C'était il y a vingt-six ans : l'assassinat, en Algérie, des sept moines du monastère Notre-Dame de l'Atlas, lesquels s'attendaient à cette fin tragique. Un quart de siècle plus tard leur souvenir reste entier. Tout comme les mystères entourant leur mort…
Sept des neuf moines de Tibéhirine, dont deux parviendront à échapper à leurs bourreaux, posant, peu de temps avant leur enlèvement, dans l’enceinte de leur monastère. Photo © STÉPHANE RUET/SYGMA VIA GETTY IMAGES
Don de soi, silence et solitude à l’écart des folies du monde : et si les moines avaient « inventé » un autre bonheur ? Aux antipodes du consumérisme effréné et de la culture zapping des réseaux sociaux, les moines et religieuses intriguent et fascinent. Dans son dernier hors-série, Valeurs actuelles, auxquels les moines ont ouvert leurs portes, se plonge dans ce “monde parallèle” qui attire, chaque année, de plus en plus de retraitants. De l’histoire de saint Benoît et des moines bâtisseurs des origines aux plus beaux monastères et abbayes actuels, des tragédies traversées (Templiers, Révolution, religieuses pendant la guerre 14-18…) à leur grand retour aujourd’hui, 132 pages en forme de « beau livre » magnifiquement illustrées et agrémentées, entre autres, de textes d’Alphonse Daudet, Georges Bernanos, Jean Raspail, Denis Tillinac et François d’Orcival.
A LIRE
L’héroïsme discret des nonnes durant la Grande Guerre
Valeurs actuelles hors-série, 132 pages, 10,90 euros. Disponible en kiosque et sur boutique.valeursactuelles.com
Sept têtes décapitées le long d’une route. C’est l’horrible découverte effectuée par la police algérienne le 30 mai 1996 non loin de Tibéhirine — “jardin” en berbère —, un petit village de montagne à 90 kilomètres au sud d’Alger. Les têtes des sept moines français du monastère de Notre-Dame de l’Atlas enlevés deux mois plus tôt… Horreur et mystère : vingt-six ans plus tard, l’énigme demeure entière, ou presque, sur les circonstances exactes de ce massacre ayant bouleversé le monde.
Seule certitude : c’est dans la nuit du 26 au 27 mars, aux environs de une heure du matin, que les Frères Luc, Christian, Christophe, Michel, Célestin, Paul et Bruno, béatifiés par le pape François en 2018, ont été soudainement tirés de leur sommeil par un commando d’une vingtaine d’hommes en armes. Parvenus à se cacher, les deux autres moines présents au moment des faits, Amédée et Jean-Pierre, tous deux décédés depuis, ont pu échapper aux griffes de leurs ravisseurs. Ainsi qu’en rendra compte le merveilleux film de Xavier Beauvois Des hommes et des dieux, tous s’attendaient à cette issue tragique, mais avaient choisi de rester. « S’il m’arrivait un jour — et ça pourrait être aujourd’hui — d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays », avait écrit quelques jours plus tôt, comme un testament, son Frère prieur, Christian de Chergé, installé sur ces terres hostiles depuis plus de vingt ans.
Les moines furent pris pour cible une première fois, en 1993, trois ans avant le drame.
Hostile, l’Algérie l’était de plus en plus. Après l’indépendance de 1962, la question de l’avenir de ce monastère cistercien fondé en 1938 s’était posée à de multiples reprises. Chasse aux Français, chasse aux chrétiens. Mais les moines, déjà, avaient choisi de demeurer sur place, continuant à faire vivre de leurs prières, de leurs travaux agricoles et de leur soutien à la population locale, ce qui était l’ultime communauté contemplative catholique du pays. Il avait fallu réduire la superficie du domaine, s’engager à un strict « devoir de réserve », ne pas dépasser les douze moines…
Puis la situation s’est encore aggravée à partir des années 1990 et de la guerre civile opposant le pouvoir militaire FLN aux islamistes du GIA (Groupement islamique armé), sommant, dans un ultimatum lancé en 1993, « tous les étrangers de quitter l’Algérie ». Seront alors bannis de la liturgie du monastère les textes bibliques jugés trop durs à l’encontre des « ennemis d’Israël ». Hormis le dispensaire dirigé par Frère Luc, le plus âgé, 82 ans au moment de son assassinat, les moines doivent aussi limiter leurs activités sociales. « Nous en sommes arrivés à nous définir comme “priants au milieu d’autres priants”, témoignera la communauté dans un texte publié en 1994. Venant de notre cloche ou du muezzin, les appels à la prière établissent entre nous une “saine émulation réciproque” ». Sauvé d’une embuscade durant son service militaire en Algérie par un policier algérien père de douze enfants qui sera égorgé le lendemain par le FLN, Frère Christian, le plus investi dans ce “rapprochement”, estimait notamment être de son devoir de ne jamais abandonner la population de ce pays…
Jour après jour, l’étau se resserre
Mais rien n’y fait. Jour après jour l’étau se resserre autour de la petite communauté. En 1993, douze ouvriers croates, assassinés parce que chrétiens, ont la gorge tranchée sur un chantier proche de Tibéhirine. Puis c’est au tour du monastère lui-même d’être pris pour cible une première fois au cours de la nuit de Noël. Menacé d’être enlevé par un commando islamiste réclamant argent et médicaments, Frère Luc, l’ancien médecin, ne devra d’être sauvé qu’à la réaction de Frère Christian, récitant au chef des terroristes un verset du Coran, le convaincant de rebrousser chemin : « Nous ne vous considérons pas comme des étrangers, vous êtes des gens religieux », lui dira ce dernier au moment de quitter les lieux. Un intermède de courte durée. Au moins huit religieux catholiques seront tués en Algérie, dont quatre pères blancs, au cours des dix-huit mois précédant l’enlèvement, puis la décapitation, des sept moines martyrs…
Les conclusions du parquet antiterroriste français démontent la thèse officielle du pouvoir algérien
Arrive le 26 mars 1996. Cette fois, pas de discussion possible. Sous la menace de leurs armes, le commando emmène Christian, Luc et les autres. On ne les reverra jamais vivants. Nul ne sait, aujourd’hui encore, où ils ont été faits prisonniers. Un mois plus tard, le 27 avril, l’action est revendiquée par le chef local du GIA, Djamel Zitouni. Celui-ci assure que les moines sont toujours vivants, et propose leur libération contre celles de terroristes islamistes détenus en France. Le 30, un émissaire se présente au consulat de France à Alger, réitérant son chantage, qui n’aboutira pas — soit, selon les versions, en raison du refus des autorités algériennes, soit d’un “cafouillage” des services secrets français. Puis c’est à nouveau le silence jusqu’au 23 mai, date du terrible “communiqué n° 44” attribué au GIA annonçant avoir, deux jours plus tôt, « tranché la gorge des sept moines ». Une semaine avant la macabre découverte…
Les années, on l’a dit, n’ont pas permis d’éclairer les zones d’ombre de cette tragédie. Le mystère, tout au contraire, n’a fait qu’épaissir. Défendue dès le début par le pouvoir algérien, la thèse officielle d’un crime œuvre de bout en bout du GIA ne convainc pas. « Trop d’anomalies, trop de dissimulations » — jusqu’aux corps qui n’ont jamais été retrouvés ! —, accuse rapidement Me Baudouin, l’avocat des familles. Idem pour le Père Armand Veilleux, de l’ordre des Trappistes, “procureur général” de la congrégation au moment des faits.
Un mystérieux témoignage
Il faudra attendre… 2014 — soit dix-huit ans après les faits ! — pour qu’Alger autorise enfin l’autopsie des sept têtes, réclamée par les juges antiterroristes français chargés de l’affaire Jean-Louis Bruguière, puis Marc Trévidic. Sur place, ce dernier se voit cependant refuser d’auditionner des témoins, et interdire d’emporter des échantillons pour expertises complémentaires. Ses conclusions n’en sont pas moins implacables sur trois points pour la “version officielle” : 1) les décès sont antérieurs à la date revendiquée par le GIA (fin avril, soit un mois avant) ; 2) les décapitations ont eu lieu post-mortem, bien après les égorgements ; 3) les têtes ont d’abord été inhumées ailleurs que sur le lieu où elles ont été retrouvées. Autant d’éléments accréditant une sordide mise en scène des autorités algériennes…
Mais pourquoi cette mise en scène ? Première hypothèse, étayée par un « témoignage indirect » recueilli par l’attaché militaire de l’ambassade de France à Alger : dissimuler une “bavure” de l’armée algérienne, ayant fait mitrailler par hélicoptère le camp djihadiste où étaient prisonniers les sept moines, lesquels, confondus avec des terroristes, auraient donc été abattus par erreur — d’où le fait que les corps criblés de balles aient “disparu”. Mais cette version ne tient guère : comment expliquer, en effet, qu’aucun des sept moines n’ait été atteint à la tête ? Seconde hypothèse : couvrir une opération des services secrets algériens ayant fait enlever les religieux par des islamistes “retournés” (ce qui était le cas de leur chef local Zitouni) afin de discréditer la rébellion en France et en Algérie — leur mise à mort ayant été soit programmée par le pouvoir, soit le fait de djihadistes incontrôlés s’étant emparés des prisonniers.
Des hommes (qui) avaient choisi de s’installer dans ce lieu loin de tout mais proche de l’essentiel.
Cette dernière hypothèse, citant ses deux variantes, est privilégiée dans divers documents des services secrets français. C’est aussi celle de l’avocat des familles : « Ce refus obstiné des autorités algériennes de coopérer est un aveu de reconnaissance de responsabilité dans la disparition des moines », affirmait Me Baudouin sur France Inter en 2016. C’était enfin, dès l’origine, l’une des thèses défendues par un très proche des victimes, Mgr Claverie, l’évêque d’Oran. Lequel tombera, cible d’une bombe nocturne, le 1er mai 1996, soit deux mois seulement après la découverte des têtes de Christian et ses Frères. « Il en savait trop », confiera le Père Veilleux…
Abandonné après la mort des sept moines, dont les restes reposent, sous de simples plaques tombales, dans le cimetière de Tibéhirine, le monastère de Notre-Dame de l’Atlas sera brièvement réoccupé par d’autres moines trappistes entre 1998 et 2001. Une communauté catholique “provisoire” en fait aujourd’hui discrètement revivre la mémoire. « Des crocus se sont mis à fleurir partout et les tombes des frères commencent à en être couvertes, rapporte l’un de ses membres. Des fleurs du désert irriguées par le sang des frères », mais aussi, veut-il croire, des « germes d’espérance »…
“Ce qui nous est nécessaire leur était inutile”
Cette espérance était certes celle des sept martyrs, si bien dépeints par l’écrivain Jean-Marie Rouart dans un discours sur la vertu prononcé en 2001 à l’Académie française : « Des hommes (qui) avaient choisi de s’installer dans ce lieu loin de tout mais proche de l’essentiel, de la beauté, du ciel, des nuages. Des hommes pas comme les autres : ils n’avaient besoin ni de confort ni de télévision. Ce qui nous est nécessaire leur était inutile, et même encombrant. » Un an avant sa mort, Frère Paul ne s’en interrogeait pas moins : « Que restera-t-il dans quelques mois de l’Église d’Algérie, de sa visibilité, de ses structures, des personnes qui la composent ? Très peu vraisemblablement. » Tout un symbole : la construction, depuis, d’une mosquée devant le portail de Notre-Dame de l’Atlas
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