Dites moi que je ne rêve pas.
Dans la deuxième ville d’Ukraine, à 80 kilomètres de la ligne de front, et malgré les bombardements qui se poursuivent, on réfléchit déjà à la reconstruction de la cité historique.
Ce matin, Ina, une femme élégante de 60 ans environ, est venue regarder le ballet des tractopelles qui déblayent les gravats de son immeuble. Immobile, le regard perdu dans la contemplation de leur labeur. De son appartement au huitième étage, cette ancienne ingénieure du bâtiment pouvait voir l’ensemble de la Saltivka, une gigantesque cité-dortoir bâtie par les Soviétiques, au nord-est de Kharkiv. « Tout était vert, répète-t-elle, il y avait des arbres partout. » Aujourd’hui, il ne reste de son appartement qu’un trou béant.
Alors que la guerre ne semble pas vouloir finir, le maire, Ihor Terekhov, envisage de reconstruire les 4 500 maisons et immeubles détruits depuis l’invasion russe. Après tout, le plan pour le développement de Londres n’a-t-il pas été imaginé dès 1943, au milieu des bombardements allemands ? « Moi, je ne veux pas me souvenir de cette catastrophe », confie Ina, qui a vécu trente ans dans ce qu’elle décrit comme le « paradis de Saltivka », avec ses jardins d’enfants et ses supermarchés au pied des barres d’immeubles. C’est ici qu’elle s’est mariée, que ses enfants ont fait leurs premiers pas. Mais un jour de mars 2022, elle a dû fuir précipitamment son logement, en laissant derrière elle ses vêtements, ses photos, toutes les reliques de sa vie quotidienne. Aujourd’hui, devant le cimetière de béton, Ina fait le deuil de ses souvenirs.
Les tranchées creusées pour défendre le nord de la deuxième plus grande ville d’Ukraine se remplissent de détritus, à leur tour recouverts d’un manteau de neige. En septembre dernier, à la surprise du monde entier, les Ukrainiens ont repoussé les Russes, desserrant l’étau qui étranglait Kharkiv. Le front s’est désormais figé à 80 kilomètres du centre-ville. Mais le calme des rues, dont les bruits sont étouffés par les flocons, est trompeur. La nuit, les sirènes retentissent, et parfois une bombe tombe.
Pendant que je refermais la fenêtre de ma chambre, un missile russe a explosé 500 mètres plus loin, tuant un homme dans son appartement. Et le 5 février, deux missiles S-300 sont tombés sur l’université, causant 5 blessés. Alors Kharkiv retient son souffle en attendant l’anniversaire de l’invasion du pays. Il y a quelques jours, Vadim Skibitsky, chef adjoint des services de renseignements ukrainiens, a prévenu qu’une division de chars russes avait été déployée en Biélorussie, peut-être pour lancer un nouvel assaut vers la ville…
Réfugiée dans le sous-sol de l’immense synagogue chorale de Kharkiv, comme une centaine d’autres juifs dont les maisons ont été détruites, Irina, 18 ans, traumatisée, ne sort plus à l’extérieur. Jeune fille pâle, à la longue tresse rousse, elle caresse gravement un petit chat roux comme elle, tenu en laisse. Assise sur le lit double qu’elle partage avec sa mère et sa grand-mère, elle nous raconte sa vie rétrécie de confinement. En deuxième année d’architecture d’intérieur, elle suit ses cours en ligne. Lorsque les coupures d’électricité interrompent les leçons, elle passe le temps en brodant des perles sur des tapisseries. Elle regarde des films d’amour ou policiers sur son portable. Et elle s’est aussi mise à apprendre le coréen : « Mais celui de la Corée du Sud, précise-t-elle en souriant. J’aime tellement la K-pop ! A un moment, j’avais appris l’espagnol parce que je regardais souvent les matchs du Barça, mais ça m’a passé… »
Tous ses amis ont quitté la ville au début de la guerre. Beaucoup sont partis en Israël. La synagogue avait affrété des bus pour Kiev ou Chisinau, capitale de la Moldavie. « Nous avons aidé plus de 4 000 personnes à quitter la ville », m’a annoncé le rabbin Chaïm Levinson en m’accueillant avec le sourire – mais sans me serrer la main, conformément à sa conception « intégrale », pour ne pas dire radicale, de la religion juive. « Notre synagogue est la deuxième plus grande d’Europe, après celle de Budapest », a-t-il ajouté avec fierté, en nous invitant à le suivre pour la visiter.
Construite entre 1909 et 1913, la synagogue combine les styles néo-roman et néo-gothique avec des influences d’architecture islamique : une sorte de vue imaginaire « des immenses murs de l’ancienne Jérusalem ». Immense, la synagogue l’est effectivement : plus de 2 000 mètres carrés contenant un temple, une bibliothèque, des salles d’étude, des logements et un cinéma. Il y eut même voici quelques années, avant que le mouvement hassidique n’en reprenne le contrôle, une salle de kickboxing !
« Toute ma vie je serai de Kharkiv »
Iaroslav, un trentenaire parlant un français élégant, n’a pas quitté d’une semelle le rabbin depuis notre arrivée. Il est là pour aider à organiser la vie des réfugiés. Quand ce travail sera fini, il pense quitter Kharkiv à son tour. « Toute ma vie je serai de Kharkiv, mais j’ai besoin d’un avenir », m’avoue-t-il en fumant une cigarette sur le perron. « Je pense partir m’installer en France, sans doute dans le Marais. Même si j’ai un peu peur : ici, en Ukraine et à Kharkiv, les juifs ne courent aucun danger, tu ne risques rien si tu portes une kippa, ce qui n’est pas le cas en France… Mais je choisirai un bon quartier », précise-t-il en riant.
Le plus ancien bâtiment religieux de Kharkiv, presque aussi ancien que la ville elle-même, est la cathédrale de l’Intercession de la Sainte-Mère de Dieu, dans le monastère de Pokrov. Ce chef-d’œuvre turquoise de l’art baroque slave, dont la construction fut entamée en 1659 par les Cosaques, nécessita trente ans de travaux. Sur l’église d’hiver au rez-de-chaussée s’empilent au premier étage une église d’été, puis trois dômes dorés en forme de bougies. L’ensemble est entouré par un chemin de ronde d’où les défenseurs pouvaient transpercer de flèches leur ennemi. Car dans cette ville frontière, au milieu des vastes plaines incertaines, la cathédrale faisait partie de la forteresse.
Sur les murs, les icônes où coule le sang vermeil des martyrs retrouvent du sens, et s’animent à nouveau sous la prière des fidèles plongés dans la guerre. Comme la prière d’Olga, ancienne professeure de littérature russe, qui aimerait que les massacres s’arrêtent. Elle veut la paix, mais pas une paix qui justifierait l’autodafé des grands auteurs : Pouchkine, Dostoïevski ou son favori, Lermontov. « C’est comme s’amputer d’une partie de soi-même ! Il devrait y avoir une frontière étanche entre la politique et la littérature », soupire la vieille dame qui, aujourd’hui, ne lit plus que les Evangiles.
C’est bien l’avis de Nestor, le pope du monastère, qui bénit les paroissiens qui s’agenouillent pour lui embrasser la main. Il est ukrainien, assure-t-il avec des yeux qui sont comme un ciel limpide, mais son monastère est encore dépendant du patriarcat de Moscou, contrairement à beaucoup d’autres qui ont tranché tout lien avec la Russie, provoquant un schisme religieux aussi profond que la rupture politique. Alors, que répond-il à ses fidèles qui l’interrogent sur Dieu au moment où cette guerre jette des orthodoxes contre des orthodoxes ? « Tout vient de Dieu. » La même réponse que le rabbin…
Dès la tombée de la nuit, les cafés et les restaurants se remplissent, comme pour conjurer le sort. Gastro bar, wine bar, steak bar, healthy bar où l’on décline les jus d’avocat et de goyave, il y en a pour tous les goûts. Dans la salle de gym qui surplombe l’avenue Nauki, on gravit en cadence les marches des machines de fitness jusqu’au couvre-feu de 23 heures. Quelques passants aux portefeuilles garnis chinent chez l’antiquaire de la rue Sumska, longue artère aux immeubles néoclassiques du XIXe siècle.
Des jeunes font la queue devant le cinéma
Au Toy Samyy Baranets, luxueux restaurant géorgien situé au rez-de-chaussée d’un bâtiment contemporain, les convives dégustent leurs khinkalis (raviolis géorgiens) en profitant de la vue sur l’impressionnante place Svobody – où le palais de l’administration régionale fut frappé par un missile au tout début de l’invasion russe. Au bout de cette place s’élève le complexe Derzhprom, une suite d’immeubles reliés entre eux par des ponts. Un chef-d’œuvre du constructivisme, achevé en 1928, qui reste d’une modernité stupéfiante et une source d’inspiration pour les architectes du monde entier. Dans le multiplexe du Nikolsky Mall, le grand centre commercial qui a récemment rouvert après avoir été bombardé, des jeunes font la queue pour voir « Knock at the Cabin » ou bien « Avatar 2 ». Cette fois la séance sera interrompue par les sirènes, mais ce n’est que partie remise : ils pourront revenir sans repayer, et le film reprendra là où il a été coupé.
Dans le sous-sol du Dublin Pub, une longue salle voûtée tapissée de posters pop, de sous-bocks du monde entier et de quelques pompes rutilantes, des militaires en permission sont attablés, en groupe, ou avec une fiancée à qui ils parlent les yeux dans les yeux en lui tenant la main. Et puis il y a les civils. L’ambiance n’est pas exubérante ; elle n’est pas non plus morose. Il faut bien vivre, même si l’on meurt en masse sur le front à deux heures de route d’ici.
Maksim Rosenfeld m’y attend, une pinte de Guinness épaisse comme du bitume posée devant lui. Barbe fournie, chevelure dégarnie, ce quadragénaire est rond comme son rire. Maksim est historien de l’art, et surtout amoureux de sa ville. C’est comme ça qu’il se présente : « Je suis un enfant de Kharkiv. » Après deux livres à succès, il a produit plusieurs vidéos sur sa chaîne YouTube. On le voit marcher dans les rues avec un gilet pare-balles, tout en expliquant la valeur patrimoniale des bâtiments détruits par les bombardements russes :
« 68 bâtiments historiques ont été endommagés. Des édifices publics ou des immeubles particuliers, comme la vingtaine de maisons du centre. »
Mais Maksim ne se complaît pas dans la lamentation ; il se projette déjà dans la reconstruction. « Pas après la guerre, me reprend-il, après la victoire ! » Selon lui, si une grande partie des bâtiments doit faire l’objet d’une « rénovation stricte dans le respect des règles de l’Unesco », quelques-uns pourraient bénéficier d’une « réinterprétation à la Viollet-le-Duc », et certains pourraient se voir « doter d’un apport contemporain », qui transformerait le traumatisme en « mémorial ». Il réfléchit : « Comme le Reichstag à Berlin. » C’est ce qu’il préconise pour le palais de l’administration régionale de la place Svobody, ou pour le palais de justice.
Kharkiv, la ville de l’avant-garde
Le patrimoine architectural de Kharkiv est déjà riche de son éclectisme : les styles baroque, classique, Art déco, constructiviste, moderniste se mélangent autant que les façades aux couleurs vives, jaune, vert, bleu, rouge… « Si Lviv est la ville de la fête, Dnipro celle du business, Odessa de la Riviera, Kharkiv est la ville de l’avant-garde », explique Maksim. C’est ici que des architectes comme Alexander Ginzburg et Auguste Perret, ou le sculpteur Ivan Kavaleridze, se sont épanouis. L’historien choisit astucieusement ses exemples : ces trois-là ont étudié à Paris…
Maksim poursuit son raisonnement : « Si Kharkiv est la cité de l’avant-garde, c’est parce qu’elle est une ville frontière. Lors de sa fondation en 1654, elle départageait le khanat tatar du tsarat de Russie. Aujourd’hui, elle ne doit plus seulement être considérée comme la frontière entre l’Ukraine et la Russie, mais comme la frontière entre notre passé et nos projets futurs. » Parmi ceux-ci, Maksim cite celui du célèbre architecte britannique Norman Foster : « Il a proposé un manifeste pour une reconstruction radicale de Kharkiv. Nous lui avons répondu : “Bien sûr, viens !” Des projets avec le MIT et Harvard ont aussi été évoqués. Cela dit, je ne pense pas que nous devrions suivre l’exemple de Beyrouth, qui a fait table rase de son passé après la guerre pour rebâtir une toute nouvelle capitale. Je plaide même pour que nous conservions les immeubles soviétiques, bien qu’ils soient haïs par une partie de la population. Nous devons avant tout réfléchir à la manière dont cette reconstruction rencontrera les besoins réels des gens. »
« Dès que possible, je rentrerai »
Un homme en treillis militaire nous interrompt pour saluer Maksim. Je crois, au milieu du bruit ambiant, entendre le surnom d’« Oier ». Il semble connu à Kharkiv pour être chanteur. Quel style de musique ? Je ne le saurai pas. Il est pressé ; écrit son numéro sur mon carnet ; peut-être parlerons-nous demain. Quand je le recontacte le lendemain, il a encore moins de temps devant lui : il vient d’apprendre que son unité repart à Bakhmout ; il doit finir de préparer son paquetage et faire ses adieux, me dit-il au téléphone.
La ville comptait 1,4 million d’habitants avant l’invasion russe. Elle s’est vidée. Puis, peu à peu, avec l’éloignement du front et des bombardements, les habitants sont revenus. Ils sont de nouveau près de 1,1 million. C’est pour répondre à leurs besoins qu’il faut reconstruire. En sortant du pub, pendant que j’attends mon Uber dont le prix décuple à l’approche du couvre-feu puisque tout le monde rentre au même moment, j’échange quelques mots avec Olena. Elle a 22 ans. Elle est née à Kharkiv mais s’apprête à s’exiler en Irlande. N’est-ce qu’une coïncidence devant la porte de ce bar, qui porte le nom de Dublin ? Elle rit. « Pour l’instant, il n’y a plus d’avenir pour moi, ici. » Mais reviendra-t-elle, un jour ? « Bien sûr ! Je suis de Kharkiv et dans quelques années, dès que possible, je rentrerai pour contribuer au retour à la vie de ma ville. »
Mon chauffeur, Arsenty, conduit un 4x4 BMW blanc dont la lunette arrière a été remplacée par des bandes de Scotch : en mars, un obus russe a explosé en bas de sa rue. Sa femme et son fils se sont réfugiés en Allemagne. Chauffeur, c’est un métier de débrouille. A un carrefour, la police nous arrête ; le contrôle s’éternise ; je m’interroge. Il ne me concerne pas : les policiers vérifient que l’assurance d’Arsenty est en ordre. Comme on veille à ce que les automobilistes continuent de payer leur ticket de stationnement. Dans chaque sphère de la vie sociale comme de la vie publique - (une enquête parlementaire vient d’être lancée pour faits de corruption dans la livraison de matériel militaire), l’Etat tient bon en Ukraine.
Par
https://www.nouvelobs.com/monde/20230208.OBS69294/guerre-en-ukraine-a-kharkiv-l-avenir-malgre-tout.html
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