Albert Camus, Correspondance avec ses amis Bénisti, 1934-1958 (photographie de couverture du livre)
La publication, à intervalles réguliers, par les éditions Gallimard, d’une série de correspondances entre Albert Camus et des destinataires du monde intellectuel, journalistique ou éditorial, complète très heureusement les excellentes biographies publiées à ce jour. Cependant, il est encore temps de mieux connaître le Camus des années 30 en Algérie, alors qu’il n’est qu’un simple membre d’un groupe d’amis algérois, avant de connaître le succès avec la publication de L’Étranger, en mai 1942, et la gloire au moment du Prix Nobel, en 1957. C’est donc avec beaucoup d’intérêt que nous pouvons découvrir aujourd’hui, grâce à l’excellent travail des éditions Bleu autour, une correspondance inédite de 50 lettres entre Albert Camus et ses amis proches des années 30 : le sculpteur et peintre Louis Bénisti (1903-1995), son frère Lucien, leurs épouses respectives et quelques autres. L’entourage humain de Camus dans ces années, essentielles pour sa formation, dialogue avec lui sur un plan d’égalité. À la différence de l’austérité de la correspondance publiée par Gallimard qui la reproduit sobrement, avec un appareil critique scientifique rigoureux, l’ouvrage publié par Bleu autour se caractérise, non seulement par la découverte de ces lettres inédites, plus ou moins importantes certes, mais toujours significatives de l’évolution de Camus, mais aussi par l’apport d’une iconographie très riche et parfaitement reproduite. Des photographies, certaines peu connues, des cartes-lettres, des fac-similés, des télégrammes, accompagnent et enrichissent le texte de ces lettres. Cette singularité correspond à la tradition des éditions Bleu autour, toujours très préoccupées par la présence d’illustrations qui constituent de véritables textes. On se souvient de l’ouvrage très réussi, consacré à Pierre Loti, dessinateur (édition d’Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier, 2009) dévoilant un Pierre Loti que nous ignorions.
Certes, dans le cas de Camus, ce n’est pas la première fois qu’un livre qui lui est consacré fournisse une abondante iconographie. On peut rappeler, parmi d’autres, L’Album et ses 490 illustrations, publié par Roger Grenier (NRF, 1982), Camus solitaire, solidaire par Catherine Camus (Michel Lafon, 2010) ou le très réussi Camus,Citoyen du monde (Gallimard, 2013).
On voit tout de suite la différence par rapport aux correspondances publiées à ce jour : mise à part celle avec son maître Jean Grenier qui va de 1932 à 1960, les autres sont, en général, plus tardives et débutent quand faiblit celle avec Louis Bénisti : René Char (1946-1959), Pascal Pia (1939-1947), Roger Martin du Gard (1944-1958), Louis Guilloux (1945-1959), André Malraux (1941-1959), María Casares (1944-1959), Nicola Chiaromonte ( 1945-1959). À partir de cette donnée chronologique, on saisit mieux l’intérêt de cette correspondance avec ses amis Bénisti, au long d’une période compliquée, qui s’étend de 1934 à l’après-guerre et même se prolonge jusqu’en 1958. C’est un complément essentiel pour mieux connaître l’homme, l’écrivain qui est en train de naître et l’importance d’un certain nombre de problèmes qui vont le tourmenter, depuis ces années 30 jusqu’à la guerre et même l’après-guerre. On constate d’ailleurs que le noyau le plus nouveau est constitué par les lettres écrites par Camus à Louis Benisti, entre le 20 janvier 1935 et le 25 septembre 1942. Nous avons ensuite seulement 2 lettres courtes, en 1950 et 1957. À quoi il faudra ajouter celles de Camus à Lucien Bénisti, le frère du peintre, à Solange Sarfati en 1935, et à Lucien et Mireille Benisti de mai 1934 à 1942, enfin à Lucien Bénisti de 1957 à 1958. Avec ce dernier, les lettres sont heureusement croisées, ce qui ajoute à leur valeur de témoignage vivant. On peut donc dire que la partie la plus personnelle, et pour nous la plus utile, se répartit de 1935 à 1942. Les autres sont plus anecdotiques et superficielles. On sent alors que Camus s’est éloigné de son groupe d’amis algérois des années 30.
L’essentiel de ces lettres comprend la correspondance entre Albert Camus, jeune écrivain et Louis Bénisti artiste un peu plus âgé, à partir de 1935. Nous n’avons pas hélas les lettres de Bénisti, qui ont été perdues. Malgré cette absence de dialogue, on devine une vraie complicité entre les deux hommes, qui sont nés tous les deux en Algérie : Bénisti à El-Biar, en 1903 et Camus à Mondovi, en 1913. Ils y ont connu ce que Camus nommera dans une lettre à Lucien Benisti, en février 1957, publiée dans ce recueil « les années d’Alger, si proches, si lointaines »
Louis fut donc un ami de jeunesse de Camus : au moment de la naissance de leur compagnonnage, Camus n’a que 22 ans et Bénisti 32. Bénisti fut un éminent sculpteur et peintre, un peu oublié aujourd’hui mais que son amitié avec Camus remet à l’ordre du jour grâce aux archives inédites que transmet son fils Jean-Pierre. L’abondante reproduction, dans ce volume, de ses gouaches méditerranéennes, de ses dessins, de ses portraits, confirme la qualité esthétique de son travail. Il reste aussi l’artiste qui a eu le courage d’ériger, en 1961, en pleine guerre d’Algérie, une stèle en l’honneur de Camus, face au mont Chenoua, à Tipasa, au milieu des ruines romaines chantées par Camus. Avec cette citation, gravée à jamais dans la pierre : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure, Albert Camus, Noces à Tipasa. » Ce monument est le seul hommage que l’Algérie officielle d’aujourd’hui a rendu à Camus, bien ingrate vis à vis d’un écrivain qui la représente si bien dans le monde entier… Émouvante réunion des deux amis, au-delà des péripéties dérisoires de l’Histoire… et rappel tragique de leur destinée : en effet, Camus meurt à 47 ans, dans les conditions dramatiques que l’on sait et Bénisti à 91 ans. Ce qui ne donne que plus de prix à cette correspondance.
On découvre, tour à tour, au gré de ces lettres, un Camus critique littéraire, conseiller en édition avec Edmond Charlot qui publie, en 1937, ses deux premiers livres L’Envers et l’Endroit (1937) qui présente différents essais : « L’Ironie, Entre oui et non, La mort dans l’âme, Amour de vivre, L’Envers et l’Endroit » et Noces (1939) qui comprend : « Noces à Tipasa, Le vent à Djémila, L’été à Alger, et Le désert. » Tous ces essais ont été rédigés pendant ces années algéroises (entre 1935 et 1937) qui confesse, en 1937, à Lucien Bénisti : « J’ai un grand désir de travail, de réflexion, et d’activité ». Il parle beaucoup d’art, de théâtre, commente aussi son désir de voyage, évoque son projet de trilogie de l’absurde qui commence en 1942 avec L’Étranger.
Un homme fidèle en amitié, humble, doutant souvent de lui, angoissé par la maladie, cette tuberculose qui le contraignait à trouver refuge pendant des semaines dans des hôtels ou des maisons de montagne. Il se marie une première fois en 1934 avec Simone Hié et une deuxième, en 1940 avec Francine Faure dont il a ses deux jumeaux, Catherine et Jean, nés en 1945 . Nous avons la confirmation de son amour de l’Algérie, en particulier de Tipasa, avec la fameuse photographie de 1937, aux côtés de Simone Hié et de Mireille Bénisti.
Malgré le caractère amical de ces échanges, il écrit des phrases ciselées comme des maximes, qui laissent présager certaines formules dans ses chroniques du journal clandestin Combat, pendant la guerre, et même dans ses écrits futurs : « L’éloignement et le silence sont des choses qui bravent l’amitié » ou « C’est tout l’effort et toute la beauté de la vie que d’essayer de rendre à chaque minute sa valeur de miracle » ou «Cedéguisement de vie quotidienne qui m’empêche parfois de donner le profond de moi-même. » Il exprime des réflexions sur le voyage, la solitude qui seront des thèmes familiers dans ses textes : « cette redécouverte de soi-même qui naît d’une solitude dans un pays neuf. »
Camus fait preuve déjà dans ces premiers textes personnels d’une ironie mordante , par exemple quand il demande à Lucien d’indiquer, pour un texte destiné à le présenter : « a des relations dans la boucherie», allusion à son oncle Gustave, qui l’avait hébergé pendant son cursus. On perçoit son souci permanent, en 1940 et 1941, de trouver du travail, de gagner sa vie entre Oran, Alger et Paris. De sa retraite en 1942 de Chambon- sur-Lignon, où il s’est retiré pour se soigner, il écrit : « En somme de grandes journées vides et silencieuses où le travail trouve son compte ». On trouve aussi des considérations propres à ce que sera, plus tard, sa lucidité mélancolique : « Nous ne connaissons des êtres que leurs gestes, jamais leurs affirmations. »
Il parle en 1936 de l’impasse où il se trouve, répète en 1937 qu’il est fatigué d’Alger, affirme son désir « d’être un écrivain. » A Lucien Bénisti qui lui demande son avis sur un roman qu’il a écrit, il répond de façon dogmatique : « Il n’y a pas a priori de bons sujets il n’y a que de bonnes œuvres ». Il lui donne une véritable leçon technique de ce que doit être, à ses yeux, un vrai roman. Il lui dit sans détours : « Ce n’est pas un roman. Il y a dans le roman des fils entrecroisés, un carrefour intérieur, des destinées qui se croisent et se séparent. Tu as fait une histoire. C’est une nouvelle à la fois courte et longue » L’amitié ne le rend pas aveugle au point d’être assez critique au sujet du projet de son ami, et de lui refuser plus tard une préface.
Pendant les années 50-57 les lettres deviennent plus professionnelles. Camus fait même répondre à Lucien Bénisti par sa secrétaire , il a moins de temps pour ses amis mais leur reste fidèle.
Nous avons, par ailleurs, quelques découvertes précieuses, par exemple un des premiers textes de critique publié par Camus dans une revue universitaire Alger étudiant, en 1934, à propos d’une sculpture de Louis Bénisti, la correction d’une dissertation de philosophie d’une de ses élèves à laquelle il envoie en 1935 une longue lettre de corrigé. Le sujet qui portait sur l’opposition entre Valéry et Pascal lui donne l’occasion d’un véritable traité de dissertation philosophique ! Il reproche même à la jeune fille son « obéissance trop docile » ! On a aussi des détails sur le fameux Appel pour une Trêve Civile en janvier 1956 dont on apprend dans une lettre de Louis Bénist à Charles Poncet combien cela avait été un piège tendu à Camus par les reponsables du FLN.
Enfin, et c’est un beau cadeau, nous bénéficions même d’un inédit dactylographié, un texte dédicacé à Lucien et Mireille Bénisti intitulé « je me regarde naître » dont nous avons la première version. Et la confirmation que Camus avait confié en 1940 le manuscrit de sa pièce Caligula à Mireille Benisti.
En définitive, un ouvrage très utile pour une connaissance de Camus que nous cherchons toujours à compléter et à perfectionner. Ce qui nous fait accéder aux sources directes de sa création par un biais original, l’évocation de ces années algériennes qui ont tant compté pour lui. Comme c’est l’habitude chez Bleu autour, l’excellent appareil critique qui accompagne le livre, nous aide à entrer dans l’ensemble, fragmentaire et éparpillé, d’une correspondance, certes moins dense ou profonde que d’autres mais tout aussi significative. Les nombreuses notes de bas de pages, les légendes d’illustrations érudites, les CV des auteurs des lettres, et même des contributeurs, une Table des matières très détaillée contribuent au sérieux de la publication. Enfin la présentation critique établit une différence pertinente entre le simple « Avant-Propos » qui introduit précisément le projet et une Présentation qui en synthétise la problématique.
Albert Camus, Correspondance avec ses amis Bénisti, 1934-1958, Édition dirigée par Jean-Pierre Bénisti et Martine Mathieu-Job et présentée par Virginie Lupo et Guy Basset, Bleu-autour, octobre 2019, 191 p., 22 €
L'association Coup de Soleil a organisé à Lyon, le 4 mars 2023, un hommage à Assia Djebar avec des interventions (celle d’Afifa Bererhi est publiée ci-dessous) et la projection du film, La Nouba des femmes du Mont Chenoua. Décédée le 7 février 2015, cette écrivaine algérienne a vu sa renommée franchir les frontières jusqu’aux Etats-Unis d’Amérique où elle enseigna dans les prestigieuses universités de la Louisiane et de New York. Les traductions de ses romans sont nombreuses comme en rend compte Traduire Assia Djebar de Amal Chaouati, en 2018.
C’est au cours de mes études en licence de français à l’université d’Alger, où Assia Djebar enseignait et dirigeait le département, que j’ai découvert son parcours de vie si dense et surtout son talent d’écrivaine en lisant ses romans et en m’intéressant à sa production cinématographique grâce à Ahmed Bedjaoui, qu’on appelait alors Monsieur cinéma quand il fut en charge de l’émission Les deux écrans à la télévision algérienne. Il a publié en 2018, à Alger, Le Cinéma à son âge d’or – Cinquante ans d’écriture au service du septième art : p. 125, il analyse l’apport d’Assia Djebar. J’ai vu son film La Nouba des femmes du mont du Chenoua (1976), film présenté à la Biennale de Venise en 1979 où elle reçut le Prix de la critique internationale en tant que réalisatrice, aidée par Abdelkader Alloula. Son autre film, La Zerda ou les chants de l’oubli, moins médiatisé que le premier, écrit avec la collaboration de Malek Alloula à partir d’archives coloniales, a été présenté en 1982 à Alger et au 1er festival du cinéma arabe à Paris en 1983.
L’itinéraire littéraire d’Assia Djebar débutevecc la publication de son premier roman La Soif en 1957. Elle était alors âgée de 21 ans. Dans le contexte de l’époque, les intellectuels algériens engagés dans la révolution l’ont mal reçu, qualifiant ce roman de « décalé » parce que n’étant d’aucun apport pour la cause défendue. Quelques années plus tard, sa réponse fut une pirouette quand, pour se justifier, elle rétorqua qu’il ne s’agissait que d’un effet de style : « Mon ambition, disait-elle, était d’arriver à saisir un air de flûte et que cet air fût bien composé ! Je n’ai pas employé le tambour. » Le tambour se fera entendre par la suite à travers notamment ses romans. Plus tard en 1968 elle s’exprimera de nouveau à propos de son roman inaugural que le critique marocain, Abdelkader Khatibi appréciera ainsi, la même année, dans son ouvrage, Le Roman maghrébin : « pour le personnage de La Soif, la découverte du corps est aussi une révolution importante ». Nul ne pourrait le contredire aujourd’hui car, sur ce point, elle était assurément en avance sur son temps. Plus tard, allant au bout de sa conviction, elle publie en 1997, Les Nuits de Strasbourg, roman où l’érotisme se déploie sans complexe aucun.
Au cours de l’année 1969 elle publie une plaquette Poèmes pour l’Algérie heureuse à la SNED et une pièce de théâtre Rouge l’Aube chez le même éditeur. La pièce montée par Mustapha Kateb sera jouée au festival panafricain de 1969 à Alger. Par ailleurs, elle se fait connaitre sur les ondes radio en Allemagne par la diffusion de sa pièce théâtrale radiophonique : La fièvre dans les villes, conçue à partir de son livre Oran langue morte de 1997. Ainsi, Assia Djebar s’inscrit dans le large éventail des genres qui s’interpénètrent lorsque l’expression romanesque se fait poésie musicale et que la construction des scènes narratives emprunte à la dramaturgie.
Toutefois, force est de constater que la partie la plus volumineuse de son œuvre demeure sa production romanesque qui s’épanouit sous le signe d’un féminisme qui consiste à donner voix aux femmes recluses, à ces femmes « exilées de la vie ». En effet, il ne s’agissait pas, pour elle, de s’aligner sur les revendications féministes occidentales – avec lesquelles elle était manifestement en accord dans sa vie personnelle – mais d’épouser dans ses livres le sort des femmes musulmanes ses semblables moins favorisées socialement et culturellement. Dès lors son écriture entre en résonance avec le statut des femmes de son pays. Dans cette perspective elle en vient à déclarer : « Comment parler de la femme de mon pays sans parler de l’ensemble de l’Islam ». Elle pose ainsi d’emblée le sujet de ses préoccupations : la dimension existentielle de la femme d’Algérie ne saurait se lire qu’à travers le prisme de l’Islam.
Dans ses romans, Assia Djebar donne visibilité et présence aux femmes en explorant ce qui fait le tragique de leur quotidien et en pointant la cause inhérente à leur relégation, ce fruit amer né de la conjonction de l’archaïsme pérenne du modèle de société ancestral doublé du malentendu, ou du détournement voire de la dénaturation de ce qu’énonce l’Islam en sa double composante, le Coran et les Hadiths (dires du Prophète). C’est au regard de ces données tantôt ouvertement affichées, tantôt sous-jacentes, que va s’écrire la partition romanesque de l’écrivaine. Ainsi, la condition de la femme sous l’emprise d’un Islam biaisé, jusqu’à paraître, oserais-je dire, obsolète au regard des exigences des temps modernes, imprégnera tout le cycle d’écriture d’Assia Djebar
Tout commence avec, ce que l’on pourrait considérer comme un essai ; il s’agit de Women of Islam, édité à Londres en 1961, et se poursuit jusqu’au drame musical, Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête, joué à Rome en 2005. Ce drame est immédiatement suivi de Nulle part dans la maison de mon père, en 2007, roman à dimension autobiographique, qui à son tour reprend le sujet de la dépossession de la femme. L’essai et le drame lyrique si distants dans le temps, si différents par leurs genres, ne sont que des variantes d’un même sujet thématique. L’un et l’autre se focalisent sur la relation femme/Islam. C’est à croire et dire que malgré le temps qui s’écoule, rien ou presque n’a affecté le statut de la femme demeurée une éternelle subalterne, comme soumise à une malédiction inhérente à un Islam violé dans sa lecture et donc dans l’observation de ses préceptes. Ce qu’entreprend Assia Djebar dans ces deux œuvres est assurément inédit dans la littérature algérienne et confère à son écriture une portée véritablement novatrice et marquée d’une audace certaine.
Par ailleurs, il y a aussi tout lieu de signaler que l’essai ainsi que le texte intégral du drame chanté avec ses didascalies, indications scéniques, jeu de lumière, interventions du chœur, etc., sont demeurés presque inédits : on peut seulement lire une scène extraite des filles d’Ismaël… au tableau 19, qui figure dans les actes du colloque de Cerisy de 2010, consacré à l’écrivaine à l’initiative de Mireille Calle Gruber.
De même c’est dans Études littéraires, (vol. 33, N°3, Automne 2001), que l’on découvre la préface de l’auteure suivie de l’ouverture et de l’acte I. Nous y reviendrons. Pour ce qui est de Women of islam, traduction deFemmes d’Islam qui est le titre de la version originale, comme mentionné en deuxième de couverture, nous supposons en avoir un écho, dans l’article « La femme en Islam ou le cri du silence », paru dans Femmes tome II, La condition féminine, aux éditions Plon, en 1967. C’est donc de manière fragmentaire, parcimonieuse et par un jeu de recoupements avec les articles publiés par l’auteure que nous appréhenderons la matière d’une part de l’essai et d’autre part du drame lyrique ; deux opus que nous considérons, ironie du sort, ironie des conjonctures, comme étant précisément la partie « voilée » de l’œuvre d’Assia Djebar, elle qui se révolta contre le voile. De ce paradoxe précisément nous tirons un argument pour les présenter et participer à l’opération de « dévoilement » de ces écrits qui demeurent méconnus pour une majorité de son lectorat.
Women of Islam
Ce titre, nous l’avons rappelé, est la traduction de celui de la version originale en langue française « Femmes d’Islam » tel que mentionné par le traducteur Jean-Marc Gibbon. L’opuscule est édité pour la première fois en 1961 à Londres. Aujourd’hui, après avoir effectué des recherches, je voudrais préciser que le traducteur est décédé et que la maison d’édition n’existe plus. Il semble donc improbable de prendre connaissance de la version originale dans son intégralité. Reste à consulter les archives si la possibilité se présente.
La question qui vient aussitôt à l’esprit est : pourquoi n’y a-t-il pas eu de publication de la version originale de langue française ? Julliard le premier éditeur d’Assia Djebar, connaissant son engagement, ne se serait pas opposé à sa publication. Je me hasarde donc à émettre l’hypothèse d’une autocensure ; l’auteure n’a-t-elle pas déclaré qu’ « écrire c’est s’exposer » ? Pour autant, on s’interroge : pourquoi l’autocensure n’interdit-elle pas l’édition en langue anglaise ? La question mérite d’être posée. Et on peut émettre l’hypothèse que le texte serait moins accessible au lectorat algérien largement francophone. Peut-être aussi par égard pour le père puisque l’on sait que l’expression érotique des Nuits de Strasbourg a été censurée jusqu’après la mort du père. Quelles que soient les hypothèses, il fallait assurément oser soumettre à la question le Livre sacré et les Hadiths, plus exactement à procéder à l’examen de ce que recèle l’Islam au sujet des femmes, quelle lecture interprétative en faire dans une société archaïque fondée sur le modèle patriarcal et par ailleurs appelée au changement au gré des évolutions de quelque nature qu’elles soient. C’est là un sujet fort délicat d’autant qu’au cours de la colonisation la question culturelle – langues et Islam – est une revendication de taille soulevée par l’Association des Oulémas de Constantine à Tlemcen en passant par Alger, c’est un argument brandi au cours de la guerre d’Algérie. Par ailleurs dans l’Algérie de la postindépendance, l’Islam est déclaré religion d’état à l’instar des pays du Machrek. Or, on le sait, dans les pays du Moyen-Orient la revendication des femmes s’est déjà fait entendre de manière bouillonnante, au nom de principes républicains. C’est précisément ce qui ressort de la préface que rédige Assia Djebar pour le roman Ferdaous de Nawel Saadaoui et où l’on apprend, entre autre, comment le roi Farouk plie et cède devant la gigantesque manifestation de femmes de l’Association Bent El Nil fondée par Doria Chafik : elles finissent par obtenir le droit de vote. C’était en 1951. Assia Djebar est bien instruite des frondes de femmes menées en Syrie, Irak et Egypte ; frondes annonciatrices du mouvement féministe en pays d’Islam impulsé par l’idéal républicain et qui a vite été rattrapé par l’étau de la religion.
Par ailleurs il me semble important de rappeler dans quelles circonstances Assia Djebar aurait probablement écrit Women of islam. Elle avait rejoint la Tunisie en 1958 pour apporter sa contribution au journal El Moudjahid, organe du Front de Libération National (FLN), dirigé par Redha Malek et auquel a largement contribué Frantz Fanon avec l’épouse duquel Assia Djebar était liée. Elle y publie aussi Journal d’une maquisarde en 1959, en ayant enquêté auprès des réfugiés algériens à la frontière tunisienne. Lors de ce séjour tunisien, elle n’a pas manqué d’interviewer le Président Bourguiba, premier gouvernant en pays d’Islam, après Kamel Atatürk, à avoir fait le choix d’une laïcité absolue et, partant, à avoir fait sauter les verrous qui emprisonnaient les Tunisiennes dans les prescriptions supposées de la religion musulmane. De fait, le 13 août 1956, il signe un décret « portant promulgation du statut personnel ». Désormais le mariage exige un consentement mutuel, la répudiation et la polygamie sont interdites ; des changements qui interviennent, faut-il le préciser, avec l’assentiment des hautes instances religieuses de la Zitouna, (université de référence dans le champ culturel et religieux du monde sunnite avec El Azhar du Caire et El Quaraouiyine de Fès). Ce défi de Bourguiba, Assia Djebar voudrait le porter à son tour et à sa manière en rédigeant Women of Islam. Voilà qui explique que l’entretien avec Bourguiba figure en annexe de l’essai désignant ainsi, de manière oblique, la politique menée par le Président tunisien comme source d’inspiration de l’auteure algérienne. Ces quelques indications mises bout à bout laissent supposer que c’est bien au cours de ces années 58/59 que serait intervenue la rédaction de ce qui sera Women of Islam, paru en 1961.
Cet essai me semble être la matrice originelle de l’ensemble de l’œuvre à venir qui va se déployer de manière rhizomique et ainsi offrir la mosaïque d’écrits romanesques et autres que nous connaissons. Une œuvre multiple, aux tons divers, bâtie sur une fondation principale qui supporte la problématique de la relation entre femme et Islam, tout au moins selon sa perception générale dans la société algérienne et plus largement dans le monde musulman.
Women of Islam est composé de deux parties, l’une scripturale, l’autre iconique. Cette dernière, la plus volumineuse, est un catalogue de photographies en noir et blanc captant exclusivement des portraits de femmes citadines et rurales, de classes sociales différentes, drapées de différentes façons de leur voile, pas toujours le même, ou au contraire exhibant la nudité des jambes, des bras, des poitrines. Cet album d’images – visions sur le féminin musulman – émet à lui seul un discours que décrypte Assia Djebar pour finalement le mettre au placard tant les photos regorgent du langage pour touristes avides de percer le mystère d’Orient, dit-elle. Ces clichés font naître en elle le trouble, car ils dépeignent, je cite « un exotisme oriental à la manière d’un Pierre Loti pour coller à une légende de tranquillité ». Aussi, pour Assia Djebar ces photos ne disent que des mensonges. Alors, pour toucher à la vérité la concernant personnellement, elle s’interroge : comment parler des femmes musulmanes en toute conscience de femme musulmane fière de l’être. C’est ce qu’elle proclame en s’interrogeant : « Comment puis-je parler de la position des femmes d’Islam sans parler de l’ensemble de l’Islam, parler d’elles dans le passé et le présent, leurrôle dans la construction du futur ? Je devrais être sociologue, historienne, économiste et théologienne tout à la fois. Moraliste aussi pour évaluer leur influence dans la recherche de nouvelles affirmations et pourquoi pas poétesse pour chanter leur présence avec amour et gratitude. »
Vaste programme auquel elle va se plier car la grille de lecture du port du voile ne saurait se limiter au seul discours spirituel et théologique. Inévitablement, comme elle le préconise, des approches historiques – rappelons qu’elle est historienne de formation –, sociologiques, anthropologiques, économiques s’imposent d’elles-mêmes. D’autant que l’Islam a proclamé, dès l’origine, sa vocation à régenter tout l’ordre social (la umma) et ce en interpellant à la fois les musulmans et les musulmanes, établissant ainsi l’égalité de principe hommes/femmes au regard de Dieu. S’inscrivant dans cette logique, Assia Djebar s’attaquera aux pratiques qui auraient, à ses yeux, trahi le principe égalitaire originel. Elle adoptera tour à tour, tout au long de son exposé-commentaire, différentes postures pour démontrer que l’Islam de la période de l’Egire, né dans les sables aujourd’hui couverts par les gratte-ciels et transpercés par les pipelines, l’Islam né dans une société tribale patriarcale aujourd’hui éclatée, s’avère en totale inadéquation, voire en contradiction, avec les mutations inexorables qui se produisent au cours du temps. Faut-il rappeler aussi l’arbitraire du décret de suspension définitive de la lecture interprétative polysémique du Coran. L’interruption de l’Ijtihad a été décrétée par le pouvoir politique de manière unilatérale. Ce coup d’arrêt porté à l’ébullition intellectuelle initiée par l’expansion du Texte coranique s’est transmis à une société qui s’est refermée sur elle-même, qui s’est figée comme en un bloc monolithique, entraînant le déclin de la civilisation islamique. Assia Djebar note que la Umma cessa d’être ce que le Coran lui-même avait prescrit en se projetant comme « une nation intermédiaire ». Elle rappelle que c’est dans la perspective de renverser cet immobilisme, de permettre aux nations musulmanes de s’épanouir et d’entrer de plain pied dans l’ère de la modernité que se produisit ce que l’on appelle la Nahda (ou Renaissance) culturelle et religieuse. On le sait, la Nahda est un mouvement survenu en Egypte au XIXe siècle et qui s’est propagé dans nombre de pays musulmans et notamment au Maghreb pour proclamer le retour à une forme de libéralisme en matière de pratique religieuse. Il s’accompagne d’un élan politique panarabe en plein essor. Assia Djebar à sa manière, dans Women of Islam, plaide en quelque sorte pour une seconde Nahda afin que la femme musulmane des temps modernes, toujours considérée comme mineure, toujours confinée, en dépit du bouillonnement ambiant, sorte de son isolement et de sa claustration dans un monde amputé de la participation socio-politique de sa population féminine ; un monde handicapé dans son évolution par cette exclusion. Ainsi, Assia Djebar s’inscrit dans la filiation de Kamal Atatürk proclamant que « l’avenir de la Turquie dépend de l’émancipation des femmes, et qu’un pays dont la moitié de la population reste enfermée est un pays à demi paralysé », comme le rappelle Kenizé Mourad dans son roman de 1987, De la part de la princesse morte.
Pour proposer cette analyse, je m’appuie sur une traduction de Women of islam vers le français, la langue première, non encore éditée et faite par Amina Bekkat. Ce qui vient corroborer la matière révolutionnaire de Women of Islam, c’est l’article d’Assia Djebar cité plus haut. Le titre serait la métaphore du statut de la femme musulmane réduite à une éclipse sociale totale, à une non-présence. Comme un rappel dirais-je de l’ensevelissement physique des fillettes à leur naissance qui se pratiquait en Arabie au cours de la période antéislamique ; souvenir enfoui dans l’inconscient des hommes et qui ressurgirait sous la forme d’interdits que nous connaissons.
Cet article, bien postérieur à la publication de Women of islam, ne serait-il pas plutôt la version originale en langue française de Women of Islam ? Toujours est-il qu’on décèle nombre de points communs aux deux textes. Dans cet article une même stratégie qui consiste à décrire la femme musulmane et son vis-à-vis, l’homme musulman, à l’aune de l’historicité du monde car, dit l’auteure : « Les formes de pensée qui ont servi depuis des siècles se révèlent inefficaces devant la confrontation, imposée par un voisinage machiniste et industriel ». Elle en fait la démonstration par paliers successifs. Dans un premier temps elle s’emploie à comparer la musulmane « imbriquée dans des restrictions, dans des interdits en toile d’araignée » avec l’Européenne, telle la soviétique Valentina Terechkova première femme cosmonaute de l’histoire, ou la Française dont les traits du visage « lui viennent de la figure de Jeanne d’Arc, de celle de Madame Bovary, du chant de Ronsard et d’Eluard, de la musique de Debussy, des chiffons des couturiers… ou la femme espagnole inséparable de Vélasquez, de Goya, des corridas et des murmures de Fédérico Garcia Lorca ». De cette comparaison entre monde musulman qui se morfond et monde occidental qui vit, surgit un « dilemme pour l’Islam : se rénover ou mourir ». Et d’affirmer : « La religion, la foi islamique face à l’historicité du monde semble pâlir dans le rétrécissement de ses domaines et risquer, pour ne plus avoir plusieurs têtes, de perdre le souffle. S’affaiblir ou s’épurer, reculer ou se rénover, s’étioler ou se moderniser, tel est le dilemme à résoudre pour que l’Islam revienne à son essence qui est d’exister au cœur d’une conscience personnelle, de redevenir une pensée en mouvement, une action réfléchie, une prise de position et non une opposition, une mise en question d’habitudes et de traditions sacralisées ».
De l’ensemble de l’analyse critique d’Assia Djebar menée à différents stades (*L’homme à la dérive s’abrite à l’ombre des femmes, *Une vie squelettique à l’ombre d’un voile, *Parfois majeur à soixante ans,* La polygamie : un héritage plus vieux que l’Islam) ressort le regret d’un Islam en rupture avec ce qui a fait son essence première. Tout est synthétisé dans l’énoncé du titre de son roman de 1991, Loin de Médine, une litote pointant la disjonction entre les pratiques en cours et les prescriptions de l’Islam originel, élaboré à Médine ; point de vue développé et illustré au cours de la narration. Pour autant Assia Djebar garde en elle l’espérance. Son article s’achève sur une citation coranique : « Peut-être une partie de ce dont vous appelez la venue est-elle déjà en croupe derrière vous… »
Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête
Assia Djebar, dans sa démarche qui bouscule tous les interdits infondés infligés aux « fille(s) d’Ismaël » en vient à livrer l’intention qui la guide, celle précisément de « susciter un désir d’Islam ». C’est par ces mots que s’achève sa préface, publiée en 2001, qui accompagne le drame musical de 2000, Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête, dédié à Maria Nadotti (essayiste italienne spécialiste des questions culturelles,) qui après l’avoir traduit en italien, le fera jouer en 2005 au théâtre de Rome. C’est grâce à elle que je détiens l’intégralité du texte des Filles d’Ismaël. Il faut attendre 2010 pour découvrir un post d’Assia Djebar sur un site électronique algérien où elle s’exprime sur le pourquoi et le comment de cette pièce chantée. Entre la préface et le post, neuf ans, se sont écoulés. L’auteur introduit en chapeau du post, par souci pédagogique, l’histoire d’Agar, la servante d’Abraham, lequel la livra avec son fils Ismaël à l’aridité du désert et au désarroi, jusqu’à ce que jaillisse l’eau de la vie et qu’éclate alors la joie.
L’histoire tragique d’Agar et son dénouement heureux par la grâce de Dieu, habite la mémoire des musulmans. Cette histoire est sanctifiée par un rite observé par tout pèlerin à la Mecque parce qu’il compte parmi les choses sacrées de Dieu, dit une sourate. En rappelant ce rite, Assia Djebar s’interroge, « ne préfigure-t-il pas un théâtre de la passion féminine, une célébration de la Mère étrangère, que seul Dieu a protégée ». Et de poursuivre, quel sens donner à ce rite si ce n’est « exorciser la tentation permanente de l’expulsion de la première mère… oublier le dénuement de l’abandonnée Agar, pour se rapprocher avant tout d’Abraham prêt à sacrifier son fils Ismaël, leur père… au détriment de la mère ». Par la médiation du chant, la référence à l’histoire d’Agar entre en résonance avec l’image au présent des femmes en terre d’Islam, « vulnérables dans leur corps, dans leur mouvement, dans leur liberté individuelle, parce que prises dans la spirale de la violence. Elles sont devenues en fait un enjeu pour un islamisme politique s’opposant à la laïcité », comme le confirme entre autre « la décennie noire » en Algérie. Sur ce point précis relisons Le blanc de l’Algérie de 1996 et Oran langue morte de 1997.
Après l’évocation d’Agar dans la préface, le drame musical se voulant leçon d’histoire, embraye sur un autre drame, celui qui se joue lors des derniers jours du Prophète. Il s’agit de « la succession politique du Fondateur au cœur de laquelle surgit la figure emblématique de Fatima qui devient pour nous symbole de la dépossession féminine, de la révolte et de la lucidité amère ». La mort du prophète est le lieu-temps de la Rupture entre la famille du prophète et le calife Abou Bakr son successeur, désigné comme tel dans l’urgence avant même les funérailles, sans l’assentiment des plus proches de Mohammed notamment son épouse Aïcha, sa fille Fatima et son cousin et gendre Ali, le témoin direct et premier transcripteur de la parole révélée. L’Iranienne, Fariba Hachtroudi, a édité en 2022, Ali, la parole défendue. Tous refusent cette succession. Ce front du refus, dans un même mouvement, vient en soutien à Fatima qui se découvre privée de son droit à l’héritage, et dès lors entre en dissidence. Fatima conteste la décision des hommes politiques, elle n’a eu de cesse de rappeler les déclarations insistantes du Récepteur de la parole divine qui répétait que sa fille était une partie de lui-même et que ce qui la touchait le concernait directement et le blessait. Ce que confirment invariablement les Rawiya témoins-transmetteurs des dires du prophète, les scripteurs des hadiths. Devant l’intransigeance du calife, Fatima « notre Antigone » s’insurge et devient « pour nous symbole de la dépossession féminine, mais aussi de la révolte, et de la lucidité amère ». Ainsi c’est bien le pouvoir séculier, le pouvoir politique despotique qui, au gré des circonstances et conjonctures, entrave et fait fi de la parole du Guide suprême de l’Islam. Islam offensé parce que dénaturé, devenu aujourd’hui un outil de guerre et un moyen de légitimation de l’exclusion des femmes et de leur claustration. L’analyse, par Assia Djebar, du statut de mineures dévolu aux femmes de son pays, se fonde aussi bien sur une expérience vécue – et vécue douloureusement – que sur une connaissance d’historienne qui puise dans les sources premières fourni par Tabari par exemple. Une telle analyse trouve, par ailleurs, son illustration de nos jours dans la situation extrême des femmes afghanes ou iraniennes et dans les divers combats menés ici et là dans le monde musulman pour l’émancipation des femmes. Autant de situations évoquées, du reste, dans le chant d’ouverture de Filles d’Ismaël
D’un point de vue strictement esthétique, en composant ce drame musical pour dire la tragédie de Fatima, Assia Djebar en vient à s’expliquer sur l’ensemble des éléments scéniques. D’abord, le choix de l’expression théâtrale est voulu comme pour l’inscrire dans une tradition culturelle : celle du théâtre de rue avec ses conteurs formant la halqa, une assemblée sur la place publique ouverte également aux bonimenteurs, aux expressions carnavalesques semblables aux scènes rabelaisiennes, un théâtre qui aujourd’hui encore se produit au Maroc sur la fameuse place de Marrakech (Djemâa el fena). Assia Djebar signale aussi le théâtre de marionnettes des garagouz, né en Turquie et adopté en Algérie lors de l’occupation ottomane. Toutes ces références attestent que les expressions théâtrales ne sont pas étrangères aux manifestations socio-culturelles en terre d’islam. Par ailleurs, A. Djebar bat en brèche le lieu commun de l’interdiction de figuration de la personne humaine en islam, en rappelant les miniatures persanes si précieuses qui reproduisent des portraits d’hommes et de femmes et même des scènes érotiques. Cependant cette figuration présente des limites par le recours à l’usage des masques et des paravents, ou d’une étincelle de lumière quand il s’agit du prophète. La fonction de la musique et du chant comme paramètres qui participent du narratif sont aussi là comme pour rappeler, dit-elle, le goût du prophète pour la fête. Elle rappelle à ce sujet une anecdote selon laquelle il invita son épouse Aïcha à dépêcher auprès de leur voisine la chanteuse Djamila la « Ancariya » pour animer les festivités d’une cérémonie de mariage. En outre, elle se réfère aux chants et danses jusqu’à la transe auxquels les dervich-tourneurs, à la suite de Jalal Eddine Rûmi, le soufi, s’adonnent dans leur recherche de l’extase qui consacre la fusion dans le divin.
L’ensemble de ces développements étaient nécessaires à l’auteure pour justifier le choix du drame musical en tant que genre qui n’altère d’aucune manière l’esprit et la lettre du Coran et de la Sunna. Se faisant, Assia Djebar par son audace, donne l’estocade aux esprits ténébreux qui mettent en berne l’Islam des Lumières. Dès lors, l’ensemble des paramètres scéniques qui participent de la composition de ce drame lyrique, plaident aussi, de manière adjacente, pour un Islam souple propice à l’innovation donc au progrès.
Women of islam et Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête si différents par leurs genres, si distants dans le temps, sont traversés par une même veine tramée par deux sujets conjoints : la femme et l’Islam. Ces paramètres sont ceux par lesquels Assia Djebar se définit explicitement. Pour être pleinement femme et pleinement musulmane, être et exister en tant que telle, elle le démontre aux moyens d’analyses socio-historiques, socio-culturelles et en se saisissant de l’expression artistique, symbiose de l’éloquence poétique, du chant et d’une dramaturgie qui emprunte tout à la fois à la culture traditionnelle et au théâtre à l’italienne, signe de son universalité. Assia Djebar a osé et a reconnu s’être risquée sur « un terrain dangereux parce que proche du religieux ». Elle a assumé son audace sans compromis.
En conclusion, citons le chant d’ouverture des Filles d’Ismaël qui résonne comme un énième appel à la raison pour que l’Islam émancipateur des origines retrouve sa vocation première :
Écoutez ô croyants et croyantes
O vous qui croyez en un Dieu unique Et vous qui pensez ne pas croire Ni en Mohammed Ni en Jésus fils de Marie Ni en Abraham l’Ami Vous qui ne savez pas plus que nous Quand arrivera votre Heure dernière Mais proche ou lointaine, Elle arrivera
Écoutez, vous tous, d’aujourd’hui et d’hier Le chant des Filles d’Ismaël Dans le vent et la tempête !
La tempête en Arabie dite Heureuse Mais femmes ségréguées Le vent à Téhéran, La flamme de l’avenir A peine préservée La honte à Kaboul Pour toute femme Dressée
La peur hier à Alger Par des fous désespérés Femmes et enfants trop souvent Massacrés
La longue solitude à Sarajevo La folie de la haine au Kosovo Les ruines du désastre à effacer
Écoutez, vous tous, aujourd’hui et demain, Le chant des Filles d’Ismaël Dans le vent et la tempête
Allumons pour vous et pour nous Allumons le vif du passé Pour l’avenir Éclairons le nid des premiers temps de l’Islam Dans sa lumière et ses ombres Ressuscitées !
La semaine dernière, des sépultures d'enfants harkis ont été mises au jour sur le site du camp de Saint-Maurice-l'Ardoise, qui se situe entre Laudun-l'Ardoise et Saint-Laurent-des-Arbres. Une découverte majeure alors que des fouilles archéologiques sont menées depuis plusieurs mois.
Ces fouilles archéologiques sont diligentées par l'INRAP (Institut national de recherches archéologiques préventives) sur le site où ont vécu des harkis, de 1962 à 1976, dans des conditions très difficiles. Des Français musulmans ont fui vers l'Hexagone à la fin de la guerre d'Algérie et certains se sont retrouvés dans des camps de transit et de reclassement. Depuis de nombreuses années, les associations locales se battent pour que cette période de l'histoire ne tombe pas dans l'oubli.
Nadia Ghouafria a fait partie de l'ARACAN (Association nationale des rapatriés anciens combattants d'Afrique du Nord), avant de monter son association "Soraya". Elle a écumé les archives pour en savoir plus sur l'histoire de sa famille. Ses parents ont vécu 220 jours sur le camp de Saint-Maurice-l'Ardoise avec son frère et sa sœur.
Quand elle est venue à bout de toutes les archives consultables, elle a fait une demande pour accéder aux informations non communicables. Deux ans plus tard, en 2019, elle obtient l'accord. Ce qu'elle découvre est édifiant : un procès-verbal de la gendarmerie datant de 1979 de quatre pages avec le registre des inhumations, des plans, des photos. "Il est mentionné 31 inhumations. Par la suite, j'ai découvert qu'il y avait un adulte et 30 enfants, enterrés entre 1962 et 1964", atteste-t-elle.
Les associations demandent la sanctuarisation du cimetière
Cette nouvelle phase de fouilles méticuleuses est menée depuis lundi 20 mars. "Le vendredi, 26 tombes auraient été découvertes", indique-t-on à l'Agglomération du Gard rhodanien. Pour l'intercommunalité, qui porte un projet de mémoriel harki sur le site, cette découverte rend encore plus "nécessaire l’impérieux travail de mémoire" et elle compte bien l'intégrer dans sa muséographie. Le président de l'Agglomération, Jean-Christian Rey, a d'ailleurs salué "le travail des archéologues Patrice George et Bertrand Poissonnier ainsi que de leurs équipes qui ont permis à la vérité d’être révélée. Je veux apporter mon soutien aux familles et rendre hommage à la mémoire de ces enfants. J’ai une pensée pour les associations harkies du Gard rhodanien."
Du côté des associations justement, la mise au jour de ces tombes est un "soulagement". Ali Laidaoui, président de l'ARACAN du Gard, souhaite que ce lieu devienne un lieu commémoratif et que des statuettes avec plaques soient érigées en mémoire des enfants. Afin "que les familles puissent les visiter". Nadia Ghouafria, également, désire plus que tout la "sanctuarisation" et la "réhabilitation" de ce lieu. "Que ce cimetière illégal devienne légal." Elle était présente mardi dernier, sur place, aux côtés des archéologues et a vu de ses yeux les tombes : "C'est indescriptible. C'est un mélange d'émotions entre la joie, la tristesse. Mais aussi la colère de savoir qu'il y a déjà eu un signalement en 1979 et que rien n'a été fait. Je me mets à la place des familles, c'est une tragédie."
Entretien inédit pour Ballast | Série « Les bidonvilles de Nanterre »
Nanterre, années 2020. Le bus 378 longe le pont de Rouen, file entre une bordée d’immeubles pris dans une toile d’autoroutes, de voies ferrées, de ponts et de passerelles. Ces aménagements modernes, tout en hauteur, ont écrasé l’ancienne ville. Bien qu’elle soit tombée lors des événements de Mai 68, la vieille enceinte militaire qui refermait le territoire sur lui-même semble de nouveau d’actualité. Ici, se trouvaient des années 1950 jusqu’aux années 1970 les bidonvilles de Nanterre. Ils ont vu grandir toute une génération parmi laquelle un certain Mohamed Kenzi. Son récit La Menthe sauvage, récemment réédité, revient sur la vie quotidienne des bidonvilles, l’arrivée du jazz et de la politique à Nanterre, les réseaux de soutien au FLN et les collectifs militants qui, peu à peu, font un pont avec les étudiants et les ouvriers qui animeront les mobilisations à la fin des années 1960. À l’occasion d’une rencontre à la librairie El Ghorba mon amour, Mohammed Kenzi est revenu dans sa ville pour raconter les chroniques de sa jeunesse. L’historien Victor Collet lui donne la réplique. Nous retranscrivons leur échange. Troisième volet de notre série sur la mémoire de Nanterre et de ses bidonvilles.
Quelle était la vie du bidonville de Nanterre durant l’époque coloniale puis pendant la lutte pour l’indépendance algérienne ?
À 7 ans, je pars d’Algérie avec ma mère et mes sœurs, retrouver mon père, parti dès 1957 de Maghnia, près de la frontière marocaine. Arrivés à Nanterre au bidonville, on a vite compris que la guerre n’était pas finie. La répression non plus. Je me souviens de la période avec le FLN. Nous étions tout petits mais j’y ai pris part. Pour moi, sans aucun doute, il fallait le faire. Comme j’étais assez débrouillard, on m’a vite demandé de participer. Les enfants étaient utilisés à l’époque pour transporter soit de l’argent, soit des armes. Je devais suivre un monsieur et s’il détalait, je devais détaler aussi ! Le 17 octobre 1961, je me suis retrouvé avec une petite famille, Madame et Monsieur Saadaoui. On a réussi à arriver jusqu’au pont de Neuilly et puis, d’un coup : le premier tir. C’était terrible, la panique totale. Le FLN tirait des cordes jusqu’aux arbres pour empêcher les gens de reculer. Après ça, avec la petite famille, on a dû marcher pour revenir jusqu’à Nanterre. On a trouvé une cache et on a dormi là. On n’est rentrés que bien après, quand ça s’est calmé. Tout était sans dessus dessous. Je ne savais pas où étaient mes parents. Je ne les ai vus que deux jours plus tard.
« Si tu ne voulais pas mourir, te retrouver jeté dans la Seine, tu l’évitais. La majorité d’entre nous ne savait pas nager : si tu tenais à la vie, tu n’y passais pas. »
8 ans, oui, je n’avais que 8 ans. Je m’en rappellerai toujours. Ça m’est resté ces trucs. C’est comme le pont de Bezons, à l’époque c’était l’horreur. Si tu ne voulais pas mourir, te retrouver jeté dans la Seine, tu l’évitais. La majorité d’entre nous ne savait pas nager : si tu tenais à la vie, tu n’y passais pas. On nous disait à chaque fois : « Y a untel qui a disparu, un autre qu’on ne retrouve pas. » Des fois, des corps remontaient plus bas, d’autres ne remontaient jamais. Nous, ce pont, on ne le traversait que la journée. La nuit, il valait mieux se cacher près de la berge, attendre là et le traverser à l’aube… Durant toute la période coloniale, avant l’indépendance de l’Algérie, nos parents nous disaient : « Il faut pas écouter les Français, il faut pas ceci, il faut pas cela, pas faire confiance, pas parler. » Même à l’école on s’affichait très peu, on restait mutiques. On ne disait rien, on répétait ce qu’on apprenait, point à la ligne. Et, à l’indépendance, c’était : « Il faut aller à l’école, il faut apprendre ! » On pensait : « Ils sont fous ces adultes ! » On ne comprenait pas leur monde. C’était très perturbant. Et raconter comment c’était à la maison, ça, c’est impossible.
Une des forces de La Menthe sauvage est que vous avez osé décrire des difficultés au sein des bidonvilles qui sont souvent éludées, par pudeur ou par honte…
Les gens masquent ces questions pour ne pas créer une mauvaise image de la communauté. Mais l’alcool, oui, était très présent. Mon père, quand il buvait, il nous tapait dessus sans raison. C’était dur. Pour moi, la boisson a débarqué avec leur désespoir. Ils pensaient réussir à pouvoir construire leurs baraques, réussir à avoir, je sais pas, un avenir pour leurs enfants. Et finalement, ils se retrouvaient dans ce bidonville, dans une pièce où ils vivaient à douze dedans. Chez nous, quand il pleuvait, ça s’infiltrait de tous les côtés, c’était terrible. Et quand quelqu’un rajoutait un bout de mur ou quelque chose sur sa baraque, il y avait cette brigade spéciale, la fameuse « brigade Z1 ». Ils arrivaient, ils cassaient tout et repartaient. Ils ont continué à venir après l’indépendance mais les jeunes comme moi, qui en avaient marre de tout ça, ils avaient grandi. Ils se sont fait caillasser plusieurs fois et ils sont plus revenus. Mais c’était vraiment une période difficile. Et, pour mon père, l’alcool, je crois que ça lui permettait de ne plus être là, de ne plus vivre cette vie-là, de disparaître. À l’époque, je ne comprenais pas toute cette réalité. Ce n’est que plus tard que je me suis dit qu’il devait y avoir des raisons que je ne voyais pas.
[Élie Kagan, « Bidonvilles de Nanterre », 21 octobre 1961 | Collection de la bibliothèque La contemporaine]
L’atmosphère que vous décrivez est très sombre, très dure. Pour autant, vous ne tombez jamais dans une forme de fatalisme. On sent cette envie, malgré tout, d’ouvrir les horizons au pied de biche.
Cet esprit de révolte est ce qui m’a aussi permis de réussir à sortir du bidonville. J’avais cet élan, cette envie d’aller vers les autres. Quand j’étais encore à l’école Anatole-France, j’étais à peu près le seul à avoir un copain français. Sinon, le reste du temps, ça passait par des bagarres à la sortie. Durant cette période les rapports entre les Français et ceux qui habitaient au bidonville étaient rudes, ça ne se mélangeait pas. Dans la classe non plus d’ailleurs : les petites têtes blondes devant, les Portugais et les Espagnols au milieu et, au fond, les petits comme nous avec la boue sur les chaussures. Les familles françaises habitaient dans la zone pavillonnaire, de l’autre côté de l’avenue de la République. Parmi ces familles, on avait quand même quelques amis. Je me souviens des Letertre, qui avaient une petite maison qui longeait le bidonville… mais c’est tout. Pour le reste, on était exclus. Les Français ne voulaient pas se mélanger. Dès qu’ils nous voyaient, ils nous disaient : « Je parle pas avec un Arabe, il a un couteau dans la poche » ou encore « C’est des voleurs… » Des clichés comme ça, on en entendait à longueur de journée. Mais moi, quand même, j’avais ce copain. Sa famille m’avait ouvert la porte alors que son père était militaire !
Comme beaucoup, vous quittez rapidement l’école…
« Ça ne se mélangeait pas. Dans la classe non plus : les petites têtes blondes devant, les Portugais et les Espagnols au milieu et, au fond, les petits comme nous avec la boue sur les chaussures. »
Vers 1968–69, j’ai arrêté l’école. Mon père n’arrêtait pas de faire des allers-retours entre le travail et le chômage. J’ai trouvé un travail pour aider un peu ma famille à la papeterie de la Seine. Ça a duré six mois. Je regagnais l’estime de la communauté avec ce travail mais c’était assommant, je n’en ai vite plus voulu. C’était un peu tendu, il commençait à y avoir plus de problèmes de chômage. Mon père était dans le bâtiment mais il ne trouvait plus de poste. J’ai essayé de le faire engager à la papeterie mais il n’y est pas resté.
Quelles étaient les conditions de travail et les relations avec ce monde-là — notamment avec les communistes —, du point de vue des immigrés ?
Les rapports entre Français et immigrés n’existaient que dans le travail : ils n’acceptaient de se fréquenter que quand ils allaient bosser. Mais il y avait déjà des tensions. « L’immigré qui vient voler le travail du Français », tout ça. Les communistes, c’est dur à dire, mais ils nous voyaient d’un mauvais œil. Nos parents n’étaient pas aussi politisés, ils n’avaient aucune notion de la grève. Pour eux, il fallait travailler. Du coup, ils étaient très mal vus par les ouvriers français qui les considéraient comme des briseurs de grève… C’est ce qu’ils disaient d’ailleurs : « Les immigrés ne participent pas. » Comme si on n’était pas de leur classe ! Pour eux, on n’appartenait pas à leur monde. Nos parents, nous, on était des gens qui venaient faire leur boulot à leur place. Point à la ligne. Moi, là où j’ai travaillé, à Flins, c’était la CGT qui régnait en maître, c’étaient eux qui dirigeaient, qui donnaient les ordres. Il n’y avait pas de représentants de la communauté ouvrière maghrébine ou immigrée, ça n’existait pas. Nos parents non plus n’avaient pas de relations avec le parti communiste, ou que rarement. D’ailleurs, on n’avait aucune idée de ce qu’était le PC, le PS. On ne les voyait qu’à travers les affiches pour les élections, avec la tête de Barbet, tout ça. Je savais que le Parti communiste existait parce qu’il y avait Georges Marchais, bien sûr. Il nous faisait rire des fois quand on le voyait à la télé, avec sa manière de parler. Mais rien d’autre. Aucun de nous n’avait vraiment une vision claire, une idée de ce qu’était le PC. Finalement, le PC, à cette époque, c’était la mairie. Et la mairie, franchement, elle nous mettait des bâtons dans les roues dès qu’on essayait quelque chose, comme avoir accès à l’eau. Sur l’ensemble des bidonvilles à Nanterre, il n’y avait que la fontaine du bidonville de la Folie à cette époque. Du pont de Rouen où j’habitais, on marchait près de quarante minutes pour simplement ramener l’eau chez nous
[Élie Kagan, « Usine Renault de Flins, première fête de Lutte ouvrière : concert de Claude Nougaro », 31 mai 1971 | Collection de la bibliothèque La contemporaine]
C’est à cette période que naissent les premiers mouvements étudiants de Nanterre. Est-ce que ces milieux ont pu interagir, se croiser ?
Il faut savoir qu’avant, l’université, c’était une zone interdite pour nous. On était petits, en pleine guerre d’Algérie, avec la police, l’OAS… Imaginez traverser cette enceinte du vieux camp d’aviation militaire sur des kilomètres, sans aucune issue. La nuit, on avait très peur. Nos parents nous interdisaient d’y aller. Nos parents, la mairie, les anciens, mais aussi les grands frères, qui ont pris la suite des anciens. Tous essayaient de nous cadrer. À ce moment-là, pour moi, clairement, le bidonville, c’était la prison. Une cellule à ciel ouvert où on se retrouvait tous ensemble enfermés. J’avais le sentiment que je n’avais aucune échappatoire, ma vie était un enclos. À part les quelques bandes de loubards, les Blousons noirs qui étaient un peu les anarchistes de cette période, il n’y avait aucune raison de se croiser avec les Français. Par conséquent, le reste du temps, on vivait en communauté, refermée, en cercle, de manière tribale. C’était tout tracé, je devais suivre le chemin : épouser une femme arabe, faire des enfants et travailler. À l’époque, dans le bidonville, il n’y avait qu’un seul homme qui vivait avec une Bretonne, Aïcha. Elle avait changé de prénom en arrivant là. C’était la seule, on n’imaginait pas pouvoir vivre avec une Française, qu’on pouvait sortir ensemble. C’était un peu comme avec les Noirs aux États-Unis, la ségrégation : une Blanche ne marchera jamais avec un Noir. C’étaient des mondes qui se faisaient face, avec le quartier pavillonnaire des Français d’un côté, les bidonvilles de l’autre. Le bidonville de la Folie, celui des Pâquerettes — à l’époque on l’appelait Tartarins — et jusqu’au bidonville de la rue des Prés, près des papeteries, et celui du pont de Rouen, sur les bords de Seine : tout ça faisait vraiment un cercle autour de l’université. Il y avait comme une frontière physique entre ces deux mondes — trois mondes devrais-je dire, avec l’université.
« C’était un peu comme avec les Noirs aux États-Unis, la ségrégation : une Blanche ne marchera jamais avec un Noir. »
Mais un jour, Mustapha, un des habitants du bidonville, est revenu de Paris tout remué : « Il y a les Français qui se battent entre eux. Il faut plus sortir du bidonville ! C’est la terreur dehors ! » Quand tu connais la tragédie algérienne, pour eux, ce moment, c’était un peu comme revivre la guerre. Mais avant, c’étaient des Algériens contre des Français ; là, c’étaient des Français entre eux… Nos parents ne comprenaient plus rien : « On ne sait pas ce qui se passe, il vaut mieux rester à l’abri. » Et c’est à ce moment-là que, d’un coup, les murs qui séparaient le bidonville de l’université sont tombés. C’était un peu comme avec le mur de Berlin : il y a eu une ouverture. On est arrivés avec quelques jeunes et on a fait un tas de rencontres. On s’est rendu compte que les étudiants n’avaient pas du tout les mêmes préjugés envers nous que les autres Français de Nanterre. Là, à la fac, d’un coup, c’était très différent. Ils t’accueillaient, ils te parlaient. Ce qui était impossible auparavant est devenu possible. Mai 68, ça a été marquant pour moi, c’était un peu comme un mirage, c’était la liberté. Ça m’a vraiment permis de m’ouvrir… L’université, c’était comme s’échapper.
Qu’est ce qui vous a le plus marqué ?
Les concerts de jazz, les Black Panthers, Jim Morrison… Toute cette culture n’existait pas dans le bidonville. Nous, on avait Rapat, les danses allaoui… C’était la culture arabe, les musiques arabes. Et nos parents n’étaient pas instruits, mon père ne savait pas lire. Du coup notre culture était souvent réduite à ce que les parents savaient déjà, ou à ce que les anciens leur disaient. Il y avait ceux qu’on appelait les marabouts. Ils connaissaient bien le Coran, ils détenaient la parole et avaient une capacité de jouer avec les mots, le langage. Leur parole était sacrée, on ne pouvait pas la remettre en cause. On n’avait pas les capacités, on ne maîtrisait pas la langue arabe, donc pour nos parents, c’était « Il a dit », « Il a dit »… Et quand ils disaient « Il a dit », il fallait justement ne plus rien dire et se taire ! En face, d’un coup, l’université ouvre, avec la musique, le jazz, tout ça… Les étudiants, eux, avaient accès aux livres. Ils venaient, ils nous mettaient parfois devant nos contradictions : « Ça se passe comme ça, faut pas croire… » Tout une autre culture est venue s’ajouter à la nôtre. Avant, j’avais une vision de la culture française qui était celle de l’école, celle de « Nos ancêtres les Gaulois », que j’avais toujours refusée. Il y avait vraiment une fracture entre les deux cultures. Et quand j’ai découvert ces étudiants, ce n’était plus du tout cette vision. Ça s’ouvrait, ça se rencontrait.
[Élie Kagan, « Manifestation à l'université de Nanterre et manifestation de l'UNEF et du SNESup dans la cour de la Sorbonne », 2 et 3 mai 1968 | Collection de la bibliothèque La contemporaine
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Comment ?
Ces rencontres, elles se sont nouées quand il se passait quelque chose, autour du bordel. Avant 68 déjà, il y avait des échauffourées, des bagarres à l’université. Et moi je faisais partie de ceux qui osaient déjà un peu entrer à l’université. Je participais aux bagarres. C’est comme ça que ça s’est construit, sans avoir ni projet ni rien du tout. Jacques Barda, l’ancien compagnon d’Annette Lévy, qui venait de l’École des Beaux-Arts, est arrivé un jour au bidonville un peu après 1968. On avait ce problème d’approvisionnement en eau et il voulait percer la canalisation pour la faire dériver jusqu’au bidonville ! C’est comme ça qu’on s’est croisés et c’est de là que c’est parti. Jacques, c’était plutôt une sorte de recruteur de Vive la révolution [VLR], il cherchait des personnes qui avaient du bagou. À l’époque, il y avait deux groupuscules qui étaient un peu rivaux. Il y avait VLR qui était plus du côté festif et la Gauche Prolétarienne [GP] qui était plutôt très carrée. Moi j’ai vite choisi VLR pour ce côté spontané, c’est ce que j’aimais. Je me disais : vivre vite et mourir jeune. Je ne voulais pas sortir du bidonville pour retrouver ce côté très militaire et fermé.
« Je me disais : vivre vite et mourir jeune. Je ne voulais pas sortir du bidonville pour retrouver ce côté très militaire et fermé. »
Il y avait aussi un groupe à l’intérieur de l’université avec des Martiniquais, dont Roland Junod — un étudiant du Jura suisse, mon copain —, qui avait appris à jouer des percussions et faisait de la philo. Les copains avaient introduit la musique antillaise ; Roland, lui, c’était plutôt jazzy ; en fréquentant VLR et le Front de libération de la jeunesse [FLJ], la pop est entrée dans le jeu. Ça se passait plutôt en extérieur, ici, sur place, à Nanterre. On appelait ça des trucs sauvages, la France sauvage. On se retrouvait avec des bouteilles, un bout de shit et on faisait la fête. Des fois, à l’université, des gars mettaient de la musique à la fenêtre d’une chambre, alors chacun ramenait quelque chose et c’était parti ! Ça nous faisait la soirée. On finissait le soir avec de grands feux vers la résidence à l’université et quand on avait un peu trop bu, on se retrouvait sur l’île. Ça sortait les instruments, les tambours, on recréait un peu nos univers imaginaires, la savane, le bled. C’est de là qu’est venue la musique… C’était les débuts de Bob Dylan, ça chantait du Brassens. Ça bougeait entre l’université et des bâtiments des bidonvilles. Aux Marguerites, il y avait des appartements où on se retrouvait avec les gens de VLR. On se retrouvait à cinq ou six quand on descendait pour les manifs. Il y avait Khetib, Alain… Ah, Alain ! À l’époque on l’appelait pas comme ça, on l’appelait Khekhet’ ! Je n’ai su qu’après qu’il était mort en prison… De cette époque, j’ai gardé beaucoup de liens : avec Richard Deshayes, du FLJ, avec Henri Leclerc, l’avocat, Yann Chouque, Roland Junot, des amis qui habitaient Nanterre. Certaines relations sont restées, d’autres se sont brisées tout de suite. Mais tout ça, ce moment d’ouverture, ça s’est vite refermé.
Vous décrivez assez durement des formes d’instrumentalisation et un certain paternalisme des « gauchistes », notamment au sein du premier Comité Palestine…
Oui. À Nanterre, tu avais peu de choix à cette période : la communauté, l’université, quelques bâtiments où ça bougeait un peu comme aux Marguerites et le Comité Palestine de Gilbert Mury, qui se trouvait un peu plus loin, au quartier du Chemin-de‑l’Île. Il recrutait les jeunes Maghrébins des alentours. Là, on était plusieurs de la même bande à s’y retrouver, un peu fiers de retrouver dans la cause palestinienne celle de la reconnaissance pour l’indépendance des anciens. Mais ça a été vite faussé, moins la cause que le soutien. Dès qu’on a tenté de parler des conditions de vie dans les cités de transit et dans les bidonvilles, ça coinçait. Et puis Gilbert Mury, c’était déjà un ancêtre, le vieux modèle du PCF dont il avait été exclu, mais sans pouvoir ni force. Il régnait sur sa troupe avec son garde du corps, Messaoud, un agent du FLN et de l’Amicale des Algériens. On est vite allés voir ailleurs. VLR m’a attiré par son aspect festif, les rencontres, je l’ai dit ; là, devant ce cadre aussi rigide qu’au bidonville, on s’est tirés.
[Élie Kagan, « Comités Palestine à la Mutualité, avec Gilbert Mury : An 5 de la révolution armée palestinienne, 14 janvier 1970 | Collection de la bibliothèque La contemporaine]
C’est à cette époque, durant les années 1970, qu’une politique de chantage à l’expulsion se met en place pour les immigrés…
Avec le nouveau président de l’université, René Rémond, les portes ont commencé à se refermer. Il décidait de qui entrait et de qui sortait. Dans le bidonville c’était pareil : on commençait à faire le tri entre les familles. Celles qui n’étaient pas « bonnes », qui étaient là au départ du mouvement. Elles ont rapidement été expulsées. Que des immigrés plutôt de la jeune génération commencent à se politiser, c’était mal vu, ça dérangeait. L’expulsion renvoyait la patate chaude de l’après 1968 aux Algériens et ils devaient se débrouiller avec. C’était la période où Marcellin et Pleven expulsaient facilement. Ce que je n’ai pas décrit dans mon livre, c’est l’Amicale des Algériens. Elle a eu un rôle dans cette fermeture. Tous ces jeunes Algériens qui venaient à l’université devenaient problématiques pour elle, pour ses rapports avec le consulat. L’idée qui se développait était très claire : « Attends ! Si tous ces jeunes, à un moment, débarquent chez nous, ça va être le bordel ! » Ils s’inquiétaient. Donc, à un moment, il y a une concordance, une coordination même, autour de l’idée selon laquelle « Il faut rétablir un peu d’ordre là-dedans »… Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, les policiers venaient, ciblaient des gens, nous foutaient des claques sans raison, mettaient en œuvre ce chantage à l’expulsion. La police et nous, on n’était pas copains du tout. À cette période, je suis vraiment parti en révolte contre le système, je voulais tout casser. Le gauchisme m’a un peu permis d’exprimer toute cette rage accumulée. Je faisais ce que je voulais. C’était : « On verra ce qu’ils feront. » Je commençais à moins traîner au bidonville.
Puis cette coercition est passée à une répression policière violente…
« Ce jour-là, on avait décidé avec des membres de la GP d’utiliser les premières rangées comme boucliers et de bazarder un paquet de cocktails Molotov. »
À ce moment-là, il y a eu Richard. On lui a tiré dessus. C’était un tir tendu de grenade lacrymogène lors d’une manifestation à Paris. Là tu as un copain qui est au sol, tu peux pas laisser passer ça. Je me rappelle qu’on avait eu une réunion à la Maison peinte [pavillon prêté par la Cimade, près des Pâquerettes, où se réunissaient des militants immigrés, ndlr] avec les militants de VLR : tous prônaient la révolution mais, d’un coup, ils ne voulaient plus aller manifester, ils ne voulaient plus continuer. Ils disaient : « On peut rien faire… » Richard, à qui on avait crevé un œil, c’était tant pis pour lui ! Ça m’a choqué. Richard, je l’aimais, c’était un ami, un frère. Quand j’étais dans la merde, c’est lui qui m’a aidé. J’ai trouvé injuste ce qui lui est arrivé. À ce moment-là, il y a eu comme une fracture avec VLR. Je me suis dit que ça n’est pas avec ces gens-là que le changement se ferait. Je ne suis plus vraiment revenu à la Maison peinte après ça. Je me suis retiré, j’avais l’impression de ne plus faire partie de cette communauté à laquelle je tenais. Cette histoire m’avait vraiment abattu.
Il y a pourtant eu le Palais des sports où une grosse manifestation anti-policiers était prévue. On a eu une baston pas possible avec la police. Nous, on est arrivés avec ce groupe très informel que VLR utilisait en manif. Un groupe qui venait d’Argenteuil, des Marguerites et qui était très violent. Ce jour-là, on avait décidé avec des membres de la GP d’utiliser les premières rangées comme boucliers et de bazarder un paquet de cocktails Molotov. La police ne s’y attendait pas du tout. Il y a eu une répression très violente. Dès qu’ils ont compris qu’il y avait une volonté de faire mal, ils ont sorti leur brigade d’intervention avec les motos [le peloton des voltigeurs motoportés ou motorisés (PVM), ancêtres des Brigades de répression de l’action violente motorisée (BRAV‑M) créées en 2019, ndlr], une brigade qui a été créée juste après que Richard ait été blessé. Là, on a senti que le vent était en train de tourner.
[Élie Kagan, « Le 17 octobre 1961 : métro Solférino », 17 octobre 1961 / « Manifestations contre les violences du 17 octobre 1961 et contre la guerre d'Algérie : le PSU à la place Clichy et à la place Maubert », 1er avril 1961 | Collection de la bibliothèque La contemporaine]
Ça commençait à être très, très violent. Le nouveau contingent policier qui arrivait avait clairement le champ libre. Je me souviens qu’on se faisait contrôler sans même savoir pourquoi, des dizaines de fois, toutes les trois minutes, qu’on nous tutoyait : « Qu’est-ce que tu fais là le bougnoule ? » Un degré de plus avait été franchi. Quand j’ai été arrêté, à la préfecture, on me mettait des coups de Bottin, ça ne laissait pas de traces… Tu sentais qu’on avait laissé libre cours à leurs pratiques, qu’ils savaient qu’ils ne seraient pas inquiétés et qu’ils pouvaient y aller. Et puis, ils devaient penser qu’on ne porterait pas plainte. La police n’avait plus du tout la même manière d’aborder les manifs qu’avant. Les groupuscules non plus. La GP était déjà dans l’idée de passer dans la clandestinité pour éviter cette répression plus sauvage. Moi je me suis fait avoir à l’université. Un gars m’avait filé un bout de shit. En sortant du restaurant universitaire, il y avait des flics tout autour de nous. Ils ont embarqué Nordine et Madjid. J’ai compris que c’était un coup monté.
Après cette ouverture, ça s’est refermé violemment.
« Tu te dis que dans ton propre pays, t’es devenu immigré par la force des choses. »
Quand je suis sorti de prison, j’avais rejoint Richard Deshayes. Parce que, quand VLR est arrivé en bout de course, lui avait créé le Front de libération des jeunes, avec son journal Tout. À cette époque, moi, je naviguais entre le FLJ et la cité d’urgence des Marguerites, je naviguais entre les lignes, d’un côté et de l’autre. J’ai gardé longtemps un lien avec mes parents qui habitaient à la cité des Prés, vers les Marguerites, vers Bezons. Et puis je suis parti. Je me sentais complètement déclassé — la prison fait le vide. Tu n’as plus que quelques amis, j’avais plus que Richard Deshayes, Françoise et Danièle que je connaissais de la fac. Je me suis rendu compte que ça avait été une période de liberté où l’on pouvait tout faire et que c’était retombé — la grande descente. Ça n’était même pas une désillusion, tu tombais de si haut ! Tu te retrouvais pratiquement tout seul, et tu devais te démerder avec ça. C’était très dur. Pour beaucoup. Et moi, je me suis retrouvé seul dans le circuit, je devais agir et ne plus compter sur personne.
Et c’est là que le « nous » est revenu, le « nous » de la communauté, celui qui te remet dans le circuit, celui de tous les jeunes immigrés qui sont restés à Nanterre et qui y sont encore. Ce « nous », c’était un peu le retour à la culture algérienne, maghrébine, de l’immigration… Cette période, c’est celle où je revenais souvent à la cité, mais ça n’a pas duré très longtemps. Avec les amis du bidonville, on n’avait pratiquement plus le même langage, la même vision de « nous », de nos vies. C’était très dur comme sentiment, je perdais beaucoup d’amis d’enfance. Et lors de ma deuxième arrestation, ma famille a été expulsée. Je l’ai appris depuis la prison. Mon petit frère, Hocine, a été le plus marqué. Il était en apprentissage ici, il a perdu tous ses amis. Il a dû réapprendre tout là-bas, à commencer par l’arabe. Dans mon livre je parle du « pays », je dis « enAlgérie », je décris comment serait pour moi « ce retour ». Mais ce retour est une illusion, c’est un rêve : c’est le mythe du retour. En fait je n’y suis retourné que bien plus tard. J’avais fui en Suisse. De retour au bled, on nous appelait « les immigrés ». Tu te dis que dans ton propre pays, t’es devenu immigré par la force des choses. Le seul truc intéressant pour eux, ce sont les devises qui arrivent avec nous. On contribue, comme à l’époque de la guerre et de la Fédération de France du FLN.
[Élie Kagan, « Bidonvilles de Nanterre », 21 octobre 1961 | Collection de la bibliothèque La contemporaine]
C’est vrai que toute cette période, ça a été très dur pour moi. C’est aussi pour ça que j’ai voulu la coucher par écrit ensuite. Ça a été salvateur, finalement, quand je regarde les choses maintenant. D’un coup j’ai pris conscience de cette époque entre le bidonville, l’université, la prison. Durant cette période, j’étais visé par un décret d’expulsion. J’ai passé une année en clandestinité. Ce sont les réseaux des amis de la fac qui m’ont planqués. Je suis d’abord allé à Paris avec Richard Deshayes, ensuite à Toulouse chez un professeur de l’Arsenal, et puis en Bretagne, à Lannilis, dans l’Aber Wrac’h, chez Yves Gourves, qui était un des douze membres qui avaient fait sauter la préfecture de Rennes, pour le Front de libération de la Bretagne. Et après, Henri Leclerc et Yann Chouque m’ont proposé l’Espagne pour m’exiler, et puis le Brésil. Mais qu’est-ce que j’allais faire au Brésil en pleine dictature militaire, et en Espagne avec Franco ? Au dernier moment, Leclerc il dit : « Ah ! Il y a une possibilité pour la Suisse. » Ça devait être en 1970–71, ou en 72. Et c’est comme ça que je me suis reconstruit à Genève. J’ai eu une autre vie. Je me suis refait des amis, qui m’ont aussi aidé dans cette route. C’est là que j’ai rencontré ma femme, avec qui j’ai écrit le livre.
Pouvez-vous justement nous parler de la genèse de ce livre, La Menthe sauvage ?
« J’ai ressenti le besoin d’apporter cette pierre à l’édifice. Ce qui a été écrit était vu exclusivement de l’extérieur. »
Finalement, si Jacques n’était pas venu au bidonville pour percer une canalisation, si leur révolte à eux en tant que jeunes n’était pas arrivée à nous, si le mur n’était pas tombé, si je n’avais pas participé à tous ces trucs, y compris les plus violents, il n’y aurait peut-être pas eu tout ça. La Menthe sauvage, au début, c’était surtout pour sortir tout ça, cette période difficile à Nanterre. Pour l’expurger. Ensuite ça a été aussi pour mes filles, qui ont grandi ici, pour qu’elles comprennent d’où je venais, ce que j’avais vécu. Décrire ma trajectoire. Parce qu’à force de me l’entendre dire, je ressentais que mon parcours était un peu particulier, alors j’ai voulu laisser une trace, témoigner, ne pas oublier. C’était aussi une manière de resituer l’histoire des bidonvilles, de les décrire enfin de l’intérieur. Même Mehdi Charef avec Le Thé au harem d’Archimède, il ne parlait pas des bidonvilles. Ou bien je voyais passer des trucs où on racontait n’importe quoi ! Je me disais : « C’est pas possible, il faut faire quelque chose. »
D’où cette phrase d’introduction de Magressi : « On en a marre de voir l’Histoire écrite par d’autres, on est mûr pour l’écrire nous-mêmes. »
Oui, c’est parti de là. À force de voir des choses qui n’étaient pas vraies, ou largement faussées, j’ai ressenti le besoin d’apporter cette pierre à l’édifice. Ce qui a été écrit était vu exclusivement de l’extérieur. Il y a bien celles et ceux qui avaient milité, comme Monique Hervo et son livre Bidonvilles : l’enlisement, publié chez Maspero. Mais c’était surtout des entretiens. Et puis, à cette période, il y avait plein de petites autobiographies de jeunes qui étaient publiées mais les éditeurs, ça les arrangeait bien, parce que ce style, ça leur permettait de réécrire beaucoup. Souvent, c’étaient des jeunes qui n’arrivaient pas à bien écrire. Le livre a failli être publié au Seuil. C’était un ancien mao, Olivier Rolin, qui me l’avait demandé au départ. Mais ils l’ont refusé finalement, on m’a dit que le livre était trop sombre, ils auraient aimé des aspects positifs, plus joyeux, pour l’avenir. Ils voulaient réécrire, justement, et moi je ne voulais pas lisser. Pourtant, à cette époque, j’avais quand même une certaine pudeur, je n’ai pas tout dit… Il y a certaines choses vécues, pour moi intolérables, que je n’ai pas décrites. Et puis finalement le livre a été refusé de nouveau : « On a dépassé notre quota de récits sur l’immigration », m’ont-ils dit !
Photographie de bannière : Élie Kagan, « Bidonvilles de Nanterre », 21 octobre 1961 | Collection de la bibliothèque La contemporaine Photographie de vignette : émission Céline, ses livres
Brigade créée en 1961, faisant partie du dispositif répressif pour éviter le développement de bidonvilles et les protestations lors des démantèlements [ndlr].↑
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Publié le 29 mars 2023 dans Antiracisme, Littérature par Ballast
Les restrictions sur les libertés s’ajoutent à la catastrophe économique qui se profile. Plusieurs opposants politiques sont arrêtés et des militants des droits humains sont mis en examen. Loin de susciter un élan de mobilisation, cette situation est marquée par la peur de l’arbitraire et par le défaitisme.
Les vidéos diffusées par la filiale d’une entreprise chinoise menacent-elles la sécurité des pays occidentaux ? Est-elle le cheval de Troie destiné à endoctriner de jeunes esprits naïfs ? Les pressions et les initiatives se multiplient pour l’interdire en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest.
Au début des années 2000, le monde occidental s’est offusqué lorsque les Chinois ont interdit Google, Facebook, Twitter sur leur territoire. Aujourd’hui, c’est au tour des Américains de chercher à interdire TikTok chez eux. Ce dernier appartient à la société chinoise ByteDance, qui possède un réseau social équivalent en Chine sous le nom de Douyin. Parmi ses trois codirecteurs, on trouve M. Wu Shugang, un membre du Parti communiste. Ce qui serait le signe d’une mainmise politique sur cette application à succès planétaire.
Avec plus d’un milliard d’usagers dans le monde, une moyenne d’utilisation de quatre-vingt-dix minutes par jour pour les moins de 25 ans et un revenu annuel de plus de 800 millions d’euros, TikTok est, en effet, une réussite commerciale. Pourtant, aujourd’hui, ByteDance éprouve quelques difficultés à protéger sa start-up, évaluée à plus de 61 milliards d’euros, face aux dirigeants politiques et aux médias américains.
« TikTok pose problème », a déclaré Mme Karine Jean-Pierre, porte-parole de la Maison Blanche, le 1er mars dernier. Quelques jours plus tard, deux sénateurs — l’un démocrate, l’autre républicain — déposaient un projet de loi de restriction de son utilisation (Restrict Act) qui a toutes les chances d’être voté. Selon le conseiller à la sécurité nationale, M. Jake Sullivan, cela « permettrait à l’État américain d’empêcher certains États étrangers d’exploiter des services technologiques d’une manière telle que cela menace les données confidentielles des Américains et notre sécurité nationale (1) ». Ni la Chine ni TikTok ne sont directement cités mais il est évident que la législation vise avant tout le réseau chinois. Ce dernier est d’ores et déjà interdit aux fonctionnaires américains et à nombre de leurs homologues européens.
Pourquoi cet acharnement alors que son activité n’est pas fondamentalement différente de celle de ses concurrents américains ? TikTok, avec ses partages de vidéos de quelques secondes, semble inoffensif. Mais, comme tous les réseaux sociaux, il dispose d’un pouvoir d’influence qui, selon Washington, pourrait tomber dans de mauvaises mains, faisant courir un risque politique. Comme sur Facebook, Instagram ou YouTube, les influenceurs partagent leurs opinions, et plus généralement, à force de défilements, de clics et d’achats, les utilisateurs divulguent des données très personnelles. Si leur confidentialité serait, nous assure-t-on, protégée, chacun fait quotidiennement l’expérience du surgissement de publicités ou de contenus issus de l’utilisation d’algorithmes tenus secrets par ces réseaux… Ce qui est vrai dans le domaine commercial peut l’être dans le domaine politique. TikTok appartenant à une société chinoise, l’administration américaine craint une manipulation de l’opinion ou la collecte d’informations sensibles par l’État chinois. D’autant que ce dernier détient 1 % du capital de ByteDance avec des droits privilégiés qui pourraient lui permettre de dicter certaines décisions (2).
Ces soupçons ne sont pas complètement infondés. En décembre 2022, ByteDance a admis que des employés avaient utilisé TikTok pour suivre les mouvements de deux journalistes étrangers qui avaient recueilli des informations confidentielles et tenté ainsi d’identifier les membres du personnel à l’origine de ces fuites. Ces employés pris la main dans le sac ont été licenciés, mais le malaise demeure.
Interdire aux jeunes leur application favorite ?
De plus, les Américains soulignent que Douyin, via ses algorithmes, favorise en majorité des contenus éducatifs pour les Chinois de moins de 14 ans. Ils y voient la main du Parti communiste chinois, qui pourrait s’étendre en Occident, où TikTok, pourtant, ne promeut pas les questions d’éducation. Tous les réseaux sociaux adoptent des programmes différents selon les zones géographiques, mais Washington ne reconnaît pas cette dissociation quand il s’agit de l’application chinoise.
Pour s’affranchir de son identité originelle, ByteDance entend distinguer davantage ses activités chinoises de celles en vigueur dans le reste du monde. Il a élaboré un plan de restructuration appelé « Project Texas ». Ce dernier vise à empêcher tout accès aux données des utilisateurs grâce à un partenariat avec le groupe américain Oracle Corp. Il comprend un centre névralgique installé à Dallas (TikTok US Data Security Inc) ainsi que trois centres de données européens — le premier sera implanté en Irlande —, avec un budget alloué de plus de 3 milliards d’euros.
Le président-directeur général (PDG) de TikTok, M. Shou Zi Chew, a défendu ce plan devant la commission du commerce du Congrès américain le 23 mars 2023, espérant ainsi échapper à l’interdiction d’opérer sur le territoire des États-Unis comme celle qui avait frappé Huawei en 2019. Dans le cas contraire, il est probable que les gouvernements des pays européens suivraient, alors que la Commission européenne a déjà exigé de ses employés la suppression de l’application chinoise sur leurs outils de travail.
Mais les dirigeants américains sont-ils en mesure, politiquement, d’interdire aux moins de 35 ans de ne plus utiliser leur application favorite ? Quelles seraient les réactions sur les médias sociaux ? Les autorités américaines, qui prônent la liberté des affaires, vont certainement essayer d’obtenir la cession de TikTok à des investisseurs étrangers ou au moins une séparation totale des activités de Douyin et de TikTok (3). Les effets pourraient être considérables pour les grandes sociétés américaines présentes en Chine comme Apple, Microsoft et Tesla.
par Gabrielle Chou
Professeure associée à la New York University, Shanghaï.
Quelques films militants ont été tournés pendant la guerre de libération mais le cinéma algérien apparaît véritablement à l’indépendance. Un cinéma subventionné et contrôlé par l’État, qui ne fait aucune place à la part berbère (amazighe) de la nation, de langue kabyle, la plus pratiquée dans la sphère berbère de l’Algérie. La bataille pour l’amazighité en général sera longue, et la répression féroce. En 1996, une réforme de la Constitution fera de celle-ci (aux côtés de l’islam et de l’arabité) une des composantes fondamentales de l’identité nationale. Mais le pouvoir avait déjà lâché du lest après les émeutes d’octobre 1988 : Abderrahmane Bouguermouh, ancien assistant de Mohamed Lakhdar-Hamina (le réalisateur de Chronique des années de braise, Palme d’or au Festival de Cannes en 1975), est enfin autorisé à tourner son adaptation de La Colline oubliée, d’après le roman de Mouloud Mammeri (1952), qu’il tentait d’imposer depuis vingt ans en langue kabyle. Retardées plusieurs fois, les prises de vue démarrent mais en pleine guerre civile, et donc le plus souvent sous la protection de milices villageoises. Lorsqu’il sort en Algérie à l’été 1996, ce premier long-métrage kabyle rencontre un vrai succès auprès du public (1). Les chercheurs le considèrent aujourd’hui comme l’une des trois œuvres fondatrices de l’histoire de ce cinéma, avec La Montagne de Baya, d’Azzedine Meddour, et Machaho, de Belkacem Hadjadj, tournés lors de la même période. Aujourd’hui, Latéfa Lafer, maîtresse de conférences en anthropologie à l’université Mouloud-Mammeri de Tizi-Ouzou, à partir d’un travail historique et thématique impressionnant, ouvre un débat d’importance : le cinéma amazigh est-il ou non un genre du cinéma algérien (2) ?
Poésie, musique et chanson kabyles existent quant à elles depuis longtemps, comme en témoigne par exemple le recueil de textes d’Adolphe Hanoteau publié en 1867 (3). Si la part des femmes dans cet univers a été mise en valeur par Laakri Cherifi (4) dans son livre consacré aux chanteuses kabyles, qu’elles soient acceptées ou « damnées », c’est un chanteur, Idir, qui est aujourd’hui le champion des monographies en langue française. Après Youcef Allioui (Idir ou le Message de Jugurtha, L’Harmattan, 2019), le journaliste Farid Alilat, traitant des thématiques essentielles au long de sa biographie, raconte l’histoire d’un garçon plutôt timide, d’abord promis au métier d’ingénieur géologue, qui, par hasard, a abordé la chanson avec succès en 1973. Avant de signer, trois ans plus tard, avec le poète Ben Mohamed, le « tube » planétaire A Vava Inouva, le dialogue d’un père avec sa fille, inspiré probablement d’un conte kabyle (5).
Née à Alger puis formée en France, Amel Brahim-Djelloul est une chanteuse lyrique reconnue dans le monde entier. Enfant, elle écoutait les chanteurs kabyles de l’immigration comme Idir, avec lequel elle devait d’ailleurs plus tard chanter en duo. Dans un album surprenant de beauté (6), elle réussit le tour de force de mettre, avec retenue, sa voix de soprano au service de la chanson kabyle, qu’elle soit simple ou plus travaillée, d’hier (Taos Amrouche, Djamel Allam, Idir, Djura) ou d’aujourd’hui (le poète Rezki Rabia). Une grande rencontre, portée également par les arrangements de Thomas Keck, qui alternent instruments de tradition occidentale et orientale.
Jean-Louis Mingalon
journaliste et réalisateur, coauteur du Dictionnaire passionné du tango, Seuil, Paris, 2015.
Le maire socialiste d'Évian-les-Bains Camille Blanc) devant le Palais des Fêtes d'Evian-les-Bains, le 23 mars 1961, quelques jours avant son assassinat par l'Organisation Armée Secrète (OAS) le 31 mars 1961.
Accords d'Evian : une "mémoire discrète"
62 ans plus tard
Evian (France) - La ville d'Evian garde peu de traces des Accords du 18 mars 1962 ouvrant la voie à l'indépendance de l'Algérie, largement occultés dans les mémoires locales par l'assassinat du maire, tué dans un attentat avant même l'ouverture des négociations.
31 mars 1961, "flash" de l'AFP: "M. Camille Blanc, maire d'Evian, est mort des suites de ses blessures". Deux "puissantes charges de plastic" ont éclaté "à 02H35", "à 15 secondes d'intervalle", dans l'impasse séparant "la mairie de l'hôtel Beau Rivage, propriété et résidence de M. Blanc".
Socialiste, grand résistant, ce militant de la paix avait oeuvré pour accueillir dans sa ville les pourparlers qui déboucheront un an plus tard sur un cessez-le-feu destiné à mettre fin à la guerre d'Algérie.
L'élégante cité thermale est sous le choc. "C'était un coeur d'or", pleurent les habitants.
Aujourd'hui, que reste-t-il ? « Rien ».
Les Evianais ont décidé de tourner la page après l'assassinat", d'autant que dans cette ville d'eau proche de la Suisse, les Accords ont "été associés à deux saisons touristiques catastrophiques en 1962 et 1963", résume l'ancien adjoint municipal PS Serge Dupessey, 78 ans.
"Il n'y a pas d'endroit", pas de lieu de commémoration, car "on sent encore cette blessure" de l'assassinat et la guerre d'Algérie demeure "un épisode sensible", décrypte la maire d'Evian Josiane Lei (DVD).
L'hôtel Beau Rivage est aujourd'hui à l'abandon.
Sur sa façade décrépie, une plaque rend hommage au maire assassiné. Sans mention de l'implication de l'OAS, organisation clandestine opposée à l'indépendance algérienne.
- "Guerre civile" -
Les visites guidées de l'Office du tourisme font halte ici, ainsi qu'à l'hôtel de ville contigu, ancienne résidence d'été somptueuse des frères Lumière, les inventeurs du cinéma.
Une verrière soufflée par l'attentat n'a pas été refaite à l'identique "pour précisément rappeler ce drame", explique Frédérique Alléon, responsable de l'Office.
Les visites guidées excluent l'ex-hôtel du Parc, plus excentré, où les délégations du gouvernement français et du FLN discutèrent pendant des mois, sous haute surveillance.
L'établissement Art-déco dominant le lac Léman est devenu une résidence privée, le "salon inondé de soleil" où furent conclus les Accords, comme le racontait l'envoyé spécial de l'AFP le 18 mars 1962, a été transformé.
"On a voulu accompagner notre circuit historique jusqu'à l'entrée du parc" de l'ancien palace, mais habitants et résidents "ont eu du mal à accepter", explique la maire d'Evian.
Serge Dupessey se souvient aussi que "c'est un Evianais de l'OAS qui a assassiné, avec des complices évianais" et "que de la famille de l'assassin habite encore ici". Ce qui selon lui, a pu entretenir une "atmosphère de guerre civile".
Aussi, ses efforts pour convaincre au début des années 1990 l'ancien maire Henri Buet de "faire quelque chose" en mémoire des accords sont-ils restés vains.
Même refus en 2011 d'un autre maire, Marc Francina, de baptiser une rue du nom des Accords du 18 mars.
Et lorsque, pour le 50e anniversaire, la société d'histoire savoisienne La Salésienne réunit des universitaires au Palais des Congrès, "des anciens de l'OAS, venus avec un cercueil, manifestent devant", raconte son président Claude Mégevand.
Un autre témoignage
Camille Blanc, maire socialiste (SFIO) d'Évian-les-Bains, surnommé « l’homme des congrès », était un pacifiste convaincu qui œuvrait pour la paix en Algérie. Issu d’une famille de maraîchers, dont il avait gardé la sagesse et le bon sens paysan, il fut résistant durant la guerre 1939-1945, arrêté et torturé, il ne pouvait que comprendre ce que subissait les Algériens. Il reçu la médaille de la Résistance et la médaille de la Reconnaissance française à la libération. D'abord cafetier à l’Eden Bar, propriété de son épouse Maria-Gabrielle Pertuiset, qui fut le lieu de rencontre le plus prisé de l’époque. Il devient ensuite hôtelier au Beau-Rivage, l'hôtel qui jouxtait la mairie. Ses qualités de combattant, sa gentillesse et sa simplicité lui valurent d’être élu maire successivement en 1945, 1947, 1953 et 1959, il gagna à chaque fois avec une confortable majorité. Printemps 1961, Evian se préparait à accueillir les délégations françaises et algériennes qui négociaient en secret les conditions du cessez-le-feu d’une guerre qui ne disait pas son nom.
Dans la nuit du 30 au 31 mars 1961, vers 2h30 heures du matin, Camille Blanc entend une explosion, sa voiture vient de sauter, il s'approche de la fenêtre de sa chambre sans imaginer que la folie de l'OAS lui donne un rendez-vous macabre. Un engin explosif lui saute à la figure, une charge avait été placée sous sa fenêtre. Sa femme est légèrement blessée par les éclats de verre, son fils est indemne. L'explosion a réveillé la ville, les fenêtres s’éclairent une à une, la ville est pétrifiée. Très vite l'information circule "c’est un attentat. Le maire était visé, il est blessé".
Blessé au cou et atteint gravement à la tête, Camille Blanc est transporté à l'hôpital. Le matin du 31 mars 1962, la France apprend sa mort à 49 ans. Il voulait la paix en Algérie, il l’a payée de sa vie car les colons d'Algérie et le patronat français ne voulaient pas perdre leur poule aux œufs d'or. L'OAS se serait chargé de la basse besogne. Abrité derrière l'organisation terroriste, personne n'imagine que des hommes, et des femmes, dit respectables, finançaient des attentats et commanditaient des assassinats, directement et parfois par des voies détournées. Encore aujourd'hui, seul un murmure ose dire cette horrible vérité, parce que leur capacité de nuisances n'est plus à démontrer.
Qui a pu avoir l'idée de cet attentat, plusieurs hypothèses ont été envisagées par le commissaire Pouzol en charge de l'enquête. L'ordre venait-il de la direction de l’O.A.S. ? Le policier ne le croit pas, Lagaillarde venait de passer un accord avec Salan. Les actions O.A.S. en métropole n'auraient débuté qu'après l'arrivée de l'ex-capitaine Sergent et de l'ex-lieutenant Godot. Mais grâce à Georges Fleury, on apprendra, quelques années plus tard, que le meurtre de Camille Blanc était à mettre sur le compte des colons d'Oran qui avaient organisé la campagne contre les accords d'Evian.
Les poseurs des bombes ne sont arrêtés qu'en juin 1966. Pierre Fenoglio est un ancien d'Indochine, proche de l'extrême droite. Il reconnaît avoir placé les explosifs tout en niant l'intention de tuer le maire d'Evian. Paul Bianchi, de sa retraite allemande, écrit au juge d'instruction de la Cour de sûreté de l'Etat, après l'arrestation de Fenoglio, pour l'informer qu'il n'avait donné qu'une seule consigne : saborder deux des piliers qui soutiennent le ponton du débarcadère d'Evian sur le lac Léman, afin de signifier que les partisans de l'Algérie française n'admettraient pas qu'une délégation du G.P.R.A. soit reçue en France pour des négociations. Fenoglio sans nier la consigne initiale, affirme que Bianchi avait ajouté que si cette mission ne pouvait être accomplie, le plastic serait alors déposé à la mairie d'Evian ou sur les fenêtres de l'hôtel Beau Rivage, propriété du maire et lieu de son domicile. Pour Pierre Fenoglio, le dépôt du plastic au débarcadère a été contrarié par la présence d'une voiture qui semblait appartenir à la police. C'est pourquoi il renonça à fixer ses charges sous le ponton ainsi qu'à la mairie, car il lui aurait fallu monter sur la terrasse, d'où il pouvait être vu par les occupants de cette voiture de police. A l'hôtel Beau Rivage, il était à l'abri de tout regard, la fenêtre sur laquelle il déposa l'engin donnait sur une impasse. Toute la France et même l'Algérie savait que Camille Blanc était menacé, aucune protection n'était présente pour assurer sa sécurité. On peut s'en étonner car si Fenoglio avait repéré cette impasse, les services de sécurité ont dû aussi la remarquer.
En 1967 au procès, l'accusation, soutenue par l'avocat général Pierre Aquitton, ne croit guère aux explications de Fenoglio. Elle pense que le seul objectif était le maire d'Evian, pour cela elle se fonde sur différents éléments. Elle note que dès que fut connu le choix de la ville d'Evian pour les premiers pourparlers entre la France et le G.P.R.A., la presse d'extrême droite déclencha une violente campagne contre le maire d'Evian. L’Echo Dimanche d’Oran affirmait que celui-ci ne se contentait, pas de mettre sa ville à la disposition des organisateurs, mais encore qu'il se réjouissait d'accueillir les délégués du G.P.R.A., qu'il considérait cela " comme un festival ", qu'il avait même commandé en Hollande des milliers de tulipes, etc. Cette presse sans foi ni loi a véritablement contribué à déclencher la haine contre Camille Blanc. Né à Marseille comme Fenoglio, Pierre Lafond fut député oranais. Il créa l’Écho Dimanche Oran en 1948, il assura la présidence du syndicat des quotidiens jusqu’en 1962. Le 19 septembre 1962, deux jours après la nationalisation par le gouvernement algérien de trois journaux : la Dépêche d'Algérie, la Dépêche de Constantine et l'Écho d'Oran, Claude Estier publiait dans Libération un article intitulé : "Une mesure justifiée". On y lit : "A-t-on oublié ce que furent ces organes avant juillet 1962 ? A-t-on oublié comment ils soutinrent sans défaillance, pendant des années, tous les activistes de l'Algérie française", comment ils applaudirent aux ratonnades et aux ratissages des paras de Massu?". Pierre Lafond resta en Algérie jusqu'à la nationalisation de L'Écho d'Oran en 1963. Il travailla pour les éditions Robert Lafond de 1964 jusqu'en 1978, Robert était son frère.
Paul Bianchi, vendeur d'aspirateur dans la région d'Annecy, est désigné comme le donneur d'ordre du meurtre de Camille Blanc. Il est en Allemagne au moment du procès, il est condamné par défaut à la peine de mort. Tous les autres accusés sont frappés de peines inférieures à celles qui avaient été demandées par le réquisitoire. Pierre Fenoglio, qui déposa les charges de plastic et les fit exploser, prend vingt ans de réclusion criminelle alors que la peine perpétuelle avait été requise. Un an plus tard, en juin 1968, Fenoglio fait partie d'une liste de prisonniers graciés parmi lesquels figure aussi l'ex-général Salan. Jacques Guillaumat, employé communal à Evian, écope de huit ans, le réquisitoire avait demandé vingt ans, gracié un an plus tard lui aussi. Tous les autres ont des peines avec sursis…: Laharotte, Laureau, Felber, Montessuit, Joseph Gimenez et André Pétrier. Claude Laharotte, Marcelle Montessuit, Pierre Laureau, André Petrier et sa femme, ainsi que Guy Montessuit avaient déjà bénéficié de la liberté provisoire dès 1966.
Successivement complexe thermal puis hôpital de la Croix-Rouge américaine pendant la Grande guerre, l'Hôtel du Parc restera à jamais comme le théâtre des accords d'Évian. L'Hôtel du Parc (anciennement Hôtel du Châtelet) était pourvu d'un immense terrain avec une vue grandiose sur le lac Léman. De nos jours, l'immense terrain qui descend jusqu'aux rives du lac a été livré aux spéculateurs immobiliers, repoussant ce lieu historique au second plan. Il reste un accès privé pour accéder à la bâtisse qui a conservé son charme d'antan. Mais pour le vérifier, il faut passer des barrières qui indiquent l'aspect privé du site. La plupart des riverains ignorent totalement les événements abrités par cet hôtel. Sur les lieux : pas la moindre trace des évènements qui se sont déroulés en 1961 et 1962. L'Hôtel du Parc a été reconverti en résidence d'habitation, intégrée dans un cadre architectural appelé «Complexe du Châtelet». Pas la moindre trace des «Accords d'Evian», pas même une petite plaque. Deux plaques commémoratives y font allusion - l'une est à la mairie, l'autre à l'hôpital. Comme si les spéculateurs immobiliers, et même des édiles, avaient voulu effacer l'histoire du lieu. L'Hôtel du Parc ne figure ni dans le patrimoine historique d'Evian, ni dans ses annuaires touristiques.
L'assassinat de Camille Blanc n'a donc pas été puni, bien au contraire, il a fait l'objet d'une habile occultation comme pour la plupart des autres meurtres et attentats de l'extrême-droite. Aujourd'hui cette même extrême-droite gesticule et harangue les foules exactement comme en 1954/62, sans que les pouvoirs publics ne les stoppent. Pire, la majorité des médias leur accorde de larges tribunes comme si la presse française et le gouvernement n'avaient retenu aucune leçon du passé. Il serait sans doute temps que la France affronte ses démons plutôt que de les camoufler, tout en prétendant défendre les droits de l'homme dans d'autres pays.
Les 60 ans des accords d'Evian ravivent le passé douloureux de la guerre d'Algérie
L'ancien hôtel du Parc où les accords d'Évian ont été conclus le 18 mars 1962
C'est en France, sur les rives paisibles du lac Léman, qu'a été scellé en partie le conflit entre l'armée française et les indépendantistes algériens. Les accords d'Evian, signés le 18 mars 1962, proclamaient un cessez-le-feu et ouvraient la voie à l'indépendance de l'Algérie après 132 années de colonisation et huit années d'une guerre sanglante.
Soixante et un ans plus tard, dans cette ville plantée au pied des Alpes, il ne reste pas forcément de traces de ces accords historiques : "Dans la ville d’Evian il n’y a pas d’endroit qui rappelle la signature des accords puisque ils ont été signés dans un hôtel, l’hôtel du Parc qui est maintenant un immeuble privé", explique la maire d'Aix-les-Bains, Josiane Lei. "Le seul endroit où l’on pourrait voir cette vie de 1961, c’est derrière la mairie, l’ancien hôtel où le maire Camille Blanc a été assassiné."
A l'image de l'assassinat du maire de l'époque par l'OAS (Organisation de l'Armée Secrète), ce cessez-le-feu du 18 mars puis le référendum du 8 avril 1962 instigué par le Général De Gaulle n'ont pas suffi à apaiser les tensions. Pour l'OAS, ces accords d’Evian étaient vécus comme un véritable affront et pour l'Armée de Libération Nationale (ALN) ce n'était qu'une étape vers l'indépendance de l'Algérie.
Evian, seulement une étape
"Pour nous, soldats, officiers et commandants, le 19 mars était un jour ordinaire qui ne méritait pas d'être mentionné, car nous étions toujours dans une guerre en cours. Sauf que les accords d'Evian donnaient la date du référendum - le 3 juillet - et la date de l'indépendance - le 5 juillet 1962 ", raconte Mohamed Mokrani, ancien membre de l'ALN.
Soixante ans plus tard, les accords d'Evian continuent de faire débat car le conflit a fait encore de nombreuses victimes jusqu'à l'indépendance de l'Algérie en juillet 1962.
L’Organisation Armée Secrète (OAS) avait pratiqué la politique de la terre brûlée, nous ne l’oublierons jamais…
La frustration des États-Unis à l’égard des Émirats arabes unis augmente car Dubaï et Abou Dabi sont utilisés pour échapper aux sanctions occidentales imposées à la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine.
De nombreux Russes qui s’installent à Dubaï ne sont pas des partisans de la guerre ou de Vladimir Poutine, mais travaillent toujours pour des entreprises russes parce qu’ils n’ont pas d’autres moyens de maintenir leur train de vie (AFP)
Fin janvier, une délégation américaine de haut niveau s’est rendue aux Émirats arabes unis.
Dirigé par Brian Nelson, le sous-secrétaire du département du Trésor chargé du terrorisme et du renseignement financier, le voyage a été précédé d’une note diplomatique privée stipulant que les responsables américains souhaitaient rencontrer des membres de haut niveau de la famille al-Nahyan au pouvoir à Abou Dabi.
Les Américains se trouvaient dans le Golfe pour « poursuivre la coordination sur les financements illicites et d’autres problèmes régionaux » : autrement dit, ils étaient venus parler de la façon dont les Émirats arabes unis sont utilisés pour contourner les sanctions occidentales contre la Russie.
« Les Émiratis préféreraient sûrement ne pas avoir à choisir entre la Russie et les États-Unis. Mais dans cette situation, vous ne pouvez pas être neutre. Toute prétendue neutralité est en fait un choix, celui du soutien à la Russie »
- Jonathan Winer, ancien envoyé spécial américain en Libye
Cette visite a été suivie peu de temps après par celle de James O’Brien, le responsable des sanctions au département d’État américain.
O’Brien, qui travaillait pour le groupe Albright Stonebridge, la société de conseil créée par la secrétaire d’État américaine Madeleine Albright après son départ du gouvernement en 2001, est un initié de longue date, un démocrate de l’époque de Bill Clinton, qu’il a servi en tant qu’envoyé spécial du président pour les Balkans.
Il est très proche de l’actuel secrétaire d’État, Antony Blinken, et de Susan Rice, la conseillère en politique intérieure de Joe Biden, qui fut la conseillère à la sécurité nationale de Barack Obama.
Cette effervescence n’est pas un hasard. Washington est en train de perdre rapidement patience avec les Émirats arabes unis, alors que son allié continue d’aider la Russie à échapper aux sanctions imposées à la suite de l’invasion de l’Ukraine.
L’heure des comptes approche, l’administration Biden ayant l’intention d’imposer ce qu’on pourrait appeler des mesures à Abou Dabi.
« Les Émiratis préféreraient sûrement ne pas avoir à choisir entre la Russie et les États-Unis », explique à Middle East Eye Jonathan Winer, ancien envoyé spécial américain en Libye et chercheur non résident au Middle East Institute. « Mais dans cette situation, vous ne pouvez pas être neutre. Toute prétendue neutralité est en fait un choix, celui du soutien à la Russie. »
Dubaïgrad
La semaine dernière, les Émirats arabes unis sont devenus un « pays cible » pour Washington, alors que la responsable du Trésor américain Elizabeth Rosenberg a déclaré que les entreprises émiraties avaient exporté pour plus de 18 millions de dollars de marchandises vers des « entités russes désignées par les États-Unis » entre juillet et novembre 2022.
Selon Rosenberg, 5 millions de dollars de cette somme étaient constitués « de marchandises d’origine américaine et dont l’exportation doit faire l’objet d’un contrôle par les États-Unis vers la Russie », y compris des « dispositifs semi-conducteurs, dont certains peuvent être utilisés sur le champ de bataille ».
Pour échapper aux sanctions, les oligarques russes trouvent refuge à Dubaï
née où Moscou est entrée en guerre contre l’Ukraine, le chiffre d’affaires commercial entre la Russie et les Émirats arabes unis a augmenté de 68 %, atteignant un niveau record de 9 milliards de dollars.
Recevant son homologue émirati Mohammed ben Zayed al-Nahyan à Saint-Pétersbourg en octobre 2022, le président russe Vladimir Poutine a salué le développement continu des relations bilatérales entre les deux pays.
Stratégiquement situés entre l’Asie et l’Afrique, les Émirats arabes unis (en particulier les émirats d’Abou Dabi et de Dubaï) sont devenus l’une des principales destinations des entreprises russes quittant l’Europe et des particuliers russes fortunés quittant la Russie.
De puissants Russes qui auraient pu autrefois mener leurs affaires à Londres ou en Suisse se sont installés à Dubaï ou à Abou Dabi, où ils peuvent continuer à profiter du mode de vie auquel ils sont habitués et travailler sans attirer l’attention de manière excessive.
Des super yachts appartenant à des milliardaires russes sanctionnés, dont Andrei Skoch, le « roi du nickel » Vladimir Potanin et le magnat de l’acier Alexander Abramov, ont tous été vus amarrés à la marina de Mina Rashid, près de l’embouchure de la crique de Dubaï, selon la newsletter Whale Hunting.
En mars 2022, l’ancien propriétaire du club de football de Chelsea, Roman Abramovich, un autre milliardaire russe sanctionné, a été aperçu en train de chercher une maison à Palm Jumeirah à Dubaï.
« Londongrad est plus ou moins terminée », a déclaré un banquier d’affaires britannique à MEE, en référence à la présence autrefois écrasante de l’argent et des affaires russes à la City de Londres.
« De nombreux Russes sanctionnés travaillent via Dubaï. L’un des rôles clés joués par les Émirats arabes unis est d’être un intermédiaire »
- Olivia Allison, consultante indépendante
« Il y a une énorme liste de sanctions et beaucoup de gens se méfient de tout ce qui concerne la Russie… Il existe un nombre considérable de sociétés à responsabilité limitée et de sociétés fictives aux Émirats arabes unis qui peuvent être utilisées pour ce travail. »
Selon Olivia Allison, consultante indépendante qui étudie les flux d’argent entrant et sortant des Émirats arabes unis vers la Russie, les gouvernements occidentaux envisagent de contourner les sanctions aux Émirats arabes unis concernant les structures pétrolières, financières et les grandes entreprises, et le commerce de biens sanctionnés et à double usage (bien sensibles, destinés à un usage civil et susceptible d’être détourné par leur utilisateur à des fins militaire, terroriste, ou d’abus des droits de l’homme).
De nombreux Russes fournissant des prestations professionnelles se sont installés à Dubaï depuis le début de la guerre. « Je peux dire que la communauté russe a connu une croissance exponentielle depuis le début de la guerre », a déclaré Ivan, un technicien russe qui vivait et travaillait déjà à Dubaï et qui n’a pas voulu donner son nom complet.
« De nombreuses agences créatives, de développeurs, de studios de production, quelques marques de distribution : tous essaient d’établir une alternative ici aux EAU. »
Les Russes qui s’installent à Dubaï ont tendance à être de riches professionnels. Beaucoup d’entre eux ne sont pas des partisans de la guerre ou de Vladimir Poutine, mais travaillent toujours pour des entreprises russes parce qu’ils n’ont pas d’autres moyens de maintenir leur train de vie.
Les entreprises russes, comme les Russes, se déplacent de l’Europe vers les Émirats arabes unis, en particulier à Dubaï.
« Je pense que les Émirats arabes unis sont l’option la plus attrayante car tout le monde y est », explique Olivia Allison à MEE.
« De nombreux Russes sanctionnés travaillent via Dubaï. L’un des rôles clés joués par les Émirats arabes unis est d’être un intermédiaire, y compris dans le passé en ce qui concerne le contournement d’autres sanctions. Il y a beaucoup de savoir-faire sur la façon de contourner les sanctions. »
Stratagème mondial
Les États-Unis ont précédemment accusé des entreprises émiraties de faciliter le contournement des sanctions iraniennes.
« Il est très facile d’anonymiser le commerce aux EAU et il est très facile de masquer la propriété réelle des entreprises », poursuit l’experte.
C’est ainsi depuis longtemps que des acteurs de pouvoir controversés ont facilité les choses, que ce soit dans le Golfe ou à la City de Londres. L'objectif étant de pouvoir nier de manière crédible. Un oligarque russe sanctionné peut toujours créer une entreprise au nom de son cousin.
Selon un analyste géopolitique basé à Delhi, des marchandises – souvent de la nourriture – arrivent du monde entier vers la Russie via les Émirats arabes unis. « La Russie n’était pas préparée à une longue guerre », explique l’analyste, qui préfère rester anonyme.
Un prince émirati accusé d’aider des oligarques russes à échapper aux sanctions
ple, ils ont manqué de papier toilette. Les marchandises et les produits viennent d’Inde, de Singapour, de Macao ou d’ailleurs. Ils transitent par les Émirats arabes unis – généralement Dubaï mais parfois Abou Dabi – et sont ensuite acheminés avec le port d’origine marqué comme étant les Émirats arabes unis.
Les Émirats arabes unis regorgent désormais d’intermédiaires agissant au nom de Russes sanctionnés et d’autres entités. Dans un royaume peuplé de nombreux professionnels de la finance, du commerce ou d’autres business venus du monde entier, l’opportunité de conclure un accord – y compris avec les Américains – est toujours là.
En octobre 2022, cinq ressortissants russes et deux négociants en pétrole ont été inculpés à New York dans le cadre d’un stratagème mondial de contournement des sanctions et de blanchiment d’argent.
L’un des Russes, Yury Orekhov, était basé à Dubaï. Il s’est vanté d’avoir utilisé la « banque la plus merdique des Émirats » dans le cadre d’un plan visant à « obtenir illégalement la technologie militaire américaine et le pétrole sanctionné par le Venezuela à travers une myriade de transitions impliquant des sociétés écrans et la cryptomonnaie ».
« Le plus gros problème est que les [Russes] sont tous très riches, qu’ils disposent de beaucoup de cash, ce qui fait grimper les prix de l’immobilier et les locations »
- Un Anglais vivant à Dubaï depuis dix ans
Commentant l’affaire, l’agent du FBI Jonathan Carson prévient : « Nous continuerons à appliquer les contrôles à l’exportation sans précédent mis en place en réponse à la guerre illégale de la Russie contre l’Ukraine et le [bureau chargé des exportations] a l’intention de poursuivre ces contrevenants où qu’ils se trouvent dans le monde. »
Selon l’analyste basé à Delhi, qui conseille un gouvernement régional important dans la région, la véritable valeur de ce type de commerce évitant les sanctions est gravement minimisée, et il n’y a aucun véritable moyen d’établir des chiffres plus précis.
Selon MEE, certaines grandes banques et entreprises de vente au détail sont également frustrées de sacrifier des bénéfices au profit de ceux qui accèdent au marché russe. De nombreuses entreprises occidentales ont renoncé au commerce avec la Russie non pas à cause des sanctions, mais parce qu’elles savent que cela serait une mauvaise communication.
Les changements démographiques de Dubaï sont observés par les résidents étrangers qui y vivent depuis longtemps. « Il est difficile de ne pas remarquer l’afflux de Russes, ils sont venus en masse », témoigne pour MEE un Anglais vivant à Dubaï depuis dix ans.
« Le plus gros problème pour les résidents de longue durée comme moi est qu’ils sont tous très riches, qu’ils disposent de beaucoup de cash, ce qui fait grimper les prix de l’immobilier et les locations. Le coût de la vie ici pousse beaucoup de gens à envisager de partir. »
Une histoire de lobbying
La frustration américaine vis-à-vis des Émiratis remonte au moins aux années Obama, lorsque les Émirats développaient des liens avec Moscou.
Les Émirats arabes unis ont organisé une réunion secrète en janvier 2017 entre Erik Prince, fondateur de la société de sécurité Blackwater, et Kirill Dmitriev, PDG du Fonds d’investissement direct russe, un fonds souverain russe.
La rencontre avec Prince, un proche allié de Donald Trump, faisait partie d’un effort apparent pour établir une voie de communication entre Moscou et le président entrant à l’époque, selon des responsables américains et européens.
Depuis, les intérêts russes et émiratis ont convergé en Libye, où les aspirations de Moscou étaient principalement perçues à travers les activités du groupe Wagner, un groupe de mercenaires privés qui a opéré en Syrie, en Ukraine et en République centrafricaine, dirigé par l’associé de Poutine, Evgueni Prigojine.
Les combattants de Wagner, déployés en Libye avec le consentement de Moscou en 2019, auraient été financés par les Émirats arabes unis, du moins au début.
Nouvelles révélations sur l’immobilier à Dubaï, machine à blanchir l’argent sale
À Washington, pendant les années Trump, les Émiratis avaient une grande influence. Bien que l’ambassadeur émirati aux États-Unis, Yousef al-Otaiba, soit l’un des diplomates les mieux connectés, la capitale américaine s’est gonflée de lobbyistes agissant au nom d’Abou Dabi.
Depuis 2016, les Émirats arabes unis ont dépensé plus de 154 millions de dollars en lobbyistes, selon les dossiers du ministère américain de la Justice rapportés par MEE en décembre 2022.
Elliott Broidy et George Nader, qui ont travaillé pour faire pression contre le Qatar au nom des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite, en sont des exemples frappants.
Tom Barrack, un allié de Trump, a été inculpé de neuf chefs d’accusation découlant de son prétendu lobbying pour les Émirats arabes unis. Il a été déclaré non coupable en novembre 2022.
« Les Émiratis ont eu le privilège, sous l’administration Trump, d’avoir une énorme influence sur la politique américaine dans la région MENA grâce aux relations personnelles qu’ils ont développées avec les gens de la Maison-Blanche », a déclaré Jonathan Winer à MEE.
« Les choix que feront les Émiratis ici auront inévitablement des conséquences plus larges sur les relations bilatérales tant que le président Biden restera en fonction »
- Jonathan Winer, ancien envoyé spécial américain en Libye
« Ils pourraient préférer s’occuper du dossier russo-ukrainien pour attendre le retour potentiel de Trump ou d’un clone de Trump. Mais les événements actuels ne le permettent peut-être pas. »
Selon l’analyste basé à Delhi, l’idée que les Émirats arabes unis feraient tout ce qui est important pour freiner le contournement des sanctions russes est un « rêve américain ».
La mise en place de mécanismes financiers prend beaucoup de temps. Pendant ce temps, le temps presse vers l’élection présidentielle américaine de 2024 et le possible retour au pouvoir d’un républicain.
« Les Émiratis ont leurs propres intérêts nationaux, qui ne sont pas totalement alignés sur ceux des États-Unis. Ils se conforment aux demandes des États-Unis lorsqu’ils estiment qu’il est dans leur intérêt général de le faire », note l’ancien responsable américain Jonathan Winer à MEE.
« Aider l’Ukraine à se défendre contre l’invasion russe est d’une importance vitale pour l’administration Biden. Ainsi, les choix que feront les Émiratis ici auront inévitablement des conséquences plus larges sur les relations bilatérales tant que le président Biden restera en fonction. »
[1] « Il paraît que, dès le début, M. L’administrateur a réuni ses secrétaires, la nuit, pour leur dire d’une voix sépulcrale : ‘ Messieurs, la France est en danger : les Arabes se révoltent !’ » [2].
En 1960, à quinze ans, la « guerre » d’Algérie m’apparaissait lointaine, comme quelque chose qui se serait passé sur la planète Mars. Pour la plupart des adolescents de mon lycée, le dernier 45 tours de Richard Antony, « Nouvelle vague », ou la compétition entre les deux nouveaux groupes de rock français, « Les Chats sauvages » et « Les Chaussettes noires » étaient bien plus familiers et nous semblaient plus important. « Tu parles trop, J’entends du soir au matin, les mêmes mots, toujours le même refrain... ».
Cette année là, Albert Camus meurt dans un accident de voiture. Ce qui retient alors notre attention, c’est le magnifique bolide dans lequel il se trouvait, une Facel-Véga décapotable, et non ses prises de position sur le conflit algérien tiraillées entre son combat anticolonial et son appartenance à la communauté pied-noir. « Une Algérie constituée par des peuplements fédérés, et reliée à la France, me paraît préférable, sans comparaison possible au regard de la simple justice, à une Algérie reliée à un empire d’Islam qui ne réaliserait à l’intention des peuples arabes qu’une addition de misères et de souffrances et qui arracherait le peuple français d’Algérie à sa patrie naturelle » [3].
Parfois la réalité se rappelait à nous : le frère ainé d’une petite amie avait été appelé sous les drapeaux en Algérie. Brutalement, nous étions confrontés à l’angoisse des parents, à l’attente par toute la famille des lettres du jeune soldat. Quand l’inquiétude avait été trop forte parce que le courrier avait tardé, nous avions droit à la lecture de sa dernière lettre par sa mère, lettre à laquelle il n’avait pas manqué de joindre une photographie. Nous avions bien de la peine à le reconnaître sous son énorme casque qui lui mangeait une partie de la figure, dans une tenue et une pose martiale. « N’est ce pas qu’il a l’air en bonne santé ? Il nous dit qu’il a pris deux kilos... » s’interrogeait sa mère.
« Taxer de colonialiste la politique française en Algérie c’est méconnaître le fait que, loin d’exploiter à son seul profit ce territoire, la France consacre une partie importante de ses revenus à des investissements non seulement économiques mais sociaux au bénéfice des populations autochtones dont la condition s’est, il faut l’admettre sensiblement améliorée, surtout si l’on établit une comparaison avec les pays arabes ».[4]
Voilà ce que l’on nous racontait alors et qui s’inscrivait dans le droit fil du discours sur la fameuse « mission civilisatrice de la France ». Discours d’autant plus accepté que nous apprenions encore à l’école l’épopée de la colonisation de l’Afrique avec les exploits d’un Faidherbe, d’un Lamy et autre Gallieni. Nous nous sentions porteurs des idéaux de la Révolution Française « Liberté, Egalité, Fraternité », dont les successeurs des « Hussards noirs de la République » nous chantaient les louanges. Mais alors, si nous portions en Algérie le flambeau de la culture, de la liberté et du développement pour la population algérienne, pourquoi une partie d’entre elle luttait-elle contre la présence française et pour l’indépendance du pays ? Au début de l’insurrection algérienne, on pouvait bien sûr évoquer des explications plus ou moins anecdotiques : une poignée d’individus, à la solde d’une puissance étrangère ennemie, assoiffés de pouvoir et essayant de déstabiliser la France ! Mais après ?
[1]« Je comprends ici ce qu’on appelle gloire, le droit d’aimer sans limite ». Albert Camus. Stèle à Tipasa.
[3] Albert Camus. « Chroniques algériennes. 1939-1958 ». Mars Avril 1958.
[4] Plaquette du Ministre Résidant en Algérie, Robert Lacoste, député socialiste. « Algérie. Quelques aspects des problèmes économiques et sociaux ». 1957.
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