Une femme brandit une pancarte indiquant « J’ai vécu en étranger et j’ai été enterré en étranger » et « crime d’État », alors que les habitants de la ville côtière de Zarzis, dans le Sud-Est de la Tunisie, se rassemblent le 18 octobre lors d’une grève générale afin de réclamer une nouvelle recherche des proches portés disparus lors d’une tentative de migration clandestine en septembre (Fathi Nasri)
Ces dernières semaines, plusieurs événements autour de la question migratoire en Tunisie ont monopolisé l’actualité.
D’abord, le samedi 29 octobre, une soixantaine de voyageurs tunisiens en provenance d’Istanbul, avec documents de voyage valides, se sont vus refoulés à la frontière serbe et poussés à quitter le territoire, parfois de force.
D’après l’ex-élu parlementaire Majdi Karbai, député des Tunisiens d’Italie, en contact avec plusieurs voyageurs, ceux ayant refusé de signer les papiers de leur renvoi sans la présence d’un traducteur ont été détenus dans des conditions précaires pendant cinq jours.
Majdi Karbai a alerté des organisations sur place qui ont pu constater les violences subies par les voyageurs, dont la majorité étaient Tunisiens.
À la suite de la polémique, le directeur général de la diplomatie, relayant la version officielle serbe, a démenti le fait que des Tunisiens soient détenus dans des conditions inhumaines, bien que plusieurs vidéos publiées sur les réseaux prouvent le contraire et bien que les détenus aient entamé une grève de la faim pour protester contre ces conditions de détention.
Traduction : « Forteresse Europe, plus de 60 migrants tunisiens et d’autres nationalités sont enfermés dans une chambre à l’aéroport de Belgrade en Serbie depuis hier soir. Les autorités font tout pour les renvoyer en Turquie. »
Depuis, le refoulement des Tunisiens de l’aéroport de Belgrade demeure quasi systématique, même pour ceux porteurs de cartes de séjour européennes en règle.
En effet, sous la pression de l’Union européenne (UE), la Serbie, qui n’est pourtant pas un État membre, a décidé d’imposer, à partir du 20 novembre 2022, un visa d’entrée aux Tunisiens, y compris aux détenteurs de passeports diplomatiques et spéciaux.
La Serbie n’imposait jusque-là pas de visa aux ressortissants de certains pays du Sud global (ces pays touchés par les effets néfastes de la mondialisation qui subissent le pillage de leurs ressources et les politiques néocoloniales), en contradiction avec la politique de visas voulue par l’Europe, qui ne cesse de vouloir externaliser ses frontières.
Début novembre, alors que le nombre d’embarcations clandestines atteignant les côtes italiennes ne cessait de croître, une petite Tunisienne de 4 ans a traversé la Méditerranée seule aux côtés de près de 70 harragas (migrants clandestins), ses parents et sa sœur ayant été retenus derrière. La famille avait l’intention de faire le voyage ensemble, bien que des versions contradictoires aient été relayées.
La Tunisie a interdit les parents de voyage pendant un moment et les a poursuivis en justice pour négligence, favorisant, comme toujours, une approche sécuritaire de la question migratoire. La justice italienne vient quant à elle à peine d’autoriser le rapatriement de l’enfant.
Les Tunisiens semblent livrés à eux-mêmes
Le 11 novembre, trois enfants d’Afrique subsaharienne sont morts dans une collision en mer entre un bateau de la Garde nationale tunisienne et une embarcation de migrants clandestins aux larges des côtes de la ville de Chebba (dans l’Est de la Tunisie).
Selon les témoins, le bateau de la Garde nationale aurait renversé l’embarcation quand les personnes à bord ont refusé de se rendre. Les rescapés ont été secourus par des marins. Ce n’est pas la première fois que la Garde nationale se retrouve être la complice meurtrière des politiques migratoires européennes.
Dans un autre registre, Nour, une étudiante tunisienne, a obtenu une bourse financée par l’Union européenne afin de poursuivre ses études en Italie. L’ambassade d’Italie en Tunisie ne lui a cependant accordé qu’un visa de tourisme qui ne lui permet pas d’obtenir un permis de séjour, malgré l’intervention de l’université italienne.
Des témoignages comme ceux de Nour, les Tunisiens en connaissent par centaines. Des dizaines d’autres ont d’ailleurs suivi sur les réseaux sociaux, révélateurs de l’ampleur du refus quasi systématique des ambassades européennes de délivrer des visas aux ressortissants maghrébins, quitte à saboter leurs propres programmes d’échange.
En parallèle, depuis la prise de pouvoir du président Kais Saied, 33 représentations diplomatiques tunisiennes demeurent sans titulaires, dont 21 postes d’ambassadeurs à Londres, Athènes, Varsovie, Berlin, Rome et Belgrade. L’Italie est pourtant la principale destination des harragas tunisiens et un pays où la diaspora est nombreuse.
Il en va de même pour certains gouvernorats – dont Sfax, qui aujourd’hui suffoque sous les déchets –, restés sans gouverneurs pendant plusieurs mois. Avec papiers ou sans papiers, pour tourisme, études ou simplement pour partir chercher un avenir meilleur, les Tunisiens semblent livrés à eux-mêmes.
Selon Majdi Karbai, il y aurait une recrudescence des pressions européennes visant à pousser l’État tunisien à devenir une plateforme de débarquement de migrants, suivant le vieux souhait européen de délocaliser le traitement des demandes d’asile et de protection des migrants clandestins à partir de centres de détention dans les pays du sud de la méditerranée.
Ainsi, la mainmise du président Kais Saied sur le pays, le vote d’une Constitution qui lui accorde des prérogatives inédites, son mépris des contre-pouvoirs, y compris celui des juges, et la conclusion d’un accord avec le FMI amorçant une austérité sans précédent malgré les réserves de la centrale syndicale (UGTT) sont autant de facteurs attisant l’appétit de l’Europe, qui souhaiterait profiter d’un rare moment de stabilité politique en Tunisie pour externaliser ses frontières.
Le phénomène migratoire agit au final comme un baromètre du désespoir. Le soulèvement des habitants de Zarzis (dans le Sud-Est), à l’aune du sommet de la Francophonie qui s’est tenu les 19 et 20 novembre à Djerba, à quelques kilomètres de la ville où le président de la République et sa cheffe de gouvernement officient, en est un exemple criant.
Ni vie digne, ni enterrement digne
Depuis septembre, les familles de dix-huit jeunes disparus en mer lors d’une énième tentative de traversée de la Méditerranée secouent le pays. Aucun officiel de l’État n’a daigné se déplacer pour présenter ses condoléances et aider les familles à repêcher les corps, jusque-là fruit de l’effort personnel des pêcheurs de la région.
Le ministre de l’Intérieur devait s’y rendre il y a quelques jours avant de se décommander à la dernière minute.
Pour le président Saied comme pour ses prédécesseurs, la période de grâce a coulé. Impossible de retrouver le corps
À Zarzis, certains corps auraient été enterrés dans le cimetière des étrangers sans que leurs identités ne soient vérifiées. Dans la douleur, les familles sont allées jusqu’à ouvrir les tombes pour exiger la vérité.
Ce n’est pas la première fois que, faute de moyens et de volonté, l’État enterre ses nationaux – ou les laisse être enterrés en Italie – anonymement, ôtant aux familles la possibilité du deuil. Ni vie digne, ni enterrement digne.
Ces histoires tissent la toile d’un constat effarant. À l’aune de la prédation des politiques migratoires européennes, l’État tunisien semble avoir intériorisé l’idée que les migrants ne valent rien. Qu’à peine ils seraient humains.
L’État tunisien coule des corps racisés en toute impunité. Enterre ses propres ressortissants anonymement, ignorant la douleur des familles, puis brutalise celles-ci quand elles s’indignent. Abandonne ses nationaux à leur injustice dans les capitales européennes.
La hogra (injustice), devenue quasi synonyme de la harga (immigration clandestine), est au cœur de la crise politique tunisienne. Pour le président Saied comme pour ses prédécesseurs, la période de grâce a coulé. Impossible de retrouver le corps.
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Mercredhttps://www.middleeasteye.net/fr/opinionfr/tunisie-kais-saied-abandonne-ressortissants-mer-europe-migrants-frontieresi 23 novembre 2022 - 08:02À Zarzis, même pas un cimetière où enterrer les corps des migrants
Ils rêvaient d'Europe, c'est finalement dans l'est tunisien qu'ils ont atterri entre Zarzis, Médenine et la frontière libyenne. Pour ces migrants, il s'agit de leur dernière demeure, d'une fragile possibilité de reconstruction ou du dernier havre de paix avant l'enferChamseddine Marzoug enterre le corps d'un migrant avec les moyens du bord, l'aide dedeux membres de la Garde nationale et du conducteur de tractopelle (Mathieu Galtier/MEE)ARZIS et MÉDENINE, Tunisie - Chamseddine Marzoug, 52 ans, est Tunisien et désespère de l'humanité. Houssein Barri, 26 ans, est Guinéen et croit en sa bonne étoile. Mamadou Kourbaï a un âge, une origine, mais plus grand chose ne le retient à la vie. La réalité étant toujours plus forte que la fiction, pas besoin d'un scénario alambiqué pour réunir ces trois personnages, la mort suffit.
Depuis douze ans, Chamseddine Marzoug, volontaire au Croissant-Rouge, enterre les corps des migrants repêchés en mer par la garde maritime tunisienne, ou échoués sur les plages de l'est du pays.
En Tunisie, aucune autorité locale ou nationale ne prend en charge ces défunts encombrants. Alors, le quinquagénaire a décidé de leur offrir une sépulture dans le seul endroit où on le lui a permis : une ancienne décharge publique de la ville de Zarzis, frontalière avec la Libye.
« Je demande à Dieu de bénir ces âmes, mais je sens qu'elles ne sont pas contentes »
« Quand je récupère les corps, ils sont très souvent en décomposition avancée car ils ont passé plusieurs semaines dans l'eau », décrit crûment Chamseddine Marzoug. « Certains ne sont pas entiers parce qu'ils ont été sectionnés par une hélice de moteur de bateau ou parce qu'ils se sont dissous dans l'eau. »
Aidé d'agents de la Garde nationale et d'un conducteur de tractopelle – employé de la mairie ou d'un employé bénévole d'une société privée – Chamseddine Marzoug, équipé simplement de gants jetables en plastique et d'un masque chirurgical, indique où creuser et à quelle profondeur.
Il transporte les sacs mortuaires depuis le coffre du Peugeot Partner jusqu'à la tombe de fortune. Le Tunisien n'oublie jamais de formuler une prière pour l'âme des défunts et prendre des photos qui iront alimenter les réseaux sociaux pour tenter d'alerter la communauté internationale sur cette « honte » : « Je demande à Dieu de bénir ces âmes, mais je sens qu'elles ne sont pas contentes. »
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Le volontaire ne comprend pas, alors que la question des migrants est si discutée, qu'aucune organisation, qu’aucun État ou qu’aucun ministère ne soient venus pour lui offrir le minimum : un cimetière clos de 500 mètres carrés avec un bâtiment pour nettoyer les corps avant l'enterrement, un véhicule de fonction et un équipement de protection hygiénique.
« Je n'ai besoin que de 30 000 euros pour ça », estime-t-il. Sans compter que cette modernisation pourrait permettre de tenir un véritable registre de ces migrants dont les corps ont échoué en Tunisie.
« J'irais les enterrer dans mon jardin s'il le faut »
« La mairie ne le fait pas. La garde maritime et les hôpitaux ont forcément une trace, mais ces informations sont-elles centralisées ? », s'interroge Valentina Zagaria, doctorante en anthropologie à la London School of Economics, travaillant sur les migrations à Zarzis.
Selon Chamseddine Marzoug, la décharge ne peut accueillir qu'une vingtaine de corps avant d'être saturée. « J'irais les enterrer dans mon jardin s'il le faut ». La tradition locale veut que chaque famille, au sens large, possède son cimetière. Pas question, alors, de faire de la place pour des inconnus.
« Heureusement », se réjouit Chamseddine Marzoug, « les bateaux de l'opération Sofia [opération militaire de l'UE] et ceux des ONG [SOS Méditerranée, MSF, MOAS, Jugend Rettet] dans les eaux internationales permettent de sauver plus de migrants en mer. »
Selon les chiffres du Haut-Commissariat aux réfugiés, les morts et les disparus en mer ont baissé d'environ 45 % depuis le début de l'année, comparé à la même période en 2015.
C'est le fameux Peugeot Partner qui fait le lien entre le croque-mort malgré lui et les deux autres personnages. Le véhicule, lui, est prêté par Mongi Slim, président du Croissant-Rouge dans le gouvernorat de Médenine. Le responsable humanitaire s'occupe lui aussi des migrants, mais des vivants.
Depuis janvier, grâce à l'aide de la Coopération suisse, il gère un foyer où résident 110 Africains arrêtés en voulant franchir la frontière, ou qui reviennent de Libye, anéantis par les atrocités vécues là-bas.
Comme Mamadou Kourbaï, vivant physiologiquement, mort socialement. Avec sa famille, il a réussi à payer les 2 500 dollars (plus de 2 230 euros) pour embarquer sur un Zodiac avec près de 150 autres candidats à la traversée, après avoir travaillé pendant huit mois en Libye. Mais en mer, leur bateau a été coulé par une milice qui a jugé n'avoir pas reçu assez d'argent. Il a vu sa femme et ses trois enfants se faire engloutir par les flots.
De l'eau salée et des puces
Récupéré par les gardes-côtes libyens, il est placé dans un centre de détention pour migrants où les sévices sont quotidiens car il n'a pas les 1 500 dinars (près de 965 euros) demandés pour être immédiatement libéré.
« Un jour, j'ai enterré quatre migrants, morts durant le séjour au centre », décrit-il. « Je m'en souviendrai toujours : il y avait un Congolais, deux Ivoiriens et un Nigérian. » Mamadou Kourbaï a fait une demande pour aller en Guinée-Conakry où résident des parents. « Parfois, les démarches peuvent prendre longtemps », explique Mongi Slim. « Certains pays, comme la Gambie, n'ont pas de consulat en Tunisie. Et ces migrants ne sont pas forcément les bienvenus. »
« Dès que j'ai amassé 800 euros et que je suis sûr d'avoir un bon plan de traversée, je pars pour la Libye »
-Houssein Barri
En attendant, le Malien a trouvé une raison de s'accrocher à la vie : convaincre les jeunes de ne pas tenter l'aventure libyenne et encore moins la traversée en mer : « Dans le camp de détention, sans matelas, sans nourriture tous les jours, avec de l'eau salée pour se désaltérer, les puces, et sans compter les mauvais traitements, nous n'avions qu'une idée en tête : revenir à la maison. C'est ça que j'essaie de leur faire comprendre. »
Houssein Barri, originaire de Guinée-Conakry, entend les arguments de son ami malien, mais sa décision est prise : « Dès que j'ai amassé 800 euros et que je suis sûr d'avoir un bon plan de traversée, je pars pour la Libye, affirme le solide gaillard de 26 ans. Revenir au pays, ce serait la honte. » Les risques de naufrage ? « Oui, mais certains ont réussi, c'est donc possible. C'est un risque à courir. Si ça réussit, je pourrais un jour accomplir mon rêve : élever des chèvres en Angleterre. »
Ou terminer dans un trou de la décharge de Zarzis avec pour voisin, un homme sans tête et la moitié du tronc d'une femme.
Published date: Mardi 23 maihttps://www.middleeasteye.net/fr/reportages/zarzis-meme-pas-un-cimetiere-ou-enterrer-les-corps-des-migrants.
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