LE LIVRE DE LA SEMAINE. A travers son héroïne, Safia, la romancière dresse le portrait d’une jeunesse privilégiée mais sans espoir, dans une société cadenassée.
EDITIONS BARZAKH
L’humeur sombre et le cœur à vif, la séduisante Safia est de retour à Alger après deux années à Paris. Elle renoue aussitôt avec ses connaissances, membres comme elle de la jeunesse huppée du pays, de ceux qui vivent à « Doré-land » et qui passent leur vie à écumer les restaurants, boîtes de nuit et autres soirées privées de la capitale.
Cette faune vit dans un entre-soi où les excès sont la règle : porter exclusivement des marques de luxe, conduire trop vite de grosses cylindrées étrangères, sortir chaque soir jusqu’au bout de la nuit, s’enivrer à outrance d’alcools forts, se shooter à la cocaïne afin de se sentir « prête à déchiqueter le monde », avoir non pas des relations amoureuses mais des « transactions sexuelles » en attendant le jour du mariage, où l’on se rangera. « Je veux me dissoudre, m’anéantir, succomber », assume Safia d’un ton bravache. « Je programme mon autodestruction machinalement, soir après soir. » Mais quelle réalité cachent vraiment ses incessantes virées nocturnes ?
Pour son premier roman, Minuit à Alger, la romancière Nihed El-Alia a choisi la forme du journal de bord afin de mieux narrer la vie dissolue de son héroïne. Safia s’y raconte, laissant affleurer malgré elle les chagrins qui l’habitent sous un cynisme et un détachement apparents. Ainsi supporte-t-elle le souvenir de sa très proche cousine Sarah, dont le suicide l’a profondément marquée et poussée à l’éloignement. De ses parents plus attentifs à leur carrière qu’à leur progéniture, elle ne reçoit que des lambeaux d’affection. Enfin lorsqu’un homme éveille sa curiosité – comme c’est le cas de M., rencontré lors d’un mariage, mais dont elle ne sait rien –, elle doit se contenter du faible espoir de le recroiser par hasard dans la ville.
De nuit, derrière son autodérision de façade, Safia dissimule une âme profondément meurtrie et le rêve soigneusement enterré d’une relation d’amour véritable. De jour, chaque nouveau matin la ramène plus violemment au réel, la poussant à constater l’inanité de sa vie et à se haïr elle-même : « Je me sens sale dehors et dedans. J’aimerais que l’eau brûlante qui coule sur ma peau me nettoie de l’intérieur, comme pour effacer toutes les ombres sur mon âme. »
Bas résille et haïk
Cependant, le roman ne se limite pas à décrire les atermoiements d’une pauvre petite fille riche. La romancière, on le comprend, pose un regard critique sur l’angoisse la plus profonde de son personnage : la détestation de sa propre société, dont elle observe les limites sans parvenir à lui trouver de sens. A travers Safia, symbole d’une jeunesse privilégiée mais perdue, Nihed El-Alia dénonce la rigidité de l’Algérie d’aujourd’hui, cadenassée par la classe politique et les potentats religieux.
A partir de cette microsociété algéroise qu’elle donne à voir, c’est non seulement un système à deux vitesses qu’elle met en évidence, mais aussi un monde où règne l’hypocrisie sociale et où les jeunes, bloqués dans leur élan, sans projets et sans espoir, se sentent pris au piège : « Le jour, Alger retire ses bas résille et enfile son haïk. Cette ville est atteinte d’une forme de trouble de la personnalité. Bipolaire, narcissique, Alger est malade. »
Jusqu’où ira Safia dans son dédoublement ? Parviendra-t-elle à se remettre du marasme de son existence, et pour prendre quelle voie ? « J’éprouve cette sensation vague que flotte sur la ville une menace diffuse, comme si quelque chose de grave allait se produire », dit encore la jeune femme, consciente de la pesanteur obsédante de la réalité.
Servi par une écriture forte, fiévreuse, aux formules souvent percutantes, et une forme qui laisse place à la surprise, Minuit à Alger embarque le lecteur dans les déambulations hallucinées de Safia. Tiré de l’expérience même de l’autrice (qui a préféré, par mesure de protection, signer son livre d’un pseudonyme), le roman trouve un écho bien au-delà de l’Algérie, partout où la jeunesse qu’elle soit d’Afrique ou d’ailleurs sur la planète, se sent au bord de l’implosion.
Minuit à Alger, de Nihed El-Alia, éditions Barzakh (Alger, mars 2022), 242 p., 800 dinars (5,53 euros).
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