« L’année 1871 fut l’année terrible / Les livres l’avaient bien prédit / La justice disparut ainsi que la vérité » (Smaïl Azikiew, p. 15)
« Révoltez-vous, lui dit-il et peut-être le gouvernement reviendra-t-il sur sa décision » (Ch. Baude de Marceley, p. 60)
« Nous dresser contre l’ennemi, nous préparer à la résistance, c’est notre geste le plus instinctif » (Louis Bertrand, p. 86)
1Coordonné par Isabelle Guillaume, le dossier présenté par la revue québécoise Études françaises s’attache à étudier les regards croisés entre Algérie et France sur « l’insurrection kabyle » de 1871, bien que le mouvement insurrectionnel ait été beaucoup plus étendu en Algérie que ne le dit l’épithète « kabyle1 ». Il ne s’agit pas d’études historiques proprement dites de l’évènement mais d’études de ses représentations quant à ses causes et ses effets à plus ou moins long terme. Il s’agit pour les deux premiers articles de scruter ces représentations au regard de la littérature orale kabyle contemporaine de l’insurrection et des chroniques historiques françaises immédiatement postérieures, rares références sur le sujet. Les deux suivants les soumettent au regard de la littérature écrite française, romanesque ou théâtrale, du tournant du siècle. Enfin dans une perspective plus globale les deux derniers articles évoquent les effets de l’insurrection et ses conséquences sur les rapports à plus long terme entre les différentes communautés d’Algérie, européennes et indigènes, et sur l’imaginaire contrasté qui s’y attache. Nous sommes ainsi amenés à la lecture de ce dossier à déplacer notre focale pour apprécier le rôle des mises en scène de l’insurrection et de ses conséquences selon l’opinion, kabyle, algérienne ou française à laquelle elles s’adressent, d’une part dans l’histoire politique de la France où l’Algérie sert souvent d’appui, d’autre part dans l’histoire des rapports entre société coloniale et colonisée au cours de la colonisation de l’Algérie. Au-delà se dessinerait leur réappropriation éventuelle en Algérie comme en France dans un avenir post colonial.
2Les deux chroniques historiques, étudiées par Idir Hachi dans son article « Prose des faits et vers défaits. L’insurrection algérienne de 1871 dans les chroniques militaires et la poésie kabyle », sont à l’origine des principales représentations de l’insurrection (telle qu’elle est nommée depuis lors). La terminologie (l’emploi du terme « insurrection ») révèle pour l’auteur le défaut d’analyse historique dans les productions coloniales. En Algérie comme en France la transmission de l’insurrection de 1871 a des dimensions temporelles multiples, dans le premier cas, elle ravive le souvenir récent de la conquête de l’Algérie, et plus précisément de la Kabylie dans les années 1850, et instaure le début d’une nouvelle époque marqué par la répression, puis par des lois durcissant la colonisation, nourrissant les ferments de la guerre d’indépendance de1954 à 1962. Dans le second cas la transmission de l’insurrection en France est liée à la naissance de la IIIe République dans les soubresauts de la défaite de Sedan jusqu’à ses prolongements futurs dans les guerres contre l’Allemagne et le nationalisme qui s’y greffe. Ces chroniques sont le fait d’officiers des Bureaux Arabes, acteurs contemporains et témoins oculaires de l’insurrection, avec un regard critique sur ses causes et le déroulement de sa répression. Elles remontent à la période post-insurrection, vingt et trente ans après respectivement pour Louis Rinn (« Histoire de l’insurrection de 1871 en Algérie », 1891), et Joseph Nil Robin (« L’insurrection de la Grande Kabylie en 1871 », 1901). Le décalage temporel des chroniques avec l’évènement est interprété par l’auteur de l’article dans le sens d’une autojustification de l’armée française, dans le contexte principal de son opposition à l’administration civile favorable à la colonisation de peuplement qui remplace les Bureaux Arabes. L’auteur conteste que ce remplacement ait été une des causes principales ayant déclenché l’insurrection au même titre que le décret Crémieux ayant donné la citoyenneté aux juifs d’Algérie ou le dégarnissement des garnisons suite à la guerre avec l’Allemagne, comme l’opinion coloniale française le prétendait le plus souvent.
3Dans son article (« 1871 dans la poésie orale kabyle ») Abdelhak Lahlou se consacre pour sa part entièrement aux sources locales qui, sous une forme littéraire orale, s’adresse à un public kabyle exclusivement. C’est principalement au travers de l’œuvre de deux poètes, Smaïl Azikiw et Si Mohand U Mohand qu’est décrite la « catastrophe » que constituent la répression et ses conséquences sur un changement de la société kabyle. Elle est vue comme une véritable apocalypse, incarnant le fameux « quatorzième siècle » annoncé prophétiquement par les poètes kabyles anciens. Ces poésies ont été recueillis dans un cas par Jean-Dominique Luciani, administrateur de la colonie, auprès d’un cheikh de zaouia, publiés en 1899, dans l’autre par Mouloud Mammeri, icône savante du futur « printemps berbère » de 1980. Le changement stylistique et poétique qui accompagne le bouleversement social illustre la thèse de l’interdépendance de la société et de la poésie kabyle avancée par Mammeri et justifie qu’officiers et administrateurs s’y intéressent et même le déplorent en commun avec les victimes (le mythe kabyle n’est pas loin). La superposition d’époques différentes de recueils de ces poésies orales nous entraînent également sur des pistes identitaires où les chaînes de transmission citées (il manquerait sans doute quelques chaînons) concourent dans l’imaginaire social à la conservation de l’esprit de cette société détruite et appelle à sa reviviscence. Les citations poétiques insistent sur les conséquences de la répression qui seront sensibles jusqu’après l’indépendance et laissent en creux les causes réelles de cette insurrection. La rectification de la supposée opinion musulmane vue par l’histoire française, la seule pendant longtemps, devrait se faire grâce à la confrontation des sources. Or la question des sources reste posée, les poètes kabyles comme les écrivains n’étant pas des sources plus sûres que les historiens chroniqueurs, prenant parti pour l’armée et magnifiant son adversaire principal, le cheikh Mokrani, par opposition au chef de confrérie, le cheikh El Haddad, assimilé au rôle de traître. Les chansons recueillies par Rinn critiquent d’ailleurs elles aussi les confréries dont le rôle dans l’activation du mouvement n’est certes pas contestable avec toute sa complexité2. L’auteur, au vu des cibles visées (colons, administration coloniale, écoles, etc.), y voit plutôt une révolte de la société civile témoignant d’une résistance à la colonisation qui renoue avec la conquête de la Kabylie dans les années 1850. C’est en tout cas la confirmation de l’échec de la colonisation précédente3 avec comme réponse, outre une répression très dure, une loi foncière dépossédant les tribus et l’instauration de l’indigénat. Les conséquences renforcent les causes de l’insurrection et préparent l’avenir derrière un apparent triomphe de la colonisation dans les années qui suivent.
4Les formes littéraires d’origine métropolitaine privilégiées dans les deux articles suivants démontrent, vues de France, le tournant de la colonisation à la fin du xixe siècle effectué après l’insurrection de 1871. Elles reproduisent un contexte complexe à analyser, reflétant la diversité de la société coloniale, et en créant des personnages mythiques à côté de figures historiques, elles illustrent les circulations entre écrits historiens et littérature populaire. Dans son article « Le roman est de l’histoire qui aurait pu être : l’insurrection algérienne de 1871 dans Marie Chassaing d’Adolphe Badin, Amour et Gloire de Charles Baude de Marceley, Le Maître de l’Heure de Hugues Le Roux », Isabelle Guillaume réalise une fine analyse littéraire des ressorts fictionnels des trois auteurs cités et permet de voir comment ils s’adressent à l’opinion française pour l’influencer sur la fabrication de l’histoire de l’événement. Les divergences sont quelquefois subtiles entre les auteurs sur les causes de l’insurrection, assimilées souvent à ses conséquences. Unanimes quant à la défense des frontières de la France et de sa victoire sur les insurgés, les auteurs divergent quant à leur représentation de sa communauté nationale, point qui aura des répercussions au long terme. L’un des trois, Ch. Baude de Maurceley, proche d’Édouard Drumont (La France juive, 1886), accuse le ministre Adolphe Crémieux d’avoir provoqué l’insurrection en donnant la nationalité française aux Juifs d’Algérie (Amour et Gloire, 1897). S’il soutient le combat de l’armée française, il magnifie son adversaire, le notable Mokrani, et adresse sa sympathie aux indigènes vaincus sans approuver le remplacement du régime militaire par le régime civil. Les deux autres l’approuveraient au contraire ; Le Roux est plus mesuré et proche des sources documentaires (Le Maître de l’heure, 1897), Badin crée une fiction où les colons prennent le contrôle de la situation en appui du régime républicain (Marie Chassaing, 1873). Les trois auteurs se rejoignent pour annoncer la séparation des deux sociétés coloniale et colonisée en apportant un éclairage rétrospectif sur les mariages mixtes et les contacts de proximité et d’alliance qui existaient entre elles. L’avenir de la colonisation est promu avec plus ou moins d’enthousiasme en tournant la page par rapport à un passé vécu comme un échec. Ces romans qui empruntent les codes du roman historique à la Walter Scott n’ont certes dû toucher qu’un lectorat restreint et principalement métropolitain, ils montrent cependant l’importance de l’imaginaire et de sa possible variation dans la représentation d’un évènement pratiquement contemporain de l’écriture du premier (Marie Chassaing) et sa réinterprétation vingt-six ans plus tard dans deux sens différents, ce qui les rapproche du contexte et du fonctionnement communs aux chroniques historiques et aux poésies kabyles précédemment étudiées. Le décalage dans le temps confirme la durabilité de l’impact de l’évènement et sa persistance dans un imaginaire plastique.
5Amélie Gregório, dans son article « L’Autre France : représentations théâtrales et imaginaire colonial au tournant du xxe », s’inscrit dans la continuité de l’enracinement en métropole de l’insurrection de 1871 à la fois comme thème de fiction et comme fait historique. L’Autre France, est une adaptation théâtrale (1900) du roman ou « livre d’histoire », comme il le désigne lui-même, d’Hugues Le Roux, Le Maître de l’heure (1897), qui élargit la diffusion d’un récit confidentiel au public plus populaire des théâtres du boulevard du Temple et moins regardant sur la vérité historique à la différence des critiques de théâtre métropolitains. L’argument est simple, identique à ceux des pièces sur l’Algérie depuis la conquête : une intrigue sentimentale entre un(e) indigène et un(e) européen(e). La tendance du théâtre à cette période est naturaliste avec des décors confectionnés après une visite de l’Algérie et par exemple du vrai café maure sur scène. Même si l’Autre France ne veut plus désigner l’Algérie comme une colonie, la pièce conserve une « tension entre continuité territoriale et altérité exotique ». Les personnages sont jugés caricaturaux par rapport au récit d’Hugues Le Roux par les critiques. La vision politique est pourtant plus nuancée : le maire se sépare des idées des colons et le cheikh Mokrani, auparavant fidèle à la France, est un personnage entre-deux, magnanime et chevaleresque même s’il se dresse contre la France, à l’image d’Abd el Kader. L’autrice, spécialiste du théâtre colonial en Algérie 4, évoquant la thèse de Saïd sur l’orientalisme, voit dans le personnage de Mokrani une forme d’« aliénation culturelle ». Donner une image favorable de Mokrani est certes une façon de louer l’attitude de la France vis-à-vis de ses adversaires et un effet de la durée, trente ans après, des tensions entre l’armée, l’Empire et de l’autre le régime civil, la République qu’il s’agit d’apaiser. Le patriotisme de la mise en scène est censé accorder les esprits et remettre en selle une France toujours impactée par la défaite de 1870. Cela ne préjuge pas cependant des sentiments réels de Mokrani vis-à-vis de la France ni d’une moindre résistance.
6Peter Dunwoodie et J.-R. Henry traitent la question identitaire qui se noue, parallèlement, en France à propos de « Louis Bertrand : autopsie d’une déroute » pour le premier, et en Algérie, avec la naissance de l’algérianisme entre droit, littérature et éducation pour le second dans « De l’utopie du "royaume arabe" à la chimère d’une Algérie "européenne" ». Les auteurs ont essayé de façon originale de montrer les enjeux triangulaires de ce moment charnière qui finit néanmoins par échapper complètement à sa matérialité historique et sociale. Défaite de 1870 et insurrection de 1871 nouent des liens subtils dans un imaginaire colonial français qui ne se contente plus du « royaume arabe » prôné par Napoléon III et ne réduit pas non plus l’Algérie à une colonie, cette dernière étant censée apporter à la métropole un sang neuf venu du pourtour méditerranéen dans une véritable « mêlée cosmopolite ». À l’intérieur d’une triangulation où la conscience de l’Allemagne comme ennemi extérieur prend une place emblématique, reprise à l’identique par le colonisé en Algérie, Louis Bertrand, lorrain comme Barrès, homme des frontières, est prompt à percevoir l’ennemi virtuel dans l’Allemand, puis en Algérie dans l’Arabe. Assimilé à un barbare, il provoque avec la France un véritable « choc des civilisations ». Or il faut avoir du sang barbare comme les peuples méditerranéens pour lutter contre le barbare. La France est selon lui trop engoncée dans le confort matériel. Le réveil du sentiment religieux semble incontournable à Louis Bertrand face à un adversaire lui-même très religieux, pour s’unir au sentiment national et relever la France. L’auteur du Sang des races (1899) est dans une vision dynamique des rapports entre individus de différentes communautés (ou « races ») en Algérie qui ne se satisfait pas des idéaux du régime républicain et laisse planer sur l’avenir une menace considérable, le (vrai) barbare pouvant à tout moment reprendre l’avantage du fait de sa vitalité.
C’est au nom de l’individu, valorisé comme champ d’exercice de l’esprit et de la volonté (dans le modèle algérien, par exemple), que ce courant de pensée conservateur rejetait les défaillances du système républicain et les idéaux (les « illusions ») de la démocratie. (p. 93).
7La triangulation avec l’Allemagne joue donc un rôle dans l’encouragement d’un nationalisme discriminatoire avec les indigènes, musulmans ou israélites, s’imposant en réaction à la défaite de 1870 et remplaçant en Algérie l’ennemi par un autre. Si 1871 est une date importante dans l’histoire de la colonisation de l’Algérie, c’est aussi, comme l’article de Jean-Robert Henry le confirme, le moment d’une « très grave crise à l’échelle nationale » française dont les effets seront des reconfigurations symboliques des rapports coloniaux en Algérie dans le droit, la littérature, l’école. À l’appui il analyse parallèlement dans les trois domaines, l’évolution de la législation et la jurisprudence, l’apparition de romans consacrant l’algérianisme et l’adaptation d’un enseignement de l’histoire à cette idéologie s’adressant à la jeunesse. Encore une fois les conséquences sont plus importantes que les causes de l’évènement et que l’évènement lui-même. L’évolution du droit exprime celle d’un imaginaire politique que la littérature nuance davantage. Dans le cas de l’Algérie, le tournant de 1871 marque un revirement dans la possibilité d’acquérir la nationalité française pour un indigène instaurée par le sénatus-consulte de 1865, reflet de la politique du royaume arabe de Napoléon III. La fixation de l’opposition de la catégorie d’européen à celle d’indigène (exception faite des juifs naturalisés par le décret Crémieux) entraîne d’autres lois plus restrictives en termes de droits pour les indigènes comme le code de l’indigénat (1875) et la loi Warnier de 1873. En parallèle la littérature dite algérianiste crée un nouveau type, l’algérien qui n'est qu’européen et refuse « l’exotisme importé ». Des écrivains et des artistes comme Isabelle Eberhardt, Etienne Dinet « célèbrent trop à leur goût l’Algérie musulmane, son désert et ses hommes » (p. 112). Le comte d’Hérisson, officier de la conquête, écrit en 1891 un rare livre qui détonne : La chasse à l’homme en Algérie. Guerres d’Algérie, sur le modèle de la chasse au lion popularisé par Tartarin de Tarascon d’Alphonse Daudet où il plaide « la cause du nomade et du sauvage contre l’Européen » (p. 112). L’école enfin, enjeu capital de l’égalité des droits dans l’imaginaire républicain, ne s’ouvrira totalement aux indigènes qu’en 1949, après une période où deux régimes inégaux existaient malgré la lutte opiniâtre de certains comme le recteur Jeanmaire, l’enseignant Truphémus ou les instituteurs de La Voix des Humbles, pour défendre l’éducation pour tous. La République en Algérie est restée ainsi quasiment jusqu’à l’indépendance « une chimère » c’est-à-dire un improbable régime composite, assemblage de législations diverses, bien éloigné des lois de la République.
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8Le recoupement des analyses croisées, littéraires ou comparatives entre littérature et histoire des représentations, dans un contexte d’emblée pluriel, mêlant l’histoire de la France et de ses rapports avec l’Allemagne avec l’histoire de l’Algérie coloniale et de l’Algérie colonisée, réussit à déconstruire les sens multiples de la portée mémorielle de l’insurrection de 1871. La prégnance d’une logique coloniale à l’œuvre dans les expressions de son imaginaire, en dépit de la diversité des mémoires, des opinions et des libertés prises par la fiction, s’affirme dans la plupart des contributions face à un contre-discours issu de la poésie kabyle. Les représentations de l’évènement historique dont l’ampleur et la force restent actuelles, alors même que ses sources historiques sont fragiles et s’éloignent dans le temps évoluent peu mais se déclinent selon les différentes expressions de son imaginaire dans leurs contextes respectifs. Cela provoque des erreurs historiques et la transmission de fantasmes mais aussi des recherches historiques et mémorielles partagées. Pour clarifier le plan historique, mal connu, un point bibliographique général et actualisé aurait été bienvenu. On peut regretter que les enjeux étudiés de ces représentations restent en majorité propres à l’histoire de la France, en grande partie sans doute pour une raison de sources. Comme cela est souligné par certains des auteurs, la « résistance » des Algériens se dessine en creux de l’histoire française de la colonisation. On aurait aimé l’éclairer par une analyse des enjeux mémoriels et identitaires de l’évènement du côté algérien. Un dernier regret reste à exprimer concernant le peu d’allusions au « mythe kabyle », peut-être trop galvaudé, alors que 1871 est contre toute attente un moment clef pour son basculement dans la période républicaine.
MICHÈLE SELLÈS LEFRANC
Octobre 2022
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