Dans une tribune au « Monde », l’historien Marc André explique que par méconnaissance de la guerre d’Algérie et de la nature de ses archives, ces dernières sont trop souvent inaccessibles aux demandeurs. Emmanuel Macron s’était pourtant engagé à en faciliter la consultation.
Huit mois après l’annonce de l’ouverture à tous « des archives publiques produites dans le cadre d’affaires relatives à des faits commis en relation avec la guerre d’Algérie » (décret du 22 décembre 2021), le président de la République, Emmanuel Macron, affirmait le 25 août la nécessité de donner aux historiens « un accès complet aux archives de la guerre d’Algérie ». Cette insistance témoigne de l’instrumentalisation politique de la question des archives. Car malgré l’intention réitérée d’« ouvrir », « simplifier » ou « faciliter » l’accès aux documents liés à cette guerre, en pratique cela reste difficile tant pour les familles que pour les historiens.
Entre les discours qui accompagnent l’action politique et les réalités du terrain, le décalage est tel que l’on se demande même si le décret dit de « dérogation générale » n’a pas été rédigé au croisement de deux méconnaissances : celle de la guerre d’Algérie et celle de ses archives. De multiples contradictions surgissent, à l’origine de pratiques administratives restrictives aux conséquences sociales, scientifiques et politiques contre-productives.
Citons le cas d’une fille de condamné à mort algérien qui décide il y a un mois de se rendre aux Archives nationales pour consulter le dossier d’enquête reconstituant le réseau de son père et celui de son recours en grâce, tous deux théoriquement accessibles. L’accès lui est refusé car ce père, jugé en 1960 à l’âge de 20 ans et 6 mois, était mineur (il avait moins de 21 ans) au moment des faits. La fille d’un autre condamné à mort s’est vu quant à elle refuser également en octobre l’accès aux archives non parce que son père était mineur au moment de son arrestation, mais parce que ses compagnons de lutte l’étaient. Certes, le décret prévoit que les documents relatifs aux mineurs demeurent soumis à un délai de communicabilité de cent ans (vingt-cinq ans en cas de décès), mais cela soulève plusieurs problèmes.
Gestion bureaucratique
En reprenant la majorité légale de l’époque, la méconnaissance historique redouble symboliquement la violence contre un « mineur » qui, comme bien d’autres de son âge, n’a pas été jugé par un tribunal pour enfants mais a comparu devant un tribunal militaire : suffisamment majeur à l’époque pour avoir la tête tranchée, il est aujourd’hui suffisamment mineur pour voir son dossier soustrait de la dérogation générale.
Cette gestion bureaucratique conduit à ignorer la réalité d’une guerre menée par des jeunes. Cela est vrai tant dans l’immigration algérienne en France que dans les maquis, les réseaux urbains et les prisons où les indépendantistes, leurs soutiens, les réfractaires, les appelés avaient pour nombre d’entre eux autour de 20 ans lors de leur engagement. Une distinction entre enfants (moins de 18 ans) et jeunes adultes (18 à 21 ans) éviterait qu’à rebours des discours politiques, un grand nombre de dossiers de police ou de justice restent soumis à examen et demande de dérogation individuelle.
Par ailleurs, alors que parmi les revendications des historiens sur l’ouverture souhaitée des archives, figurait la volonté de traiter de la même manière seconde guerre mondiale et guerre d’Algérie, on constate que la dérogation générale dans le premier cas, prise en 2015, n’a aucunement exclu de son périmètre les résistants et collaborateurs âgés de 18 à 21 ans, sans que cela ait posé de problème depuis.
Marges d’interprétation
Si l’on ajoute les autres alinéas du décret relatifs aux documents pouvant porter atteinte à la sécurité de personnes impliquées dans des activités de renseignement ou à l’intimité de la vie sexuelle des personnes, la majorité des dossiers se referme. Car, là aussi, la méconnaissance de la guerre d’Algérie et de ses archives est manifeste : la logique répressive étant fondée sur le renseignement, les enquêtes fourmillent d’indicateurs ou d’informateurs ; et la vie sexuelle est autant scrutée par les policiers ou experts psychiatres que les violences sexuelles constatées mais non reconnues au terme des procédures.
A la question de ces restrictions s’ajoute celle des marges d’interprétation. Entre l’esprit du décret, qui proclame l’ouverture des archives à tous, et son application à la lettre, qui tend vers la fermeture, le hiatus est tel qu’il peut conduire à des contradictions d’affichage et de catalogage problématiques : il a été possible pendant des mois de commander un carton entier contenant plusieurs dossiers d’enquêtes, quand la demande individuelle de l’un d’eux rendait son accès impossible. Ainsi, certains des dossiers qui étaient inaccessibles aux familles pouvaient pourtant être consultés par d’autres.
L’examen au cas par cas, ou par « extraits », selon le jargon, a une double conséquence. D’abord, il ralentit l’accès aux documents. Alors qu’avant le décret, une dérogation demandée à titre individuel sur l’ensemble d’un fonds permettait de consulter sereinement tous les dossiers, aujourd’hui, le manque de cohérence et de lisibilité conduit les chercheurs à découvrir au gré de leur recherche que tel ou tel dossier n’est pas communicable. Quant aux familles, elles ne savent pas à l’avance si elles auront accès au document souhaité. Ensuite, et surtout, l’application du décret est susceptible d’interprétations différentes selon les dépôts d’archives. L’incertitude prévaut.
Si un historien habitué des archives arrivera à avancer dans ce labyrinthe, il n’en est pas de même des citoyens ordinaires, premiers destinataires de ce décret. Et la question des personnes « intéressées » (descendants, etc.) reste posée, sans même parler de leur accompagnement face à des documents qui peuvent être troublants.
En l’état, la dérogation dite « générale » apparaît pour ce qu’elle est : une initiative politique rendant illisibles les conditions d’accès aux archives de la guerre d’Algérie et freinant, tout à la fois, le travail de la mémoire et celui de l’histoire.
Marc André est historien, maître de conférences à l’université de Rouen-Normandie. II vient de publier « Une prison pour mémoire. Montluc, de 1944 à nos jours »
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