L’école militaire d’ingénieurs, composée à 20 % d’élèves internationaux, est accusée par plusieurs étudiants de perpétuer une culture néocoloniale et xénophobe qui participe à la séparation entre les Français issus du prestigieux concours et les autres.
Au Maroc, la renommée de l’Ecole polytechnique ne se discute pas. Une partie des élites politiques et économiques sont issues de cette prestigieuse institution française. Alors quand Malik (son prénom a été modifié), brillant élève en classe prépa MPSI (mathématiques, physique et sciences de l’ingénieur), est admissible dans les plus grandes écoles d’ingénieurs (les Ecoles centrales, les Mines, l’ENS et Polytechnique, surnommée l’X), sa famille organise une petite fête. Lui a déjà choisi : ce sera l’X. Son père, électricien, est fier de son « ascension sociale ». « Un honneur », pense Malik.
C’est dans cet état d’esprit que l’élève arrive sur le campus de l’école militaire située sur le plateau de Saclay, à Palaiseau (Essonne), à la rentrée 2019. Prêt à embrasser les traditions militaires françaises, le jeune Marocain remarque vite que lui et ses camarades internationaux sont traités « différemment ». « Nous étions relégués dans des sections sportives sans aucun élève français. Les sections sont au cœur de la vie sociale de l’école, ce sont vos premiers amis et votre premier cercle. » Quant aux militaires, « il y aurait beaucoup de choses à dire sur leur comportement, avec les filles, avec les non-francophones, sur leur discours vis-à-vis de la présence française en Afrique », ajoute l’étudiant.
Plus tard, au moment de finaliser sa demande de naturalisation – depuis 2005, l’école apportait un soutien dans les démarches et une recommandation personnalisée, une aide qui a pris fin en 2022 à cause de la généralisation du dépôt des demandes de naturalisation par voie dématérialisée –, Malik explique adhérer à l’esprit des « droits de l’homme » et aux valeurs d’un pays qui respecte les personnes LGBT, comme lui. Le cadre militaire qui examine sa lettre l’interrompt : « Tu devrais écrire quelque chose de plus neutre. »
« Une posture coloniale assumée »
En mars, le magazine des élèves de l’école, l’IK, consacrait un numéro entier aux élèves internationaux : une trentaine de pages de témoignages – tous anonymes – qui faisaient état d’un certain mal-être, de difficultés avec les traditions militaires, de discriminations, de stigmatisations… Le colonel Thibault Capdeville, directeur de la formation humaine et militaire de l’école, affirme que « si l’IK exprime le mal-être d’un certain nombre d’élèves, la majorité a réussi à trouver sa place au sein de Polytechnique ».
Pour de nombreux étudiants internationaux, l’école n’a pas pris la mesure du malaise. « Tout le monde était choqué lors de la publication de l’IK. Pourtant, l’administration n’a pas réagi », raconte Yousef, 20 ans, étudiant de la promotion X21. Une réunion est finalement organisée trois semaines plus tard. L’administration explique attendre la publication d’une enquête menée à l’initiative du bureau des élèves sur le bien-être des étudiants internationaux sur le campus. « On pourra alors travailler avec les étudiants et les anciens à l’amélioration de l’intégration des internationaux », assure Dominique Rossin, directeur de l’enseignement et de la recherche de l’Ecole polytechnique.
De nombreux témoignages recueillis par Le Monde auprès d’étudiants internationaux et français de plusieurs générations pointent un climat pesant et empreint de stéréotypes racistes. Parmi les témoignages, les étudiants marocains sont surreprésentés, notamment parce que le système de classe préparatoire est calqué sur le « modèle » français et qu’ils comptent pour environ 25 % dans les cohortes d’internationaux.
Sofiane, étudiant marocain issu de la promotion 2019, évoque avec amertume son stage militaire à La Courtine, un camp militaire dans la Creuse, où tous les jeunes ingénieurs sont formés par l’armée de terre. « Ce stage, c’était un choc. Nos encadrants expliquaient que la France était intervenue au Mali ou ailleurs pour “sauver l’Afrique” devant nous, étudiants africains et nord-africains, avec une posture coloniale assumée », raconte celui qui poursuit ses études en Europe. Provisoire et expérimentale, la présence des internationaux à La Courtine a pris fin en 2019, en raison de retours négatifs des élèves et des encadrants. Seuls les élèves officiers français qui ont un statut militaire continuent de s’y former.
Une fresque dégradée
Néanmoins, pendant leur « inkhorpo » (jargon polytechnicien désignant l’intégration), tous les élèves de la promotion continuent d’apprendre certains textes issus du carnet de chants militaires. Un étudiant dénonce le répertoire, teinté de colonialisme, selon lui : « Plusieurs d’entre nous viennent d’Afrique ; comment est-on censé chanter ce genre de choses ? » Ces critiques font référence au Chant des Africains. Le texte a été composé pendant la seconde guerre mondiale par un capitaine de l’armée française, rappelle le colonel Thibault Capdeville. « Il rend hommage aux troupes de l’armée d’Afrique, qui ont participé à la libération de la France. Sans contextualisation, je comprends que ce texte puisse être dérangeant. L’année prochaine, mes subordonnés livreront des explications pour qu’un jeune civil étranger ne soit pas déboussolé », explique-t-il au Monde.
Rémi (son prénom a été modifié), un élève français, a quitté sa formation militaire à La Courtine au bout de deux jours : « Mes encadrants étaient misogynes et racistes. L’un d’entre eux avait surnommé un étudiant mauritanien “Kirikou”. C’est inadmissible. » Le colonel Capdeville assure être intransigeant face à ce genre de propos : « J’ai servi quatorze ans à la Légion étrangère. Les insultes racistes sont inacceptables. Elles ne sont pas dignes d’une troupe professionnelle. »
En novembre 2021, quatre étudiants ont adressé un « signalement » à l’école, faisant état de « cas probable de discrimination, d’homophobie et de sexisme ». Le document, dont Le Monde a pris connaissance, porte de lourdes accusations contre un ancien cadre militaire. L’un des exemples porte sur la dégradation par un étudiant d’une fresque réalisée par l’association LGBT de l’école. Le cadre militaire aurait justifié cet incident par le caractère « très visible » des élèves de la communauté LGBT sur le campus. Il aurait demandé aux élèves de comprendre la « frustration » de l’auteur des faits et aurait refusé de reconnaître le caractère homophobe de la dégradation.
Le militaire aurait également tenu des propos homophobes – « Ne tiens pas une voix de “tafiole” napolitaine » – à un élève homosexuel avant son discours pour une cérémonie militaire. Le colonel Thibault Capdeville, alors tout juste nommé, a reçu l’ensemble des victimes présumées, ainsi que l’encadrant en question. Ce dernier a été sanctionné par un avertissement et ne travaille plus à Polytechnique aujourd’hui. M. Capdeville rappelle que tous les élèves, y compris les internationaux, disposent d’un droit au rapport : « Qu’ils n’hésitent pas à venir me voir pour se plaindre de leur hiérarchie. » Mais, selon lui, les remarques discriminantes « sont surtout le fait d’autres d’élèves ».
Un sentiment d’injustice
En plus des codes spécifiques au monde militaire, les élèves internationaux se heurtent à un entre-soi d’étudiants issus du même moule. Leur marginalisation est d’autant plus forte qu’une grande partie des élèves ingénieurs se connaissent déjà avant d’intégrer Polytechnique. « La plupart des Français viennent de trois lycées prestigieux en région parisienne, ils sont aussi majoritairement issus de la grande bourgeoisie, et, pour certains, c’est la première fois qu’ils rencontrent des jeunes Noirs ou Arabes », témoigne Sofiane. A la dernière rentrée, sur les 431 élèves français qui ont intégré Polytechnique, 92 sont issus du lycée privé Sainte-Geneviève à Versailles, 75 du lycée Louis-le-Grand et 43 de Stanislas, deux établissements parisiens.
Présents à l’école en tant qu’auditeurs libres dès la création de Polytechnique, en 1794, les étudiants internationaux ont la possibilité d’obtenir le même diplôme que leurs camarades français, les élèves-officiers, depuis 1921. Mais c’est en 2000 seulement qu’ils intègrent l’école en plus grand nombre, à la suite d’une réforme de l’enseignement. L’X, dont le prestige était fondé sur la dureté du concours après deux années de préparation, s’ouvre à la filière universitaire : « On atteint alors un quota de 20 % d’internationaux en cycle ingénieur », retrace Dominique Rossin. Or la filière universitaire, dont sont essentiellement issus les internationaux, est perçue comme une porte d’entrée moins digne, analyse l’historien Hervé Joly : « Ce qui fonde l’identité polytechnicienne, c’est le caractère extrêmement sélectif du concours. »
L’augmentation des frais de scolarité, passés en 2017 de zéro à 19 000 euros pour les Européens, et de 29 000 à 38 000 euros pour les non-Européens, exacerbe aussi le sentiment d’injustice, d’autant que les élèves français sous statut militaire reçoivent, eux, une solde d’environ 500 euros mensuels. « On est encore loin des tarifs anglo-saxons », se défend Dominique Rossin, qui rappelle que la transformation de l’école en institution internationale nécessite des moyens, et met en avant les débouchés lucratifs assurés par Polytechnique : « Nos diplômés gagnent en moyenne 70 000 euros [par an] en sortie d’école, et peuvent monter à plus de 100 000. » Certains étudiants, comme Chiraz, X21, voient d’ailleurs dans l’augmentation du nombre d’étudiants étrangers une opportunité très lucrative.
L’historien Christophe Charle le résume autrement : « Comme toute aristocratie, Polytechnique doit s’adapter si elle veut rester dans la course avec les prestigieuses universités du monde entier. » Reste à savoir si cette école militaire, vieille de plusieurs siècles, qui a su tirer un trait sur plusieurs de ses traditions, est prête à remettre en question certains usages d’un autre âge.
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