, de Ferhat Abbas du 12 février 1943, préparé depuis deux ans par des représentants du Parti du peuple algérien, des oulémas, des élus et des étudiants. Les prélèvements en hommes et en ressources que subissent les populations en souffrance alimentaire et sanitaire, conséquence directe de la guerre, constituent une autre raison conjoncturelle du réveil nationaliste. La Seconde Guerre mondiale fait apparaître les faiblesses des métropoles et sème le doute quant à la possibilité de conserver intactes les possessions coloniales en Afrique comme en Asie. L'effondrement général des empires coloniaux s'amorce symboliquement, dès février 1942 avec la chute de Singapour, prise par les Japonais, interprétée comme le prélude à la disparition de la domination mondiale britannique.
S'agissant de l'Afrique du nord (Algérie, Maroc, Tunisie), alors sous souveraineté française, la période qui a suivi le débarquement américain en Algérie et au Maroc a été très instable au plan politique. Quel regard ont porté les élites arabes de ces pays sur la tentative d'accommodement de Roosevelt avec les représentants, sur place, du régime de Vichy ?
Si les «élites arabes» désignent les cercles nationalistes, il est évident que la dispute impériale entre l'État français, installé à Vichy, et les gaullistes, entamée dès la fin de l'été 1940, ainsi que l'entreprise de séduction de l'Axe, a fourni l'opportunité historique de défendre les projets indépendantistes. Plus largement, les populations autochtones ont été la cible de propagande anti-alliée, allemande et italienne, agressives. «Radio coloniale», devenue «Radio Mondiale», est tombée sous le contrôle des Allemands, dès le 20 juillet 1940, pour devenir l'un des plus puissants organes de diffusion pronazie, en français, en arabe et en kabyle, contre les impérialismes français et britanniques, faisant mine de donner la parole aux Musulmans dominés et exploités.
Pendant toute la guerre, «Radio-Berlin» et «Radio-Stuttgart» intensifient leurs émissions en langue arabe, excitant les nationalismes, le panislamisme et le panarabisme, dénigrant le projet politique britannique de création d'un État juif en Palestine, sans réellement s'engager dans le soutien actif aux mouvements de libération arabe.
Comme l'Allemagne nazie, l'Italie fasciste se targue de soutenir la cause nationaliste arabe et panislamique et a obtenu, dans un premier temps, le ralliement de certains chefs, sans pour autant jamais se risquer à promettre l'indépendance
Alya Aglan
Sur les ondes de «Radio-Bari», dès 1934, les Italiens inondent le monde arabe des discours de Mussolini dans des émissions, devenues biquotidiennes, dès la fin de l'année 1937. L'entreprise visait non seulement à saper les fondements des impérialismes français et britannique mais également à préparer la conversion du monde arabe au projet impérial fasciste qui aurait fait de la Méditerranée une Mare Nostrum, ressuscitant l'héritage historique fantasmé de la Rome impériale et de l'Africa Romana.
Des chefs nationalistes utilisent, à leur tour, la popularité de Radio-Bari, à l'instar de Bourguiba qui y annonce, le 6 avril 1943, son retour en Tunisie avant de déclarer, en juin, son soutien inconditionnel aux Alliés. Comme l'Allemagne nazie, l'Italie fasciste se targue de soutenir la cause nationaliste arabe et panislamique et a obtenu, dans un premier temps, le ralliement de certains chefs, sans pour autant jamais se risquer à promettre l'indépendance.
Et quel regard ont-ils ensuite porté sur la lutte entre De Gaulle et Giraud ?
La rivalité politique entre le général de Gaulle et le général Giraud, resté fidèle au Maréchal Pétain tout en ralliant le camp allié, n'a pas manqué d'intriguer les contemporains. L'évasion du général Giraud de la forteresse de Koenigstein, en Saxe, en avril 1942, a provoqué la fureur d'Hitler parce qu'il était considéré par les nazis comme «un général français extrêmement dangereux», «un véritable chef», susceptible de prendre la place du général de Gaulle, «qui est une petite pointure du point de vue intellectuel et moral» selon les mots de Goebbels. Le général Giraud bénéficie également de l'appui des Américains pour bâtir et équiper l'armée d'Afrique dont il est le grand artisan.
Les Américains n'hésitent pourtant pas à adouber l'amiral Darlan, incarnation de la collaboration militaire avec l'Axe, présent à Alger au moment de l'opération Torch. Remis en selle par les Américains, sur fond de querelle entre Giraud et de Gaulle, «l'expédient Darlan» n'a pas contribué à renforcer une souveraineté française, d'emblée morcelée et mise à mal, en métropole, par les occupants, allemands et italiens, dès les premières heures de l'occupation. Après le débarquement anglo-américain de novembre 1942, on a parlé d'un régime de «Vichy sous protectorat américain», signe du discrédit durable dans lequel est tombé l'État français. Pour les militaires anglo-américains, devenus les principaux interlocuteurs, le pragmatisme ainsi que les priorités stratégiques ont prévalu dans une guerre mondiale dont l'issue, il faut le rappeler, était incertaine.
Si l'historiographie a largement souligné, la fameuse poignée de main des deux généraux, sous les yeux de Roosevelt et de Churchill, orchestrée par les Alliés en marge de la conférence d'Anfa, organisée par les Anglo-américains du 14 au 24 janvier 1943, elle avait, jusqu'ici, occulté la manifestation évidente de l'émancipation politique du sultan Sidi Mohamed Ben Youssef. Signe du discrédit de la puissance coloniale, le résident général Noguès n’est pas convié au dîner offert au Sultan. Le président américain y aurait évoqué un accès du Maroc à l'indépendance conformément à la Charte de l'Atlantique de 1941 et une aide économique convenable. Le prestige de la puissance de la démocratie américaine, à la domination militaire et matérielle incontestable, se substitue imperceptiblement à celui de la France.
Pourquoi Giraud refuse-t-il, dans un premier temps, de rétablir le décret Crémieux au début de 1943 ? Quand celui-ci sera-t-il de nouveau en vigueur ?
Dans le cadre d'une politique autonome d'antisémitisme d'État, menée par le régime de Vichy, sans contrainte nazie, le gouvernement français abroge, le 7 octobre 1940, le décret Crémieux de 1870 qui accordait la citoyenneté française aux «Israélites indigènes» d'Algérie, quelques années avant que le territoire ne devienne partie intégrante de la France, lorsqu'en 1881, y sont créés trois départements français (Alger, Oran, Constantine). Les juifs d'Algérie perdent ainsi leur citoyenneté et redeviennent «indigènes». Environ 117 000 personnes se trouvent privées de tous leurs droits politiques, dans un climat où l'antisémitisme se renforce par le biais des manifestations d'hostilité, bris de vitrine et tracts, orchestrées par les doriotistes du PPF et de la Légion française des combattants, actes réprouvés par les élites intellectuelles, musulmanes et nationalistes algériennes. L'extension de la législation antisémite du régime de Vichy à toutes les possessions, protectorats et mandats français, en particulier le statut des juifs du 2 juin 1941 et la loi, promulguée le même jour, qui prévoit le recensement des juifs en métropole, en Tunisie, au Maroc et en Algérie, prélude à «l'aryanisation des biens», processus administratif de dépossession, en vertu de la loi du 22 juillet 1941, participe d'une politique de discrimination vécue comme une réactualisation des principes de discrimination coloniale.
Fervent maréchaliste, le général Giraud ne semble pas avoir considéré comme essentielle la question des droits des juifs d'Algérie, qui, comme en Tunisie, sont massivement ralliés à la France libre
Alya Aglan
Dans son discours du 14 mars 1943, Giraud annonce le rétablissement du décret Crémieux sans que la décision ne soit suivie d'effet. Il revient au Comité français de libération nationale de rendre aux juifs d'Algérie la citoyenneté française le 22 octobre 1943, quelques jours avant l'installation de l'Assemblée consultative provisoire à Alger. Fervent maréchaliste, le général Giraud ne semble pas avoir considéré comme essentielle la question des droits des juifs d'Algérie, qui, comme en Tunisie, sont massivement ralliés à la France libre.
Alger a été, de fait, la capitale de la France libre à la fin de 1943. Cet épisode a-t-il nourri les revendications d'un Ferhat Abbas ou d'autres leaders algériens ?
À̀ Alger, au Palais Carnot, l'installation de l'assemblée consultative provisoire, le 3 novembre 1943, constituée de représentants de la résistance intérieure et des soutiens de la France libre, venus du monde entier, marque une étape décisive dans la légitimation du mouvement gaulliste face au général Giraud, opportunément mis à l'écart de l'action politique, et aux Alliés. Cette Assemblée s'impose dans la guerre franco-française contre les compromissions de Vichy comme une tribune et un laboratoire concernant la législation de l'après-guerre mais n'offre pourtant pas aux nationalistes algériens une réelle opportunité de se faire entendre. Les enjeux nationaux de préparation de la libération de la France et de l'Europe ainsi que la question de l'armement des organisations clandestines dominent les débats.
La Tunisie a vécu une épreuve singulière au sein du Maghreb : elle a été occupée par les Allemands, qui ont persécuté la population juive du pays, et le pays a été un champ de bataille pour les forces de l'Axe et les alliés. Quelles conséquences a eues cette page de l'histoire pour la Tunisie ?
La Tunisie, sous protectorat français, a en effet une position particulière dans la guerre, dans la mesure où elle est occupée par les forces de l'Axe italo-germaniques (entre novembre 1942 et mai 1943) et devient un enjeu majeur pour les Alliés. Les Allemands y ont pris pied, à l'appel de l'État français, dès le 10 novembre 1942, à la suite de l'opération Torch et combattent, avec les forces italiennes, contre les Alliés et les forces françaises libres et l'armée d'Afrique, qui remportent une victoire décisive en mai 1943. Les Italiens convoitaient le territoire dès avant la guerre. Occupant la proche Libye, le Duce a revendiqué la Tunisie, où vit une importante minorité italienne, et une partie de l'Algérie.
Les élites libanaises et syriennes ont indirectement profité du bras de fer franco-français. Ces régions sous mandat se sont trouvées au centre d'intrigues incompréhensibles aux yeux des populations
Alya Aglan
Aujourd'hui encore la mémoire de la campagne de Tunisie est vive et inscrite dans le paysage des cimetières militaires américains, français et allemands. Contrairement au cimetière français de Ghammarth ou au cimetière américain de Carthage, le cimetière militaire allemand de Borj Cédria évoque l'abandon de dépouilles de jeunes combattants, insérées dans des sépultures formées de blocs de béton gris, à l'issue de leur transfert depuis plusieurs autres sites. La guerre a donné au pouvoir tunisien une forme et une voie originale de nationalisme, le «moncefisme», exposé dans le Manifeste du front tunisien publié le 22 février 1945, avant le congrès de l'indépendance, le 23 août 1945.
S'agissant du Liban, un chapitre passionnant de votre livre raconte la guerre vue de l'Université Saint-Joseph de Beyrouth et relate les perplexités de ses directeurs. Comment les élites libanaises de l'époque, symbole de «l'orient compliqué» qu'évoque De Gaulle dans ses mémoires de guerre, ont-elles pris position face aux différentes étapes du conflit ?
Les élites libanaises et syriennes ont indirectement profité du bras de fer franco-français. Ces régions sous mandat, confiées par la SDN à la France après la Première Guerre mondiale, se sont trouvées au centre d'intrigues incompréhensibles aux yeux des populations. La voie vers l'indépendance de la Syrie et du Liban a été décidée, sous la pression des Britanniques, à la suite des affrontements fratricides entre Français et Français libres en Syrie en juin 1941.
Parlons maintenant des pays alors sous influence britannique. La propagande de l'Axe destinée aux Arabes, parallèle à la progression initiale de l'Afrika Korps vers l'Égypte, a-t-elle eu un écho important auprès des intéressés ? Ceux que cette propagande séduisait l'étaient-ils par calcul politique (trouver un allié pour se débarrasser des Anglais ou des Français) ou, dans certains cas, par affinité idéologique ?
L'Égypte occupe une position majeure pour l'empire britannique en raison de l'importance vitale du canal de Suez pour la route des Indes mais les Italiens ne parviennent pas à s'en saisir malgré leurs efforts. Dans les milieux nationalistes égyptiens, les Britanniques sont considérés comme la puissance coloniale à chasser en priorité mais ils peinent à contrôler l'entourage du roi Farouk, suspecté d'entretenir des contacts avec les Italiens et les Allemands.
Au Caire, s'est constitué un Comité France libre actif dans le soutien au général de Gaulle tandis que les propagandes fascistes et nazies exaltent le sentiment national égyptien. Les forces alliées, soit près d'un demi-million d'hommes, stationnées dans le pays sont accusées d'épuiser les réserves du pays d'autant que la population fait l'objet de multiples vexations de la part des militaires britanniques. La question nationale devient, après l'accession du parti Wafd au pouvoir, l'enjeu essentiel de l'après-guerre.
On dit souvent que, à partir de la fin de la guerre, Londres a été plus pragmatique, plus réaliste et plus souple que Paris à l'égard des revendications nationales et a accepté plus facilement l'indépendance des pays qu'elle contrôlait. Est-ce exact ?
L'empire britannique n'a pas connu l'effondrement de l'empire français, notamment quand l'Indochine, après le coup de force du 9 mars 1945, passe entre les mains des Japonais qui s'emparent des leviers du pouvoir sous prétexte de défendre le territoire contre un débarquement américain. Sur les ondes de Radio-Saigon, la fin de la colonisation française est déclarée tandis que le gouverneur général et des officiers sont en captivité jusqu'à la capitulation du 12 août 1945. Des manifestations d'indépendance, mêlées de déclarations d'hostilité à la puissance française, sont organisées à l'été 1945 sur fond de pillage, de sabotage et de grèves. Sous contrôle japonais, le 11 mars 1945, l'indépendance des trois monarchies de l'Indochine est déclarée, laissant à Hô Chi Minh l'opportunité d'agir dans un pays affaibli, en proie à la délinquance et à la famine.
La propagande française antijaponaise annonce au contraire le retour de la présence française tandis que la propagande alliée promet l'indépendance aux Vietnamiens en cas de victoire contre l'Axe. L'empire français s'engage dans un continuum de guerres de décolonisation. Dans un monde qui entre, immédiatement et sans transition, dans la guerre froide, la France n'a pas anticipé une décolonisation inéluctable tandis que les Britanniques ont été plus conscients de la modification des équilibres, à grande échelle, héritée de la guerre et dictée par l'évolution des rapports de force internes au sein du camp allié.
Une étude sérieuse révèle un paradoxe étonnant en Algérie : les femmes algériennes sont bien plus instruites que les hommes.
Il y a quelques décennies à peine, il était pratiquement impensable aux familles traditionnelles de permettre à leurs filles d’accéder à l’université. Aujourd’hui, en termes de réussite scolaire et de diplômes, les femmes se démarquent clairement. En effet, 65 % des diplômes de médecine, 80 % des diplômes en sciences de la nature et de la terre, et 83 % des diplômes en langues sont attribués aux femmes. Y compris dans les domaines des sciences exactes, qui étaient autrefois réservés aux hommes, les femmes rattrapent leur retard avec 68 % pour l’année scolaire 2009/2010 et 70 % l’année suivante. Cependant, cet avantage, comme le souligne l’étude, reste exclusivement urbain. *
Cette situation s’explique évidemment par l’évolution des mentalités familiales et la pression croissante exercée par les jeunes filles pour accéder à l’enseignement supérieur. En 2008, si l’on considère la tranche d’âge des 20-24 ans, seuls 15 % des hommes ont reçu au moins une année de formation universitaire, contre 25 % des femmes.
Les conséquences de cette disparité se font sentir dans les relations matrimoniales et les rapports entre les genres. La société algérienne est encore dominée par un principe ancestral de supériorité masculine. Les hommes épousent des femmes moins instruites ou les poussent à renoncer à leur carrière professionnelle pour devenir des femmes au foyer. D’une façon générale, cette supériorité masculine impose des conditions morales indiscutables. Ce qui oblige les familles à accepter ces exigences, notamment en ce qui concerne la liberté vestimentaire des jeunes filles. Aujourd’hui, on estime que 80 % des femmes algériennes et 6 adolescentes sur 10 portent le voile (**).
Ce paradoxe particulier dans le contexte social de l’Algérie, souligne la nécessité d’actions concrètes pour favoriser l’égalité des genres tout en garantissant aux jeunes filles la possibilité de réaliser leur plein potentiel. Il est essentiel de respecter l’âge de la liberté et de la prise de décision. Nous savons que le degré de liberté dépend de l’âge. Il est alors important d’éviter les interdictions morales prématurées dès l’enfance.
Les efforts de tous devraient se concentrer non seulement sur la poursuite de l’éducation des jeunes filles, mais aussi sur l’intervention auprès des familles pour expliquer qu’on ne peut prendre de décisions importantes qu’à partir d’un certain âge. Dans tous les cas, une loi devrait être promulguée pour aller dans ce sens. Une mesure qui pourrait également s’inspirer de celles prises dans les pays asiatiques où l’accès aux lieux de culte par exemple n’est pas souhaitable avant un certain cet âge, que ce soit pour les filles ou les garçons.
En conclusion, les femmes algériennes sont beaucoup plus instruites que les hommes, mais ce sont bien les hommes qui décident à leur place. Et tout le problème de ce paradoxe réside dans la subtilité de cette domination masculine qui rend l’émancipation des femmes complexe. Comment montrer à une personne convaincue d’être libre qu’elle est doublement enchaînée ?
Ahcène Hédir, auteur
Notes
*Inégalités d’instructions hommes-femmes en Algérie : Quand les écarts s’inversent de Zahia Ouadah-Bedidi
** Selon une étude sur la « connaissance des droits des femmes et des enfants : opinions, attitudes des Algériens, adultes et ados » effectuée par le Centre d’information sur les droits de la femme et de l’enfant (CIDDEF), »
Il est des objets dont on ne se départit jamais tant nous en sommes imprégnés dès la prime enfance. C’est le cas de l’objet sur la photo ci-dessous qui transpire le maternel à pleurer d’émotion.
La photo date de 1939. Le décor est planté : une mère, un enfant, une calebasse dont l’apparence évoquerait au premier abord une citrouille que les amerloques auraient décorée pour Halloween.
La photo date de 1939. Le décor est planté : une mère, un enfant, une calebasse dont l’apparence évoquerait au premier abord une citrouille que les amerloques auraient décorée pour Halloween.
Mais cette cucurbitacée a plus d’un tour dans son sac, si je puis dire. Les usages qu’on en fait sont multiples, du récipient à l’instrument de musique.
Chez moi, au bled chéri, cette calebasse recèle d’autres fonctions singulières, aussi bien pratico-pratiques que symboliques.
On y baratte le lait pour en tirer beurre et petit lait. Soit. Mais à travers cette fonction, somme toute utilitaire, elle en décline d’autres insoupçonnés, s’inscrivant dans un environnement culturel particulièrement particulier !
D’un point de vue esthétique, sa forme fait penser à certaines œuvres de Picasso quand il dessine “ses” femmes difformes, sauf que sa ligne courbe et élancée la ferait plutôt passer pour un top model.
C’est la femme, souvent la mère, qui baratte le lait. Heureusement. Sans vouloir prôner la division sexuelle du travail, je militerais pour celui-là. L’homme, au lieu de baratter, il aurait passer son temps à baratiner la calebasse.
La calebasse et le berceau du bébé sont aussi pareillement suspendus au toit (à une poutre) par une corde, à peu près à la même hauteur, c’est dire combien le geste de la mère qui berce se retrouve dans celui qui baratte. Berceau et calebasse sont dans leur usage accompagnés d’un chant a cappella, de ces chants qui vous gouttent parcimonieusement dans l’âme.
Une autre fonction de la calebasse, et non des moindres, est celle d’une confidente à laquelle la mère adresse par le truchement du chant ses suppliques, ses peines et ses voeux. Elle la flatte, elle lui demande récompense pour ses efforts. Le chanteur Idir a merveilleusement traduit cette complainte dans sa chanson “Ssendu” (à écouter avec une traduction en suivant ce lien :
Sur la photo, l’enfant, ses yeux attentifs le disent clairement, est tout ouïe, il écoute le chant maternel réglé sur le glouglou rythmique du lait agité dans la calebasse. Cela lui rappelle à coup sûr le gargouillement du lait maternel lors de ses tétées. Il se sustente d’amour.
Le chant d’amour (au berceau) et nourricier (à la calebasse), sont un canal d’une transmission paisible. Beu… Beu… diriez-vous, je fais dans l’ethno café de commerce. Je vous réponds bah ! je suis convaincu de ce que je dis, puisque cet enfant c’est moi, la femme qui baratte c’est ma reum, et je suis bien calé à l’intérieur de la calebasse à m’enivrer de petit lait.
Je continue dans l’ethno : l’enfant accède ainsi au langage par le chant et la rime. Il ne faut donc pas s’étonner qu’on s’adonne facilement chez moi (rebled chéri) à la poésie et au chant. Sans les sacraliser comme on le fait en “Ouxidène”.
Enfin, il y a sur la photo une absence criante, celle du père. De vrai, il était souvent absent. S’il n’était pas parti faire la guerre, il devait être en exil. S’il n’était pas allé au champ, c’est qu’il était à la djemâa en train de crachoter sa chemma, ou dans un café à jouer au domino en tempêtant sur un double-six impossible à placer. Ce qui ne l’empêchait pas de s’envoyer un grand bol de petit lait à son retour à la maison. C’était un père, pas un papa. Tout le monde peut être un père, c’est autre chose d’être un papa. C’est ainsi… soit-il … pas.
Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A cer¬taines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L'odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. A peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s'ébranle d'un rythme sûr et pesant pour aller s'accroupir dans la mer. Nous arrivons par le village qui s'ouvre déjà sur la baie. Nous entrons dans un monde jaune et bleu où nous accueille le soupir odorant et âcre de la terre d'été en Algérie. Partout, des bougainvillées rosat dépassent les murs des villas; dans les jardins, des hibiscus au rouge encore pâle, une profusion de roses thé épaisses comme de la crème et de délicates bordures de longs iris bleus.Toutes les pierres sont chaudes. A l'heure où nous descendons de l'autobus couleur de bouton d'or, les bouchers dans leurs voitures rouges font leur tournée matinale et les sonneries de leurs trompettes appellent les habitants. A gauche du port, un escalier de pierres sèches mène aux ruines, parmi les lentisques et les genêtS. Le chemin passe devant un petit phare pour plonger ensuite en pleine campagne. Déjà, au pied de ce phare, de grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et rouges, descendent vers les premiers rochers que la mer suce avec un bruit de baisers. Debout dans le vent léger, sous le soleil qui nous chauffe un seul côté du visage, nous regardons la lumière descendre du ciel, la mer sans une ride, et le sourire de ses dents éclatantes. Avant d'entrer dans le royaume des ruines, pour la dernière fois nous sommes spectateurs.
Au bout de quelques pas, les absinthes nous prennent à la gorge. Leur laine grise couvre les ruines à perte de vue. Leur essence fermente sous la chaleur, et de la terre au soleil monte sur toute l'étendue du monde un alcool généreux qui fait vaciller le ciel. Nous marchons à la rencontre de l'amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l'amère philosophie qu'on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. Pour moi, je ne cherche pas à y être seul. J'y suis souvent allé avec ceux que j'aimais et je lisais sur leurs traits le clair sourire qu'y prenait le visage de l'amour. Ici, je laisse à d'autres l'ordre et la mesure. C'est le grand libertinage de la nature et de la mer qui m'accapare tout entier. Dans ce mariage des ruines et du printemps, les ruines sont redevenues pierres, et perdant le poli imposé par l'homme, sont rentrées dans la nature. Pour le retour de ces filles prodigues, la nature a prodigué les fleurs. Entre les dalles du forum, l'héliotrope pousse sa tête ronde et blanche, et les géraniums rouges versent leur sang sur ce qui fut maisons, temples et places publiques. Comme ces hommes que beaucoup de science ramène à Dieu, beaucoup d'années ont ramené les ruines à la maison de leur mère. Aujourd'hui enfin leur passé les quitte, et rien ne les distrait de cette force profonde qui les ramène au centre des choses qui tombent.
Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à regarder l'échine solide du Chenoua, mon cœur se calmait d'une étrange certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. Je gravissais l'un après l'autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d'où on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes. Comme aussi cette basilique sur la colline Est : elle a gardé ses murs et dans un grand rayon autour d'elle s'alignent des sarcophages exhumés, pour la plupart à peine issus de la terre dont ils participent encore. Ils ont contenu des morts; pour le moment il y pousse des sauges et des ravenelles. La basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Sainte-Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques.
Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l'espace.
Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici les dieux servent de lits ou de repères dans la course des journées. Je décris et je dis: « Voici qui est rouge, qui est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les fleurs. » Et qu'ai-je besoin de parler de Dionysos pour dire que j'aime écraser les boules de len¬tisques sous mon nez? Est-il même à Déméter ce vieil hymne à quoi plus tard je songerai sans contrainte : « Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu ces choses. » Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon? Aux mystères d'Éleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m'approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l'eau, c'est le saisissement, la montée d'une glu froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère -la nage, les bras vernis d'eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion de tous les muscles; la course de l'eau sur mon corps, cette possession tumultueuse de l'onde par mes jambes - et l'absence d'horizon. Sur le rivage, c'est la chute dans le sable, aban¬donné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d'os, abruti de soleil, avec, de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche découvrent, avec le glissement de l'eau, le duvet blond et la poussière de sel. Je comprends ici ce qu'on appelle gloire: le droit d'aimer sans mesure. Il n'y a qu'un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l'heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j'aurai conscience, contre tous les préjugés, d'accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens, c'est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter mainte¬nant. La brise est fraîche et le ciel bleu. J'aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté: elle me donne l'orgueil de ma condition d'homme. Pourtant, on me l'a souvent dit : il n'y a pas de quoi être fier. Si, il Y a de quoi: ce soleil, cette mer, mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l'immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. C'est à conquérir cela qu'il me faut appliquer ma force et mes res¬sources. Tout ici me laisse intact, je n'abandonne rien de moi-même, je ne revêts aucun masque: il me suffit d'apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir¬ vivre. Un peu avant midi, nous revenions par les ruines vers un petit café au bord du port. La tête retentissante des cymbales du soleil et des couleurs, quelle fraîche bienvenue que celle de la salle pleine d'ombre, du grand verre de menthe verte et glacée. Au-dehors, c'est la mer et la route ardente de Poussière. Assis devant la table, je tente de saisir entre mes cils battants l'éblouis-sement multicolore du ciel blanc de chaleur. Le visage mouillé de sueur, mais le corps frais dans la légère toile qui nous habille, nous étalons tous l'heureuse lassitude d'un jour de noces avec le monde.
On mange mal dans ce café, mais il y a beau¬coup de fruits - surtout des pêches qu'on mange en Y mordant, de sorte que le jus en Coule sur le menton. Les dents refermées sur la pêche, j'écoute les grands coups de mon sang monter jusqu'aux oreilles, je regarde de tous mes yeux. Sur la mer, c'est le silence énorme de midi. Tout être beau a l'orgueil naturel de sa beauté et le monde aujourd'hui laisse son orgueil suinter de toutes parts. Devant lui, pourquoi nierais-je la joie de vivre, si je sais ne pas tout renfermer dans la joie de vivre? Il n'y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd'hui l'imbécile est roi, et j'appelle imbécile celui qui a peur de jouir. On nous a tellement parlé de l'orgueil : vous savez, c'est le péché de Satan. Méfiance, criait-on, vous vous perdrez, et vos forces vives. Depuis, j'ai appris en effet qu'un certain orgueiL. Mais à d'autres moments, je ne peux m'empêcher de revendiquer l'orgueil de vivre que le monde tout entier conspire à me donner. A Tipasa, je vois équivaut à je crois, et je ne m'obstine pas à nier ce que ma main peut toucher et mes lèvres caresser. Je n'éprouve pas le besoin d'en faire une œuvre d'art, mais de raconter ce qui est différent. Tipasa m'apparaît comme ces per¬sonnages qu'on décrit pour signifier indirecte¬ment un point de vue sur le monde. Comme eu;x, elle témoigne, et virilement. Elle est aujour¬d'hui mon personnage et il me semble qu'à le caresser et le décrire, mon ivresse n'aura plus de fin. Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre. Il y a aussi un temps pour créer, ce qui est moins naturel. Il me suffit de vivre de tout mon corps et de témoigner de tout mon cœur. Vivre Tipasa, témoigner et l'œuvre d'art viendra ensuite. Il y a là une liberté. Jamais je ne restais plus d'une journée à Tipasa. Il vient toujours un moment où l'on a trop vu un paysage, de même qu'il faut longtemps avant qu'on l'ait assez vu. Les mon¬tagnes, le ciel, la mer sont comme des visages dont on découvre l'aridité ou la splendeur, à force de regarder au lieu de voir. Mais tout visage, pour être éloquent, doit subir un certain renouvellement. Et l'on se plaint d'être trop rapidement lassé quand il faudrait admirer que le monde nous paraisse nouveau pour avoir été seulement oublié. Vers le soir, je regagnais une partie du parc plus ordonnée, arrangée en jardin, au bord de la route nationale. Au sortir du tumulte des parfums et du soleil, dans l'air maintenant rafraîchi par le soir, l'esprit s'y calmait, le corps détendu goûtait le silence intérieur qui naît de l'amour satisfait. Je m'étais assis sur un banc. Je regardais la campagne s'arrondir avec le jour. J'étais repu.
Au-dessus de moi, un grenadier laissait pendre les boutons de ses fleurs, clos et côtelés comme de petits poings fermés qui contiendraient tout l'espoir du printemps. Il Y avait du romarin derrière moi et j'en percevais seulement le parfum d'alcool. Des collines s'en-cadraient entre les arbres et, plus loin encore, un liséré de mer au-dessus duquel le ciel, comme une voile en panne, reposait de toute sa ten¬dresse. J'avais au cœur une joie étrange, celle-là même qui naît d'une conscience tranquille. Il y a un sentiment que connaissent les acteurs lors-qu'ils ont conscience d'avoir bien rempli leur rôle, c'est-à-dire, au sens le plus précis, d'avoir fait coïncider leurs gestes et ceux du personnage idéal qu'ils incarnent, d'être entrés en quelque sorte dans un dessin fait à l'avance et qu'ils ont d'un coup fait vivre et battre avec leur propre cœur. C'était précisément cela que je ressen¬tais : j'avais bien joué mon rôle. J'avais fait mon métier d'homme et d'avoir connu la joie tout un long jour ne me semblait pas une réus¬site exceptionnelle, mais l'accomplissement ému d'une condition qui, en certaines circonstances, nous fait un devoir d'être heureux. Nous retrou¬vons alors une solitude, mais cette fois dans la satisfaction.
Maintenant, les arbres s'étaient peuplés d'oi¬seaux. La terre soupirait lentement avant d'en¬trer dans l'ombre. Tout à l'heure, avec la pre¬mière étoile, la nuit tombera sur la scène du monde. Les dieux éclatants du jour retourne¬ront à leur mort quotidienne. Mais d'autres dieux viendront. Et pour être plus sombres, leurs faces ravagées seront nées cependant dans le cœur de la terre.
A présent du moins, l’incessante éclosion des vagues sur le sable me parvenait à travers tout un espace où dansait un pollen doré. Mer, cam¬pagne, silence, parfums de cette terre, je m’em-plissais d’une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sen¬tir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres. Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour. Amour que je n’avais pas la faiblesse de revendiquer pour moi seul, conscient et orgueilleux de le partager avec toute une race, née du soleil et de la mer, vivante et savoureuse, qui puise sa grandeur dans sa simplicité et debout sur les plages, adresse son sourire complice au sourire éclatant de ses ciels.
Noces à Tipasa, in Noces, Albert Camus, Editions Gallimard, 1959.
Après plusieurs reports, le célèbre restaurant américain de restauration rapide KFC ouvrira officiellement ses portes à Alger et Oran. Toute la viande sera importée des Emirats Arabes Unis & l’huile sera utilisée par Cevital qui en sera l’actionnaire principal.
KFC, spécialiste du poulet frit mondialement apprécié, et Azadea Group, la première société de vente au détail de la région MENA, ont annoncé leur entrée sur le marché algérien à travers un ambitieux plan visant l’ouverture de plusieurs points de vente au cours des cinq prochaines années. Cette volonté de développer l’offre de la marque dans la région nord-africaine s’inscrit dans la stratégie globale de Yum ! (maison mère de KFC), qui consiste à rendre le célèbre poulet frit accessible à tous, précise le site LeChiffre d’Affaires.
Samir Menon, directeur général de KFC MENAPAKT et de l’Inde : « Nous sommes ravis de pouvoir lancer officiellement KFC en Algérie. En effet, nous sommes conscients que les Algériens apprécient les plats savoureux, et nous sommes confiants que KFC leur apportera exactement ce qu’ils recherchent. Notre partenariat avec Azadea témoigne de notre engagement en faveur de la qualité et de la satisfaction des clients, et nous sommes impatients de travailler ensemble pour offrir à nos clients la meilleure expérience KFC. En tant que l’une des chaînes de restauration rapide les plus populaires au monde, KFC s’engage à fournir des plats délicieux préparés avec des ingrédients de haute qualité. En faisant son entrée sur le marché algérien, KFC se réjouit d’apporter son mélange unique de saveurs et d’épices à la région. »
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