L’autrice et militante Bouchera Azzouz donne la parole à celles dont la vie reste marquée par la dernière guerre coloniale française, dans l’ombre de l’histoire officielle. Rencontre avec la réalisatrice.
« Algériennes en France : l’héritage » (© SPICA PROD)
TéléObs.- Votre film s’inscrit dans la continuité de vos précédents documentaires : raconter l’histoire de l’immigration maghrébine en France à travers le regard des femmes.
Bouchera Azzouz. C’est vrai qu’en relatant par ce biais les relations entre la France et l’Algérie j’ai voulu élargir ce questionnement qui traversait déjà mes trois premiers films. Dans « Nos mères, nos daronnes », coréalisé en 2015 avec Marion Stalens, je suis partie du témoignage de ma mère, issue d’une famille marocaine, pour comprendre comment les femmes originaires du Maghreb avaient pu être percutées par les questions féministes. « On nous appelait Beurettes » [en 2018, NDLR] donne la parole aux femmes de ma génération, la première née en France après l’indépendance de l’Algérie, qui a dû affronter la question de la double identité et trouver les chemins de son émancipation, entre les traditions familiales et les préjugés de la société. Enfin, avec « Meufs de (la) cité » [en 2021], j’ai filmé des filles ayant grandi dans les quartiers populaires, qui revendiquent cette origine territoriale plutôt qu’ethnique.
Estimez-vous que les répercussions de la guerre d’Algérie n’étaient racontées que du point de vue masculin ?
Tout comme leurs actions sont généralement invisibilisées, la parole des femmes est souvent restée inaudible dans l’Histoire, qui s’écrit toujours du point de vue des vainqueurs. C’est particulièrement vrai s’agissant de la Seconde Guerre mondiale, mais c’est aussi le cas pour la guerre d’Algérie.
C’est pourquoi il m’a semblé indispensable de redonner une place aux récits des femmes, ne serait-ce que pour rétablir toutes les nuances nécessaires à l’élaboration d’une vérité historique. La grande Histoire, faite d’événements et de dates, ne changera pas. Mais la perspective avec laquelle on la regarde, avec toutes les petites histoires qui la constituent, change tout.
Comment avez-vous choisi vos quatre témoins ?
Comme pour mes films précédents, je suis allée les chercher dans mon environnement - mon histoire intime entre toujours en résonance avec mon travail. J’avais besoin d’avoir un lien de confiance car je leur ai demandé de se mettre à nu. Hormis Djamila, je les connaissais toutes. Elles ont livré un récit personnel qui rappelle celui de beaucoup d’anonymes. Jeune mariée de 16 ans vivant en banlieue parisienne, Djamila, la doyenne, a tenu un rôle actif au FLN. Fille d’ouvrier dans l’automobile, Samia a été marquée par les massacres du 17 octobre 1961 et a consacré sa vie à sortir de l’oubli les bribes de cet épisode traumatique de la guerre d’Algérie [cette manifestation parisienne pacifique de militants algériens du FLN a été réprimée dans le sang par la police française, provoquant la mort d’une centaine de personnes selon les historiens, NDLR]. Dalila, elle, vient d’une famille qui a dû fuir son pays du jour au lendemain car son père était enrôlé dans l’armée française. Pour écrire son livre [« Mon père, ce harki », par Dalila Kerchouche, Seuil, 2003], elle est retournée dans les camps où les harkis ont vécu dans la précarité de 1962 à 1973. Arrivée très jeune en France, Fadila a, elle, retraversé la Méditerranée en 1974, portée par ses convictions socialistes, au moment où l’Algérie de Houari Boumédiène s’imposait comme un des fers de lance du mouvement des non-alignés. Quatre ans plus tard, elle a fait le chemin inverse, persuadée que son combat serait utile en France, notamment aux côtés de la jeunesse issue de l’immigration…
Leurs récits mettent en lumière des destins croisés de part et d’autre de la Méditerranée…
Ils disent combien ces femmes sont marquées dans leur chair par cette double appartenance. Après avoir milité pour le FLN depuis la France, Djamila a été forcée de rejoindre l’Algérie. Dalila, elle, a dû retraverser la Méditerranée puisque son père était harki.
Leurs histoires parallèles illustrent bien l’impact que ces événements ont eu sur les destins des familles franco-algériennes. Ce film montre à quel point il est impossible de choisir son camp lorsqu’on est issu de cette histoire.
Ces femmes se distinguent par leur soif d’égalité sociale.
Il ne faut pas oublier que plusieurs générations d’Algériens ont été portées par les idéaux de la IIIe République. Les combattants pour l’indépendance ne réclamaient rien d’autre que l’égalité, la justice, la fraternité. Ces quatre femmes sont les héritières de ces valeurs, par ailleurs universelles.
Avec ce documentaire, je veux montrer que l’on peut avoir une relation douloureuse, parfois même tragique, avec la République française, et être néanmoins engagé dans sa défense la plus totale. Qu’il s’agisse de lutter pour l’indépendance de son pays ou de s’évertuer à faire reculer les discriminations, il est toujours question de confronter la République à ses idéaux afin de la faire progresser : c’est un édifice en construction permanente. Ces femmes n’ont jamais renoncé à ces principes, même si, à un moment particulier de l’Histoire, elles n’étaient pas en phase avec l’Etat français.
Elles sont aussi toutes féministes.
Il est frappant de voir combien l’indépendance de l’Algérie a pu avoir de résonances dans leur vie personnelle. Djamila est de ce point de vue très représentative. Son militantisme au sein du FLN l’a amenée à se forger une combativité qui retentit sur sa vie privée. Après avoir contracté un mariage arrangé à l’âge de 16 ans, elle finira par divorcer et quitter l’Algérie.
Bien que née et élevée en région parisienne, vous reconnaissez-vous en elles ?
J’ai eu conscience très jeune qu’on ne nous regardait pas de la bonne manière, nous, les enfants issus de cette immigration. Nous étions considérés comme des étrangers, incapables d’être intégrés dans ce « nous » de la République. Or, je me suis toujours sentie appartenir à ce « nous ». Il y avait un décalage entre le discours universaliste dispensé par l’Education nationale et l’image que la société renvoyait de mes particularismes dans la vie courante.
Pendant longtemps, j’ai accumulé les interrogations et les incompréhensions, et puis je me suis mise en mouvement. Au début des années 2000, lorsque j’ai rejoint le mouvement Ni putes ni soumises, j’ai compris que les femmes des quartiers populaires devaient s’investir pour s’imposer en vecteur puissant de transformation de la cité, mais aussi pour véhiculer un féminisme d’urgence, pragmatique et solidaire. C’est ainsi que j’ai commencé à construire cette pensée qui, depuis, a donné lieu au mouvement dit de « féminisme populaire ». Il s’agit d’inscrire l’histoire de l’immigration dans celle des mouvements sociaux, de la lutte des classes, du féminisme.
Votre position se situe loin des clivages idéologiques qui se creusent autour du passé colonial de la France.
Des clans radicalement opposés monopolisent le débat sur les questions de mémoire. Le Parti des Indigènes de la République, par exemple, considère les discriminations raciales structurelles car liées au passé colonial de la France. Pour eux, seuls les citoyens issus de l’immigration sont habilités à porter une parole sur notre histoire. Leur discours renforce le camp d’en face qui se rassemble autour de réactions de défense primaires…
Pour ma part, je suis convaincue qu’il existe une voie médiane. Elle consiste à déplier notre histoire pour faire œuvre de vérité et donner corps à l’idéal républicain.Mercredi 2 novembre à 22h45 sur France 2. Documentaire de Bouchera Azzo
·Publié le
https://www.nouvelobs.com/teleobs/20221102.OBS65421/algeriennes-en-france-l-heritage-ou-sont-les-femmes.html
.
Les commentaires récents