Dans "Une enfance dans la guerre. Algérie 1954-1962", la romancière accueille la parole et le souvenir de quarante-quatre personnes attachées à l'Algérie. Passionnant.
Écrivains, chercheurs, enseignants, artistes, tous ont en commun d'avoir eu une enfance en Algérie, avant l'indépendance. Ils ont accepté de parler de leur Algérie. Qu'ils soient de familles musulmanes, juives ou européennes, les auteurs disent l'empreinte, la trace, l'enfance. Ils disent aussi la tragédie d'une guerre d'indépendance qui, terminée pourtant en 1962, continue aussi à maints égards de chaque côté des deux rives de cette mer intérieure que fut pendant cent trente-deux ans la Méditerranée. Car, comme l'écrit Leïla Sebbar, ce livre oblige à « réfléchir à l'impensé de la colonisation », entre refoulement en France et confiscation d'une mémoire devenue instrument de pouvoir en Algérie. Dès l'origine, dès la Toussaint rouge du 1er novembre 1954, il y eut d'ailleurs comme une impossibilité de qualification et par là même d'appréhension des faits. Que se passait-il en effet dans ce département d'outre-mer, dans cette Algérie fleuron colonial de l'empire français ? Étaient-ce de simples « événements », comme on disait alors, ou était-ce la guerre, la crue, la cruelle ? Les Algériens, qu'on appelait alors les Arabes ou les indigènes, ne s'y trompèrent guère, qualifiant de « l'guerra » leur élan vers l'indépendance. Cette impossibilité à dire se retrouve d'ailleurs dans les mots recueillis par Leïla Sebbar. Le metteur en scène et comédien Daniel Mesguich parle de « grand trou » pour qualifier cette époque. Dans la préface, Jean-Marie Borzeix y parle aussi de « guerre fantôme », ectoplasme qui n'en finit pas de flotter autour des deux pays. Mais l' « épidermique » de cette guerre est aussi magnifiquement dit par ces enfants devenus grands, les souffrances, les peurs, les corps effacés. C'est là aussi l'une des vraies réussites de ces reliques précieusement recueillies par Leïla Sebbar, qui, au-delà d'un travail de souvenirs, fait aussi œuvre de mémoire.
Le Point Afrique : Pourquoi cet ouvrage ? Quelle en est la genèse ?
Leïla Sebbar : C'est un travail de mémoire et d'histoire. Il s'agit d'une histoire intime de l'Histoire. Ce livre entre dans le cadre d'une série qui porte sur les enfances, en particulier sur les enfances d'écrivains en exil ou qui ont vécu dans les anciennes colonies françaises. Moi-même, je suis née en Algérie et y ai vécu jusqu'à l'âge de 20 ans. C'est donc un pays qui m'importe. Il m'intéressait de mettre en ensemble des auteurs qui ne se sont pas forcément rencontrés à l'époque de la colonie. Ces auteurs viennent de disciplines différentes, lettres, histoire, psychanalyse, théâtre. On sait bien que la mémoire d'un pays, d'un quartier, d'une ville est constituée de l'ensemble des mémoires particulières. D'où l'intérêt d'avoir 44 auteurs. Je n'ai pas eu de mal à les convaincre de participer à ce livre ; et même, souvent, je n'ai même pas eu à les convaincre.
Certains des textes gardent une part d'enfance, comme si c'était vraiment le regard de l'enfant de l'époque qui était rendu. D'autres, en revanche, sont comme passés par le filtre du temps passé… Après lecture, on ressort avec cette idée qu'il n'y a pas une mémoire figée, mais des mémoires encore vives.
Chacun a écrit ce qu'il voulait, comme il le voulait. De fait, les consignes étaient simples : un récit d'enfance pendant la guerre, de 1954 à 1962, autobiographique. Les textes sont courts, mais denses. Je trouve que chaque texte dit quelque chose, et ce qu'il dit est important, pas seulement pour lui, mais pour tous. Déjà, de façon évidente, tout ce qui a pu se passer là où je n'étais pas. Les récits décrivent ce qui s'est passé dans l'ensemble de l'Algérie, depuis Tlemcen jusqu'à Constantine, les villes du littoral, celles de l'intérieur, des hauts plateaux. Cela constitue une géographie, non pas complète, mais représentative du pays.
Vous semblez avoir veillé à ce que ces auteurs, qu'ils soient juifs, « pieds-noirs », « indigènes », comme on disait alors, reflètent au mieux la diversité de l'Algérie pré-indépendance…
Oui, car cette diversité était alors la particularité de cette Algérie française et coloniale. Il y avait une pluralité de religion et de provenance. Les Européens venaient de tout le bassin méditerranéen, Espagnols, Italiens, Maltais. L'Algérie avait aussi sa population juive, qui était arrivée bien avant la conquête musulmane, puis après celle-ci, avec ces juifs chassés de l'Espagne après la Reconquista et le règne de l'Inquisition catholique. Or l'Algérie n'est plus cela. Les chrétiens sont pour la plupart partis, les juifs aussi. L'Algérie actuelle ne ressemble pas à celle de l'époque coloniale. Il m'importait de dire de cette Algérie ce qui n'avait pas été dit. Pour cela, aller voir du côté de l'enfance m'a semblé être une démarche inédite. Et les textes ainsi réunis disent beaucoup de cette époque. J'ai moi-même beaucoup appris à leur lecture.
Cette Algérie plurielle dont vous parlez, pourquoi n'a-t-elle pas survécu à l'indépendance ?
Il me semble qu'avec cette guerre, si violente et douloureuse pour tous, cela ne pouvait pas se terminer autrement. Elle s'est terminée dans la violence et s'est poursuivie dans une certaine forme de violence aussi. Certains des textes le montrent bien. Les juifs ne pouvaient pas rester, les chrétiens ne sont pas restés non plus. Un certain nombre d'Algériens ont quitté le pays soit avant soit après l'indépendance. Il fallait pour le jeune pays se constituer une nation. Cela impliquait une langue, l'arabe, une religion, l'islam, qui a été érigé en religion d'État. Ce qui provoquait un certain malaise du point de vue des minorités politiques. Il me semble qu'on ne peut pas dire cependant que la période post-indépendance se soit mal passée ; elle s'est passée comme cela pouvait se passer, compte tenu des circonstances complexes, difficiles.
Les mots mêmes disent la difficulté à parler de ce qui s'est passé. Certains parlent « des événements », d'autres de « l'guerra ». Daniel Mesghich a ce joli mot : il parle de « grand trou ». Que traduit cette difficulté à qualifier les faits ?
Cela dit la situation d'un certain nombre de personnes, en particulier du côté des Européens et des juifs, qui pour la plupart ne s'attendaient pas à cette insurrection. Ils ne voulaient d'ailleurs pas parler de guerre. Alors vient la tentation de la croyance, de se dire que si on n'en parle pas, la guerre n'existera pas et on pourra rester. C'était là une forme de déni. Non seulement on n'avait pas les mots, mais on refusait de les avoir.
C'était donc une conjuration du réel par l'absence de mot ? Pourtant, du côté algérien, le mot « guerre » est clairement employé.
Oui, la perception était forcément différente. La relation à la guerre et la violence était différente. Cette guerre a été d'une grande violence. Même si, au final, les Algériens ont eu ce qu'ils voulaient, à savoir leur pays et leur liberté.
Les descriptions des exactions des deux côtés sont effectivement épouvantables. Elles rappellent d'ailleurs étrangement les scènes décrites par les Algériens durant la décennie sanglante des années 90…
C'est une perception d'enfant ; les enfants veulent et ont besoin de savoir qui sont les gentils, qui sont les méchants. Mais je ne fais pas le lien entre ces deux tragédies. Il me semble que ce qui est arrivé dans les années 90 relevait d'une exaspération de la population algérienne devant l'injustice, la corruption et la mauvaise distribution de la rente pétrolière. Les gouvernements successifs n'ont pas pensé au peuple et cette politique de la rente pétrolière a été désastreuse. Est arrivé alors un mouvement insurrectionnel qui a pris en main ces sentiments d'injustice. Même si ce mouvement insurrectionnel était fait sous le couvert de l'idéologie islamiste, il s'est fait contre une certaine oligarchie et le rapt des richesses.
Comme il y a une rente pétrolière, y a-t-il aussi une rente mémorielle en Algérie ?
L'histoire algérienne commence avec l'indépendance. Pour l'instant. Peut-être que cela finira par être revu. Les Algériens vivent encore sur cette héroïsation de la guerre de libération. C'est une rente mémorielle qui est élaborée politiquement et manipulée aussi politiquement. Pour se libérer de cela, il faudra encore du temps. Du côté de la France, de nombreux chercheurs travaillent sur les archives disponibles. De nombreux travaux en sortent. En Algérie, ce n'est pas encore le cas, même si des chercheurs commencent à réfléchir, à repenser l'histoire.
Mais est-ce que le malaise identitaire parfois perçu en Algérie tient au fait que, justement, certains ne se retrouvent plus dans l'histoire officielle ; les travaux dont vous parlez pourraient alors leur permettre de redécouvrir la pluralité de leur pays…
Absolument, le travail d'histoire et de mémoire est nécessaire. Le problème est que, pour ce faire, il faut des manuels. Or les manuels sont des livres académiques, les livres académiques sont des livres politiques et donc on entre dans une zone délicate. On apprend aux Algériens ce qu'on veut leur apprendre. C'est une histoire officielle et mutilée. Mais je reste persuadée que des historiens algériens feront ce travail, avec l'aide des historiens français. Les archives de la guerre sont en Algérie, celles de la colonisation sont en France. Il faut que les chercheurs des deux pays coopèrent, car cela est important pour les jeunes générations.
Peut-on penser qu'il y a en France un retour du refoulé colonial, comme si cette guerre et ses conséquences n'étaient toujours pas acceptées…
Camus pensait que l'entente était possible et que ce n'était pas le destin des Européens et des juifs de quitter le pays. Ceux qui sont restés après 1962 ont senti qu'ils devaient devenir algériens, pleinement. Les pieds-noirs, eux aussi, étaient attachés à Algérie ; c'était leur pays, et non la France. Ils ne se remettent pas d'avoir dû partir et certains pensent avoir été chassés de leur pays natal, d'en avoir été expulsés. Surtout, ils pensent avoir été floués : par la France, par l'Algérie indépendante et par ce mouvement migratoire de l'Algérie vers la France qui, d'une certaine manière, leur prendrait encore, à leur sens, quelque chose de la France.
L'impensé de la guerre d'Algérie ne se voit-il pas aussi à travers la question des enfants issus de l'immigration algérienne et de leur place en France ? Le grand sociologue algérien Abdelmalek Sayad disait justement qu'on ne pouvait découpler la question de la colonisation de celle de l'immigration...
C'est là une question difficile. Si on couple d'une manière trop systématique colonisation et immigration, cela amène à un mouvement comme celui des Indigènes de la République. Or je pense que ce mouvement est dommageable pour les enfants issus de l'immigration maghrébine. En effet, dire qu'il y a dans l'espace national des enclos qui sont des espaces colonisés est faux politiquement, historiquement, socialement. Ceux qui sont dans cette croyance, car c'est une croyance, pensent qu'ils sont colonisés et exclus pour toujours, ce qui est faux. Il suffit de voir la nouvelle génération qui réussit en France et qui constitue une classe moyenne.
ENTRETIEN. L’Américaine Alice Kaplan a signé un roman bouleversant sur les traces d’une des dernières grandes familles juives d’Alger.
Il faut, de préférence, dix juifs pour la prière, quorum appelé minyan, mais il faut un texte, un roman, pour tous les ramener : lignées, familles, aïeux et descendants des tribus juives dispersées dans l'histoire et le territoire nord-africain. Un texte fort et subtil, signé par une Américaine, écrivaine, historienne et spécialiste de la littérature française, Alice Kaplan, qui, vadrouillant dans les dédales de l'Alger camusien pour son ouvrage En quête de l'Étranger (prochainement adapté à l'écran par Alexandre Arcady), a rencontré les reliques vivantes d'une ancienne famille juive algéroise, témoin des soubresauts de l'histoire algérienne depuis un peu plus de deux mille ans.
De cette rencontre, de cette découverte de cet improbable et réduit shtetl étiolé, Kaplan, sous les conseils de l'éditrice Selma Hellal, des éditions algériennes Barzakh, saute le pas et l'historienne se fait romancière pour mieux saisir l'insaisissable fuite du temps et de l'histoire. On plonge en sa compagnie dans une émouvante saga familiale des Atlas, juifs algériens se définissant comme tels, découvrant par-dessus les épaules de l'autrice-enquêtrice les archives des aïeux dans un bureau mangé par la poussière à la Casbah ; on la suit dans les derniers bastions de cette culture juive algérienne, synagogue, cimetière, centre de prières, reliques liturgiques sauvegardées par miracle dans des maisons lovées dans les quartiers animés d'Alger protégées par la luxuriance végétale méditerranéenne. Mais la survivance de cet héritage n'est pas uniquement faite de pierres et de débris de la Torah sauvés de l'émeute.
Le roman d'Alice Kaplan, Maison Atlas (réédité chez 10/18 le 20 avril et bientôt adapté au cinéma), traque cette survivance à travers une histoire d'amour liant le descendant de cette famille algéroise, les Atlas, Daniel, et Emily, une Américaine qui vient faire ses études en France dans les années 1990, et où elle rencontre cette sorte de dandy, qui finira par être rattrapé par l'histoire violente de son pays, l'Algérie, confronté à l'insurrection islamiste des années noires, et qui verra sa propre famille broyée par la machine de la guerre… Daniel, diaspora à lui tout seul, éparpillé entre l'amour d'Emily et la volonté de rentrer en Algérie, y rester, sera le marqueur de cette survivance juive dans l'Algérie d'aujourd'hui. Une survivance peu exposée, mais un héritage finalement vivant, bruissant de mille fracas, remontant aux premières tribus juives berbères endogènes. Et de fait, des fins fonds du désert algérien – Tamentit, et ailleurs –, où sommeillent des inscriptions hébraïques sous le sable et dans les roches, aux synagogues oubliées (dont une peu connue au pied du phare d'Alger), les spectres de la profonde histoire juive nord-africaine nous interpellent, nous hantent, comme un membre fantôme d'une identité tronquée. Un membre fantôme, ça vous démange, ça persiste dans la présence de son absence. C'est exactement le cas de cet ADN que la colonisation et l'orthodoxie postcoloniale ont tenté d'effacer. En vain ? Maison Atlas ne fait pas dans la nostalgie, et le regard d'un pas de côté de l'autrice américaine rafraîchit l'histoire et la rend plus intime, tout en la confortant aux grands questionnements qui ont traversé, déchiré, une communauté juive d'Algérie pas si hétérogène comme veut la présenter une certaine vision des deux côtés de mer. Du statut de Dhimmis sous les royaumes berbères musulmans, à la Reconquista ; de la résistance aux conquêtes musulmanes par la reine judaïsée Kahina à l'essor des cultures judéo-arabes du Maghreb ; de la colonisation française au décret Crémieux et son abrogation par Vichy ; de la fraternité musulmane contre les abus vichystes au combat des commandos juifs pour aider le débarquement américain à Alger ; de la matrice même de l'Afrique du Nord des premiers temps monothéistes à l'exode des années 1960-1970 : l'histoire des Atlas se confond avec le territoire et la destinée de ses femmes et hommes qui l'habitent et le font. Non, elle ne se confond pas, elle est une et unie, destin commun dans la vie, la mort, l'exil et l'amour de cette terre.
Il se trouve que Daniel existe vraiment, ou plutôt le personnage qui a inspiré Kaplan. Vous le croiserez dans une ruelle du centre-ville avec son éternel couffin algérois où s'entremêlent journaux et courses du marché, avec sa petite tige de menthe derrière l'oreille comme un authentique fils de la ville, à parler fort avec des gens du quartier, du haut de sa taille longiligne (la légende ne dit-elle pas que le prophète Daniel ne cesse de croître dans son tombeau près de Samarcande ?)… Un soir d'un dîner d'adieu à des Algérois qui allaient quitter définitivement le pays, alors qu'un toast est porté pour ceux qui partent, le vrai Daniel lève son verre et, avec un mélange de malice et de tragique, lance : « Et surtout à ceux qui restent ! » Ceux qui restent et qui portent encore toute cette histoire, cette vie ; titans mélancoliques sous le poids du dispersement et de la mémoire.
Le Point Afrique :C'est Camus qui vous ramène en Algérie, à Alger, et c'est finalement cette histoire de famille juive algérienne qui vous y retient. Comment passer de l'une des obsessions à l'autre ?
Alice Kaplan :C'est en parcourant les rues d'Alger pour ma recherche sur Camus que je me suis rendu compte des nombreuses traces de la judaïté dans l'espace algérois pour ceux qui savent les reconnaître, à commencer par la grande synagogue d'Alger devenue mosquée et qu'on appelle aujourd'hui encore Djamaa Lihoud, la mosquée de juifs. Il y a de la tendresse et de l'humour (parmi les grandes qualités algériennes) dans ce rappel des absents.
Comment s'en est sortie l'historienne après l'écriture de ce roman ?
Pour Maison Atlas, il fallait passer par des transpositions romanesques pour protéger la vie privée d'une famille qui m'a servi de modèle, tout en captant la vérité de son expérience. L'historien choisit des sujets qui sont représentatifs d'une époque, tandis que la romancière est attirée vers le contraire : la famille Atlas qui refuse de partir pour la France et qui porte seule le poids d'une tradition millénaire. Cette histoire contredit beaucoup d'idées reçues. J'aime aussi la polyphonie du roman, qui me permet de représenter un point de vue et son contraire, comme le fils Daniel et son cousin pied-noir à Neuilly qui ne comprend rien à la décision des Atlas de rester. En même temps, pour signifier un arrière-fond historique, mon roman se nourrit d'archives. C'est, par exemple, Becca qui découvre le discours de son grand-père au Conseil général le jour où le gouvernement provisoire rend la citoyenneté aux juifs : « Ma satisfaction et celle de mes coreligionnaires ne seront complètes que le jour où nos frères musulmans commenceront, dans la dignité, à y avoir accès à leur tour. » Or ce discours, peu connu, existe bel et bien. Il attendait seulement de prendre sa place dans le récit.
Comment faire la part juste, équilibrée, entre histoire et nostalgie, surtout quand on aborde des récits de l'histoire coloniale ?
Je ne suis certainement pas dans la nostalgie de l'Algérie coloniale. La « nostalgérie » est une façon de dire « c'était mieux avant ». Au contraire, il faut aborder des récits de l'histoire coloniale pour ne pas oublier ce contre quoi l'Algérie a demandé son indépendance. Et c'est le roman qui, de tous les genres, est le plus apte à capter l'expérience coloniale de tous les jours et son impact à long terme. La situation actuelle est éclairée par ce passé. Certains oublis méritent aussi d'être réparés, par exemple la communauté de vie qui unissait notables juifs et musulmans. Je pense au cercle formé autour de Ferhat Abbas et le Parti du manifeste ; à la solidarité méconnue des musulmans avec leurs frères juifs, et vice versa, lors de l'abrogation du décret Crémieux sous Vichy.
Comment ce membre fantôme, juifs et judaïté d'Algérie, continue-t-il d'exister dans ce pays ?
Apparemment, quand on perd un membre, on continue de le sentir. Ce qui m'intéresse en tant que romancière, ce sont des palimpsestes, ces moments où la judaïté ressurgit. Un rabbin parisien vient à Alger pour l'enterrement de Roger Hanin – dans le roman, c'est Daniel qui organise la cérémonie – et bavarde avec les pompiers en derdja, la langue de son enfance. Une foule d'Algériens attend devant le cimetière Saint-Eugène pour rendre hommage à un enfant du pays. Ainsi, l'espace d'un après-midi, juifs et musulmans se retrouvent en voisins. Ou bien ce personnage insolite de Maison Atlas, jeune Algérois que son admiration pour la famille Atlas pousse à s'inventer une identité juive car « il veut être détesté ». C'est sa façon, follement dangereuse, de combattre la pensée unique des années 1990. Ce jeune homme a réellement existé.
Votre récit traverse aussi les années de la décennie noire en Algérie : comment aborder une séquence, ses traumatismes et ses silences, pour vous qui êtes plus au moins éloignée de cette histoire ? Ressentez-vous que cette période perdure aussi chez les gens en Algérie ?
Mon livre porte sur trois générations d'une famille juive qui choisit l'Algérie indépendante. Or le père est assassiné en 1995 pour on ne sait pas quel motif : bavure ou terrorisme islamiste ? Je me suis beaucoup appuyée sur des romans comme votre 1994, sur des films (notamment ceux de Karim Moussaoui). J'ai passé des heures au Centre culturel algérien à Paris pour lire les dossiers de presse thématiques (« 1995 : violence »). Surtout, j'ai beaucoup discuté avec des Algériens qui ont traversé cette période pour tenter de comprendre leur vécu. De la violence qui tombe sur vous, les éradicateurs et les réconciliateurs, être pris dans l'engrenage de la violence – non, je n'ai pas vécu tout cela. Quand je passe une soirée entre amis en Algérie, il est rare que la conversation ne tourne pas autour des années 1990, des amis assassinés, de la décision de rester ou de partir, des images indélébiles partagées par tous. Par contre, j'ai connu les assassinats politiques qui ont marqué mon enfance américaine (les Kennedy, Martin Luther King, Malcolm X) et la violence policière raciste qui reste malheureusement d'actualité. George Floyd se glisse d'ailleurs dans Maison Atlas, quand Daniel, vingt ans après l'assassinat de son père, se rend compte que le Minnesota n'est pas le lieu idyllique qu'il avait imaginé, que l'Amérique a aussi sa sale guerre.
Ne ressentez-vous pas le besoin aussi de décaler le regard sur l'Algérie via la France uniquement, de trouver d'autres voix et voies pour parler de l'Algérie à partir d'autres endroits, d'autres récits ?
Exactement ! Il existe de très belles histoires d'amour entre Français et Algériens – Élise ou la vraie vie, que j'ai lu à 19 ans, m'a beaucoup marquée. Avec l'histoire de Daniel et d'Emily, j'ai eu envie d'imaginer l'amour interculturel autrement. Daniel rêve du paysage plat du Minnesota, des lacs dont on peut voir l'autre rive, il imagine une civilisation toute en certitudes et en simplicité. De son côté, Emily est fascinée par les rues en pente où l'on voit un bout de la mer au coin de chaque rue, où l'eau ne gèle jamais. Il y a des mémoires douloureuses entre la France et l'Algérie qu'on a du mal à ne pas projeter dans les relations de couple, qui deviennent des allégories. Écrire une histoire américaine-algérienne change non seulement la géographie du roman mais ses possibilités narratives.
Comment expliquer l'effacement de cette histoire juive dans l'Algérie ? Qu'est-ce qui serait « honteux » dans cet héritage ?
Je raconte une scène du saccage de la dernière synagogue Chaloum Lebhar, rue de Dijon à Bab El Oued, au moment où les Américains bombardaient l'Irak. Le mouvement de foule mêle l'impérialisme américain, les conflits politiques du Moyen-Orient et le passé des juifs d'Alger. Aujourd'hui, on peut lire, en graffiti, sur ce qui reste des murs de cette ruine, la trace exacte d'un sentiment partagé. Sur le devant « Lihoud je t'aime – juifs je t'aime » et sur le mur de derrière « Libérez la Palestine. Risque de chute ». Que la famille de Daniel se réclame d'une ascendance berbère et juive, ayant vécu en Algérie avant même l'islam, voilà un sentiment d'appartenance bien enracinée. Et cela dérange.
Comment a été l'accueil en Algérie ? Quelles résonances aviez-vous captées lors de vos rencontres pour présenter votre roman ?
Chaque fois que je présente Maison Atlas, que ce soit dans des librairies, dans des soirées littéraires ou au Salon du livre, des gens viennent témoigner. Ils se souviennent de leur intimité avec des voisins juifs dans la Casbah, avec qui ils ont partagé fêtes et plats traditionnels. Ou leurs enfants se remémorent les histoires de leurs parents. Je me souviendrai toujours d'un débat à la librairie L'Arbre à dires, à Alger. J'avais lu la scène de mon roman où la fille d'Emily, Becca, arrive à Alger pour retrouver le père qu'elle n'a jamais connu. Elle loge au Sofitel du Hamma. C'est une scène onirique où elle se retrouve à 3 heures du matin dans la piscine de l'hôtel, avec sa vue magnifique sur le monument aux martyrs de la révolution. J'ai toujours envisagé cette scène comme son baptême algérien. Et voilà qu'une jeune femme, voilée, lève la main pour dire « mais non, ce n'est pas un baptême, c'est sa mikvah (le bain rituel juif) ! » Elle avait une connaissance culturelle juive beaucoup plus aiguë que la mienne. Je dirais qu'il y a une mémoire populaire des juifs d'Algérie, bienveillante, différente des perceptions idéologiques. J'imagine aussi que le fait d'avoir raconté l'histoire des juifs algériens par le biais d'un roman, et non via un essai savant, plus le fait que je ne suis ni française ni algérienne ont encouragé cette poignante ouverture d'esprit.
Vous animez des ateliers et vous participez à des rencontres littéraires à Alger depuis des mois. Comment voyez-vous la scène créative ici ?
Je suis impressionnée par ce monde littéraire, par la qualité des discussions, le talent, par une écriture où langues et cultures se mélangent ; impressionnée aussi par l'amour du livre. En l'absence relative de librairies, les Algériens vont au Salon du livre avec d'énormes sacs pour se procurer de la lecture pour l'année à venir. Votre ex-collègue à El Watan Walid Bouchakour prépare une thèse à l'université Yale autour des écrivains de la génération [des éditions] “Barzakh”, Sofiane Hadjadj, Hajar Bali, Maissa Bey, Mustapha Benfodil, Samir Toumi, etc., auteurs qui renouvellent des genres comme le polar, la saga familiale, le récit existentialiste à la lumière de l'histoire algérienne. Je pilote depuis décembre 2022 un book club (Lioum Adab, littéralement « Aujourd'hui littérature ») avec un groupe de jeunes femmes dans le cadre d'un programme qui s'appelle Le Champ des possibles (avec des axes cinéma, photo, livre). On a commencé par lire La Soif d'Assia Djebar. Ces jeunes femmes ont exprimé l'envie de mieux connaître l'Amérique par ses écrivains. Cet été, nous allons aborder Dans le silence du vent de Louise Erdrich, une histoire de violence et de justice qui se déroule sur une réserve Ojibway dans le Dakota du Nord. Les participantes sont des passionnées de livres qui postent leurs lectures sur Instagram, et dont l'esprit critique dépasse largement les « likes » des réseaux sociaux.
Finalement, l'un des plus grands défis de l'Algérie ne serait-il pas d'être confrontée à l'altérité ?
C'est une question qui doit d'être abordée entre Algériens. Il est vrai que je sens beaucoup de résistance à la pensée unique en Algérie. L'acceptation de l'altérité n'est jamais gagnée, ni en France ni aux États-Unis. Le roman peut ouvrir une voie. L'histoire de Daniel, survivant d'une communauté qui n'existe plus, donne à rêver. C'est avec des sujets qui dérangent, des conflits non réglés, que se construit la littérature.
J'ajouterai que les musulmans et les juifs ont beaucoup en commun, à commencer par le fait qu'ils sont des gens du livre et des champions de l'interprétation. J'y pensais encore juste avant le ramadan, avec l'évocation de la nuit du doute, cette interrogation sur la forme de la lune, un questionnement qui me semble tellement familier… Une belle danse herméneutique.
Publié le
Propos recueillis par notre correspondant à Alger, Adlène Meddi
La commission d’historiens français et algériens créée pour travailler sur la colonisation française et la guerre en Algérie a tenu sa première réunion mercredi, a annoncé l’Elysée en dévoilant la composition côté français de cette instance.
Les cinq historiens français sont Benjamin Stora (également co-président de la commission), Florence Hudowitz (conservatrice au MUCEM), le professeur des universités Jacques Frémeaux ainsi que les historiens et enseignants universitaires Jean-Jacques Jordi et Tramor Quemeneur, a indiqué l’Elysée.
« Cette commission a tenu sa première réunion ce jour, mercredi 19 avril », précise le communiqué.
La création de cette instance de dix membres avait été annoncée en août dernier à Alger par les présidents français Emmanuel Macron et algérien Abdelmadjid Tebboune. Il s’agit de « travailler sur l’histoire de l’Algérie contemporaine, pour mieux se comprendre et réconcilier les mémoires blessées », rappelle le communiqué.
Cette commission indépendante « travaillera d’abord sur les origines de la colonisation française en Algérie, au XIXe siècle, en dressant un inventaire des archives déposées en France et en Algérie, et qui traitent particulièrement de la conquête coloniale », précise le communiqué.
D’autres sujets pourront ensuite être abordés concernant « la période du XXe siècle, en particulier la séquence de la guerre et de la décolonisation », ajoute l’Elysée.
Cette commission sera coprésident par Benjamin Stora et Mohamed Lahcen Zeghidi, ancien directeur du Musée national du moudjahid.
Pour la partie algérienne, la présidence algérienne avait désigné en novembre dernier les historiens Mohamed El Korso, Idir Hachi, Abdelaziz Fillali, Mohamed Lahcen Zighidi et Djamel Yahiaoui pour faire partie de cette commission.
La statue de l'Emir Abdelkader, leader historique algérien et héros de la guerre d'indépendance contre la France, sur la place du même nom dans le centre de la capitale Alger, le 28 décembre 2022. (Photo d'illustration, AFP)
La création de cette instance de dix membres avait été annoncée en août dernier à Alger par les présidents français Emmanuel Macron et algérien Abdelmadjid Tebboune
Il s'agit de « travailler sur l'histoire de l'Algérie contemporaine, pour mieux se comprendre et réconcilier les mémoires blessées»
PARIS: La commission d'historiens français et algériens créée pour travailler sur la colonisation française et la guerre en Algérie a tenu sa première réunion mercredi, a annoncé l'Elysée en dévoilant la composition côté français de cette instance.
Les cinq historiens français sont Benjamin Stora (également co-président de la commission), Florence Hudowitz (conservatrice au MUCEM), le professeur des universités Jacques Frémeaux ainsi que les historiens et enseignants universitaires Jean-Jacques Jordi et Tramor Quemeneur, a indiqué l'Elysée.
"Cette commission a tenu sa première réunion ce jour, mercredi 19 avril", précise le communiqué.
La création de cette instance de dix membres avait été annoncée en août dernier à Alger par les présidents français Emmanuel Macron et algérien Abdelmadjid Tebboune. Il s'agit de "travailler sur l'histoire de l'Algérie contemporaine, pour mieux se comprendre et réconcilier les mémoires blessées", rappelle le communiqué.
Cette commission indépendante "travaillera d'abord sur les origines de la colonisation française en Algérie, au XIXe siècle, en dressant un inventaire des archives déposées en France et en Algérie, et qui traitent particulièrement de la conquête coloniale", précise le communiqué.
D’autres sujets pourront ensuite être abordés concernant "la période du XXe siècle, en particulier la séquence de la guerre et de la décolonisation", ajoute l'Elysée.
La Commission « pourra solliciter les avis et les observations d’autres historiens dont les travaux et expertises sont reconnus en la matière », ajoute-t-on encore.
L’Elysée a rappelé que les cinq historiens français sont Benjamin Stora, Professeur des universités, Florence Hudowitz, conservatrice au MUCEM, Jacques Frémeaux, Professeur des universités, Jean-Jacques Jordi et Tramor Quemeneur, historiens et enseignants universitaires. Ces historiens avaient été nommés au mois de janvier dernier.
Auparavant, fin novembre plus précisément, le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, avait désigné Mohamed El Korso, Idir Hachi, Abdelaziz Fillali, Mohamed Lahcen Zighidi et Djamel Yahiaoui, pour faire partie de cette commission. Mohamed Lahcen Zighidi, côté algérien et Benjamin Stora, côté français, co-président cette commission.
Un historien révisionniste dans la commission mixtesur la guerre d’Algérie risquede faire polémique
DIA-27 janvier 2023 : Cinq mois après avoir été annoncée, la mise en place d’une commission mixte d’historiens, mesure phare du dialogue mémoriel esquissé entre Paris et Alger, Benjamin Stora a annoncé la nomination de cinq historiens français ce jeudi 26 janvier. Ils seront appelés à travailler conjointement avec leurs homologues algériens, déjà nommés par Alger. M. Stora coprésidera la commission mixte au côté de Mohamed Lahcen Zeghidi, ancien directeur du Musée national du moudjahid. La liste proposée par Paris comprend, outre M. Stora, Tramor Quemeneur, auteur de nombreux ouvrages sur la guerre d’Algérie, qui officiera comme secrétaire général de la partie française de la commission, Jacques Frémeaux, spécialiste de la conquête française de l’Algérie, Florence Hudowicz, conservatrice en chef du patrimoine et co-commissaire de l’exposition sur l’émir Abdelkader, au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM), à Marseille, en 2022, et surtout Jean-Jacques Jordi, historien français d’origine pied-noire et auteur d’ouvrages sur les Européens d’Algérie. Ce dernier risque de faire débat puisqu’il est partisan d’une campagne contre le FLN qu’il accuse d’avoir fait disparaitre plusieurs milliers d’Européens.
Jean-Jacques Jordi est l’historien des pieds noirs et adulé par les nostalgiques de l’Algérie française. Dans son livre : « Un silence d’État » (Éditions Soteca, octobre 2011) où il fournit des listes de personnes disparues présumées décédées entre le 1er novembre 1954 et le 31 décembre 1962, soit 1.583 personnes, dont 1.438 Européens et 145 Français musulmans ». Ce livre qui alimente l’esprit revanchard des nostalgiques de l’Algérie française et autres anciens partisans ou sympathisants de l’OAS.
Dans une vidéo, il accuse ouvertement le FLN d’avoir exécuté les européens après le 5 juillet 1962, d’avoir enlevé plus de 4000 européens et d’avoir créé des camps d’internements et de pratiquer la torture. Des faits en réalité qui ont été effectués par l’armée coloniale et par l’OAS entre 1961 et 1962.
Les prises de position anti-algérienne de cet historien révisionniste risquent de créer des tensions au sein de cette commission qui est déjà compliquée.
D’autant que Benjamin Stora a écarté de cette commission plusieurs historiens français connus pour leur bonne connaissance du dossier de la guerre d’Algérie et leur étroite collaboration avec l’Algérie dans le dossier commun. C’est le cas notamment de l’historien Fabrice Riceputi, qui travaille sur les disparus de la bataille d’Alger, d’Emmanuel Blanchard, directeur adjoint de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye et auteur d’une Histoire de l’immigration algérienne en France ainsi et surtout d’Olivier Le Cour Grandmaison.
La tâche de la commission est semée d’embûches et s’annonce délicate. Elle est exposée à bien des critiques, dont la principale tient dans la commande gouvernementale associée à cette commission, et donc sa vulnérabilité aux aléas d’une relation diplomatique volatile. Sans compter l’hypersensibilité que conserve dans les opinions publiques, des deux côtés de la Méditerranée, la mémoire de la guerre d’Algérie, avec ses blessures toujours à vif et ses zones d’ombre en quête d’éclaircissements. Si le caractère officiel d’une telle commission mixte est inédit, il reste à évaluer ce qu’elle apportera de plus par rapport à d’autres formats conjoints – et non officiels – qui l’avaient précédée.
Selon des archives déclassifiées publiées lundi par Mediapart, le massacre du 17 octobre 1961 de plusieurs dizaines d'Algériens avait été rapporté au chef de l'État, Charles de Gaulle. Le président de la République avait alors fait part de son indignation et souhaité faire la lumière, tout en maintenant en poste le préfet Maurice Papon et les ministres responsables.
Massacre du 17 octobre 1961 : les preuves que le général de Gaulle savait
par Fabrice Arfi, publié dans Mediapart le 6 juin 2022. Source
Des archives inédites de la présidence de la République, consultées par Mediapart, le prouvent désormais : Charles de Gaulle et l’Élysée ont tout su – et très vite – de ce crime d’État. Le président a même demandé par écrit que les « coupables » soient poursuivis. Mais le massacre restera à jamais impuni, judiciairement et politiquement.
De Gaulle savait et il savait tout. Depuis plus de soixante ans, un épais mystère entourait l’histoire du massacre du 17 octobre 1961, un crime d’État qui ne cesse aujourd’hui encore de hanter la mémoire franco-algérienne. Les faits sont connus : une manifestation d’Algériens, qui protestaient pacifiquement dans Paris contre le couvre-feu raciste qui leur avait été imposé par les autorités, a été réprimée par la police dans une brutalité inouïe, faisant des dizaines de morts — certaines victimes de la répression ont été jetées à la Seine.
Mais une question majeure demeurait, comme le rappellent les historiens Jim House et Neil MacMaster dans leur ouvrage de référence Paris 1961 (Tallandier) : « On sait à vrai dire très peu de choses sur les réactions officielles ou même informelles du 17-Octobre au plus haut niveau du gouvernement. De Gaulle et ses ministres ne font aucune mention des événements dans leurs Mémoires, et l’accès à des documents essentiels de l’Élysée, de Matignon et du ministère de l’Intérieur demeure interdit. »
Grâce à l’ouverture récente et partielle d’archives publiques – l’arrêté gouvernemental en autorisant l’accès a été signé fin décembre 2021 –, Mediapart a pu consulter plusieurs documents issus de la présidence de la République qui prouvent aujourd’hui que le général de Gaulle a tout su, et très vite : c’est-à-dire la responsabilité de la police dans le crime, comme l’étendue de celui-ci.
Une annotation manuscrite de Charles de Gaulle sur un document de l’Élysée prouve même que le président, confronté à la réalité de la situation, avait demandé que les coupables soient châtiés, réclamant aussi que son propre ministre de l’intérieur, Roger Frey, intervienne face à l’extrême danger des dérives des forces de l’ordre.
Mais il ne se passera rien : aucun policier ne sera jamais condamné ; Maurice Papon, le préfet de police qui a supervisé et couvert le massacre, restera en place, tout comme le ministre Roger Frey ; et ce crime restera à jamais impuni, s’effaçant peu à peu de la mémoire collective si ce n’était l’acharnement de quelques historiens, archivistes, militants et journalistes pour continuer de chercher la vérité.
« Noyés », « étranglés » ou « abattus par balles »
Deux documents en particulier, conservés sur le site de Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) des Archives nationales [voir la Boîte noire de cet article], permettent aujourd’hui d’éclairer cette part d’ombre de l’histoire.
Le premier est une note signée des initiales de Bernard Tricot, conseiller du général de Gaulle pour les affaires algériennes et les questions juridiques à l’Élysée. Elle date du 28 octobre 1961, soit onze jours après la tragédie.
« J’ai été informé par le directeur de cabinet du garde des Sceaux de ce que le procureur général de la cour d’appel de Paris et le procureur de la République près le tribunal de la Seine sont venus l’avertir des procédures judiciaires en cours à la suite de la mort d’un certain nombre de musulmans dont les corps ont été retrouvés après les récentes manifestations », écrit Bernard Tricot.
« Il y aurait 54 morts. Les uns auraient été noyés, les autres étranglés, d’autres encore abattus par balles. Les instructions judiciaires ont été ouvertes. Il est malheureusement probable que ces enquêtes pourront aboutir à mettre en cause certains fonctionnaires de police », poursuit le haut fonctionnaire.
Ce dernier précise que le ministre de la justice, Bernard Chenot, nommé à ce poste moins de deux mois plus tôt en remplacement d’Edmond Michelet, réputé trop conciliant avec le FLN algérien selon certains partisans de la ligne dure comme le premier ministre Michel Debré, doit « s’entretenir de ces faits » avec son homologue de l’intérieur.
Le fait que l’un des plus proches collaborateurs de Charles de Gaulle écrive dès le 28 octobre 1961 une note annonçant une première estimation aussi importante du nombre de morts — certains historiens parlent aujourd’hui de cent à deux cents possibles victimes —, les modalités de leur supplice et la responsabilité probable de la police française dans le crime n’étaient à ce jour pas connues.
De Gaulle : « Il faut faire la lumière et poursuivre les coupables »
Mais une deuxième note du même Bernard Tricot, annotée à la main par le général de Gaulle, figure également aux Archives nationales. Nommément adressée au président de la République, elle est datée du 6 novembre 1961. Dès son premier paragraphe, il est fait référence à « la découverte dans la région parisienne, depuis le 22 octobre, des cadavres d’un certain nombre de Musulmans algériens ».
Le haut fonctionnaire fait savoir au chef de l’État que « le parquet ne dispose pas en général d’éléments suffisants pour étayer les poursuites ». Et il ajoute : « La question d’ordre gouvernemental qui se pose est celle de savoir si on se bornera à laisser les affaires suivre leur cours, auquel cas il est probable qu’elles s’enliseront ou si le ministre de la justice ainsi que le ministre de l’intérieur doivent faire savoir aux magistrats et officiers de la police judiciaire compétente que le gouvernement tient à ce que la lumière soit faite. »
« Il importe beaucoup, semble-t-il, que le Gouvernement prenne dans cette affaire une position qui, tout en cherchant à éviter le plus possible le scandale, montre à tous les intéressés que certaines choses ne doivent pas être faites et qu’on ne les laisse pas faire. À agir autrement, on s’exposerait, je crois, à laisser se développer dans la police un processus dont l’extrême danger s’est révélé au cours des dernières années dans d’autres formations », poursuit Bernard Tricot, qui fait ici référence aux dissidences qui ont pris corps dans l’armée, notamment avec la création au début de l’année 1961 de l’Organisation de l’armée secrète (OAS).
À la fin de sa note, Bernard Tricot demande au général de Gaulle « s’il autorise que le point de vue qui vient d’être indiqué soit exprimé aux ministres intéressés ».
Note de Bernard Tricot, annotée à la main par le général de Gaulle,
La réponse manuscrite du président de la République, rédigée à l’encre bleue et figurant sur la colonne de gauche de la première page du document, est sans ambiguïté : « 1) Il faut faire la lumière et poursuivre les coupables. 2) Il faut que le ministre de l’intérieur prenne vis-à-vis de la police une attitude d’“autorité”, qu’il ne prend pas, et qui, d’ailleurs, n’exclut nullement, bien au contraire, la “protection” ».
En réalité, aucun coupable ne sera puni, l’Élysée ne s’exprimera jamais sur le sujet et le ministre de l’intérieur sera maintenu dans ses fonctions. Le préfet de police de Paris de l’époque, Maurice Papon — il sera condamné en 1998 à dix ans de réclusion criminelle pour sa participation à la déportation des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale —, réussira même à imposer un contre-récit policier face aux plaintes déposées par les proches de victimes du massacre du 17 octobre 1961.
Les manipulations du préfet Papon
Un rapport du 26 décembre 1961, signé de Maurice Papon, montre à ce sujet l’étendue des manipulations policières pour étouffer le scandale. Le rapport, cité dans le livre Octobre 1961, un massacre à Paris (Fayard) de l’historien Jean-Luc Einaudi, y est présenté comme ayant été adressé au ministre de l’intérieur. Mais les archives de la présidence De Gaulle montrent qu’une copie a également été personnellement envoyée par Maurice Papon au secrétaire général de l’Élysée, Geoffroy Chodron de Courcel. Cet exemplaire porte une mention « Vu » apposée au crayon à papier.
Le document a pour titre : « Enquêtes effectuées au sujet de plaintes contre la police, consécutives aux manifestations du 17 octobre 1961 ». Tout est mis en œuvre, sous la plume de Maurice Papon, pour décrédibiliser la moindre mise en cause de la police.
De très nombreuses plaintes ont été déposées ? Elles « ont été acheminées entre le 30 octobre et le 2 novembre par des avocates du FLN », souligne le préfet de police, qui relève que plusieurs plaignants « habitent à proximité les uns des autres » et d’en conclure : « Le caractère concerté de ces plaintes apparaît donc facilement : les plaignants ont laissé d’ailleurs plus ou moins entendre qu’il y a eu racolage par les avocates. »
Certains plaignants ne se sont finalement pas présentés devant les policiers ? « L’enquête ne peut guère laisser d’illusion sur le bien-fondé de leurs réclamations », en déduit Maurice Papon, qui précise que certains plaignants, qui, eux, se sont présentés, ont été « convaincus de mensonges ». Le préfet de police n’hésite pas à parler ainsi d’une « évidente mauvaise foi » apparue, selon lui, dans les cas signalés.
Maurice Papon accusera aussi dans son rapport le FLN du meurtre d’au moins deux Algériens imputés à la police française. Et pour les seuls cas de sévices réels, le préfet souligne que leur « importance a été démesurément grossie ».
Également saisi d’informations publiées par le quotidien L’Humanité, selon lesquelles de très nombreux Algériens arrêtés par la police le 17-Octobre ont ensuite subi des sévices dans un centre d’internement à Asnières (Hauts-de-Seine), le rapport Papon conclut : « Rien d’anormal n’a été constaté pendant leur présence dans les locaux d’Asnières […]. Il ressort donc bien de l’enquête que cette affaire a été montée de toutes pièces par le journal L’Humanité à des fins d’ordre politique, d’ordre général et local. »
Un autre document figurant dans les archives de l’Élysée confirme que tout fut fait, sous la responsabilité du préfet Papon, pour empêcher l’éclatement de la vérité sur le massacre du 17-Octobre. Il s’agit cette fois d’un tableau de huit pages de « comparaison entre les faits allégués et les résultats de l’enquête ». Partout on peut lire ce type de remarques : « Plainte de circonstance imposée par le FLN », « plainte mensongère », « plainte douteuse », « plainte mensongère ordonnée par le FLN », « plainte tardive et suspecte »…
De telles conclusions tranchaient pourtant, déjà à l’époque, avec l’étendue des connaissances sur ce crime d’État, qu’un haut fonctionnaire du Conseil d’État, Michel Massenet, décrira en ces termes dans une note de l’automne 1961 (mais non datée précisément) et adressée à l’Élysée : « L’on peut en tout cas affirmer que la violence qui s’y est manifestée à froid est sans précédent dans les annales policières en France. »
Au-delà du 17 octobre 1961
Ce n’est pas tout. Une troisième note de l’Élysée, non signée mais vraisemblablement rédigée par le conseiller élyséen Benard Tricot – elle émane de ses archives –, montre qu’au-delà du massacre du 17-Octobre la présidence de la République n’ignorait rien non plus du déchaînement criminel de la police française, cible durant l’année 1961 d’attaques imputées au FLN, contre des Algériens résidant en métropole.
Adressée le 25 octobre 1961 à Geoffroy Chodron de Courcel, le secrétaire général de la présidence, cette note décrit ni plus ni moins qu’une véritable terreur d’État.
La voici :
« S’agissant des brutalités ou sévices dont les Musulmans algériens ont pu être victimes ces derniers jours à Paris, je laisserai de côté tout ce qui a pu se passer au cours des manifestations ou immédiatement après. De même, il n’y a pas lieu de tenir compte de tous les renseignements à caractère vague ou hypothétique. En retenant seulement les faits précis venant de sources sérieuses, on peut indiquer : qu’il arrive que des personnes apparemment innocentes, et en tout cas n’ayant aucune attitude menaçante, soient tuées par les forces de l’ordre.
— À Gennevilliers, le jeudi 12 octobre, à 20 heures 30, 60, rue de Richelieu, devant l’école de garçons, un élève du cours de français, Ali Guérat, a été tué par balle. Le directeur du cours, M. Vernet, a été témoin de ce meurtre.
— Il arrive que lorsque des Musulmans sont appréhendés par les policiers ceux-ci détruisent devant eux leurs papiers d’identité. Ce fait, bien qu’il ne soit pas sanglant, me paraît des plus graves. Par une véritable voie de fait la police met elle-même des hommes en situation irrégulière.
— Des hôtels ou magasins musulmans ont été saccagés par la police (un hôtel dans le XVIIIe arrondissement, des magasins à Nanterre) sans qu’apparemment les destructions faites aient pu se justifier par les nécessités d’une lutte soutenue, par des mesures de sécurité ou par les besoins d’une investigation.
— Des hommes appréhendés après les manifestations et conduits dans des lieux de rassemblement (Vincennes, la Porte de Versailles, un lieu nommé “les carrières”, etc.) ont été brutalisés, précipités du haut de l’escalier, roués de coups.
— Dans certains endroits, les hommes appréhendés étaient tellement tassés les uns contre les autres qu’ils furent obligés de rester debout non seulement le jour mais aussi la nuit. »
Le « chaînon manquant »
Mediapart a présenté tous les documents cités dans cet article à deux historiens spécialistes de l’Algérie et du 17 octobre 1961, Fabrice Riceputi, auteur du livre Ici on noya les Algériens (Le Passager clandestin, 2021), et Gilles Manceron, qui a rédigé le texte « La Triple occultation d’un massacre » pour le livre Le 17 octobre des Algériens (La Découverte, 2011).
Pour Fabrice Riceputi, ces documents « constituent en quelque sorte un chaînon manquant dans l’historiographie de cet événement tragique ». À leur lecture, dit-il, on voit que « la présidence de la République sait que la version des faits farouchement défendue publiquement par son premier ministre, Michel Debré, le ministre de l’intérieur, Roger Frey, et le préfet de police, Maurice Papon, et largement relayée dans la presse grand public, est mensongère ».
De Gaulle a finalement renoncé à demander des sanctions contre les auteurs du massacre pour éviter que sa majorité politique se fracture.
L’historien rappelle que la préfecture de police maintient depuis le 18 octobre 1961 qu’il n’y eut, ce jour-là, que deux morts « français musulmans d’Algérie » et un mort français, à l’occasion d’une manifestation « violente » du fait des Algériens, la police ayant été irréprochable. « Il faut noter ici que la réprobation exprimée par de Gaulle dans ces archives, si elle mérite d’être connue, ne se traduisit jamais par une remise en cause publique de cette version restée officielle durant des décennies », ajoute Fabrice Riceputi.
Il en veut pour preuve que, quatre mois après le 17-Octobre, « Roger Frey et Maurice Papon seront encore, sous l’autorité de De Gaulle, responsables d’une autre tuerie policière : celle du métro Charonne, faisant neuf morts le 8 février 1962 dans une manifestation anti-OAS. Et l’un et l’autre seront maintenus en poste par de Gaulle durant cinq années supplémentaires, jusqu’en 1967 ».
L’historien Gilles Manceron affirme de son côté que les documents consultés par Mediapart « confirment que le général de Gaulle, qui avait retiré au premier ministre toute autorité sur la politique algérienne, avait laissé à celui-ci, à sa demande, la responsabilité du “maintien de l’ordre” en France et qu’il avait désapprouvé la manière dont il a frappé le FLN et l’émigration algérienne en 1961 ».
Mais « pour éviter que sa majorité ne se fracture et qu’une partie le désavoue », selon Gilles Manceron, le général de Gaulle a finalement renoncé à demander les sanctions qui lui paraissaient pourtant logiques contre les auteurs du massacre, comme le montrent les archives inédites de sa présidence.
De fait, les poursuites judiciaires encouragées par le chef de l’État furent stoppées net en mars 1962 à la suite de la promulgation d’une loi d’amnistie concernant tous les crimes et délits « en relation avec les événements d’Algérie ».
Voici comment après le meurtre d’innocents, l’impunité a tenté d’assassiner la mémoire.
Massacre du 17 octobre 1961 : « Il est de l’honneur et du devoir de Macron de prendre la parole »
par Fabrice Arfi, publié dans Mediapart le 8 juin 2022. Source
Au lendemain des révélations de Mediapart sur le 17 octobre 1961 à partir d’archives inédites de la présidence de Gaulle, l’écrivain et réalisateur Mehdi Lallaoui, figure du combat pour la vérité sur ce crime d’État, revient sur des décennies de déni et de dissimulation.
Il est, depuis 30 ans, l’une des principales sentinelles de la mémoire sur le massacre du 17 octobre 1961. Au lendemain des révélations de Mediapart sur ce crime d’État à partir d’archives inédites de la présidence de Gaulle, l’écrivain et réalisateur Mehdi Lallaoui a accepté de répondre à nos questions.
Cofondateur en 1990 de l’association Au nom de la mémoire, il revient sur la si longue marche pour la vérité, pour la connaissance et la reconnaissance de la tragédie, qui n’est toujours pas entrée, 60 ans après les faits, à la place qui est la sienne dans l’histoire officielle. Estimant que le massacre du 17-Octobre pourrait remplir la définition d’un crime contre l’humanité, Mehdi Lallaoui implore le président de la République, Emmanuel Macron, de parler.
• Quel est, pour vous, l’enseignement principal sur le 17 octobre 1961 des archives inédites de la présidence de Gaulle publiées par Mediapart ?
Mehdi Lallaoui : Depuis 60 ans, il y a eu de la part des services de l’État déni et dissimulation sur ce crime resté impuni. Aussi, tout ce qui permet de documenter aujourd’hui encore cet événement, côté officiel, est essentiel. Oui, nous savions que le gouvernement de l’époque et de Gaulle connaissaient la réalité des faits. Le démontrer grâce aux archives – et à l’opiniâtreté des journalistes, des historiens ou des archivistes – est énorme et très important pour l’établissement de la vérité, pour tous les citoyens de ce pays.
Ces archives inédites confirment que les plus hautes autorités de l’État ont couvert ce massacre et couvert tous ses responsables. Je rappelle que pendant des dizaines d’années le bilan officiel de cette nuit ne fut que 3 ou 7 morts, dont un jeune Français (M. Chevalier), massacré par erreur à la sortie du cinéma Bonne-Nouvelle et que personne, je dis bien personne, quel que soit son grade, ne fut poursuivi.
• Vous aviez 5 ans à l’époque du 17-Octobre, mais vous avez un rapport personnel à l’évènement. Quel est-il exactement ?
Mon père était parti avec d’autres travailleurs algériens à la manifestation. Il est revenu dans la nuit, cassé et ensanglanté. Plusieurs de ses compagnons, dont des pères de famille, ont définitivement disparu cette nuit-là. Mon père doit la vie sauve à un enseignant qui l’a arraché de la furie meurtrière des policiers au Pont-de-Neuilly, faisant croire qu’il donnait un coup de main à la répression contre les « bougnoules ».
Cet enseignant a jeté mon père, bien esquinté, dans le coffre de sa voiture et, contournant tous les ponts de la couronne parisienne, l’a ramené à Bezons où ma famille demeure toujours. J’ai toute ma vie voulu retrouver cet enseignant qui avait sauvé la vie de mon père, pour lui dire simplement merci.
Aujourd’hui, l’un de mes fils est un jeune enseignant dans le Val-d’Oise. En octobre dernier, il m’accompagnait au pont de Bezons pour témoigner de cette histoire. Mon père n’a jamais gardé de haine pour les Français. Nombreux étaient ses camarades d’usine qui venaient manger à la maison, mais il a gardé une rancœur tenace contre le système colonial.
• Vous êtes le cofondateur en 1990, avec Samia Messaoudi et Benjamin Stora, de l’association Au nom de la mémoire. Trente ans plus tard, la marche pour la vérité autour du 17-Octobre n’est pas terminée. Quelles ont été les avancées les plus significatives dans ce combat depuis 30 ans ?
Nous avons fait progresser cette marche pour la vérité d’année en année. D’abord en documentant cette tragédie, en produisant des livres, des films, des expositions et aussi des colloques internationaux d’historiens. Le dernier en date s’est déroulé au Sénat en octobre 2021 pour le 60e anniversaire.
Au début des années 1990, beaucoup étaient incrédules quant à la réalité des crimes d’octobre. « Vous vous imaginez, nous disait-on, assassiner de sang-froid des dizaines de manifestants pacifiques au cœur de la capitale de la France… c’est impossible ! » Ensuite, en occupant chaque année, le 17 octobre, l’espace public, d’abord à Paris, puis maintenant dans une quarantaine de villes en France qui ont acté une place ou une rue rappelant la date du 17 octobre 1961.
• Les avancées les plus significatives sont incontestablement la pose de la plaque commémorative par Bertrand Delanoé, le maire de Paris, sur le pont Saint-Michel en octobre 2001.
Le resurgissement de la mémoire du 17-Octobre au moment du procès Papon [condamné pour sa participation à la déportation des juifs durant la Seconde Guerre mondiale – ndlr] a donné, en 1998, une visibilité internationale à cette histoire. Elle nous a permis, avec la complicité de nos amis Brigitte Lainé et Philippe Grand, de publier à la une de Libération des archives interdites de communication, qui établissaient une liste d’homicides envers les « Français musulmans d’Algérie » liée au 17-Octobre et restée sans suite.
Il faut aussi rappeler qu’à la suite du procès Papon, une procédure en diffamation fut intentée par Papon contre Jean-Luc Enaudi. À l’issue de ce procès, en février 1999, le tribunal de Paris déboutera Papon et caractérisera de « véritable massacre » les événements d’octobre 1961.
• Un homme en particulier a permis de faire avancer la connaissance du 17-Octobre et vous venez de citer son nom : il s’agit de Jean-Luc Einaudi, qui n’était pas historien de profession, mais a fait un travail historique unique. Quel rôle ont joué les travaux d’Einaudi ?
Jean-Luc Einaudi, avec qui nous avons cheminé de nombreuses années et qui a porté comme nous le combat pour la vérité, était un Juste. On disait autrefois « un honnête homme ».
C’était un homme qui habitait avec sa femme dans une HLM de banlieue. Il vivait de son travail d’éducateur spécialisé, et dans son temps libre enquêtait comme enquêtent les professionnels. Un homme vraiment exceptionnel qui sous ses airs un peu bourru était d’une extrême gentillesse.
Trouver les témoins, accumuler les preuves, recouper et vérifier les informations, s’accrocher au moindre renseignement permettant de reconstruire le puzzle, tel était Einaudi. Il ne se disait pas historien et s’offusquait lorsqu’on le présentait comme tel. Il se disait citoyen épris de justice. Son travail a ouvert une brèche importante dans le récit officiel et le déni de l’État sur cette tragédie. Il a été essentiel dans le combat pour la connaissance et la reconnaissance du 17-Octobre. Nous avons toujours un mot pour évoquer la mémoire de Jean-Luc : respect, respect total.
• L’historien Pierre Vidal-Naquet a parlé, au sujet du 17-Octobre, d’un « pogrom anti-Algériens » qui, pourtant, « n’ébranla pas Paris ». En 1991, Robert Badinter confia ses souvenirs au journal Libération : « Les gens se foutaient de ce qu’il s’était passé, ils ne se sentaient pas moralement concernés. » Au-delà de la responsabilité politique face au crime et son effacement dans l’histoire officielle, n’y a-t-il pas aussi une responsabilité citoyenne face à une tragédie qui s’est pourtant déroulée sous les fenêtres des Parisiens et des Parisiennes ?
Bien sûr qu’il y a une responsabilité collective et citoyenne sur ce genre de tragédie. Tout le monde ne réagit pas en faisant l’autruche. Beaucoup se sont tus par honte de voir la police parisienne massacrer des innocents. D’autres, certes minoritaires, ont parlé, se sont mobilisés.
Rappelons aujourd’hui, à un moment où l’on met en cause les pratiques de maintien de l’ordre de la police, que ce sont des policiers qui ont sauvé l’honneur – si honneur il y a… – de notre pays en publiant le 31 octobre 1961 un tract clandestin qui documentait de façon précise les crimes et les exactions commises par leurs collègues à Paris.
Alors que la France des droits de l’homme s’engloutissait définitivement dans les eaux noires de la Seine où furent jetés et noyés les travailleurs algériens, ces policiers ont su dire que ce n’était pas cela la France et la démocratie française.
• Est-ce qu’on peut parler, selon vous, d’un crime raciste ?
Parfaitement, le 17-Octobre est la fois un crime d’État, un crime raciste et un crime contre l’humanité. Tous les témoignages et la documentation que nous avons collectés ou que les historiens ont publiés et qui sont publics démontrent le caractère racial de la répression contre les Algériens à l’automne 1961.
Ce faisant, ce massacre du 17-Octobre rentre complètement dans la définition du crime contre l’humanité dont les textes énoncent qu’il s’agit de « l’exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, inspiré par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux ».
• Est-ce que le 17 octobre 1961 est, pour vous, le symptôme d’un problème français plus large : l’incapacité d’un pays à regarder son passé ?
Depuis des décennies, une certaine France ne se regarde que sous le prisme d’histoires glorieuses et valorisantes pour le roman national. Les gouvernants de gauche ou de droite eux-mêmes ont toujours fonctionné sur ce logiciel mémoriel pour aller dans le sens des groupes antagonistes de leur électorat.
Combien de temps a-t-il fallu attendre pour la responsabilité de l’État dans la rafle du Vél’ d’Hiv, pour les fusillés pour l’exemple en 1917, pour la torture systémique durant les « évènements d’Algérie », pour les massacres des tirailleurs à Thiaroye, pour ceux de Madagascar en 1947…
Le 17-Octobre est l’une des nombreuses histoires dont on a du mal à évoquer le souvenir de façon sereine et honnête. Faire histoire en évoquant tous ses aspects, même les moins glorieux, est une exigence démocratique toujours d’actualité.
• Pourquoi l’Algérie a-t-elle, elle aussi, participé à une forme d’occultation mémorielle autour du 17-Octobre ?
Je pense que de l’autre côté de la Méditerranée, les dirigeants algériens successifs ont depuis l’indépendance eu plus d’énergie à faire valoir les accords économiques que toute autre chose. Ce n’est que depuis une dizaine d’années que l’Algérie demande des comptes à la France sur la violence coloniale, mais sans aller à saisir les cours de justice internationales… Toujours cette auto-amnistie qui empêcherait les peuples à demander des comptes au colonisateur.
Je rappelle, pour l’avoir évoqué, que les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles.
• Que peut aujourd’hui la République et son président, Emmanuel Macron, dans la reconnaissance officielle du 17-Octobre ?
Le 16 octobre dernier, j’ai rencontré et discuté avec le président Macron lors de la cérémonie au pont de Bezons où furent repêchés, il y a 60 ans, des cadavres d’Algériens « noyés par balles », selon les termes de l’époque.
Je lui ai dit le combat d’Au nom de la mémoire pour que la vérité, toute la vérité soit établie. Comment peut-on admettre des dizaines, voire des centaines de morts dans un État de droit sans que personne ne soit poursuivi. Il faut que cette vérité soit enfin énoncée, sans omettre aucune responsabilité, par les plus hautes autorités de l’État.
J’ai dit aussi au président que nos familles et les citoyens de ce pays étaient en attente de la justice, car une société démocratique sans justice est une société amputée de ses principes fondamentaux.
Aujourd’hui, à la lumière des confirmations par Mediapart des massacres du 17-Octobre et de leur connaissance par les plus hautes autorités de l’État, il est de l’honneur, du devoir et du rôle du président de la République de prendre la parole. Et pour revisiter la fin du poème La gueule du loup de Kateb Yacine : « Et maintenant va-t-il parler / Et maintenant va-t-il se taire ? »
De Gaulle et le massacre du 17-Octobre : la leçon des historiens pour hier et aujourd’hui
par Fabrice Arfi, publié par Mediapart le 19 juin 2022. Source
Après les révélations de Mediapart sur l’implication du général de Gaulle dans le mensonge d’État et l’impunité qui ont accompagné le 17-Octobre, les historiens Jim House, Neil MacMaster, Emmanuel Blanchard et Fabrice Riceputi réagissent.
Quelles sont les leçons à tirer, pour le passé mais aussi le présent, de l’histoire du massacre du 17 octobre 1961, une tragédie que la mémoire officielle française a toujours du mal, en 2022, à reconnaître pour ce qu’elle est : un crime d’État ?
Une semaine après les révélations de Mediapart sur l’implication du général de Gaulle dans le mensonge et l’impunité qui ont accompagné le 17-Octobre, quatre historiens réagissent.
À l’origine de recherches majeures sur divers aspects du 17-Octobre – son histoire complète, le rôle précis de la police ou ses enjeux mémoriels –, Jim House et Neil MacMaster (Paris 1961, Tallandier), Emmanuel Blanchard (La police parisienne et les Algériens, Nouveau Monde) et Fabrice Riceputi (Ici on noya les Algériens, Le Passager clandestin) ont accepté de répondre à nos questions (voir la Boîte de cet article).
• Quel enseignement tirez-vous sur le 17-Octobre des archives de la présidence de Gaulle récemment publiées par Mediapart ?
Jim House et Neil MacMaster : La publication de ces documents présente un intérêt certain, car elle aide à mieux cerner les responsabilités de cette répression au plus haut sommet de l’État, question qui a longtemps fasciné les historiens et militants mais qui, sans accès aux archives, était restée sans réponse.
Les documents publiés par Mediapart et le cours des événements qui a suivi ou précédé leur rédaction montrent bien la préoccupation majeure de de Gaulle suite au 17 octobre 1961 : « mettre de l’ordre » dans la police parisienne et surveiller les agissements de l’OAS [Organisation de l’armée secrète – ndlr].
De ce fait, de Gaulle est certes complice de l’occultation, tout comme il l’était de la mise en place de la répression contre le FLN. La note très intéressante en date du 25 octobre 1961, envoyée par le secrétaire général de la présidence, décrit des violences policières illégales de manière rétrospective – le 17 octobre 1961 est ainsi révélateur du quotidien périlleux des Algériens, parfois bien avant le massacre.
Emmanuel Blanchard : On voit bien que de Gaulle craint que la police lui échappe. Or il a besoin d’un appareil policier loyal au régime. Et pour comprendre cette préoccupation, il faut revenir au contexte de la nomination [en mars 1958 – ndlr] de Maurice Papon à la tête de la préfecture de police de Paris. De Gaulle n’a pas de problème de légitimité, mais il sait que si la IVe République est tombée, c’est parce que les deux institutions de force, l’armée et la police, ont été déloyales au régime et ont contribué à sa chute au printemps 1958.
Le mandat de Papon est clair : ramener la police dans le cadre institutionnel. Il s’agit, en quelque sorte, de remettre de l’ordre dans la maison et d’éviter à tout prix une autonomisation de la police. De Gaulle, dont il faut rappeler qu’il est la cible d’attentats de l’OAS, a peur que la police lui fasse défaut.
De ce point de vue, la découverte récurrente de cadavres d’Algériens dans Paris fait craindre au pouvoir l’existence de possibles escadrons de la mort ou d’actions clandestines d’une police infiltrée par l’OAS. Et si Papon reste à la tête de la préfecture de police jusqu’en 1967, c’est parce qu’il a accompli cette mission prioritaire : faire en sorte qu’au contraire de la police algéroise ou oranaise, la police parisienne ne soit pas gangrénée par l’OAS et demeure loyale au régime.
Autre point important : on l’oublie souvent, mais il y a eu des enquêtes et informations judiciaires sur les « disparitions » d’octobre 1961. La note manuscrite de de Gaulle, révélée par Mediapart, montre que le chef de l’État semble vouloir que ces enquêtes aillent jusqu’au bout. Mais cela ne sera pas le cas. En contrepartie d’une police « tenue », il accepte le mensonge d’État sur le 17 octobre.
En somme, la transaction avec Papon peut se résumer ainsi : « Si vous tenez la police, qu’elle ne sombre pas dans l’activisme OAS, on oublie cette histoire. »
• Quels ont été les ressorts de la mécanique gouvernementale qui ont permis à ce crime d’avoir été, à ce point, et si vite, passé sous silence ?
Fabrice Riceputi : Dès la nuit du 17 au 18 octobre, alors que la répression faisait encore rage, le préfet de police Maurice Papon a produit un communiqué selon lequel les Algériens étaient violents et armés, la police irréprochable, et que seules trois personnes avaient trouvé la mort, dont deux Algériens du fait d’un tir policier « en riposte » et un Français, prétendument d’une « crise cardiaque ».
Mais Papon, interpellé au conseil de Paris et à l’Assemblée, a reçu un soutien sans faille du gouvernement de Michel Debré. Quant à de Gaulle, il s’est tu. L’opposition a tenté d’ouvrir une commission d’enquête parlementaire, mais le gouvernement, en faisant ouvrir une procédure judiciaire dont il savait qu’elle ne donnerait rien, en a empêché la création.
Des plaintes furent déposées par des Algériens mais, les documents que Mediapart a trouvés le confirment, elles sont destinées à être étouffées par une justice aux ordres. Du reste, elles seront définitivement éteintes cinq mois plus tard, dès les accords d’Évian, en mars 1962, du fait de l’auto-amnistie décrétée par la France.
Jim House et Neil MacMaster : La présidence de Gaulle déléguait la responsabilité répressive à des ministres qui étaient couverts, tout comme l’était Papon, qui a su mettre fin rapidement aux protestations d’une petite minorité de la police parisienne face aux assassinats d’Algériens. C’est ainsi que de Gaulle a pu maintenir ce que les politistes de langue anglaise appellent « plausible denial » : il n’existe pas de traces écrites permettant de confirmer les responsabilités des commanditaires et/ou des acteurs impliqués. Les documents produits ont pour effet de suggérer que de Gaulle est resté assez « éloigné » des ordres qui se transmettaient entre fonctionnaires lors de la répression.
Par ailleurs, comme le montre Alain Dewerpe dans son ouvrage magistral, cette mécanique de production de la violence et son occultation sont restées en place lors de la tuerie de Charonne (8 février 1962). Il faudrait également signaler que l’absence de mobilisation de masse de la gauche française autour du 17 octobre 1961 a certainement facilité l’objectif affiché par le gouvernement de « tourner la page ».
Justement, dans la nouvelle préface de Paris 1961, vous évoquez « le silence de la société ». L’historien Pierre Vidal-Naquet avait parlé, lui, d’un « pogrom anti-algérien » qui « n’ébranla pas Paris ». Et en 1991, Robert Badinter confiait à Libération : « Les gens se foutaient de ce qu’il s’était passé, ils ne se sentaient pas moralement concernés. » Au-delà de la responsabilité politique, n’y a-t-il pas eu aussi une responsabilité citoyenne face à une tragédie qui s’est pourtant déroulée sous les fenêtres des Parisiens ?
Jim House et Neil MacMaster : Oui. C’est l’indifférence, sinon l’hostilité, qui a prévalu en octobre 1961. Les divisions entre les pôles communiste et socialiste ont aussi joué un rôle important dans l’absence de mobilisation de masse. Toutefois, quelques exceptions méritent d’être signalées, comme la manifestation – interdite - du PSU (Parti socialiste unifié) du 1er novembre 1961 et le travail acharné de certains journalistes et militants dans les semaines suivant le massacre. Globalement, pourtant, les citoyens n’ont pas su demander des comptes à l’État après ce qui avait été fait en leur nom.
Fabrice Riceputi : Il faut souligner que nous sommes en situation de guerre coloniale, dans laquelle, pour la majorité des Français, le sort et la vie même de sous-prolétaires colonisés, racisés par 132 ans de colonisation, qui plus est réputés « terroristes » FLN et accusés collectivement d’être des ennemis de l’intérieur, ne comptaient que très peu. Voir des Algériens raflés au faciès et brutalisés par la police dans les rues de la région parisienne était habituel et ne suscitait que peu de solidarité.
En 1958, Papon a concentré 5 000 Algériens raflés au Vel’d’Hiv. Dès avant la guerre, le 14 juillet 1953, en pleine place de la Nation, la police a tué par balles six Algériens et un Français de la CGT, sans aucune suite. Le facteur « racisme colonial » est évidemment déterminant dans l’occultation de l’événement.
• Comment expliquez-vous que l’Algérie ait, elle aussi, participé à l’occultation du 17-Octobre ?
Jim House et Neil MacMaster : Le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) n’a pas voulu que cette répression puisse compromettre les négociations en cours avec l’État français à l’automne 1961. Pour le GPRA, la priorité politique est passée rapidement à la grève de la faim des prisonniers politiques algériens (et de leurs soutiens) au mois de novembre 1961. Qui plus est, l’organisation des manifestations d’octobre 1961 a révélé certaines tensions au sein des instances dirigeantes du FLN, entre la Fédération de France du FLN (FF-FLN) et le GPRA plus précisément.
À l’indépendance [proclamée le 5 juillet 1962 - ndlr], la FF-FLN a en outre été marginalisée par le nouveau régime sous influence des militaires de l’Armée de libération nationale, et ce jusque dans les années 1990. Quand l’État algérien a instauré la commémoration du 17 octobre 1961, en 1968, sous la présidence autoritaire de Boumédiène, cette date a plutôt servi à rappeler aux émigrés algériens en France – dont certains étaient dans la dissidence vis-à-vis de leur pays d’origine – la loyauté politique due à Alger, et ne visait pas le vide mémoriel en France.
La presse n’a probablement jamais autant parlé du 17 octobre que lors du procès à Bordeaux de Maurice Papon, en 1998, alors qu’il y était jugé pour sa participation à la déportation des juifs. Voyez-vous, au-delà du cas Papon, des parallélismes entre la manière dont l’histoire de la collaboration et celle du 17-Octobre ont été étouffées, manipulées, censurées, avant que des historiens, des militants et des journalistes ont permis d’en dynamiter les récits officiels ?
Jim House et Neil MacMaster : Le procès de Papon a en effet représenté un tournant et moment de bascule de Vichy vers l’Algérie. Le parallélisme entre ces deux moments longtemps occultés provient des progrès politiques faits sous la pression de la société civile. Elle a su mobiliser les travaux d’historiens pour demander un retour critique sur le passé et une justice symbolique.
• Dans Ici on noya les Algériens, Fabrice Riceputi, vous parlez d’un « événement sans histoire ». C’est-à-dire ?
Fabrice Riceputi : Le massacre policier et raciste du 17 octobre 1961 fut un évènement sans histoire parce que sans historien, jusqu’aux années 1990. Bien sûr, les acteurs de la répression et ceux qui la subirent ou qui en furent témoins en conservèrent la mémoire. Mais ces mémoires étaient honteuses, douloureuses, marginales. Elles n’intéressaient pas – la page terrible de la guerre d’Algérie devait être tournée - et n’étant pas sollicitées, elles ne s’exprimaient pas. Les choses commencèrent à changer dans les années 1980, avec l’apparition de mouvements antiracistes, qui redécouvrirent l’événement.
Mais le 17-Octobre apparaît alors comme une sorte de rumeur mémorielle clandestine. Quand Didier Daeninckx l’évoque dans son roman Meurtres pour mémoire, en 1983, beaucoup de ses lecteurs sont stupéfaits et incrédules. Dans des livres d’histoire sérieux, dans des mémoires de personnalités, l’événement est soit absent (chez de Gaulle notamment), soit faussement daté, ou encore très souvent confondu avec Charonne (8 février 1962). Et surtout, c’est la version officielle mensongère de Papon qui est toujours mentionnée. En 1988 encore, il la ressert sans problème aux lecteurs dans ses Mémoires.
Celui qui produit véritablement la première histoire du 17-Octobre, c’est Jean-Luc Einaudi, avec La Bataille de Paris, en 1991. Grâce à un gros travail d’enquête auprès des témoins, notamment des policiers et des Algériens, y compris en Algérie, à une archive du FLN et à un passage au crible des sources disponibles, mais sans pouvoir accéder aux archives policières et judiciaires qui lui sont alors interdites, il contextualise l’événement, en fait un récit détaillé et tente un bilan. Il faut souligner que ce travail, qui eut un très large écho en 1991, s’est fait en dehors de la recherche universitaire.
Il est le fait d’un ancien militant d’extrême gauche, historien autodidacte, déclarant exercer son « droit de citoyen à savoir ce que l’État a fait en son nom » et qui livrera une âpre bataille pour obtenir en 2000 l’accès à une partie des archives les plus sensibles, notamment à celles de la préfecture de police de Paris.
• Existe-t-il des enseignements pour aujourd’hui que nous pourrions tirer du 17 octobre 1961 ?
Emmanuel Blanchard : Disons qu’avoir un pouvoir contesté et qui doit faire des concessions à la police, c’est très actuel comme situation, même si les remises en cause ne sont pas du même ordre. Nous avons, surtout ces dernières années, des présidents mal élus ou à la popularité en berne au bout de quelques mois, très contestés dans la rue. Dès lors, le pouvoir ne peut pas se permettre de faire des violences policières un véritable sujet et ne peut pas porter certaines réformes promises (le récépissé des contrôles d’identité par exemple) si elles sont contestées par les syndicats de police.
Photo : Lors d’une manifestation à Paris, en octobre 2021.
Quand il y a eu, en 2016, la mobilisation des « Policiers en colère », on a bien vu que le pouvoir politique a eu besoin de relégitimer les syndicats par peur qu’une partie de la police devienne incontrôlable. Et c’est ainsi que le pouvoir a fait droit à certaines revendications historiques des syndicats, comme la nouvelle définition de la légitime défense [la loi a été votée en février 2017 à l’Assemblée nationale – ndlr].
Au fond, un pouvoir qui singe la fermeté, en soutenant en toutes circonstances la police, est en réalité un pouvoir en danger (comme à la fin de la guerre d’Algérie du fait des attentats OAS) ou affaibli par un déficit de légitimité populaire, une situation devenue récurrente ces dernières années
• Que peuvent aujourd’hui la République et celui qui la préside, Emmanuel Macron, pour la mémoire du 17-Octobre ?
Jim House et Neil MacMaster : Établir la chaîne des responsabilités au-delà de la seule figure de Papon ; instaurer une commission d’enquête sur ces événements, avec pour première mission la recherche des disparus (morts ou victimes) ; enregistrer les témoignages des manifestants et témoins du 17 octobre toujours vivants ; mettre en place une commémoration nationale ; faire publier un guide des sources archivistiques relatives à cet événement ; assurer l’étude de cet épisode historique dans le secondaire et à l’université.
Fabrice Riceputi : Depuis les années 1990 au moins, des associations exigent que le 17-Octobre soit officiellement reconnu pour ce qu’il fut : un crime d’État. C’est-à-dire autre chose qu’une bavure géante oubliée, mais un crime dans la perpétration et dans l’impunité duquel toutes les institutions de la République coloniale française agonisante – l’Intérieur, la justice, Matignon, et aussi l’Élysée –, à différents titres, furent impliquées.
C’est ce que les archives enfin accessibles aujourd’hui, 60 ans après, que vous avez publiées, confirment pour sommet de l’État dont on ignorait jusqu’ici le niveau d’information et de réaction. On y voit de Gaulle lui-même alerté sur l’extrême gravité des faits, mais aussi sur le danger de voir la police échapper entièrement au contrôle politique comme c’est déjà largement le cas pour une partie de l’armée, et ne rien faire, sinon recommander en interne que « les coupables » soient « poursuivis », ce qu’ils ne furent jamais. À mon sens, c’est accablant.
Soixante ans après, cette reconnaissance est toujours un aveu impossible dans une République qui exige de façon absurde de se voir toujours magnifique et sans taches dans le miroir. La commémoration accomplie par l’actuel président de la République en octobre 2021 au pont de Bezons, bien qu’étrangement silencieuse, en disait long sur cette difficulté persistante à dire la vérité, cette aphasie qui affecte du reste tout ce qui concerne l’histoire coloniale.
Pour un pouvoir exécutif qui est aujourd’hui lui-même dans une dépendance très forte à l’égard de la police et de ses syndicats très proches de l’extrême droite, qui pratique lui-même le déni systématique de violences policières d’une intensité sans précédent depuis la guerre d’Algérie, il est impossible d’aller plus loin. Quant à écorner l’hagiographie gaullienne, cela paraît politiquement hors de question.
publié le 20 juin 2022 (modifié le 2 juillet 2022)
Alors que nous célébrons cette année le soixantenaire de l’indépendance algérienne, sujet de célébrations et d’hommages, nous revenons aujourd’hui à travers une archive d’actualités filmées anglophone pour comprendre ce que 1962 incarne également, au-delà de la fin de la guerre ; un étalement du conflit à travers le siège de Bab el Oued.
1962. Alors que les accords d’Évian, marquant le début d’un processus de sortie de guerre, sont signés le 18 mars, certains Français s’opposent à ce qui leur semble être une trahison. L’OAS, organisation de l’armée secrète favorable au maintien d’une Algérie française et établie depuis février 1961, est déjà connue pour ses intimidations, sa brutalité, ses attentats. Exerçant une violence déjà assourdissante, l’OAS n’entend pas de la même oreille les décisions actées entre le FLN et le gouvernement français. Les hostilités montent d’un cran. Il faut à peine cinq jours à l’organisation pour répondre à cet affront : le 23 mars, elle se retranche à Bab el Oued, alors quartier européen, pour s’opposer par les armes au processus lancé. C’est la bataille de Bab El Oued, qui oppose l’armée française à l’OAS.
Cette archive vidéo trouvée sur le site British Pathé est sortie le 27 mars 1962. Il s’agit, on s’en doute, d’une actualité filmée qui recense les premiers jours du siège. Segmentée en quatre parties, elle permet de comprendre la géographie du siège, son aspect de guérilla, mais aussi les angoisses qu’elle produit.
On observe tout d’abord les abords de Bab el Oued, côté français. La caméra filme la mise en place de barrages, sous le regard des habitants aux fenêtres. Les soldats bloquent le périmètre devant des graffitis de l’OAS. Dans la rue, à la frontière de la zone d’affrontement, des Algériens, des passants, échangent avec des soldats. C’est une vie mouvementée qui continue, et qui contraste avec le plan suivant : une vision désertique où le statisme prend le dessus sur l’agitation, où les chars succèdent aux habitants dans les rues, seuls promeneurs autorisés. On ne s’éloigne pas trop du périmètre de sécurité : nous retournons rapidement sur la frontière qui précède le no man’s land militaire. Les soldats continuent de monter la garde sous le regard des passants. Certains lèvent à peine les yeux vers la scène, comme habitués par un tel quotidien de violence et d’exceptionnalité militaire, d’autres se retournent pour mieux voir. On en vient à se demander si ce n’est pas plutôt la caméra et les journalistes qui attirent le regard des plus jeunes, et non pas les chars et les militaires en treillis. Un plan final de mitraillettes devant des draps suspendus aux fenêtres apparaît, et l’action peut commencer. Nous pénétrons dans le nœud de l’intrigue.
De la caméra statique, nous basculons à la caméra portable : la prise de risque des journalistes qui suivent les soldats et la gendarmerie mobile au cœur de Bab el Oued est énorme. Trois soldats sont mis en scène : un se cache, l’autre part en éclaireur, et un dernier au téléphone en contact avec l’arrière. On pourrait se croire en plein film d’action, le spectateur étant emmené au cœur de l’événement. De nouveau, des graffitis « OAS » « Salan » (général de l’armée française, il est le cerveau du Putsch des généraux en 1961 et à la tête de l’OAS) apparaissent sur les murs et devantures des magasins, alors que ses membres sont traqués. Leur présence invisible encercle les soldats. Absents mais omniprésents, ils dévorent l’espace. Puis, les soldats entrent en action, mitraillettes à la main : échange de balles, lancer de grenades ou de pierres, on ne sait pas trop. Les chars alors colosses jusqu’ici immobiles entrent en mouvement et se joignent au bal.
Après cette première salve d’attaques, les vestiges urbains de la confrontation cohabitent avec les vivants. Du panorama d’une ville immaculée, on bascule vers la destruction, l’horreur, l’angoisse. Des débris sur l’espace public, des arbres arrachés, des voitures désossées… Les curieux observent, encerclent le défunt arbre. Pourtant la vie reprend son cours, le trafic automobile est plus vivant que jamais. Mais les traces de la violence sont là pour rappeler aux vivants que la peur n’est pas partie : des vitres transpercées par le passage des balles, des câbles segmentés par des tentatives de sabotages. Les façades des bâtiments portent également en leur sein les traces de la valse des échanges de balles. Elles illustrent la puissance de l’impact : de l’intérieur, un trou dans le mur, impressionnant par sa taille. On devine la brutalité des échanges. Une maison criblée de balles ; au-dessus de la table du salon, sur la porte, les rideaux… Elles traduisent la vulnérabilité des habitants au quotidien, à tout moment victimes injustes de cette valse sauvage. Ce sont les premiers jours du siège.
Dès le lendemain, le 24 mars, les tensions s’intensifient, et les contrôles sont de plus en plus systématiques. Dans les hauteurs d’Alger, des hommes au brassard scrutent ceux qui veulent entrer dans la Casbah. C’est le FLN qui organise ces contrôles de véhicules et conducteurs, craignant une attaque de l’OAS capable de faire rentrer une voiture incendiée, comme ce fut le cas deux mois plus tard, en mai 1962. Le ciel bleu d’Alger est étouffé par la fumée noire des incendies à répétition. Côté OAS, un hommage est rendu aux victimes du premier jour d’attaque au monument aux morts de la Première Guerre mondiale, monument aujourd’hui inexistant. Selon l’actualité filmée, 3000 Européens auraient répondu à l’appel de l’OAS demandant d’assister à la cérémonie d’hommage aux 20 civils décédés. Sur les gerbes déposées on lit « A ceux de Bab el Oued, morts pour l’Algérie française ». La mobilisation militaire, civile et symbolique est évidente.
Enfin, les dernières images partagées par cette actualité filmée : des hommes et des femmes, des Européens, chargeant à la hâte et à ras bord les voitures et camionnettes de vivres. Pour eux, le siège de Bab el Oued ne vient que de commencer. Le blocus annoncé, les civils disposent d’une heure par jour pour se ravitailler.
Après 130 ans de colonisation et 8 ans de guerre, l’indépendance n’est plus qu’une question de mois, que le veuillent les réfractaires ou non.
1962, ce n’est pas essentiellement l’histoire de la fin d’une guerre, d’une célébration de l’indépendance durement acquise, fraîchement obtenue ; c’est aussi l’histoire d’une angoisse collective qui dure et s’intensifie sous l’ombre de l’OAS qui ne dira jamais son dernier mot.
Publié le 19 juin 2022
https://recitsdalgerie.com/1962-cetait-loas/
ALGERIA: ALGIERS: VIOLENCE AND BLOODSHED CONTINUES (1962)
lors que nous commémorions le 60e anniversaire des accords d’Évian le 18 mars dernier, signant la fin de bien des exactions, les plus inavouables crimes du gouvernement français avaient en réalité une couverture toute trouvée : la Main Rouge.
3 juin 1957 : Otto Schlüter s’apprête à sortir de chez lui. L’homme est soucieux, depuis quelques mois, sa vie a pris un tournant inattendu, le plongeant lui-même et son entourage dans le désarroi le plus total.
Tout avait commencé ce maudit jour, ce 28 septembre 1956. Ça oui, il ne l’oubliera jamais. Son entrepôt d’armes avait volé en éclat sous la détonation d’une bombe, prenant du même coup la vie de son associé. Sur le moment Otto ne voulait pas y croire. Qu’est-ce qu’il s’était passé ? Qu’est-ce qui a pu causer une détonation aussi importante ? L’expertise avait statué sur l’origine : une bombe à l’acide. 5kg ! C’était insensé.
La mère d’Otto le fixe du regard. Elle est inquiète. Depuis cet attentat, la tension dans la famille est devenue palpable. Cette tension s’était insinuée dans le foyer petit à petit, avec l’accumulation de ces affreuses lettres de menaces, signées la Main Rouge. “Encore des couards” avait d’abord pensé son fils. Des lâches, incapables de signer leur menace. Et puis d’abord, que lui reprochait-on ? Oui, il vendait des armes, c’était son commerce après tout. Oui, il en a vendu à ces indépendantistes, des Algériens. On pouvait même retrouver dans son regretté entrepôt des factures à l’appui qui en attestent. Et alors ? Il en avait bien le droit et ne s’en cachait pas particulièrement. Ses pensées continuent de filer tandis qu’il suit du regard sa fille, Ingeborg, qui grimpe dans la Mercedes familiale.
Cet attentat criminel avait tout changé, il doit bien se l’avouer. Il avait continué son business avec le FLN : il fallait bien vivre. Mais les lettres de menaces continuaient d’affluer. Il avait eu un avertissement avec l’explosion de son entrepôt, il devait cesser ces échanges commerciaux avec les Algériens, toujours signés : « la main rouge ». Le claquement sec des trois portières sort Herr Schlutter de ses pensées.
Il doit se reprendre : “Cette situation finira sûrement par se tasser”, se rassure-t-il, en introduisant la clé dans le contact. La détonation se fit entendre, la Mercedes vola en éclat. Encore un attentat signé La Main Rouge, un parmi la dizaine en quelques mois qui prend place en République Fédérale d’Allemagne (RFA). Plutôt étrange comme modus operandi de la part d’un soi-disant groupuscule d’opposants à l’indépendance algérienne, des “colons ultra”, apparemment, au crépuscule des années 50, alors que les tensions en Algérie autour de la guerre d’indépendance se font de plus en plus électriques. Pourtant la justice allemande n’y croit pas du tout. C’est trop organisé. Trop professionnel.
Il y a là la patte très caractéristique des services de contre-espionnage français, le fameux SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage). Les Allemands en sont convaincus, et leur conviction se voit renforcer lorsqu’en septembre de la même année on apprend le meurtre périlleux d’un autre trafiquant d’arme à Genève, un certain Marcel Léopold. Lui aussi est une pointure dans le milieu : ancien trafiquant d’opium et à la tête d’un réseau de prostitution en Chine, il est chassé par le communisme et vient faire son nid en Europe, dans le milieu de l’armement avec une clientèle des plus éclectique : parmi elle, le Front de Libération National algérien. Tout comme Herr Schlüter, il reçoit des lettres de menaces, signées toute La Main Rouge. Et puis un trait (empoisonné ?) en pleine poitrine, tiré d’une pompe à vélo détournée en sarbacane retrouvée sur place, sur le seuil de sa propre porte. L’analyse post mortem détermine une aorte sectionnée et un lobe pulmonaire lésé. Empoisonnement ? Hémorragie interne ? L’un dans l’autre, ceci n’est sûrement pas un travail amateur. La presse internationale s’en saisit assez rapidement et pointe la France du doigt. Oui c’est sûrement la France qui organise cela, qui organise des opérations à l’étranger qui consistent à éliminer tous ceux qui soutiennent la lutte armée en Algérie. Bien sûr c’est totalement interdit, de même que les attentats visant des cargos à Tanger par exemple, mais toutes les pistes tendent vers cette hypothèse.
Le scandale grossit, à tel point que l’Humanité et l’Express accusent nommément le SDECE d’être derrière ses attentats. En 1959, le Général de Gaulle se voit contraint de nier toute implication avec force : le moment est délicat, la France tente un rapprochement avec l’Allemagne. Pendant ce temps-là, la justice allemande dénonce le SDECE et l’accuse de se cacher derrière la Main Rouge pour revendiquer les meurtres des opposants hors du sol français. Les preuves matérielles sont évidemment inexistantes, mais l’ombre du SDECE est partout. Pourtant, la Main Rouge a tout l’air d’une organisation de colon ultra totalement banale.
D’abord son nom : la Main Rouge, un clin d’œil évident à la main de Fatma, symbole païen typiquement maghrébin et la couleur rouge en référence au sang qu’elle fait couler. Ses activités au cours des années 50 concernent la totalité du Maghreb avant de se centrer essentiellement sur le conflit algérien. Elle a des activistes revendiqués, par exemple Christian, un enseignant corse qui s’exprime dans la presse et conspue le gouvernement français et sa politique qu’il juge mollassonne sur le dossier algérien. Dans le début des années 1960, un obscur écrivain, Pierre Genève, publie et romance l’incroyable épopée de la Main Rouge ; une épopée chevaleresque portée par une idéologie qui se développe au fil des pages. Tout ceci est bien évidemment totalement fantoche. Cette campagne de désinformation ne laisse personne dupe.
Ainsi dans le cadre d’un entretien pour le journal Libération en 1997 (“7 ans de guerre en France”), le commandant Raymond Muelle, ancien dirigeant du SDECE, avoue l’implication des services secrets français derrière la Main Rouge : personne n’est franchement étonné. Il parle alors d’opérations inavouables couvertes par ce moyen. Dans son livre Les tueurs de la République , le journaliste Vincent Nouzille explique les procédés de la Main Rouge. La liste des cibles était établie selon un protocole très strict dans le cadre d’un braintrustaction. L’ordre d’exécution était donné de Matignon, pas de trace écrite, communication verbale uniquement. Parmi les personnes ciblées on compte d’abord des opposants politiques comme Ferhat Ashed, syndicaliste tué à Tunis en 1952. Le commandant Foccard, chargé par l’Elysée des affaires africaines, accorde vite une dérogation pour tuer des avocats jugés pro-FLN sur le sol français. C’est dans ce cadre qu’un attentat contre Jacques Vergès échoue. Ce dernier raconte par la suite qu’il croyait dur comme fer à l’existence de cette organisation criminelle qui menaçait de façon criminelle les avocats étiquetés pro indépendantistes. L’avocat Amokrane Ould Aoudia a moins de chance : il est tué de deux balles en plein cœur, en plein jour, dans le XIe arrondissement de Paris. Le rythme des exactions va s’essouffler notamment après le putsch raté des généraux en avril 1961 : plusieurs membres du SDEC se radicalisent et se retournent contre le Général de Gaulle pour rejoindre l’OAS. Raymond Muelle est arrêté en 1962 pour complot contre la sûreté de l’État. Il avoue souhaiter tuer le Général de Gaulle qu’il perçoit comme un traître. Finalement, cette fièvre tueuse et arbitraire se solde par un bilan glacial de 135 morts en 1960 et 103 en 1961. Constantin Melrick, coordinateur des services de renseignement auprès du premier ministre Michel Debré, parle d’une effroyable dérive.
Si l’on considère que la signature de la Main Rouge disparaît à la signature des accords d’Évian, ses méthodes, ses modus operandi et ses acteurs seront retrouvés quelques mois plus tard au sein d’une nouvelle organisation secrète, vraiment clandestine cette fois : l’OAS.
Par Nouha
Sources :
Entretien Raymond Muelle : entretien dans le journal Libération en 2001
Dans cette ville chargée d’histoire, l’auteure, du regard de l’enfant qu’elle était à Cherchell, et de la mémoire qu’elle porte à travers une saga familiale, balaie plusieurs générations. Des petites filles modèles, rangées, insouciantes, évoluent autour de la chaleur des aïeules, des grands-mères et des tantes, sous le regard vigilant du père, le Marchand d’alphabet. Elles déambulent au sein de différentes maisons familiales, qui constituent les ports d’ancrage de leur enfance.
Jalons de cet itinéraire cherchellois, ces demeures sont plantées dans un environnement coloré, riche, empreint d’une culture et d’un art de vivre existant bien avant l’occupation française, et dont l’art culinaire et la musique arabo-andalouse constituent la clé de voûte. Cet ouvrage autobiographique, comportant quatre-vingt-huit nouvelles, rassemble un éventail de chroniques cherchelloises, vécues ou connues de l’auteure, en 1952, année de ses sept ans.
Née en 1945 à Cherchell (Algérie), Nora Sari, enseignante et fille d’enseignant, a mené une carrière de professeur de français dans plusieurs lycées d’Alger. Attirée par le monde de la presse, elle publiera des articles culturels dans différents quotidiens nationaux ainsi que dans des revues littéraires. "Un concert à Cherchell" est sa première expérience dans l’écriture romanesqu
Le tournage de cette mini-série débute ce 17 avril. Elle reprendra la trame du best-seller de Camus, adaptée à l’époque du Covid-19, avec à l’affiche Hugo Becker, Frédéric Pierrot et Sofia Essaïdi.
Libre adaptation du roman à succès d’Albert Camus « la Peste », paru en 1947, le projet de mini-série créé par Georges-Marc Benamou et réalisé par Antoine Garceau (« Dix pour cent », « Salade grecque ») débute son tournage dans le sud de la France ce lundi 17 avril. Pour cette version 2023, les créateurs ont décidé de déplacer le récit loin de l’Algérie du début des années 1950 : cap sur une ville du sud de la France et l’an 2029.
A peine sortie de la pandémie de Covid-19, l’humanité est de nouveau menacée lorsqu’un variant du bacille de la peste baptisé YP2 est découvert. En cette année 2029, une ville du sud de la France est mise en quarantaine pour éviter tout risque de propagation du virus au reste du pays. Faute de traitement, un « plan D » aux mystérieux et monstrueux ressorts va alors être mis en œuvre par le gouvernement central.
Construit en quatre épisodes, le projet de la série avait été dévoilé il y a plus de deux ans, par France Télévisions. « C’est une audace à laquelle on croit, dans le contexte actuel […] de montée des radicalités de toutes parts et de crise sanitaire », avait alors expliqué Stéphane Sitbon-Gomez, directeur des antennes et des programmes. Le casting de cette épopée dystopique quoique familière a été révélé à l’occasion du festival Canneseries : Frédéric Pierrot (psy acclamé dans « En thérapie ») dans la peau du docteur Rieux, Hugo Becker qui incarnera le journaliste Sylvain Rambert, Sofia Essaïdi ou encore Judith Chemla.
Un miroir de notre société contemporaine
Pour les créateurs de la série, « la Peste », cruellement d’actualité, permet de faire le pont entre des situations fictives – imaginées par Camus il y a plus de soixante-dix ans - et ce que le monde a connu à partir de janvier 2020. « “La Peste”, c’est une métaphore, une parabole, qui permet d’aborder de multiples sujets, comme le totalitarisme, le racisme, la télésurveillance, le contrôle de plus en plus présent », explique l’acteur Hugo Becker. Plus qu’une mise en tension au point de vue sanitaire, la mini-série a pris le parti de traiter toutes les déficiences que de telles pandémies révèlent mais aussi les dérives qu’elles occasionnent.
Ancrée dans notre époque, cette nouvelle version fera la part belle aux femmes, quasiment absentes de l’œuvre originale. De nouveaux personnages, majoritairement féminins feront donc leur entrée. On retrouvera une pianiste engagée dans la lutte contre le virus, Lucie Ferrieres (jouée par Judith Chemla) ou encore une infectiologue lanceuse d’alerte, Laurence Molinier (incarnée par la chanteuse devenue actrice Sofia Essaïdi).
C’est la troisième adaptation visuelle de l’œuvre culte d’Albert Camus. Le roman avait déjà été adapté deux fois au cinéma. D’abord en 1992 par le réalisateur argentin Luis Puenzo, puis en 2010 par le cinéaste québécois Kim Nguyen sous le titre « la Cité ».
Étienne-Auguste Dinet (1861-1929) est né dans la bourgeoisie parisienne du Second empire. Illustrateur d’une Algérie qui nous semble sise hors du temps, il s’est converti à l’islam comme nombre de ses contemporains, artistes, écrivains ou scientifiques.et a été enterré sous le nom de Nasreddine Dinet .
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