Deux ans de ma jeunesse ! Je voudrais ici relater quelques événements vécus, quelque grumeaux sortis de la purée de ma mémoire. Avec le temps les souvenirs perdent beaucoup de détails, les émotions elles, s'estompent et reviennent pour vous submerger.
Incorporé en octobre 1960, sursis résilié, je fais mes classes à Charleville Mézières puis à Reims. Départ pour l’Algérie en tout début de janvier dans le sud de l’Oranais. Rapatrié sanitaire en juillet 1961, je suis renvoyé en Algérie en août 61, en Kabylie au sud de Bougie. Nommé caporal, je fais une demande d’annulation de grade – refusée. En septembre 62 je rejoins la Force Locale qui côtoie l’Armée Algérienne. Octobre 1962, la quille.
Deux ans de ma jeunesse ! Je voudrais ici relater quelques événements vécus, quelques grumeaux sortis de la purée de ma mémoire. Avec le temps les souvenirs perdent beaucoup de détails, les émotions elles, s’estompent mais peuvent revenir et vous submerger.
« Vous êtes là pour en chier »
« Toi tu obéis et tu fermes ta gueule »
Ces phrases grossières sont répétées à longueur de journée par tout gradé s’adressant à ses subalternes. Elles ont le mérite d’être claires. Deux phares clef dans l’instruction et l’utilisation du 2ième classe que je suis. En deux ans j’en ai eu les oreilles saturées. Cela vous met tout de suite dans l’ambiance militaire et fait de vous un homme - à leur dire ! Au moins nous, trouffions, on sait pourquoi on est là.
Dès mon retour j’ai fui très vite tout ce qui était uniforme, commémoration, association de combattants. Je n’ai plus voulu revoir ni les copains ni les salauds avec qui j’aurais, dans le civil, réglé mes comptes. Tout oublier sortir du piège de la haine, de la vengeance. Je rêve de revoir, ici, ou chez elles, les personnes avec qui on s’est si mal conduit. Pour leur dire quoi ? je n’en sais rien. Les rencontrer, essayer de se parler...
Revient-on sur le lieu de son crime ?
Une sortie de routine comme on en fait toujours entre deux opérations. On quitte le camp pour la journée, 20 km pour dérouiller les jambes, peu chargés, sans casque lourd. Ciel bleu, la chaleur est exceptionnellement supportable. Commandée, par un lieutenant la troupe avance, les distances sont bien respectées. On entame la deuxième partie de la boucle celle qui nous ramène au camp. Sur ordre du lieutenant la colonne s’arrête et ma section est choisie pour l’escorter dans une direction qui ne semblait pas prévue dans le programme initial. Très vite on arrive sur un plateau peu boisé, et bien ensoleillé. Au centre, une forme humaine allongée sur le sol semble bouger. On l’encercle l’arme au poing. Le lieutenant ne parait pas surpris, un drôle de sourire sur son visage nous rassure mais nous intrigue aussi. C’est un cadavre, un turban rouge cache sa tête, il porte des vêtements verdâtres. Si j’ai cru le voir bouger c’est qu’un chacal sortait de sa cage thoracique. Le lieutenant le regarde longuement, toujours avec ce sourire crispé comme un recueillement, « n’y touchez pas il est peut-être piégé ». Une corvée de bois ? [Nom donné à une exécution rapide après interrogatoire]. Lui seul connait la réponse. Je lui laisse porter ce poids. Le cadavre reste là, un humain abandonné, sa famille doit l’attendre...
Torture banale.
Il me semble qu’on appelait ce genre d’exercice une opération de reconnaissance. Depuis plusieurs heures on patrouille dans une ambiance plutôt tendue sans en connaitre la raison. On entre dans une habitation, si on peut appeler cela une habitation. Au centre, assis sur des pierres, deux jeunes enfants devant une gamelle contenant une espèce de bouillie rougeâtre. Leur repas sûrement. D’un coup de pied rageur notre sergent-chef renverse le récipient. La maman est prise de tremblements puis hurle, des injures sûrement, dans une langue que je ne connais pas. Salaud ! on ne touche pas aux enfants. Moi je ferme ma gueule. Toute ma vie je porterai ce poids.
De la torture ? mais non voyons on rigole.
Encore une opération de reconnaissance, l’armée a besoin de renseignements. Des attaques, des embuscades, il y a des « fels » dans le coin. On entre dans un douar où la plupart des habitations sont détruites. Du linge sèche au vent, il y a des enfants et leur mère, les papas ne doivent pas être bien loin. Une adolescente et sa mère sont repérées. Le caporal accoste tout frétillant la jeune fille, des gestes obscènes sans équivoque, il la conduit hors de la vue de sa mère. Deux soldats sont nécessaires pour maintenir cette pauvre femme qui hurle des insultes. Va-t-elle parler pour éviter le pire ? Moi je ferme ma gueule les mâchoires serrées. Un poids supplémentaire à porter.
Foudroyé.
Notre compagnie est installée sur un piton à une vingtaine de kilomètres au Sud-Ouest de Bougie. Un camp classique construit en dur par nos prédécesseurs. Les bâtiments entourent une cour rectangulaire, une seule entrée. Dans un angle, bien surélevé, le mirador occupé jour et nuit par la sentinelle, la « chouffe ». Ma section est de garde, à tour de rôle on y passe deux heures pour assurer la sécurité du camp.
C’est une journée d’hiver. L’après-midi un orage éclate, il ne parait pas plus violent que celui de la veille. Un éclair, une énorme explosion suivie de cris déchirants provenant du mirador, des gémissements et plus rien. Pauvre J. J’entends encore tes cris, le canon de ton fusil est fondu, tes godillots éclatés, plus de clous, ton treillis brûlé sur un côté. Tu geins. Je reçois l’ordre de prendre la garde, je monte dans le mirador. Je pose le fusil le plus loin possible de moi, je ne veux pas qu’il serve encore de paratonnerre. Un hélicoptère est venu prendre notre copain. J’ai suivi son vol jusqu’à Bougie, très vite après, un avion décolle. J’espère que J. est à bord.
Qu'es-tu devenu ? Tu répétais heureux : « dans 2 mois je suis en France ». Tu étais marié père d’un enfant et attendais ton second. On racontait qu’à la naissance du deuxième enfant le père était aussitôt rapatrié, car, en cas de décès, la pension à verser serait trop importante. Dans le mirador j’ai du mal à contenir ma colère. Le premier gradé qui me crache : « tu es là pour en ... » je l’éclate.
La petite culotte de l’infirmière.
Je suis affecté dans l’Oranais, un camp très au sud perdu dans le djebel. Les conditions de vie, d’hygiène, la nourriture y sont déplorables. Froid la nuit, chaleur le jour, la poussière qui vous étouffe, des opérations dures qui se suivent, des gradés odieux... Mais comme on est là pour en ch...on finit par trouver cela normal.
Depuis quelques jours j’ai des inquiétudes, conjonctivites à répétition, articulations douloureuses, j’ai du mal à suivre en opération. Pas question de se plaindre, le juteux qui nous commande va m’aboyer : « j’ai ce qu’il faut pour te guérir » et me coller une corvée ou tour de garde supplémentaire.
Vers midi arrive un grand nombre de G.M.C., ces camions qui nous transportent sur des pistes défoncées. Ils ne sont pas bâchés, pas de doutes une opération de grande envergure se prépare. On a droit encore à l’humour du juteux : « allez les « bleus bit » tassez-vous, au retour vous aurez de la place, on a droit à 7% de pertes ». Le trajet me parait interminable, On gèle la nuit, on étouffe le jour. Assis sur des bancs en bois, le fusil entre les jambes, bien calés les uns contre les autres, prêts à sauter à la moindre alerte. On apprend que l’on va vers la frontière marocaine au niveau d’Oujda. On arrive enfin, la nuit approche, il faut se mettre en bouclage. J’ai du mal à monter la tente, les copains m’aident. A peine installés des tirs de mitraillette et des rafales de P.M. nous inquiètent. Il faut lever le camp et se remettre en bouclage plus loin. On croit deviner, en entendant nos supérieurs et les radios, que des « fels » ont passé les barbelés de la frontière ont « accroché » une compagnie, on doit les « boucler ». Toute la nuit on attend les fels. On n’a rien vu !
Il a fallu encore se déplacer, je souffre de plus en plus, les yeux me brûlent, je ne peux plus porter mon fusil ni mon sac, les copains s’en chargent. Je ne peux plus marcher, les articulations sont trop douloureuses. J’ai dû m’allonger, inconscient, combien de temps ? Il doit faire chaud, je sens que ça bouge autour de moi et une voix impérative : « Si vous ne l’hospitalisez pas tout de suite il va crever ».
Je suis dans une ambulance, il a donc fallu trouver des volontaires pour l’escorter. Un arrêt à la tombée de la nuit dans un camp pour ravitaillement. J’ai la visite d’un infirmier un appelé que je connaissais. Toute la nuit les douleurs se réveillent à chaque sursaut de la piste.
Tout s’arrête, je suis allongé sur un brancard posé à même le sol sur une route je pense. Il fait bon, le jour se lève. Des voix calmes tournent autour de moi. Trois silhouettes blanches sont là, l’une s’approche à l’avant du brancard, à la verticale de mon visage. Madame l’infirmière dans l’entrebâillement de votre blouse blanche j’ai vu le fond de votre petite culotte noire et au-dessus votre sourire réconfortant. A ce moment précis Madame, j’ai décidé de ne pas crever.
Au cours de ma vie, au réveil des quelques anesthésies subies, à chaque sourire d’infirmière j’ai imaginé le reste. Fantasme ? thérapie ? « Les deux mon capitaine. »
À l’hôpital de Sidi-Bel-Abbès.
Je me réveille dans des draps blancs, une chemise fraiche sur le dos. Je me sens propre, une bien agréable sensation. Suis-je dans un dortoir ? non, dans une salle d’hôpital, une grande salle commune rectangulaire avec une entrée sur chaque largeur. Tout parait paisible, pourtant il y a bien plus de vingt lits occupés, des vrais lits, pas des paillasses, des draps blancs, un autre monde. Mais comment dans un lieu aussi propre et surveillé, survivent ces sales bestioles que sont les punaises de lit ? Elles vous pourrissent les nuits. Sur chaque lit repose un malade, un assortiment de pathologies.
À notre service, un infirmier et deux infirmières très dévoués et aimables, même si l’une vous menace toujours de « gnouff » si vous ne regardez pas votre propre sang monter dans la seringue. Le Commandant chef de service (Les médecins et infirmières militaires ont un titre particulier que j’ai oublié) essaie sur moi un traitement tout nouveau, il l’abandonne très vite pour en reprendre un qu’il appliquait en Indochine. A ma disposition, deux médecins spécialistes que je dois appeler dès que j’en éprouve la nécessité. Un autre médecin m’interroge, note tout ce je dis. Il veut tout savoir, les moindres détails, les premiers symptômes, des dates exactes, l’évolution précise de ma maladie. Un interrogatoire qui dure des heures. Grand merci à toute cette équipe médicale.
Je garde un bon souvenir de cette chambrée, une assez bonne ambiance malgré les souffrances individuelles. Je vois encore des légionnaires toujours très désinvoltes traverser la salle en criant : « qui veut acheter ce poste de radio, cet appareil photo ?» Ils revendaient dès leur solde dépensée. Ils aimaient bien s’occuper de nous et nous aidaient à faire notre toilette. Ils nous rasaient, si on ne pouvait pas le faire, une seule joue par jour, au choix. Facétie bonne pour le moral.
Mon lit est juste à côté d’une entrée. Deux blouses blanches en sortent, d’un pas rapide elles rejoignent un malade qui geint depuis quelques temps. Deux médecins je présume. L’un crie : « ne regardez pas ». Difficile pour moi il est juste en face. Assis sur son lit, la tête prise dans l’étau des bras d’un médecin, immobilisé, le dos rond le malade geint toujours. Le deuxième médecin sort une impressionnante seringue, d’un doigt il tâte le dos du malade, il enfonce la grosse aiguille, un liquide rosé monte lentement dans le gros cylindre. Quelle maîtrise ! Je serre les dents, je sens l’aiguille dans mon dos. Je me serais bien passé de ce cours de médecine.
La mort du capitaine.
Cette parenthèse aura duré au moins deux mois, mais, dès la convalescence passée en métropole je rejoins un régiment dans le secteur de Bougie. Pour me ménager on m’affecte dans une compagnie comme vaguemestre. Une planque qui dure 48 heures. Départ pour une nouvelle compagnie avec six autres copains pour remplacer des appelés tués la veille dans une embuscade. Le capitaine me souhaite la bienvenue : « Ah c’est toi le rapatrié sanitaire, tu vas voir, j’ai ce qu’il faut ici pour te soigner, dans deux jours en opération, on va les venger tes copains ». Le sort m’a épargné, ma section est restée au camp en protection. Mon copain fraichement arrivé comme moi part en opération punitive. Au retour il raconte. « C’est dur le « crapahut » en Kabylie, ils devaient avoir de bons renseignements, on dirait qu’on est allé droit au but. On reçoit l’ordre de se mettre en protection à une trentaine de mètres en arc de cercle autour de la section du capitaine. On croit qu’il parle au mur de pierres, il crie des ordres : Sortez, les bras en l’air, rendez-vous ! Il me semble voir comme une trappe se soulever, un canon de fusil de chasse en sortir, une détonation, le capitaine s’effondre mort sur le coup. Sous terre les grenades ont terminé le sale boulot ». Mort au champ d’honneur ? C’est quoi le champ d’honneur ? Et les autres, ils sont morts où ? Expliquez-moi....
Inventaire.
_ Qui sait se servir d’une machine à écrire ? C’est la question que nous pose le nouveau chef un lieutenant deux barrettes. Silence. On n’est plus des bleus on connait ce genre d’humour. « quisaitquisait » conduire un tracteur ? et l’on est bon pour un tour de garde ou une corvée foireuse. Je suis promu d’office dactylo. Pourquoi moi ? je n’ai rien dit et les seules fois où j’ai vu une machine à écrire c’est au cinéma, sous les doigts d’une jeune personne blonde bien manucurée. Je n’ai plus qu’à obéir et fermer ma... Impensable ! J’atteins le sommet de mon incompétence. Je vois bien que quelques sous-officiers sont comme moi, cela ne règle pas mon problème.
Je suis installé dans une pièce au mobilier sommaire, l’essentiel est là, une « Japy » sur une table, un tabouret, du papier, du papier carbone, deux ou trois chemises, avec documents, des sacs avec trois tas d’objets hétéroclites. Mon bureau, pendant dix jours on m’y fiche une paix royale. Introduire une feuille de papier, deux feuilles avec un papier carbone entre les deux, maîtriser le charriot, trouver les lettres pour les taper avec deux doigts. En autoformation, et j’ai tout à apprendre. Et une faute de frappe, une, mais comment la corriger ? le plus simple est de tout recommencer. Mais pourquoi faire ?
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Mettre à jour la liste des morts dans les deux camps. Facile, j’écris à la main les quatre noms que l’on m’a donnés. Les massacrés de la grotte n’ont pas étés répertoriés. Surprise, il y a pratiquement le même nombre de noms dans chaque camp, une cinquantaine, comme un match nul. Dans ce cas, un 0_0 eut été préférable.
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Taper en 2 exemplaires la liste des effets personnels des soldats tués. Un peigne, un canif, 9 lettres, 4 sous enveloppes, deux photos d’une jeune fille..., une faute de frappe, un peigne, un canif, 9 enveloppes...Vous croyez vous qu’une liste aussi froide, avec ou sans faute de frappe, va atténuer la peine des parents ?
Je suis bien là pour en c..
Quand des souvenirs de jeunesse reviennent.
Toute la journée on marche dans les montagnes de Kabylie. Montées, descentes nous épuisent. Il fait froid, de la neige presque partout. On se prépare pour la nuit, pas facile de trouver une place plate pour étendre le sac de couchage, au sec. Alerte en pleine nuit, des rafales de P.M. suivies de tirs de mortier, pas très loin. Par radio le lieutenant joint la compagnie voisine. Fausse alerte, elle n’a pas besoin de nôtre aide, on se recouche, sentinelles exceptées. Au matin, le jus (café) est vite pris car mal réchauffé par des plaquettes de méta. On lève le camp, le lieutenant a consulté sa carte, a palabré avec un ancien (un appelé expérimenté). La colonne repart, l’ancien en tête, apparemment il sait où nous conduire.
De plus en plus de neige, la marche est encore facile, les muscles retrouvent leur automatisme. On aborde un petit plateau, à son extrémité un douar entouré d’une ceinture de figuiers de barbarie. Le village parait mort, les habitations en ruine. Juste avant de franchir le mur végétal, sur ma droite, un oiseau pris dans un petit piège métallique. Un beau pinson des Ardennes, un mâle. Jolie tâche colorée sur un tapis blanc. Surpris, je m’empare de cette prise quand, devant moi, surgit de je ne sais où, la silhouette d’un jeune enfant, habillé ou plutôt recouvert de chiffons. Il s’immobilise, je veux lui rendre son butin, il disparait comme il est venu, terrorisé.
Dans les ruines je n’ai pas revu ce garçon, alors sur une pierre j’ai déposé le piège et l’oiseau. Si on m’avait donné la possibilité de ne revoir qu’une seule personne dans ton pays c’est toi que j’aurais choisi. Je t’aurais raconté comment à ton âge, je piégeais, moi aussi, les pinsons dans les champs de maïs avec les mêmes pièges. En période difficile, ce maigre butin améliorait sérieusement l’ordinaire. Une histoire de ma maman m’a fait comprendre ton regard effrayé. Seule à la petite ferme avec ses deux enfants, sans nouvelles de mon papa en captivité, (pendant 4 ans) elle avait eu la visite de soldats allemands qui prenaient des œufs dans le poulailler, quand il y en avait. L’un d’eux m’avait pris sur ses genoux, je devais avoir 2-3 ans, ce qui avait déclenché chez elle des cris de terreur. Elle n’a jamais pu comprendre que sous l’uniforme d’un soldat allemand, pouvait battre le cœur d’un papa qui pense à ses enfants. En est-il ainsi dans toutes les guerres ? Petit frère, j’espère que tu as oublié mon uniforme.
Tu nous gonfles avec tes histoires d’ancien combattant.
Plein d’images tournent en bribes dans ma tête, mais je « ferme ma gueule ». Un fossé s’est creusé avec le monde civil. « Tu nous gonfles avec tes histoires d’ancien combattant » et pourtant, je vois, j’entends, je parle tout haut pour moi tout seul, tout se mélange sans logique chronologique.
__ Un saucisson sec accroché derrière la porte d’une armoire sert d’antivol. « li européin é dégueulasse i mange le allouf ». C’est bien connu c’est toujours l’arabe le voleur.
__ Une balle claque au-dessus de mes oreilles, elle a passé le mur du son, je suis toujours vivant.
__ Un âne marche devant les deux poêles à frire qui ouvrent la piste. S’il y a une mine sauteuse c’est lui qui partira en miettes.
__Une envie soudaine d’uriner quand j’entends venir les hélicoptères qui nous largueront en terre inconnue.
__ Avant une opération à risques, assis sur leurs talons, les yeux au sol, nos compagnons de combat, les harkis, plus âgés que nous, l’air taciturne, restent silencieux. Ils crachent souvent au sol, j’ai l’impression qu’ils se purgent de sombres pensées contradictoires. J’ai mis du temps à comprendre leur situation réelle. Nous plaisantons parfois avec eux. « Elle est jolie ta sœur, tu peux nous la présenter ? ». « Moi y en a pas tasoeur ».
__ Le regard vide des estropiés rapatriés, une main, une jambe, un bras deux mains en moins, ils ont 20-21 ans.
__ Des ombres s’animent la nuit au clair de lune, un chacal ? une brouette ? une cigogne ? un fel ? ou rien. La « trouille » vous connaissez ? moi oui.
__ Salut à toi, Pierrot le landais, jugé inapte à porter de vraies armes, on te faisait doubler la sentinelle, armé d’un bâton. Ta famille ne devait pas avoir beaucoup de piston pour que tu te retrouves là, malgré tes handicaps.
__ Les poulets rôtis couverts d’œufs de mouche, bof « c’est pour ceux qui sont à la force locale, avec les fellouses ».
__ Les pots de géranium jetés sur nos têtes, après le cessez-le-feu du balcon des appartements des pieds noirs. Je ne comprends plus, mais on est l’ennemi de qui maintenant ?
__Le carton de ration type européen avec sa fiole de gnole, sa boîte de singe (bœuf bourguignon) qui bavait quand on la perçait sous 40°C.
__ « Garde à vous » C’est le commandant qui nous rend visite. Avant de nous haranguer, il déroule la hiérarchie militaire : « Officiers, sous-officiers, hommes de troupe, harkis, Repos ... ».
__ Le bruit de l’explosion, la nuit, de la mine sauteuse posée la veille en zone interdite. On trouvera peut-être le cadavre d’un âne, jamais celui d’un humain, il sera récupéré par les siens.
__ Un ciel ocre, un vent sec suffoquant. Je lave ma chaussette dans mon casque lourd, je l’étends, je lave la deuxième, je peux remettre la première, elle est déjà sèche. L’argile du Sahara migre vers la métropole avec ses saloperies radioactives. Retour à l’envoyeur.
__ La cohue indescriptible sur les quais du port de Bougie, les bousculades, des familles entières qui veulent partir, des containers tombent à l’eau. Ambiance de panique sous mes yeux indifférents.
__ Des belles lignes dessinées par les balles traçantes tirées la nuit.
__ Le gars devant toi qui s’accroche à la porte de l’hélico, il a peur de sauter. Un hélicoptère, une banane le plus souvent, ne touche jamais le sol, il remonte lentement dès que le premier a giclé. Quand tu es le treizième !
__ La mâchoire d’un soldat arrachée par la culasse de son fusil, culasse mal verrouillée ou fusil défectueux ?
__ Des officiers de l’armée algérienne que je croise parfois, toujours en civil un pistolet à la ceinture.
__ La récompense deux fois par mois, quelques timbres, deux cartouches de cigarettes gauloises et une somme équivalente à deux ou trois euros, de quoi acheter une bière. Qu’importe, la bière s’achète par caisse. On comprend pourquoi les armes sont toujours enchainées dans la chambrée, il y a des vins tristes, des vins mauvais mais aussi quelques vins gais.
__ Un copain paye cher une mauvaise parole. Le sergent-chef l’a pris en grippe, il l’oblige à manger dans une gamelle en courant. Essayez, juste pour voir.
__ Des villages entièrement détruits dans une zone interdite. __ Des champs de figuiers envahis de ronces.
__ Une habitation somptueuse avec un parc de rêve domine des vignes bien entretenues, à perte de vue. Dans les communs un alambic parmi des montagnes de moût. Certains ont su bien faire suer le burnous pour acquérir une telle fortune.
__ Un petit avion passe deux fois en rase motte au-dessus du camp et largue un grand sac en plein sur la cible. Le courrier, lettres et colis. Des sourires mais aussi le regard indifférent de ceux qui n’attendent rien. En plein djebel, j’ai reçu ainsi une lettre de ma mère oblitérée deux jours plus tôt dans les Landes. Merci les P.T.T.
__ Des oueds que je traverse en opération, où je m’allonge dans l’eau, quand il en reste, une minute après je suis sec.
__ La voix du général De Gaulle sortie du transistor « Pizon Bros ». Il demande à ne pas obéir « au quarteron de généraux usurpateurs... » Je sentais bien qu’il se tramait quelque chose en haut lieu. Mais pourquoi le lieutenant se dirige-t-il vers moi et me demande ? « Alors D. qu’est-ce que vous décidez ? ». Le vous me paraît de bon augure et sans hésiter : « pour une fois, mon lieutenant, je suis le Général, je pars ». Du tac au tac, « pas la peine, ma compagnie obéit au Général De Gaulle ». Mon avenir proche devient plus facile à gérer.
__ Les toilettes, les chiottes (appelons un chat un chat) dans les cales des bateaux qui nous transportent. Après 24 heures de traversées tout se balance et déborde. Ces paquebots ( !) sont faits pour transporter des animaux donc la troupe. Moutons, trouffions, même combat, bon pour l’abattoir.
__ Dans ce fatras d’images la rage reste intacte. Il me prend l’envie de parler comme on m’a parlé tous les jours pendant deux ans. A qui ? Je ne me fais pas d’illusions, ceux à qui je m’adresse n’entendront pas le caporal malgré lui que j’étais. Tant pis, je me lance : « hep vous, les fayots de nos milliardaires, vous les beaux phraseurs, les belles gueules de nos écrans, montrez-nous que vous avez des couilles au cul, plus de salamalecs, considéraient un chouia tous ceux qui ont souffert, militaires, civils. Ils veulent connaitre les responsables, qu’ils sachent enfin la vérité. Fissa, ouvrez les archives, toutes les archives, et que les historiens fassent leur boulot et magnez vous l’cul, le temps presse ». Je doute de l’efficacité de mon propos, cela soulage en tout cas.
Que la vie continue.
Juillet 2006. Avec L. et D. on décide « de faire le lac Bleu ». 8 heures on quitte le parking du Chiroulet. Le soleil est levé, sa lumière est encore douce, il annonce une bonne journée. Le sentier unique et bien marqué nous fait traverser la forêt, les estives avec ses torrents, ses prés, ses rhododendrons ses framboisiers et myrtilliers. Bien dans mes jambes, bien dans ma tête, plein les yeux, plein les poumons, une sensation de liberté. 10h 20, le lac bleu. Une gorgée d’eau, des regards complices, et nous voilà partis pour le col de Bareilles. Une montée sinueuse et raide. Le souffle est plus court, les jambes un peu plus douloureuses mais les sensations sont dopantes. 11heures, le col de Bareilles. Récompense suprême.
À nos pieds, lac bleu et lac vert justifient leur appellation. Superbe. Un vent frais et tonifiant, seul bruit dans ce silence. Un doigt se lève, il montre un vautour fauve qui passe au-dessus de nos têtes. Les rares randonneurs qui sont là, assis, semblent perdus dans leurs rêves. Sur le côté un jeune se lève, sort une flûte. Sa mélodie nous emporte dans ce cadre grandiose. Sublime.
Pourquoi, à ce moment-là, surgit de ma mémoire l’image d’un turban rouge couvrant la tête d’un cadavre d’où jaillit un chacal ? Le vautour peut-être ? Je pense alors aux dernières volontés de ma compagne : « Je voudrais partir seule en montagne, m’éteindre là, comme une bougie ayant brûlé toute sa cire, vie : que renards, blaireaux, vautours, gypaète, insectes, microbes, virus, plantes, herbe, vaches, chevaux, brebis, isards consomment et m’aident à me fondre dans notre terre mère. »
Vautour ici, chacal là-bas, même mission de la vie qui continue. Je me sens apaisé. Je suis repassé trois fois par le col de Bareilles. Je n’ai plus revu le turban rouge qui recouvrait la tête du cadavre. Mon inconscient a dû fermer une porte. Le musicien n’était plus là
dave.tonio
1 NOV. 2022
https://blogs.mediapart.fr/edition/france-algerie-une-autre-commemoration-est-possible/article/111122/dm-soldat-2eme-classe-ma-guerre-dalgerie
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