Salima Sahraoui-Bouaziz et Antoinette Simone Idjeri, deux moudjahidate, voient la situation actuelle en Algérie comme une conséquence du conflit interne au FLN, à l’été 1962, juste après l’indépendance.
Parfois, il lui arrive de se confier aux murs blancs de son salon, ces « êtres » froids et muets, qui, lorsqu’elle les touche, lui paraissent aussi réconfortants qu’un proche… C’est ainsi : la maison de Salima Sahraoui-Bouaziz, sur les hauteurs d’Alger, semble tourmentée par un passé lointain, le temps des copains, des fêtes, des discussions politiques sans fin… La solitude est devenue une camarade accommodante depuis qu’elle a perdu son compagnon d’armes, son mari, Rabah, il y a près d’une décennie. A 83 ans, cette neurologue à la retraite est restée en grande partie la jeune fille élancée et souriante qu’elle était au moment de la lutte pour l’indépendance. Ce sourire, elle le doit aujourd’hui à la révolution pacifique qui, depuis le 22 février, fait vibrer le peuple algérien.
Voir des millions de compatriotes dans les rues pour exiger la fin du « système » en clamant dans une ambiance de kermesse « libérez l’Algérie » était un songe inespéré pour elle. Ce mouvement a résonné au plus profond d’elle, et l’a soudain replongée en 1957, l’année de son engagement dans le combat contre le « système colonial ». « J’ai plein de flashs », lance la moudjahida depuis son salon, dont l’immense fenêtre domine le Maqam E’chahid, le monument dédié à ses « frères et sœurs » tombés pendant la guerre d’Algérie.
Ces morts, le pays ne les a pas oubliés. Depuis plus de trois mois, les photos des icônes de cette guerre – comme Larbi Ben M’hidi, Abane Ramdane ou Djamila Bouazza – sont omniprésentes dans les protestations du vendredi. Et que dire des moudjahidine, les anciens combattants, encore vivants ? Dans les manifestations, la foule les embrasse, les étreint. Les références à leur histoire se lisent aussi sur les murs de la capitale : « Les enfants du 1er novembre 1954 [début du conflit] sont de retour » ; « 1962 : territoire libéré. 2019 : peuple libéré. » « C’est ce que je pense, confie Salima Sahraoui-Bouaziz. Nous étions indépendants depuis 1962, mais nous n’avons pas eu l’impression d’être libres. Parce que la mafia a confisqué la révolution. Il y a eu cinquante-sept ans de gâchis. »
« Je voulais rejoindre le maquis »
La nuit est tombée depuis longtemps sur Alger. Dans la maison, entourée de figuiers et de citronniers, le silence est total, quelques chats font le va-et-vient du salon à la terrasse. Calée dans son fauteuil coloré, Salima Sahraoui-Bouaziz évoque le temps de l’Algérie française. Chez elle, le « traumatisme du colonialisme » ne peut se résorber. « Je n’arrive pas à m’en défaire, dit-elle, c’est une tache qui se retrouve dans tout ce que je veux entreprendre. Comme s’il y avait toujours des gens au-dessus de ma tête. » A l’entendre, les Français étaient les « étrangers » qui occupaient l’espace avec « insolence ». Le mépris des ouvriers, des chaouchs (hommes à tout faire) ou des femmes de ménage – « les fameuses fatma », insiste-t-elle – a façonné sa conscience sociale. Les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata – sanglantes répressions de manifestations de nationalistes algériens (entre 15 000 et 45 000 morts) –, en 1945, l’ont également fortement marquée.
Salima Sahraoui-Bouaziz a vu le jour dans une modeste famille de douze enfants, en 1936, à Blida, au sud-ouest de la capitale algérienne. Son père, devenu par obstination oukil judiciaire (juriste en droit civil), parvient à l’envoyer à l’école « payante » pour qu’elle passe son bac, celle réservée aux « indigènes » ne permettant pas d’aller jusqu’à ce niveau. « En terminale, j’avais l’arabe comme langue étrangère, se rappelle-t-elle. Je savais que c’était nécessaire à ma respiration de n’être plus colonisée. Je voulais rejoindre le maquis. »
« Nous n’avons jamais été contre la France ou les Français, mais contre un système politique colonial », rappelle Salima Sahraoui-Bouaziz
Renonçant à sa vie d’étudiante à Alger, la jeune fille se rend en métropole et entre dans la clandestinité au sein de la Fédération de France du FLN. Au gré des fausses cartes d’identité, elle deviendra ainsi Jacqueline, Julie Valla ou Renée Lopez. Son rôle ? Assister Rabah Bouaziz, responsable de l’OS (Organisation spéciale, action armée et renseignements de la Fédération de France du FLN), qui deviendra après l’indépendance le quatrième wali (préfet) d’Alger et son mari.
Saadia, un des noms de guerre de Salima Sahraoui-Bouaziz, doit taper d’innombrables rapports dans l’une des dix-sept planques parisiennes du FLN. Avec son futur époux, elle rencontre les intellectuels influents de la capitale, afin de les rallier à leur cause : l’écrivain Michel Leiris, le peintre André Masson, les frères Malle ou encore Louis Aragon… « Simone de Beauvoir m’a servi le thé, dit-elle en riant. Ils aimaient nos idées. Nous n’avons jamais été contre la France ou les Français, mais contre un système politique colonial, sinon ils ne nous auraient jamais aidés. » En juin 1961, Jean-Paul Sartre publie même des passages du livre que viennent d’écrire Rabah et Salima, sous les noms de Saadia et Lakhdar (L’Aliénation colonialiste et la résistance de la famille algérienne, La Cité, 1961), dans sa revue Les Temps modernes. Salima crée aussi la section femmes de la Fédération de France du FLN.
Sa voix calme et sereine tremblote lorsqu’elle évoque ce jour où la fédération lui a demandé d’exécuter à Paris « l’ethnologue des Aurès », Germaine Tillion, proche du général de Gaulle. « Elle accueillait dans son appartement des étudiantes algériennes et parvenait à les détourner du FLN. Je devais m’installer chez elle et la supprimer. Mais le GPRA [gouvernement provisoire de la République algérienne] à Tunis, qui négociait avec la France, avait ordonné de ne pas la toucher. Ça m’a permis de ne tuer personne », raconte encore Salima Sahraoui-Bouaziz, très troublée par cet épisode.
« On voulait frapper des symboles »
La peur, Antoinette Simone Idjeri, une autre figure féminine de la lutte d’indépendance, n’a pas eu le temps de la ressentir. A 79 ans, cette femme, qui dirige une maternité privée, a une énergie déconcertante, un débit à deux cents à l’heure et un sens du détail saisissant. Nous la retrouvons chez Salima, son amie de toujours. « On s’est connues si jeunes… dit-elle, émue. Quand je la vois, ça me rappelle comme on était belles ! » Fille unique d’un commerçant kabyle musulman et d’une mère catholique d’origine italienne, elle est née à Marseille, en 1939. Alors même qu’elle n’a jamais mis un pied en Algérie, elle s’engage à son tour dans l’OS : « C’était instinctif parce que c’était l’Algérie, le pays de mon père, parce que les Algériens étaient maltraités. »
A 19 ans à peine, la voici dans la clandestinité. Ses spécialités : le repérage de cibles potentielles, le transport d’armes, sans oublier une participation à un attentat : c’est elle qui, le 15 septembre 1958, cache une bombe dans un avertisseur d’incendie au premier étage de la préfecture des Bouches-du-Rhône. L’explosion fait « malheureusement » trois blessés. « On ne voulait aucune victime, mais frapper des symboles forts », insiste Yamina (son nom de guerre). Quelques semaines plus tard, elle est arrêtée par la police, à Paris, et subit un violent interrogatoire : électrodes, coups de poing, cheveux tirés… Elle se tait et passe près d’un an en détention provisoire, défendue notamment par l’avocat Jacques Vergès. Parvenant à quitter la France avant son procès, elle se cache en Suisse jusqu’à la fin du conflit.
Trois mois après la proclamation de l’indépendance, le 5 juillet 1962, Antoinette Simone Idjeri débarque pour la première fois en Algérie, un pays qu’elle ne quittera plus. Comme Salima, d’ailleurs. Pour elles deux, c’est le temps de la victoire. Vraiment ? En réalité, le destin du pays a déjà basculé, emportant avec lui le rêve de liberté de tout un peuple…
« On n’a rien pu faire »
A ce souvenir, les deux moudjahidate se regardent. Leurs visages se referment. « Tout ça pour ça ! », dit Salima. Elles se remémorent alors cet été 1962, alias « l’été de la discorde », où les cadres du FLN se disputent la conquête du pouvoir politique. Commence une lutte sanglante entre le gouvernement provisoire et Houari Boumediene, chef de file de « l’armée des frontières », basée au Maroc. Celui-ci contribue avec ses hommes – un groupe surnommé « le clan d’Oujda » – à propulser Ahmed Ben Bella à la présidence du pays avant de le renverser trois ans plus tard. « Et Bouteflika était le stratège de tout cela, martèle Salima Sahraoui-Bouaziz. C’était le proche collaborateur de Boumediene. » Cette révolution confisquée annonce la primauté du militaire sur le civil. « Si le pays souffre d’un aussi cruel manque de liberté depuis 1962, c’est parce qu’il est toujours entre les mains des auteurs de ce casse historique », a relaté l’écrivain Mohamed Kacimi dans une tribune au Monde le 1er mars.
« J’ai envie de pleurer quand je vois l’Algérie actuelle », s’attriste Antoinette Simone Idjeri
Après le coup d’Etat de Boumediene, en 1965, l’Algérie sombre peu à peu. Le FLN « colonise » à son tour le pays en s’appropriant ses richesses. « Une licence de taxi, un commerce ou je ne sais quoi, si vous n’étiez pas du parti FLN, vous n’étiez rien », rappelle Salima Sahraoui-Bouaziz. Son mari, préfet depuis un an, préfère quitter son poste que cautionner ce putsch militaire. Face au pouvoir autocrate, il y a bien des résistants comme Hocine Aït Ahmed (mort en 2015, un des neuf chefs historiques qui ont déclenché la guerre d’indépendance), mais ils doivent s’exiler pour éviter d’être incarcérés ou pire. « Il fallait voir comment les prisons étaient pleines après l’arrivée de Boumediene au pouvoir, argue Antoinette Simone Idjeri. On n’a rien pu faire. Même le pauvre Mohamed Boudiaf a été supprimé [alors président, il a été tué en 1992]. »
L’éducation nationale, la santé, l’agriculture, le tourisme… Plus rien ne va. Tout est aujourd’hui à rebâtir. La rente pétrolière n’a pas pu endiguer les inégalités sociales. La corruption étouffe le peuple. Le chômage pousse des centaines de gamins – les harraga – à s’enfuir par la mer à bord de radeaux de fortune pour tenter de rejoindre l’Europe. « On s’est battus pour autre chose que ça », déplore Salima Sahraoui-Bouaziz. « J’ai envie de pleurer quand je vois l’Algérie actuelle », s’attriste son amie Antoinette. Heureux les « martyrs » qui n’ont rien vu…
« Nous avions un ennemi étranger »
Cinquante-sept ans plus tard, des millions d’Algériens se sont mis à dénoncer « la mafia du clan d’Oujda » en criant, sans s’essouffler, chaque vendredi : « FLN, dégage » ; « Klitou l’bled, ya sarrakine » (« vous avez pillé le pays, bande de voleurs »). La démission, le 2 avril, de Bouteflika, a fait dire aux manifestants que l’Algérie était en train de vivre sa « deuxième indépendance ». « Je n’aurais jamais pensé que la rue demanderait la même chose que nous », soupire Salima.
Ces moudjahidine s’identifient-ils pour autant aux millions de jeunes qui défient le pouvoir ? « Non, je ne me reconnais pas en eux, répond l’ancienne neurologue sans la moindre hésitation. Je les trouve mieux que nous ! A mon époque, nous avions un ennemi étranger, ce qui facilite l’engagement dans la révolution. Ces jeunes ont pris conscience que ce sont leurs frères qui les exploitent, ils ont donc davantage de mérite. Surtout quand le pouvoir a cultivé ce sentiment patriotique. » De fait, la jeunesse de 2019 a bien conscience que le « système », en se revendiquant comme l’éternel gardien de la révolution, a puisé sa légitimité dans la guerre d’indépendance afin de maintenir son emprise.
Depuis le 22 février, l’homme fort du pays, le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah, 79 ans, ne cesse d’ailleurs, dans ses discours, de se référer aux « martyrs » pour s’adresser au peuple. « Heureux les martyrs qui n’ont rien vu », lui répondent les manifestants. Ce qu’ils désirent ? La liberté et l’indépendance, comme en 1962.
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