Livre
Le récit de la Genevoise déroule dix-sept destins de «boomers» qu’elle connaît bien. Les espoirs de Mai 1968 ont précédé l’embourgeoisement.
Honoré de Balzac nous avait raconté «L’histoire des treize». Les personnages sont ici dix-sept. Il ne s’agit pas d’êtres fictifs. Avec «La compagnie», Liliane Roskopf a donné naissance à un récit dont certains protagonistes se révèlent aisément identifiables. Ils ont alors conservé leur prénom. La Genevoise en a donné un nouveau aux autres, dont la vie va se retrouver en partie dévoilée. Liliane (qui devient ainsi elle-même Lil dans cet ouvrage paru chez Slatkine) va nous montrer la manière dont ses proches ont évolué en un demi-siècle. «Nous nous sommes tant aimés», aurait dit le cinéaste Ettore Scola. Il s’agit par conséquent du roman local d’une génération ayant eu 30 ans en 1973. Les fameux «baby boomers», aujourd’hui entrés (non sans mal) dans le troisième âge.
«Genève était encore belle»
Tout commence sur une terrasse (un autre mot qui renvoie à Scola!), en mai, à la chartreuse de Pommier. Nous nous trouvons déjà en terres françaises. L’un des personnages ne pouvait plus traverser la frontière. Il a déserté au moment de la Guerre d’Algérie. Les autres demeurent en début de carrière: géologue, politicienne, médecin (j’en ai compté quatre), psychiatre, thésard, journaliste ou mathématicien. Nous sommes dans un milieu presque homogène. Si «Genève était encore belle», elle restait du coup petite, avec une université à taille humaine. Les dix-sept membres de «La compagnie» sont bien entendu des intellectuels. Si la plupart vivent dans une jolie villa suburbaine entourée d’arbres, tous se veulent à gauche. Mai 68 a passé par là. Il y a en eux de l’engagement social, du moins en parole. Lil a d’ailleurs traduit en français Herbert Marcuse, un sociologue marxiste aujourd’hui oublié. Elle entend maintenant faire passer le message à la télévision, où elle produira des émissions d’information sur des sujets réputés «difficiles».
«Pour ceux qui s’étaient immergés dans le bonheur de la contestation, la fête était finie, finies les manifestations continuelles, les vêtements extravagants, les drogues douces ou pas, les comités d’action à tout propos, et fini le temps libre.»
Ce petit monde, qui ne se sait pas encore privilégié, voyage au loin. Les gros avions ont rapproché les cultures, qu’ils vont bientôt aider à tragiquement se confondre. Ceux qui ne se veulent pas de simples touristes en ont ramené des expériences. Il s’agit de les mettre en pratique, alors que des familles se fondent et que des enfants naissent. La société commence à bouger, tout en se décloisonnant. Il n’en faut pas moins des combats politiques et féministes, puisque les épouses cessent de rester à la maison. Mais les temps sont à l’euphorie. Le monde va vers davantage de liberté. Nul ne pense à un retour du balancier. Celui-ci va pourtant intervenir dès la fin des très permissives années 1970. «Pour ceux qui s’étaient immergés dans le bonheur de la contestation, la fête était finie, finies les manifestations continuelles, les vêtements extravagants, les drogues douces ou pas, les comités d’action à tout propos, et fini le temps libre.» Comment dire? La compagnie est entrée dans le rang.
Le livre devient dès lors celui du désenchantement, d’autant plus que Genève évolue mal. Elle se surdéveloppe de manière anarchique à grand renfort de béton. Des immeubles poussent partout afin d’abriter une population qui va transformer les villas avec jardins en provisoires réserves d’Indiens. Toujours plus internationale, la cité vit au gré de ses organisations, mais aussi de banques où l’on parle de plus en plus anglais. Il y a pour les anciens habitants un phénomène de dépossession qui n’ose pas dire son nom. Quand on demeure hérissé de principes moraux, on doit se montrer accueillants. Tolérants. Bienveillants. Il s’agit surtout de ne pas glisser vers la droite. La pente devient vite savonneuse. A l’écoute du monde où tout va mal, les membres de «La compagnie» doivent avoir bonne conscience d’éprouver une mauvaise conscience de bien-pensants. J’espère que vous suivez mon raisonnement.
Voltaire, pomme de discorde
Collectifs, les destins deviennent aussi personnels dans «La compagnie». Il y a les divorces, la maladie et les désaccords. Tout le monde se retrouve bien sûr le week-end sur la haute montagne afin de jouer non sans risques au chamois. Mais les gens changent de personnalité avec les décennies. D’autres choses les attirent. Les intérêts et les goûts suivent leur évolution. Notons à ce propos que nous sommes ici parmi les littéraires. Les musicaux. Pas les visuels. Il y a même un éditeur dans la bande. Adam, le réfugié hongrois de 1956, dans lequel se reconnaît sans peine Adam Biro. L’histoire intéresse, surtout avec Luc (Weibel) et sa femme Corinne (Walker). La scène passionne, depuis la découverte du Living Theatre, qui a longtemps gardé un pied à Genève. D’où d’ailleurs le minitraumatisme suscité par l’interdiction en 1994 de jouer à la Comédie le «Mahomet» de Voltaire. Prohiber le philosophe dans une de ses villes d’élection pour les 300 ans de sa naissance, impensable! «Et le risque d’islamophobie?» répliquent Jean (Ziegler) et Erica (Deuber-Ziegler).
Et puis le temps passe à nouveau… Les parents sont devenus grands-parents avec une progéniture égaillée entre l’Amérique, le Japon et Dieu sait quel autre pays encore. ONG aussi bien que grandes compagnies. Les carrières des aïeux sont terminées. Lil ne saurait même plus utiliser les nouvelles techniques de la TV. Il s’agit pour chacun d’admettre que son temps est passé sans se laisser dépasser pour autant. «La compagnie» vit maintenant avec le risque permanent de se retrouver éjectée de son petit univers (1). Blanche et hétérosexuelle, elle ne comprend plus vraiment le monde qui l’entoure. Le mariage pour tous a déjà heurté les limites de sa tolérance. Le changement de sexe les a dépassés. Lil écoute ainsi stupéfaite parler sur son petit écran une jeune fille qu’elle connaissait, devenue garçon. «C’est la vie», dit le nom de l’émission. Mais ne va-t-on pas trop loin? Il y a des moments où l’éducation reçue refait inévitablement surface. Le fameux retour du refoulé. Adam se redécouvre d’ailleurs Juif, non sans irriter les autres demeurés laïcs.
«Notre culture, nourrie de classiques, s’efface et notre classe sociale suivra (…). La bourgeoise éclairée, raisonnablement riche, parfois généreuse, qui se veut ouverte et tolérante, qui lit «Le Monde» et «Le Temps», déteste l’UDC même quand elle a raison, vit ses dernières heures .»
C’est enfin, dans les dernières pages, l’âge avec ses bobos. Des trous se creusent dans «La compagnie», où les enterrements font désormais partie du jeu. Nous sommes en fin de partie, comme dirait Beckett. Un univers protecteur s’écroule. Ce ne sont pas dix-sept personnes qui sont touchées, mais une population entière. «Notre culture, nourrie de classiques, s’efface et notre classe sociale suivra (…). La bourgeoise éclairée, raisonnablement riche, parfois généreuse, qui se veut ouverte et tolérante, qui lit «Le Monde» et «Le Temps», déteste l’UDC même quand elle a raison, vit ses dernières heures et ne subsiste que comme phénomène de niche.» Rideau sur fond d’angoisse, surtout climatique, pour l’avenir des jeunes. Ceux ayant une famille devant eux ne raisonnent pas comme les célibataires, qui restent des voyageurs sans bagages. «Le temps des adieux est arrivé. La ville sera bientôt débarrassée de nos souvenirs et tout sera oublié.»
Tout cela n’apparaît pas bien gai. Mais je n’ai jamais connu Liliane Roskopf (qui signe ici son premier livre depuis treize ans) résolument optimiste. L’histoire chorale dont elle se fait l’écho n’en fonctionne que mieux. Je pourrais sans problème remplacer les noms cités (ou tus) par d’autres tirés de mon entourage. Même topo. Une génération non remplacée atterrit en ce moment sans douceur. C’est bien dit par une auteure qui incarne une des dix-sept protagonistes tout en gardant la froideur du regard extérieur. Ses mots sonnent juste. Y compris avec la complaisance du «c’était mieux avant» qui finit par décourager d’aller jusqu’au théâtre et au cinéma. Sauf pour des reprises, bien sûr! «La compagnie» referme du coup la porte sur elle-même. La rançon à payer, peut-être, pour avoir à été un bref moment «de son temps».
(1) Signe de notre époque, bien des quinquagénaires vivent aujourd’hui déjà la même expérience.
Pratique
«La compagnie» de Liliane Roskopf, aux Editions Slatkine, 227 pages.
La couverture avec l’un des premiers graffitis. Il était signé par l’Alémanique Harald Nägeli.Editions Slatkine, 2023.
https://www.bilan.ch/story/liliane-roskopf-suit-sa-generation-dans-la-compagnie-265615439249
.
Les commentaires récents