La promulgation unilatérale d’un décret-loi encadrant les délits électroniques suscite une levée de boucliers au sein de la société civile tunisienne. En cause, un article réprimant indistinctement en des termes vagues la production et la diffusion de « fausses nouvelles »
C’est devenu une habitude. Depuis qu’il s’est octroyé les pleins pouvoirs en juillet 2021, le président Kais Saied légifère par des décrets-lois que le public découvre généralement tard dans la soirée sur le site du Journal officiel.
Le vendredi 16 septembre 2022, les Tunisiens ont été informés de la teneur du décret-loi 2022-54 du 13 septembre 2022, relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication.
D’après son article 1er, le texte est censé « fixer les dispositions ayant pour objectif la prévention des infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication et leur répression, ainsi que celles relatives à la collecte des preuves électroniques y afférentes et à soutenir l’effort international dans le domaine, et ce, dans le cadre des accords internationaux, régionaux et bilatéraux ratifiés par la République tunisienne ».
La plupart des dispositions sont d’ordre technique et réglementent l’accès aux systèmes d’information en général (pas uniquement les site d’informations) mais un article, le numéro 24, va concentrer les critiques.
Intitulé « Des rumeurs et fausses nouvelles », il précise : « est puni de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 50 000 dinars [15 650 euros] quiconque utilise sciemment des systèmes et réseaux d’information et de communication en vue de produire, répandre, diffuser, ou envoyer, ou rédiger de fausses nouvelles, de fausses données, des rumeurs, des documents faux ou falsifiés ou faussement attribués à autrui dans le but de porter atteinte aux droits d’autrui ou porter préjudice à la sûreté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population. »
Est aussi passible des mêmes peines encourues « toute personne qui procède à l’utilisation de systèmes d’information en vue de publier ou de diffuser des nouvelles ou des documents faux ou falsifiés ou des informations contenant des données à caractère personnel, ou attribution de données infondées visant à diffamer les autres, de porter atteinte à leur réputation, de leur nuire financièrement ou moralement, d’inciter à des agressions contre eux ou d’inciter au discours de haine. Les peines prévues sont portées au double si la personne visée est un agent public ou assimilé ».
Rupture
Ce texte constitue une rupture avec la démarche entreprise depuis 2011.
À la chute de Ben Ali, les autorités ont confié à des commissions le soin d’adapter la législation aux standards démocratiques. Pour les médias et la liberté d’expression, c’est à l’Instance indépendante chargée de réformer l’information et la communication (INRIC) qu’est revenue la charge de faire des propositions pour dépoussiérer les textes répressifs votés sous la dictature.
Le gouvernement de Béji Caïd Essebsi a alors promulgué les très libéraux décrets-lois 115 et 116 régissant respectivement la presse et l’audiovisuel. Les peines de prison sont limitées aux seuls cas d’incitation à la haine ou à la commission d’un crime. La diffamation est punie d’une amende.
Ce tour de vis liberticide pose plusieurs problèmes. D’abord, en dehors de la délibération du conseil des ministres, il n’a fait l’objet d’aucune consultation avec les acteurs du terrain
Toutefois, des magistrats ont continué à avoir recours à d’autres dispositions plus liberticides consignées dans le code pénal (par exemple l’outrage à agent public ou l’offense contre le chef de l’État), le code des communications ou encore celui de la justice militaire.
Avant même le 25 juillet 2021, au moins deux civils avaient été condamnés par la justice militaire pour des faits de diffamation envers le chef de l’État qui, rappelons-le, n’est pas un militaire. Les choses se sont accélérées depuis que Kais Saied détient les pleins pouvoirs.
Depuis le coup force, selon Amnesty international, « au moins vingt-neuf personnes ont été poursuivies pour des infractions liées à la liberté d’expression, dont six par des tribunaux militaires, ce qui signifie que deux fois plus de civils ont été poursuivis devant des tribunaux militaires en un an qu’au cours des dix années depuis la chute de Zine el-Abidine Ben Ali ».
Ce tour de vis liberticide pose plusieurs problèmes. D’abord, en dehors de la délibération du conseil des ministres, il n’a fait l’objet d’aucune consultation avec les acteurs du terrain.
Le président de l’Instance nationale de protection des données personnelles, Chawki Gueddas, affirme ne pas avoir été consulté avant ce changement législatif alors que, selon la loi organique 2004-63, cette commission a pour mission de donner un avis sur les législations touchant son domaine de compétence.
C’est donc le président qui a décidé tout seul de promulguer une loi plus répressive. Pourtant, le décret 117, qui accorde le pouvoir législatif au chef de l’État, lui a laissé la possibilité de proposer au référendum « les projets de révisions relatives aux réformes politiques ». Mais ce dernier a préféré le passage en force au débat.
Des expressions de nature à créer l’arbitraire
Par ailleurs, il existe un problème de proportionnalité de la peine. En effet, que la personne crée ou propage une fausse information, elle encourt la même punition.
Et ce d’autant plus quand des expressions vagues telles que « porter préjudice à la sûreté publique ou à la défense nationale », « semer la terreur parmi la population » ou encore « nuire moralement [à une personne] » sont de nature à créer l’arbitraire.
C’est l’avis de Zyna Mejri, qui dirige la plateforme Falso pour la lutte contre les informations et les rumeurs.
Pour le professeur de droit Aymen Zaghdoudi, le décret-loi 54 est « la pire des législations comparables promulguées dans des pays arabes ces dernières années », y compris dans des États comme la Syrie et la Libye
Contactée par Middle East Eye, elle rappelle l’importance de lutter contre ce fléau « qui gangrène la vie publique en Tunisie » mais estime qu’il s’agit « d’une manière de museler les opposants, à l’instar de ce qui se fait dans d’autres régimes autoritaires » qui ont recours à ce genre de « formulations bateau » pour sanctionner les dissidents.
Par ailleurs, Zyna Mejri note que le chef de l’État propage lui-même de fausses informations. La plateforme Falso a scruté les discours présidentiels dans les six mois qui ont suivi le coup de force du 25 juillet 2021 et a recensé 114 déclarations problématiques.
Dans le détail, 35,8 % étaient de fausses informations, 35 % des déclarations pouvaient induire en erreur, 23,3 % portaient sur un double discours et 5,8 % comportaient des imprécisions.
Interrogé par le journal en ligne Nawaat, le professeur de droit Aymen Zaghdoudi affirme que le décret-loi 54 est « la pire des législations comparables promulguées dans des pays arabes ces dernières années », y compris dans des États comme la Syrie et la Libye.
Cela tient notamment au fait qu’elle induit des peines différentes pour le même acte (selon le code que va utiliser le juge), ce qui va à l’encontre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par la Tunisie.
Dans une tribune commune, plusieurs organisations de la société civile, dont le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), ont appelé au retrait immédiat du décret-loi 54, qu’elles jugent inconstitutionnel au regard de la nouvelle Constitution et à même d’intimider les journalistes et les citoyens.
Contacté par MEE, le président du SNJT, Mohamed Yassine Jlassi, accuse le pouvoir en place d’avoir pris le prétexte de la lutte contre les fausses informations pour mettre en place un système réactionnaire et répressif qui va à l’encontre des engagements internationaux pris par la Tunisie en matière de liberté d’expression.
Le journaliste accuse par ailleurs les autorités et leurs proches d’avoir recours aux pratiques que le décret-loi entend réprimer. Il rappelle à ce propos les rumeurs propagées par les plus hautes instances du pays et les procédés dégradants qu’emploient en toute impunité des « milices électroniques » à l’encontre des adversaires du régime.
Professeur de journalisme, retraité de l’Institut de presse et des sciences de l’information (IPSI), Larbi Chouikha est engagé de longue date dans la défense de la liberté d’expression en Tunisie. Interrogé par MEE, il remarque que le flou entourant le terme de « fausses nouvelles » fait peser des menaces sur les libertés. Par ailleurs, l’universitaire s’interroge sur le sort des décrets-lois 115 et 116 et de la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) qui régule le secteur audiovisuel. En effet, le décret-loi 54 contredit le 115 dans la répression des délits de presse et la nouvelle Constitution ne prévoit plus l’existence d’une autorité indépendante chargée de réguler des stations de radios et des chaînes de télévision.
Évolutions liberticides
La volonté de limiter la critique gouvernementale se manifeste dans un autre texte portant sur un sujet de prédilection de Kais Saied : la spéculation. Le chef de l’État estime que cette pratique est dirigée contre lui et constitue la principale cause de la crise économique.
Alors que les autorités communiquent peu, la mise en cause de la parole gouvernementale peut être ainsi criminalisée
Le 20 mars 2022, jour de la fête de l’Indépendance, il a promulgué un décret-loi qui en durcit la répression.
Le texte punit d’une peine allant de dix ans de prison à la réclusion à perpétuité les personnes coupables de faits de spéculation, y compris quiconque « diffuse sciemment de fausses nouvelles ou des informations erronées afin d’inciter le consommateur à s’abstenir à l’achat ou dans le dessein de provoquer une perturbation de l’approvisionnement du marché ou une hausse subite et non justifiée des prix ».
Alors que les autorités communiquent peu, la mise en cause de la parole gouvernementale peut être ainsi criminalisée.
« Si les actes visant à influencer les marchés par le biais de moyens frauduleux sont des motifs légitimes de préoccupation, les lois de grande portée comme le décret-loi 2022-14 ouvrent la voie à des poursuites iniques et abusives », estime Amnesty International, qui déplore « la prohibition générale de la diffusion d’informations en vertu de concepts vagues et ambigus, tels que la propagation de nouvelles fausses ou inexactes ».
Ces évolutions liberticides doivent se lire dans un contexte de tentative de mise au pas de la justice.
Après avoir dissous, en février, le Conseil supérieur de la magistrature et s’être octroyé un droit de regard sur la carrière des juges, le président Saied a révoqué, le 1er juin, 57 magistrats dont de hauts responsables des principales juridictions, et ce, sur « rapport motivé des autorités compétentes ».
Or certaines personnes incriminées ont estimé que leur renvoi était dû à des différends politiques ou au refus d’exécuter des requêtes manifestement illégales.
En août, le tribunal administratif a ordonné la réintégration de 50 d’entre eux mais les autorités ont jusqu’ici refusé d’obtempérer.
Si la justice, garante des libertés, est mise sous la houlette d’un exécutif qui ne cache pas son mépris pour l’opposition, et si elle dispose d’un arsenal liberticide, cela ouvrira la voie au musèlement des voix dissidentes.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
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