Vue d’un drone lors d’un exercice militaire dans un lieu non divulgué en Iran, le 24 août (Reuters)
Le bourdonnement des drones de fabrication iranienne est devenu un bruit familier dans les villes ukrainiennes, alors que la Russie intensifie ses attaques dans le pays, détruisant des centrales électriques et des infrastructures civiles et militaires.
Alors que les stocks de missiles russes s’amenuisent à vue d’œil, Moscou s’est tourné vers l’Iran pour bloquer rapidement et à moindre coût les avancées militaires ukrainiennes et éviter de perdre de nouveaux territoires.
Selon les informations relayées, la Russie a acheté plusieurs centaines de drones iraniens et un millier d’exemplaires supplémentaires ont été commandés. Moscou et Téhéran démentent pour leur part ces transactions.
Le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, a toutefois fait allusion à une utilisation potentielle en Ukraine en vantant le programme de drones du pays.
Par le passé, a-t-il déclaré, les gens doutaient des technologies iraniennes et pensaient qu’elles étaient fausses. « Maintenant, ils disent que les drones iraniens sont dangereux. Ils nous demandent pourquoi on les vend à untel ou untel. »
Une priorité nationale
En direct à la télévision, un expert militaire russe pro-Kremlin, Ruslan Pukhov, ne s’est pas rendu compte que son micro était déjà ouvert et a laissé échapper le secret le plus mal gardé du pays : « Nous savons tous qu’ils sont iraniens, mais le gouvernement ne le reconnaîtra pas. »
Depuis leur déploiement début septembre, les drones iraniens sont un outil efficace pour la Russie sur le champ de bataille en Ukraine. Selon le ministère ukrainien de la Défense, au moins 300 drones kamikazes iraniens Shahed 136 ont été utilisés à partir de mi-octobre pour détruire une grande partie du réseau de centrales électriques du pays.
L’utilisation de ces drones offre à l’Iran l’occasion de les mettre à l’épreuve dans un conflit dynamique et permet ainsi à ses scientifiques de tirer des enseignements et à ses responsables politiques de mettre en valeur le matériel iranien.
Le major-général Yahia Rahim Safavi, ancien commandant du corps des Gardiens de la révolution islamique et principal conseiller militaire du guide suprême iranien, a récemment déclaré qu’au moins 22 pays étaient intéressés par l’acquisition de drones militaires de fabrication iranienne.
La maîtrise iranienne en matière de drones représente une priorité nationale depuis des décennies, que les autorités entretiennent et coordonnent en dépit des sanctions visant l’économie du pays.
Depuis la révolution islamique de 1979 et l’éclosion de l’hostilité entre l’Iran et l’Occident, les sanctions internationales incitent Téhéran à devenir autosuffisant pour toutes sortes de produits, notamment militaires.
En raison d’un embargo occidental de longue date sur les armes, l’Iran n’a pas été en mesure de moderniser son armée, alors que ses voisins régionaux ont progressé quantitativement et qualitativement avec le soutien de l’Occident, selon Hamidreza Azizi, spécialiste de l’Iran à l’Institut allemand des affaires internationales et de la sécurité (SWP).
« L’Iran a commencé à ressentir une faiblesse très particulière, à savoir son incapacité à moderniser sa force aérienne de manière significative », explique-t-il à Middle East Eye. « La République islamique a hérité de l’armée de l’air du shah, mais elle n’est fondamentalement plus adaptée à un quelconque conflit militaire avec des adversaires régionaux ou mondiaux. »
« L’Iran a développé son programme de missiles et de drones pour compenser l’absence d’une force aérienne efficace »
– Hamidreza Azizi, expert à l’Institut allemand des affaires internationales et de la sécurité
C’est au cours de la guerre Iran-Irak, au milieu des années 1980, que l’intérêt de Téhéran pour les drones a réellement vu le jour, avec un premier drone baptisé Ababil (volée d’oiseaux), un nom qui préfigure l’utilisation stratégique des drones par le pays sur le champ de bataille.
L’utilisation des Ababil par l’Iran, soit comme munition rôdeuse, soit pour des opérations de surveillance et de reconnaissance, soulignait l’impératif militaire consistant à préserver des ressources limitées tant sur le plan du capital humain que des forces aériennes, puisque la maintenance dépendait d’entreprises américaines et n’était donc plus assurée.
Au cours des décennies qui ont suivi, « le programme iranien de drones a été conçu comme une partie intégrante de l’armée du pays », indique Hamidreza Azizi.
La stratégie du pays en matière de drones est l’un des quatre piliers de la stratégie militaire iranienne, les autres étant son programme de missiles, son réseau d’alliés et d’intermédiaires non étatiques et ses capacités croissantes dans le domaine de la cyberguerre.
Selon Hamidreza Azizi, ces éléments réunis constituent les piliers de la « dissuasion asymétrique » développée par l’Iran face à des sanctions paralysantes.
« L’Iran a développé son programme de missiles et de drones pour compenser l’absence d’une force aérienne efficace », explique Hamidreza Azizi, qui souligne que « le développement local a commencé à prendre le pas dans la réflexion militaire de l’Iran ».
Une flotte de drones
La prédominance croissante des drones dans la pensée stratégique iranienne a en grande partie décollé au cours des dernières années, selon Anoush Ehteshami, professeur à l’université de Durham (Royaume-Uni) et auteur de Defending Iran: From Revolutionary Guards to Ballistic Missiles.
« C’est toujours le programme de missiles de l’Iran qui a occupé le devant de la scène en raison de sa valeur dissuasive, notamment vis-à-vis d’Israël », indique Anoush Ehteshami à MEE. « Ce n’est qu’au cours des dix dernières années que le développement des drones a vraiment décollé en Iran. Et ceci est lié en partie à l’acquisition par l’Iran d’un drone américain qui a été abattu dans son ciel. »
En parvenant à abattre quelques drones américains dans son ciel, l’Iran au pu développer son savoir-faire technologique en matière de drones. Par ailleurs, les scientifiques iraniens n’ont pas ménagé leurs efforts pour apprendre de leurs adversaires.
En 2011, les forces armées iraniennes ont abattu un drone américain RQ-170 Sentinel intact, dont elles ont effectué la rétro-ingénierie en l’espace d’un an. Elles ont fini par produire leur propre version par le biais d’une compétence affinée depuis les années 1980.
« L’Iran a développé son expertise en matière de rétro-ingénierie au cours des dernières décennies », souligne Anoush Ehteshami. « Vous pouvez leur donner à peu près n’importe quel appareil, et leurs ingénieurs et scientifiques, en particulier dans le complexe militaro-industriel, peuvent ensuite le démonter et trouver comment le reconstituer. »
L’Iran possède désormais une flotte de drones capables de tirer des missiles à guidage de précision d’une portée de 2 000 km, en plus de nombreux drones de surveillance.
Isolé de ses anciens fournisseurs d’armes, l’Iran a principalement mis l’accent sur l’autosuffisance. L’attaque américaine qui a détruit une grande partie de la marine iranienne en 1988, et que la Cour internationale de justice a jugée injustifiée par la suite, n’a fait que catalyser la nécessité d’instaurer une dissuasion face à la puissance aérienne américaine.
« Vous pouvez leur donner à peu près n’importe quel appareil, et leurs ingénieurs et scientifiques, en particulier dans le complexe militaro-industriel, peuvent ensuite le démonter et trouver comment le reconstituer »
- Anoush Ehteshami, professeur à l’université de Durham
Le développement du programme national de drones a été principalement confié à plusieurs entreprises du secteur de la défense. La Qods Aviation Industry Co., l’Iran Aircraft Manufacturing Industrial Co. et Shahed Aviation Industries ont mené la charge en concevant certains des drones les plus redoutables du pays.
Comparés aux drones israéliens, turcs ou américains, ils paraissent certes simples mais se montrent efficaces, souligne Anoush Ehteshami.
« Au cours de la dernière décennie, les drones iraniens ont connu un essor considérable. L’Iran dispose désormais d’une gamme très complexe de drones qu’il utilise pour la surveillance, mais aussi de plus en plus pour la livraison de munitions, le brouillage de radars, le déplacement d’objets et l’essaimage, comme on l’observe dans le golfe Persique. »
Le Shahed 136, également connu pour sa capacité à être déployé en essaim et désormais largement utilisé en Ukraine, ne fait que souligner le chemin parcouru par l’Iran pour s’imposer comme une puissance dans le domaine des technologies de drones.
Présenté officiellement par l’Iran en 2021, le Shahed 136 a pour objectif de contourner les systèmes de défense aérienne d’un adversaire et de submerger les forces terrestres. Il transporte une ogive d’environ 35 kg. Il est parfois qualifié de drone « kamikaze », puisqu’il fonce directement sur sa cible.
Une diplomatie des drones
L’arsenal iranien comporte un autre drone de combat létal avancé, le Shahed 129, qui a été testé au combat dans divers environnements au Moyen-Orient, notamment en Syrie, au Liban et dans la région du Golfe.
Conscient de l’impossibilité de se confronter directement aux États-Unis, l’Iran consacre ses ressources limitées à la construction de « drones à grande échelle, relativement rudimentaires et peu coûteux, mais efficaces », selon Thomas Juneau, de l’université d’Ottawa.
Expert en politique étrangère iranienne, Thomas Juneau explique à MEE que le développement des drones par Téhéran est également le résultat de son habileté à bâtir un « vaste réseau mondial de contrebande » permettant au pays frappé par les sanctions « d’obtenir des pièces et des technologies, dont certaines à double usage, dans le monde entier, y compris depuis des pays européens ».
Même si les autorités américaines et européennes tentent de réprimer ces activités illicites, leurs efforts s’apparentent souvent à un jeu du chat et de la souris.
« Même si ces divers drones sont moins avancés que les drones américains, l’Iran montre qu’il peut les transférer à des partenaires, tels que les Houthis [yéménites] [et maintenant aussi la Russie], qui peuvent ensuite les utiliser à diverses fins, notamment les envoyer s’écraser contre les défenses aériennes de l’adversaire ou dans des zones civiles », souligne Thomas Juneau.
Si la genèse du programme de drones iranien était motivée par la nécessité de défendre le front intérieur, ces derniers sont devenus avec le temps un complément utile pour renforcer le réseau d’alliances de Téhéran avec d’autres États et acteurs non étatiques.
Cette année, l’Iran a ouvert sa première usine de drones au Tadjikistan, en Asie centrale, afin de produire et d’exporter l’Ababil-2, une variante d’un de ses premiers drones.
Le Tadjikistan, pays à majorité musulmane sunnite, est dirigé par un régime farouchement laïc. Les autorités interdisent le port du hijab dans les institutions publiques et mènent régulièrement des campagnes pour obliger les hommes à se raser la barbe, ce qui contraste fortement avec les règles en vigueur au sein de la société iranienne.
Néanmoins, l’Iran est un État pragmatique. Le Tadjikistan permet à Téhéran d’améliorer ses relations bilatérales tout en développant son programme de drones à l’abri d’un éventuel sabotage israélien.
« L’une des raisons pour lesquelles l’Iran coopère avec le Tadjikistan pour la production de drones est qu’ils partagent les mêmes préoccupations en matière de sécurité face aux talibans et à L’EI-K en Afghanistan », indique Eric Lob, professeur associé au département de politique et de relations internationales de l’université internationale de Floride.
« L’Iran utilise [également] son industrie des drones pour renforcer ses relations avec des acteurs étatiques comme le Venezuela, l’Éthiopie et la Russie, en particulier depuis l’expiration de l’embargo sur les armes de l’ONU à son encontre en octobre 2020 », explique-t-il à MEE.
Israël cherche à contre-attaquer
La coopération de Téhéran avec la Russie en matière de drones remonte au moins à 2016, lorsqu’un général iranien de haut rang a indiqué que Moscou avait demandé de l’aide pour faire décoller son programme.
Les décideurs politiques iraniens n’hésitent pas non plus à fournir leurs technologies de drones à des acteurs non étatiques de la région.
« L’Iran et ses partenaires et intermédiaires en Syrie et en Irak utilisent ses drones, ses technologies et sa formation pour surveiller et frapper les alliés et les possessions des Américains, ainsi que les groupes extrémistes comme al-Qaïda et l’EI », souligne Eric Lob.
« La différence apportée par le soutien des Iraniens aux Houthis dans cette région est extrêmement significative »
– Giorgio Cafiero, PDG de Gulf State Analytics
L’une des forces des drones iraniens, estime Eric Lob, est leur capacité à offrir « des alternatives abordables et des avantages tactiques similaires à des acteurs étatiques et non étatiques au Moyen-Orient et au-delà qui présentent des contraintes budgétaires et disposent d’une puissance aérienne faible ou inexistante ».
Dans des endroits comme le Yémen, « les technologies de drones iraniennes ont changé la donne », affirme Giorgio Cafiero, PDG de Gulf State Analytics, une société de conseil en risques politiques basée à Washington.
Les attaques de drones spectaculaires menées par les rebelles houthis soutenus par l’Iran au Yémen ont amené la guerre des Saoudiens au Yémen sur leur propre territoire en faisant de leurs installations énergétiques une cible fréquente.
« La différence apportée par le soutien des Iraniens aux Houthis dans cette région est extrêmement significative. Les attaques de drones des Houthis au cœur du territoire saoudien constituent une source d’influence considérable pour les rebelles soutenus par l’Iran au Yémen », explique Giorgio Cafiero à MEE.
Alors même que l’Iran poursuit son programme de développement de drones, son principal adversaire régional, Israël, cherche à contre-attaquer.
Israël utilise le Nord de l’Irak comme tremplin pour attaquer des installations iraniennes de production de drones, des agissements que l’Iran tente de dissuader avec des frappes de missiles. Fin octobre, plus près de son territoire, Israël a bombardé une usine iranienne d’assemblage de drones en Syrie.
Une mise à l’épreuve en Ukraine
C’est toutefois la guerre en Ukraine qui met à l’épreuve les drones iraniens et qui devrait rendre le matériel iranien plus commercialisable.
En venant en aide à la Russie en Ukraine, l’Iran ne cherche pas seulement à tirer profit de la vente de drones ou à approfondir ses relations avec Moscou.
« L’aide urgente apportée par l’Iran à un allié important qui se révèle impuissant vise à empêcher une défaite humiliante à la fois pour Poutine et pour la Russie, mais aussi à mettre un terme à ce qui est perçu comme “les aspirations de l’OTAN à s’étendre vers l’est” », affirme à MEE Farzin Nadimi, analyste basé à Washington et spécialisé dans les affaires de sécurité et de défense de l’Iran et de la région du golfe Persique.
Ces dernières années, les généraux américains ont formulé des mises en garde contre la puissance des drones iraniens. Les progrès des technologies de drones iraniennes ont permis à Téhéran de bénéficier d’une « supériorité aérienne localisée ».
« Pour la première fois depuis la guerre de Corée, nous opérons sans bénéficier d’une supériorité aérienne totale », a déclaré un général au Congrès.
En s’impliquant dans le conflit ukrainien, l’Iran cherche également à « se projeter en tant que partenaire égal à la Russie dans le nouvel “ordre mondial multipolaire” », explique Farzin Nadimi à MEE.
Alors que la Russie est confrontée à des sanctions similaires à celles auxquelles l’Iran a dû faire face au cours des dernières décennies, Téhéran cherche désormais à synchroniser davantage ses relations avec Moscou pour renforcer sa propre résilience.
Un accord énergétique de 40 milliards de dollars conclu cette année entre le ministère iranien du Pétrole et la société russe Gazprom a mis en évidence l’entrée de la relation dans une nouvelle phase et la constitution d’un front anti-américain plus large en Eurasie.
Il est également considéré comme quelque peu ironique que la Russie, qui a voté de concert avec l’Occident en faveur de plusieurs résolutions du Conseil de sécurité des Nations-unies entre 2006 et 2010 qui ont aggravé les difficultés économiques de l’Iran, se tourne désormais vers ce pays pour obtenir une aide militaire et financière.
« L’Iran espère qu’à un moment donné, les Russes lui rendront la pareille et lui fourniront le matériel militaire qu’il a toujours demandé – des avions de combat de pointe, par exemple des Su-35, ou des systèmes de défense aérienne plus avancés », poursuit Hamidreza Azizi, du SWP.
Alors que le maintien des sanctions à l’encontre de l’Iran limitera les ventes de drones, la guerre en Ukraine devrait avoir le même effet pour les drones iraniens que le conflit arméno-azerbaïdjanais pour les drones turcs, en prouvant leurs capacités et leur efficacité dans des conflits entre États.
Si l’Iran n’est pas parvenu à s’imposer comme un fournisseur d’armes fiable, « leur utilisation par la Russie pourrait changer cette image », selon Anoush Ehteshami, de l’université de Durham.
« Si les drones iraniens n’ont pas encore une valeur économique importante, ils présentent en revanche une valeur politique considérable. Plus le monde voit leur force militaire, plus ils se sentent à l’aise à Téhéran. Et, bien sûr, cela fait partie intégrante de la stratégie de dissuasion de l’Iran. »
2022 11 29
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