Pendant des décennies, de jeunes autochtones ont été placés dans des pensionnats catholiques financés par l’Etat français, où ils ont été « occidentalisés ». Le livre de la journaliste Hélène Ferrarini, « Allons enfants de la Guyane », révèle cette page sombre.
Le « home indien » de Sinnamary, en Guyanne, dans les années 1960. (PHOTOGRAPHIE A. RESSE)
C’est un livre qui réveille les mémoires. Sortie en librairie il y a trois mois, l’enquête sur le sort réservé aux enfants amérindiens dans les pensionnats catholiques a suscité un fort émoi en Guyane, et l’envie d’aller plus loin. Son autrice, la journaliste Hélène Ferrarini, a le sentiment d’avoir ouvert un espace où la parole devenait possible pour les nombreux Guyanais dont la vie a été marquée par un passage dans ces institutions.
« A chacune des rencontres organisées autour du livre, de nouvelles personnes se levaient pour raconter leur propre expérience. Comme cette femme de mère amérindienne, qui nous a dit qu’on était venu la chercher avec sa sœur dès la mort de leur père, un ex-bagnard. Toutes deux étaient pourtant scolarisées mais on les a conduites de force au pensionnat de Saint-Laurent-du-Maroni. »
De récits d’arrachement comme celui-ci, le livre donne de nombreux exemples. Les « homes indiens », selon l’appellation d’usage, ont existé en Guyane dès les années 1930 mais ne se sont réellement institutionnalisés qu’après la Seconde Guerre mondiale. Au départ, des missions catholiques avaient pris l’initiative de regrouper, chez les sœurs ou au presbytère, des fillettes et garçons amérindiens qu’elles scolarisaient et surtout évangélisaient.
Dix ans plus tard, leur ambition a convergé avec celle de l’Etat français. Les Amérindiens, qui se comptaient probablement en dizaines de milliers avant la colonisation et qui sont alors plusieurs centaines (les Kali’na, Arawak, Palikur, Wayana, Wayampi et Teko), constituent une main-d’œuvre qui permettrait, croit-on, de sortir le département du « sous-développement » à condition d’éduquer ces « populations primitives », ou à défaut de parvenir à les fixer sur le territoire.
Choc culturel
Le gouvernement français décide donc, à partir de 1949, de financer les internats catholiques. Comme la départementalisation de 1946 n’a pas modifié le régime du culte, en contradiction avec la loi de 1905, elle maintient (jusqu’à aujourd’hui) la rémunération du clergé par l’Etat. La Ddass trouvera quelques années plus tard un statut à ces faux orphelins, celui de « recueillis temporaires », normalement destiné aux mineurs dont les parents ne peuvent momentanément s’occuper d’eux (hospitalisés, mobilisés, etc.).
A leur apogée, entre 1969 et 1973, ces établissements, alors au nombre de huit, maillent le territoire guyanais et accueillent plus de 350 enfants. La majorité fermeront dans les années 1970 mais celui de Maripasoula survivra jusqu’en 2012 ; et à l’heure actuelle, une soixantaine d’enfants sont toujours pensionnaires de l’internat de Saint-Georges-de-l’Oyapock.
Dans ces « homes indiens », également destinés aux enfants marrons (descendants d’esclaves rebelles ayant fui les plantations), les élèves sont recueillis avec le consentement des parents mais, à en croire les témoignages, ce prérequis est vite balayé. Hélène Ferrarini restitue la brisure qu’a représentée pour la grande majorité des enfants l’arrivée, parfois dès l’âge de 3 ans, dans ces établissements. Dépouillés de leurs vêtements et de l’onguent traditionnel qui les recouvre, ils sont sans ménagement lavés, coiffés, habillés et chaussés à l’occidentale. Du jour au lendemain, on leur sert une nourriture qui leur répugne tout en leur interdisant de parler la langue de leur enfance – sans que la plupart ne comprennent un mot de français.
Le choc culturel ne peut pas être plus violent. « C’est le quotidien des enfants dans tout ce qu’il a de sensible, de sensoriel, d’indicible, que les homes modèlent », précise l’autrice. Les punitions sont sévères et comprennent des châtiments corporels. Dernière touche au tableau : quand un élève fugue, les prêtres appellent les gendarmes qui vont chercher le réfractaire dans son village. Ces jeunes qui n’avaient jamais connu l’enfermement sont contraints de rester dans un endroit clos. Et bien sûr d’aller à la messe, en plus de prier tous les jours.
Ce placement se traduit aussi par une fragilisation, plus ou moins définitive, du lien avec la structure familiale et les savoirs coutumiers. Certains, devenus adultes, ne savent ni chasser ni pêcher, faute d’avoir pu observer leur père ; d’autres ont perdu la promesse d’une transmission chamanique. Kadi, l’une des témoins, qui n’a pas de souvenir avant son arrivée chez les sœurs de Saint-Laurent-du-Maroni (« Je devais avoir 4, 5 ans »), raconte avoir oublié sa langue : « Je les voyais tous parler en langue kali’na et je ne pouvais pas participer. »
Vérité et réconciliation
C’est tout ce passé douloureux que le livre vient exhumer. « Une Guyanaise installée en Normandie a photographié un article de “Ouest-France” consacré à mon livre, raconte Hélène Ferrarini, et l’a envoyé à son père. Il lui a alors confié que cette histoire était la sienne, ce qu’il n’avait jamais dit. » Les témoignages recueillis par l’enquêtrice ne sont évidemment qu’une partie de cette mémoire, souvent enfouie volontairement ou inconsciemment. Certains des anciens pensionnaires, sollicités, lui ont d’ailleurs répondu n’avoir aucun souvenir. « Il existe toute une gamme complexe de réactions, précise-t‑elle. Certaines personnes ont subi, d’autres s’en sont accommodées, d’autres encore s’en sont servies. Parfois les trois nuances s’entendent dans le même récit. »
Cette histoire guyanaise est-elle comparable au scandale des pensionnats autochtones canadiens ? Des milliers et des milliers d’enfants y avaient été placés après avoir été arrachés à leur famille. En 2015, une commission d’enquête nationale avait qualifié la chose de « génocide culturel ». C’est « une histoire assez proche », selon Hélène Ferrarini : non seulement le ratio des enfants concernés est identique, mais c’est le même système reposant sur « la pression des forces de l’ordre », « l’omniprésence de la religion chrétienne, sous couvert de scolarisation et avec l’aval des autorités publiques », et « des méthodes éducatives autoritaires ».
Néanmoins, l’autrice n’a pas eu, pour l’instant, connaissance d’abus sexuels – une absence peut-être « due au nombre relativement faible de prêtres en ayant eu la charge » –, et la mortalité semble avoir été plus réduite dans les homes de Guyane que dans leurs équivalents nord-américains, où l’exhumation de 215 dépouilles au printemps 2021 avait poussé le Premier ministre à parler de « faute du Canada ». Le pape François, lui-même, avait présenté ses excuses pour les violences perpétrées pendant des décennies dans ces établissements administrés par l’Eglise.
Sera-t-il amené à faire le même geste pour la Guyane ? Il est trop tôt pour le dire. La journaliste a l’impression d’avoir seulement « entrouvert la porte ». Son long travail d’archives, qui permet de dégager à grands traits l’histoire de ces homes, laisse encore des zones d’ombre qu’il appartient désormais aux Guyanais de faire disparaître. C’est bien ce qu’ils semblent en passe de faire. Le 13 décembre s’est tenu à Cayenne, à l’initiative du Grand Conseil coutumier représentant des communautés amérindiennes et bushinenges, un long séminaire durant lequel l’opportunité d’organiser une commission vérité et réconciliation, à l’image de celle créée au Canada, a été débattue en présence de Jean-Paul Fereira, vice-président de la collectivité territoriale, et de Jean-Victor Castor, député.
Un processus de justice transitionnelle permettrait d’enrichir cette mémoire et de soigner les traumatismes. Le gouvernement français semble pour l’instant très prudent : le ministre délégué aux Outre-mer, Jean-François Carenco, invité aux conclusions de la journée d’étude, ne s’est pas manifesté alors qu’il était présent sur le sol guyanais. Le livre d’Hélène Ferrarini, lui, est depuis plusieurs semaines l’ouvrage le plus vendu en Guyane.
Allons enfants de la Guyane. Eduquer, évangéliser, coloniser les Amérindiens dans la République, d’Hélène Ferrarini, Anacharsis, 288 p., 16 euros.
·Publié le
https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20230108.OBS68048/en-guyane-l-enfance-volee-des-amerindiens.html
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