Tout en saluant «la contribution exceptionnelle de l'Algérie à la diplomatie mondiale multilatérale au service des objectifs de paix et de stabilité et pour le règlement des conflits par des voies pacifiques (...)», Antonio Guterres a confirmé, lundi, sa présence au Sommet arabe d'Alger, prévu les 1 et 2 novembre prochain.
Le SG de l'ONU s'adressait à Ramtane Lamamra qui lui a remis une lettre d'invitation au Sommet arabe d'Alger pour en être un invité d'honneur à l'instar du président sénégalais, Macky Sall, en sa qualité de président en exercice de l'Union africaine (UA) et azerbaïdjanais, Ilham Aliyev, de président en exercice du Mouvement des Non-alignés.
Comme les présidents des deux organisations, Guterres a confirmé sa présence à «une étape déterminante dans l'action arabe commune, afin d'assurer une contribution effective du monde arabe à relever les défis actuels sur les scènes régionale et internationale», a assuré le MAECNE. Les deux diplomates ont discuté à New York des «(...) efforts consentis par l'Algérie pour promouvoir la paix et la stabilité en Libye, au Mali et dans la région sahélo-saharienne, outre ses efforts visant à consolider l'unité nationale palestinienne et à reprendre le processus de paix au Moyen-Orient à travers la relance de l'initiative arabe de paix». Ils ont en outre, débattu «des perspectives de parachèvement du processus de décolonisation du Sahara Occidental, sous la conduite du représentant personnel du Secrétaire général, Staffan de Mistura, pour amener les parties au conflit, le Maroc et la République sahraouie, à poursuivre les négociations directes en vue de parvenir à une solution durable, équitable, et acceptable pour les deux parties, qui garantit le droit inaliénable et imprescriptible du peuple sahraoui à l'autodétermination et à l'indépendance».
Le ministre a mis en avant «la détermination de l'Algérie à intensifier ses efforts (...) pour encourager les facteurs d'intégration économique et de développement intégré, et d'atteindre les objectifs de développement durable et de renforcer les piliers de la paix et de la sécurité dans la région». De ces questions, beaucoup sont, en principe, inscrites à l'ordre du jour du Sommet arabe d'Alger.
En premier, la question palestinienne pour laquelle «l'Algérie poursuit ses efforts visant à renforcer l'unité nationale entre les frères palestiniens à la lumière de l'initiative de réconciliation lancée par le président de la République, Abdelmadjid Tebboune» et dont «la résolution demeure la clef de voûte pour le rétablissement de la sécurité et la stabilité dans la région du Moyen-Orient, en consacrant le droit du peuple palestinien frère à établir son Etat indépendant dans le cadre des frontières du 4 juin 1967, avec Al-Quds comme capitale».
Le Roi du Maroc invité au Sommet d'Alger
Le conflit sahraoui au sujet duquel l'Algérie appelle les Nations Unies à «redoubler les efforts afin de permettre aux deux parties au conflit, le Maroc et la République sahraouie, de reprendre le processus des négociations directes (...)». Le dossier libyen et l'«inévitable de s'attaquer en priorité au cœur de la crise en mettant fin à l'ingérence étrangère sous ses diverses formes dans les affaires de ce pays (...), pour avancer vers la réalisation des objectifs de la réconciliation nationale et l'organisation d'élections libres et régulières (...)». Le Mali pour lequel en tant que chef de file de la médiation internationale et présidente du Comité de suivi de la mise en œuvre de l'Accord de paix et de réconciliation nationale issu du processus d'Alger», l'Algérie appelle la communauté internationale «à soutenir les parties maliennes dans le but d'accélérer le rythme de concrétisation de leurs engagements en vertu de l'accord...», en plus «des situations «de fragilité au Sahel». Alger discutera certainement des crises, au Yémen, en Syrie et en Irak.
L'on rappelle que le président de la République a envoyé dès le 5 septembre dernier, des émissaires pour remettre ses lettres d'invitation aux chefs d'Etats et souverains arabes pour assister au Sommet d'Alger.
Parmi eux, le président de l'Etat de Palestine, Mahmoud Abbas, égyptien Abdel-Fattah Al-Sissi, l'Emir de l'Etat du Koweït, Cheikh Nawaf Al-Ahmad Al- Jaber Al-Sabah, l'Emir de l'Etat du Qatar, Tamim ben Hamad Al Thani, le président de l'Etat des Emirats arabes unis, cheikh Mohammed Ben Zayed Al Nahyane, le Sultan d'Oman, Haitham ben Tarek, le président mauritanien, Mohamed Ould Cheikh El-Ghazaouani, le Roi de Bahreïn, Hamed Ben Issa Al Khalifa, le président du Conseil présidentiel libyen, Mohamed Yunus al-Menfi, le Roi de Jordanie Abdallah, le président tunisien, Kaïs Saïed, Libanais, Michel Aoun, du Conseil soudanais de souveraineté transitoire, le général Abdel Fattah al-Burhan du Djibouti, Ismaël Omar Guelleh, irakien, Barham Salih et enfin le Roi d'Arabie Saoudite, Salmane Ben Abdelaziz Al-Saoud.
Tous les dirigeants des Etats membres de la Ligue arabe ont confirmé leur participation au 31ème Sommet tout en affirmant «leur volonté de concourir à sa réussite».
Hier, mardi, le ministre de la Justice, Abderrachid Tabi a remis aux mains du ministre marocain des Affaires étrangères, Nacer Bourita à Rabat, une lettre d'invitation au Sommet d'Alger, du Président Tebboune au Roi du Maroc, Mohamed VI.
Le 5 septembre 1960 s’ouvre, devant un tribunal militaire, le procès du « réseau Jeanson ». Ses militants français sont accusés, selon une formule qui deviendra célèbre, d’avoir « porté les valises » du FLN. Le même jour est publié un appel de 121 intellectuels sur le « droit à l’insoumission ». Retour sur ces hommes et femmes qui eurent le courage de dire non.
Etonnant numéro que celui du Monde du 5 septembre 1960 (daté du 6). Le quotidien consacre sa « une » à la conférence de presse que tient, ce lundi, le général de Gaulle pour dénier aux Nations unies le droit « d’intervenir dans une affaire qui est de la seule compétence de la France ». Le président de la République lance : « L’Algérie algérienne est en marche. » Mais il ajoute : « Qui peut croire que la France (...) en viendrait à traiter avec les seuls insurgés (...) de l’avenir de l’Algérie ? Ce serait admettre que le droit de la mitraillette l’emporte sur celui du suffrage. » Dans le même numéro, en dernière page, un court article annonce : « Le procès des membres du “réseau Jeanson” est appelé devant le tribunal militaire. »
Sur les bancs des accusés figurent vingt-trois personnes — dix-sept « Métropolitains » et six « Musulmans » —, mais pas Francis Jeanson, en fuite. On les accuse de rédaction et diffusion du bulletin Vérité pour..., de transport de fonds et de matériel de propagande du Front de libération nationale (FLN), de location d’appartements pour des militants algériens recherchés : assez pour justifier l’inculpation d’« atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat ». Suit une brève de huit lignes : « Cent vingt et un écrivains, universitaires et artistes ont signé une déclaration sur “le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie”. “Nous respectons et jugeons justifié, concluent-ils, le refus de prendre les armes contre le peuple algérien”. » Ainsi commençait l’affaire du Manifeste des 121 (lire « Le droit à l’insoumission »).
A l’époque, cela fait près de six ans que la France « maintient l’ordre » dans ses « trois départements » d’Algérie — c’est-à-dire torture et massacre à grande échelle. Président depuis un an, de Gaulle prône désormais l’autodétermination, mais il ne se résout pas — pas encore — à négocier avec la « rébellion ». Ainsi l’espoir soulevé par l’annonce de tractations directes, le 25 juin 1960 à Melun, s’est-il évanoui en quatre jours. Sirius — Hubert Beuve Méry, fondateur et directeur du Monde, signe ainsi ses éditoriaux — estime, le 7 septembre, « désolant » que le FLN « n’ait pas vu le meilleur et le plus sûr chemin (...) vers une évolution pacifique », mais « non moins désolant que les représentants de la France aient eu pour consigne de donner au “cessez-le-feu” l’aspect d’une reddition préalable à toute discussion de caractère politique ».
Bref, c’est l’impasse. En cette année où la France se résigne à la souveraineté d’une quinzaine de ses ex-colonies africaines, elle refuse obstinément celle de l’Algérie. Dans l’opinion, le désarroi domine : l’illusion de l’Algérie française se dissipe, l’aspiration à la paix grandit ; cependant seule une minorité accepte l’indépendance. Là réside sans doute la motivation première des 121 comme, avant eux, des militants des réseaux : la crainte que la guerre, qu’on espérait bientôt terminée, déroule à nouveau, pour longtemps, son cortège d’horreurs.
Que faire ? La gauche « classique », balayée par le raz-de-marée gaulliste de 1958, étale son impotence. Hostile à la négociation avec le FLN, le Parti socialiste (SFIO) ne saurait faire oublier la responsabilité écrasante qu’il porte dans cette guerre, depuis la trahison par Guy Mollet des engagements du Front républicain, pourtant largement victorieux en janvier 1956. Quant au Parti communiste (PCF), il s’en tient aux réunions et défilés traditionnels pour « la paix en Algérie ». D’ailleurs, L’Humanité exprime sa solidarité avec les 121... tout en s’en dissociant : « Les communistes ont de la lutte pour la paix une conception différente. » Et de citer le secrétaire général du PCF, Maurice Thorez, invoquant Lénine : « Le soldat communiste part à toute guerre, même à une guerre réactionnaire, pour y poursuivre la lutte contre la guerre. » Même le jeune Parti socialiste unifié (PSU), dans une déclaration de sympathie, souligne que les signataires « posent le problème entre la gauche française et le nationalisme algérien dans des termes qui ne sont pas ceux du PSU ».
« Nous n’aurions pas eu à descendre dans l’arène politique, déclarera l’écrivain Maurice Nadeau, signataire du Manifeste, si les partis de gauche (...) ne faisaient pas preuve d’une impuissance et d’une timidité doctrinale incompréhensibles (1). » Ceux qui veulent manifester concrètement leur solidarité avec les Algériens cherchent donc ailleurs. Dès 1958, la diffusion des livres La Gangrène et La Question — publiés par les Editions de Minuit, mais aussitôt interdits parce qu’ils témoignent de la généralisation de la torture — mobilise des centaines de militants. D’autres fondent le Comité Maurice Audin (2), pour qu’éclate la vérité sur la « disparition » de cet étudiant enlevé par les parachutistes. En juin 1960, des personnalités de toutes opinions — y compris gaullistes — se retrouvent dans le Comité Djamila Boupacha, cette combattante du FLN emprisonnée dont l’avocate Gisèle Halimi tente de sauver la tête.
« Au début de la guerre, déclarera Hélène Cuénat, une des principales accusées du procès Jeanson, j’ai commencé par participer à des actions légales. (...) Puis il est devenu évident que cela n’aboutissait pas. La guerre continuait. Il m’a semblé qu’il n’y avait plus qu’un seul moyen : se ranger aux côtés d’un peuple qui luttait contre le colonialisme (3). » Comme elle, plusieurs centaines de militants basculent dans la clandestinité — les premiers dès 1957. Les réseaux, notamment celui dirigé par Francis Jeanson puis par Henri Curiel (4), prennent en main l’aide aux militants du FLN. Trotskistes, communistes en rupture de ban, prêtres ouvriers, anticolonialistes pour qui le chemin de la révolution passe par Alger, républicains inquiets de la « fascisation » du régime ou démocrates révulsés par la torture, nul ou presque ne les connaissait — du moins jusqu’en septembre 1960.
Dans l’introduction au livre — déjà cité — qu’il publie sur le Manifeste des 121, François Maspero écrit : « Son rôle dans l’immédiat ne fut que celui de la goutte d’eau — et elle ne fit même pas déborder le vase. Tout dans la France de 1960 appelait à ce qu’une telle position fût prise. Il fallait seulement en avoir le courage, et en tout état de cause, l’événement historique c’est que ce courage-là se soit enfin trouvé. » Avec le recul, il apparaît clairement que la coïncidence — calculée — du 5 septembre 1960 a bel et bien déclenché une lame de fond.
Malgré l’extrême confusion des débats, le procès braque les feux de l’actualité sur l’engagement de ceux qu’on appellera les « porteurs de valise ». Simultanément, le Manifeste révèle à l’opinion l’existence de jeunes soldats — plus de trois mille — qui refusent d’aller « pacifier » l’Algérie, voire désertent. Autant les noms des militants des réseaux sont inconnus, autant ceux des signataires du Manifeste — et des « témoins de moralité » qui défilent au tribunal — attirent l’attention du grand public. « Jean-Paul Sartre, Simone Signoret et cent autres risquent cinq ans de prison », titre Paris-Presse le 8 septembre...
Rien ne sera plus comme avant
De fait, le pouvoir répond par une répression dont la disproportion et la brutalité choquent. Chaque jour apporte sa liste d’interrogatoires, d’inculpations, d’arrestations et de saisies de journaux. En septembre, le conseil des ministres accroît les peines en cas d’appel à l’insoumission, à la désertion et à la désobéissance, décide de suspendre les fonctionnaires impliqués et interdit même les 121 de radio-télévision, mais aussi de cinéma et de théâtre (subventionnés). Le 12 octobre, la plupart des professeurs pétitionnaires se voient notifier leur suspension. Le 25, la police arrête six animateurs du réseau Curiel, dont son chef. Entre-temps, le 1er octobre, dans cette même salle de l’ancienne prison du Cherche-Midi qui vit la condamnation du capitaine Alfred Dreyfus, quatorze inculpés du réseau ont écopé de dix ans de prison (la peine maximale), et trois autres de huit mois à cinq ans.
Si le pouvoir espérait ainsi réduire au silence les partisans de l’indépendance de l’Algérie, il s’est lourdement trompé. En dépit des campagnes haineuses des ultras et de leur presse, la multiplication des atteintes aux libertés publiques ébranle nombre de citoyens longtemps acquis — ou résignés — à la guerre. L’Eglise, en particulier, bouge : « Les jeunes qui se refusent à des actions déshonorantes ont pour eux la morale, le droit et la loi », écrit, le 13 octobre 1960, le rédacteur en chef de La Croix, le R.P. Wenger.
Rien, après le procès Jeanson et le Manifeste, ne sera plus comme avant. A commencer par le rassemblement organisé par l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) le 27 octobre 1960. Non seulement il réunit, chiffre record à l’époque, vingt mille participants, mais l’ensemble des partis de gauche et des syndicats doivent, un peu à contrecœur, s’y rallier. Cette convergence annonce les grandes mobilisations contre l’Organisation armée secrète (OAS) de la fin 1961-début 1962 et surtout l’affaire de Charonne, qui précipiteront les accords d’Evian et, finalement, la paix.
« Le procès Jeanson — estime La Guerre d’Algérie, ouvrage coordonné par le communiste Henri Alleg (5) — catalyse donc les réactions de certaines couches de la population. Il révèle aussi, peut-être surtout, la lente mais constante progression de leur opposition à l’aventure coloniale et aux méthodes barbares qui l’accompagnent. (...) [Ce mouvement] déjà largement développé dans de vastes secteurs de l’opinion publique, marque chaque jour plus fortement, en dépit de la propagande officielle et des savantes ambiguïtés des discours gaullistes, une impatience grandissante devant la guerre qui se prolonge. »
L’histoire serait-elle injuste ? Pour nombre de spécialistes de la Ve République, de Gaulle, revenu au pouvoir en s’appuyant sur l’armée et les ultras, donc censé maintenir l’Algérie dans le giron de la France, se serait en fait secrètement convaincu de l’inéluctabilité de l’indépendance. Et sa politique — zigzags compris — n’aurait eu d’autre but que d’en convaincre progressivement les Français. Vain, le sacrifice des maquisards et des militants du FLN ? Inutile, l’engagement des Français qui permirent à l’opinion de peser de plus en plus massivement en faveur de la paix ? Certainement pas. Si le général caressait, pour son pays, des projets qui passaient par la fin de cette guerre, il a d’évidence imaginé d’autres formules que l’indépendance pure et simple de l’Algérie. Leur liberté, les Algériens la doivent donc d’abord à leur propre combat, et, pour une part, à l’aide de leurs amis français.
Ces « Amis de l’Algérie », quarante ans plus tard, le président Abdelaziz Bouteflika en a rencontré quelques-uns lors de sa visite d’Etat en France, en juin 2000. Il leur a raconté ses retrouvailles, en 1966, avec Francis Jeanson. Au discours de remerciements de son interlocuteur, le chef du réseau avait répondu : « Mais qu’est-ce que tu connais, toi, de la France, sinon Bugeaud et Bigeard ? Tu t’adresses à moi comme si j’étais un traître à mon pays. A partir d’aujourd’hui, je voudrais que tu retiennes que mes camarades et moi n’avons fait que notre devoir, car nous sommes l’autre face de la France. Nous sommes l’honneur de la France. »
Dominique Vidal
Septembre 2000
Journaliste et historien, dirige avec Bertrand Badie la publication annuelle L’État du monde, La Découverte, Paris.
Avec Sabine Huynh & Patricia Godi Lecture par Dominique Reymond
Rencontre animée par Francesca Isidori Lecture & rencontre Figure majeure de la poésie américaine, Anne Sexton (1928-1974) est l’autrice d’une œuvre poétique composée de plus d’une dizaine de recueils précurseurs. Prix Pulitzer en 1967, Tu vis ou tu meurs est reconnu comme un chef-d’œuvre. « Si l’exploration des liens de parenté occupe une place centrale dans la poésie d’Anne Sexton, sa nouveauté réside aussi, fondamentalement, dans la venue à l’écriture de l’autre relation qui a interrogé la psychanalyse, la relation des mères et des filles. Dès lors que le sujet lyrique se situe en tant que fille dans nombre de poèmes, de même qu’en tant que génitrice, l’œuvre entreprend doublement de pallier le silence qui a entouré les généalogies féminines » Patricia Godi Les quatre recueils présents dans cette édition sont traduits pour la première fois en français par Sabine Huynh, qui a fait de la traduction de l’œuvre d’Anne Sexton un projet de vie. À lire - Anne Sexton, Tu vis ou tu meurs, trad. de l’anglais (États-Unis) par Sabine Huynh - présenté par Patricia Godi, éditions des femmes – Antoinette Fouque, 2022.
« Les Algériens ont une peur terrible de la différence », tel est le verdict abrupt que le poète et romancier Mustapha Benfodil livre à son collègue Youcef Zirem. Ce dernier a entrepris d’interroger vingt-deux écrivains algériens à propos de leur trajectoire, de leur art, de leurs engagements et de leur rapport à un pays en proie à un système politique qui ne tolère aucune contestation. À l’exception de Boualem Sansal, la plupart des auteurs qui s’expriment sont peu ou pas connus en France. Loin des clichés et des normes d’une grande partie du milieu littéraire français, qui continue d’entretenir une relation ambiguë avec l’Algérie et ses écrivains, ces « Algériens ont des choses à dire sur eux-mêmes », affirme ainsi Chawki Amari. La nécessité impérieuse d’écrire y compris lorsque le climat politique est incertain ou dangereux est une constante chez la plupart, parmi lesquels le poète et éditeur Lazhari Labter. Est également souligné le rapport décomplexé à la langue française, et s’affirme l’indignation récurrente à l’égard d’un régime peu enclin à favoriser la culture et, plus particulièrement, le secteur de l’édition.
Accueillis par la Belle Province parce qu’ils sont diplômés et qu’ils parlent français, les immigrés originaires d’Algérie, du Maroc et de Tunisie rencontrent d’importantes difficultés pour échapper au chômage ou pour trouver un emploi correspondant à leurs compétences. Le débat tendu et récurrent autour de la question identitaire et l’attentat contre une mosquée de Québec en janvier ont aggravé leur mal-être.
Longtemps considérés comme la « petite Italie » de Montréal, les alentours de la rue Jean-Talon Est ont récemment été rebaptisés « petit Maghreb » par un regroupement de commerçants. Avec ses deux millions d’habitants, la ville de Montréal, en plus d’être divisée entre francophones (à l’est et au nord) et anglophones (au sud-ouest de l’île), apparaît comme une mosaïque ethnique. Ce quartier concentre une bonne part de la population maghrébine et surtout algérienne au Québec (voir « Montréal, ville-monde »). Situés en bordure du Plateau- Mont-Royal — le quartier cossu des immigrants français —, nombre des segments de la rue Jean-Talon Est arborent les signes caractéristiques de cette présence récente, qui remonte au début des années 1980 (1). Au Canada, où un habitant sur cinq est né à l’étranger, on compte deux cent mille Maghrébins, dont 80 % installés dans la province du Québec et 70 % dans la seule ville de Montréal (2).
Les boucheries sont halal, les agences de voyages proposent des vols bon marché pour l’Afrique du Nord et les boulangeries vendent des pâtisseries et des ustensiles de cuisine « du pays ». Quelques rares tiendas (boutiques) témoignent aussi d’une présence sud-américaine. Dans ce quartier, on célèbre joyeusement les victoires des équipes de football maghrébines, la police intervenant avec bonhomie pour détourner la circulation et éviter les débordements. De nombreux cafés portent le nom d’établissements très connus à Alger, Tunis ou Casablanca. C’est dans l’un d’eux, le 5 Juillet — référence au jour de l’indépendance algérienne en 1962 —, que nous retrouvons plusieurs arrivés de fraîche date. M. Mounir D., un Oranais de 35 ans, manutentionnaire dans un grand magasin, a obtenu son visa d’immigration en 2015. Une petite tasse de café à la main, une cigarette dans l’autre, il raconte sa nouvelle vie, synonyme d’autonomie et d’émancipation : « Ici, je suis bien. Il y a des problèmes, je ne vais pas le nier, mais, frère, avec mon épouse et mes enfants, nous avons notre logement, une voiture, et dans cinq ans maximum nous serons citoyens canadiens ! Il ne faut pas trop écouter les gens qui se plaignent. Ici, on a la paix. »
Les protestations fusent. Ses camarades sont loin d’être d’accord. Pour eux, la réalité est bien plus contrastée. Ils ne cachent ni leur déception ni leur colère à l’égard des autorités québécoises, qui ne feraient pas tout pour leur garantir une meilleure intégration. M. Hassan M., un architecte d’origine tunisienne qui dit travailler dans le bâtiment, sans autre précision, avoue son amertume : « Nous ne sommes pas des réfugiés qui demandons l’aumône. Nous sommes une immigration choisie, puisque le Canada et le Québec ont fait appel à nous et nous ont sélectionnés. Or, après notre installation, c’est le chômage garanti. Ici, c’est tout sauf un eldorado. »
Hantise de devoir dépendre du « bessbass »
Pour enrayer la dénatalité et éviter un déclin démographique face à la majorité anglophone du Canada, le Québec a en effet adopté un régime législatif qui lui permet de sélectionner des « ressortissants étrangers en mesure de participer pleinement, en français, à la société québécoise (3) ». Le Maghreb, à l’instar de l’Afrique de l’Ouest ou d’Haïti, est ainsi vu comme le réservoir francophone d’une immigration perçue très largement comme nécessaire au développement de la province.
Hassan et ses camarades insistent toutefois sur le taux de chômage particulièrement important au sein de la population active d’origine maghrébine : 20 % à 30 % selon les estimations, c’est-à-dire trois à cinq fois plus que la moyenne de la province (6,2 % en janvier 2017). Et ces chiffres ne prennent pas en compte le profond sentiment de déclassement ressenti par de nombreux migrants qui ont la chance de travailler. Une anecdote maintes fois entendue l’illustre : en cas d’urgence médicale à Montréal, mieux vaudrait appeler un taxi, conduit par un médecin maghrébin ou subsaharien qui ne peut exercer faute d’équivalence de diplôme, que faire appel aux services hospitaliers, régulièrement congestionnés... Mounir reconnaît lui-même avoir du mal à accepter sa condition. Titulaire d’un doctorat de lettres et d’un diplôme tunisien d’interprétariat, il n’a pu trouver de poste à la hauteur de ses compétences : « On n’est pas suffisamment mis en garde pendant le processus de sélection. Les services d’immigration insistent à raison sur la dureté de l’hiver, mais ils feraient mieux de dire aux immigrés que le plus difficile pour eux sera de trouver un vrai emploi. » Il faut toutefois relever que les documents gouvernementaux avertissent les futurs résidents étrangers : « Le fait d’avoir été sélectionné en tant que travailleur qualifié ne signifie pas que vous occuperez un emploi dans la profession ou le métier que vous voulez exercer. »
Quel que soit l’interlocuteur, revient la hantise de rejoindre celles et ceux qui doivent se contenter d’attendre la fin du mois et le versement du bessbass. Ce terme arabe signifie « fenouil » et désigne, par dérision, le programme gouvernemental d’aide sociale, appelé communément « bien-être social », ou péjorativement « BS », soit 604 dollars canadiens par adulte (435 euros). Ancien ingénieur dans une compagnie d’électricité en Tunisie, M. Moaz F. nous reçoit dans une petite maison individuelle à quelques centaines de mètres de la grande tour inclinée du stade olympique de Montréal. Il a réussi à trouver un emploi d’ingénieur, mais au terme d’un difficile processus de plusieurs années, au cours duquel il a été obligé de reprendre ses études faute d’obtenir les équivalences nécessaires.
Son épouse Ines, ingénieure elle aussi, travaille à mi-temps dans une association d’alphabétisation pour des immigrés non francophones. Tout en reconnaissant la « tranquillité d’esprit » dont elle jouit loin de la Tunisie et de ses incertitudes politiques, elle dénonce le discours officiel à propos des difficultés d’emploi des Maghrébins. « Quelle que soit la couleur du gouvernement de la province, le problème est minimisé. Le corporatisme de certains ordres professionnels empêche l’accès à des professions réglementées, comme médecin, avocat ou infirmière. Il n’est pas remis en question, et le sujet de la discrimination à l’embauche reste tabou. Dans le même temps, on dit aux gens de créer leur entreprise. C’est un vrai choc culturel, parce que ces personnes viennent de pays où le salariat est la voie normale et où l’on attend de l’État la solution. D’où la frustration qu’elles expriment. De guerre lasse, certains créent de petites entreprises dont la cible est d’abord la clientèle maghrébine. Voilà comment on favorise le communautarisme. »
Bien mieux considérés qu’en Europe
Les statistiques montrant que les Maghrébins sont la communauté la plus touchée par le chômage ne semblent guère émouvoir les autorités, même si des voix s’élèvent pour réclamer un effort plus soutenu afin de leur faciliter l’accès à la fonction publique. Nous avons pu recueillir des dizaines de témoignages comme ceux d’Ines ou de Hassan, avec les mêmes critiques et les mêmes arguments. Ancien journaliste en Algérie, M. Kamel Dziri résume ainsi son parcours par le millier de curriculum vitae envoyés ou distribués en faisant du porte-à-porte, et qui n’ont débouché que sur quelques entretiens infructueux. Alors qu’on le considère comme « surqualifié », il a dû se satisfaire d’un emploi de magasinier dans une chaîne d’équipements électroniques. Doctorant à l’université d’Ottawa, dans l’Ontario voisin, M. Adib Bencherif a quant à lui connu une surprenante déconvenue lors de sa recherche d’emploi au Québec : « Un recruteur m’a fait comprendre que ma bonne maîtrise de la langue et de la culture françaises était un handicap. Selon lui, je risquais de complexer mes collègues québécois… »
De fait, la complexité des relations triangulaires entre le Québec, la France et les pays du Maghreb façonne le quotidien des immigrés d’origine nord-africaine. Professeur titulaire à HEC Montréal, Taïeb Hafsi vit au Canada depuis plus de trois décennies. Observateur attentif de l’évolution des communautés maghrébines, il dresse un constat apaisé, mais non dénué de critiques : « Dans l’ensemble, les Maghrébins sont heureux d’être au Québec et ils y sont bien mieux accueillis qu’en Europe. Il y a un vrai attachement à cette terre d’adoption, et les critiques que l’on entend à propos de la difficulté d’accès à l’emploi s’expliquent aussi par une impatience et une volonté d’intégration très importantes. » Pour ce spécialiste du management mondialement reconnu, les problèmes naissent néanmoins quand, dans un pays de tradition multiculturelle, le Québec importe des problématiques qui lui sont étrangères, en reproduisant par exemple le débat français à propos de la laïcité et de la place de l’islam dans l’espace public.
Avant la tuerie du Centre culturel islamique de la ville de Québec, qui a fait six morts le 29 janvier dernier, deux événements majeurs avaient créé le malaise au sein de la communauté maghrébine. Le premier concernait la tenue, en 2007 et 2008, de débats publics à propos des « accommodements raisonnables » imposés depuis 1985 par la Cour suprême du Canada. Ces exceptions à certaines règles en apparence égalitaires visent à éviter une discrimination envers les handicapés ou envers des minorités, essentiellement confessionnelles. Ces accommodements encadrés par les tribunaux autorisent par exemple des congés les jours de fête religieuse, le port à l’école du couteau traditionnel par les enfants sikhs, celui du hidjab par les musulmanes ou de la kippa par les juifs. Au terme de ces auditions et de son enquête, la commission Bouchard-Taylor avait conclu que ces accommodements ne posaient pas de problèmes « sur le terrain », mais elle avait mis au jour une crainte croissante des Québécois à l’égard de l’immigration.
Le second événement, plus récent, est la proposition d’une « charte des valeurs québécoises » évoquée par le Parti québécois (PQ) lors de la campagne pour les élections provinciales de septembre 2012. Le projet, présenté en 2013, entendait encadrer la pratique des « accommodements raisonnables » en réaffirmant les valeurs de laïcité et d’égalité entre les femmes et les hommes. La charte interdisait notamment à tout le personnel de l’État, de l’éducation ou de la santé de porter des « signes religieux facilement visibles et ayant un caractère démonstratif ». Après avoir mobilisé opposants puis partisans, et divisé le camp souverainiste, elle fut abandonnée à la suite de la victoire du Parti libéral en avril 2014 (4). Durant ces deux moments d’agitation, nombre de migrants se sont sentis stigmatisés et reprochent au PQ d’avoir joué avec le feu en créant un climat général d’intolérance.
Jeune Français descendant de grands-parents algériens installé dans la banlieue de Montréal, M. Salim Nadjer insiste sur la sensation de déjà-vécu qu’il éprouve depuis quelques années. « Les débats ont parfois été caricaturaux. N’importe qui a pu s’emparer du micro pour dire n’importe quoi. J’ai eu l’impression que la France et ses problèmes m’avaient suivi à Montréal, et je me dis qu’il faut peut-être que j’aille m’installer au Canada anglophone pour être tranquille. » De son côté, M. Abdelhamid Benhmade, doctorant marocain à l’université d’Ottawa, estime que les polémiques liées à la charte des valeurs ont eu quelques conséquences positives. « De nombreux Québécois ont abandonné leur attitude d’évitement et ont dit des choses qu’ils n’osaient pas formuler. C’est un point de départ pour résorber les incompréhensions. » Une opinion que partage l’universitaire montréalaise Rachida Azdouz. Pour cette personnalité très engagée contre les discriminations, « le débat sur la laïcité est nécessaire, mais il faut garder en tête la montée de l’intolérance. Il y a sûrement des ajustements à faire, mais certains en profitent pour remettre en question la présence des Maghrébins sur le sol québécois ».
La Belle Province n’est pas restée à l’abri des tumultes du Proche-Orient et de l’Europe. Le 28 mars 2015, le groupe d’extrême droite Pegida Québec, s’inspirant du mouvement allemand du même nom, a tenté d’organiser une marche « contre l’islamisation du Québec » dans le « petit Maghreb », avant d’y renoncer à la demande de la police et face à une contre-manifestation importante. En décembre 2016, comme s’ils pressentaient le drame à venir, de nombreux internautes maghrébins résidant à Québec et à Montréal s’alarmaient que plusieurs groupes militants appellent sur des réseaux sociaux à « nettoyer le Québec de toute présence musulmane ». L’un d’eux, la Meute, fondé à l’automne 2015 par deux anciens militaires, compterait plus de 43 000 membres sur sa page Facebook. Il entend défendre l’identité du Québec, « foyer et nombril de la civilisation européenne dans toutes les Amériques (5) ».
Plus ouverts, plus indulgents qu’en France
La tuerie du 29 janvier, commise par un étudiant d’extrême droite, mais aussi les polémiques liées à la charte des valeurs ont semé le doute au sein du PQ. L’un de ses responsables, partie prenante de la campagne électorale de 2014, a bien voulu s’exprimer sur la question, en demandant à ne pas être cité nommément : « Il y a une nécessité de poser des limites au multiculturalisme tel qu’il existe dans le reste du Canada. Si, à Calgary, une policière voilée ne pose pas de problème, ce n’est pas le cas au Québec. Il ne s’agit pas de dire non à l’islam, mais de fixer des règles sur le vivre-ensemble. Ce débat n’est pas clos, même si notre parti risque de se couper d’une partie de l’électorat de confession musulmane. » Un avis que partage le politiste Christian Dufour : « Le Québec n’est certes pas la France, car nous sommes plus ouverts et plus indulgents vis-à-vis de la diversité culturelle. Mais ce n’est pas non plus la Colombie-Britannique, l’Alberta ou l’Ontario. C’est aux courants nationalistes et autonomistes québécois de définir une plate-forme acceptable par tous, loin des surenchères identitaires. » De son côté, le parti progressiste Québec solidaire a décidé en novembre 2015 de se tenir à distance du débat identitaire. Vigilant à l’égard du prosélytisme, il ne s’oppose pas pour autant au port de signes religieux par les représentants de l’État. Avec un « projet collectif d’indépendance et de défense des droits de la personne et des minorités », ce parti entend attirer à lui les souverainistes québécois que le débat sur la charte des valeurs a rebutés.
Pour autant, nombre de résidents maghrébins se sont ouvertement prononcés en faveur de cette dernière. « Je ne suis pas venu m’installer au Québec pour vivre les mêmes pressions religieuses que celles que j’ai subies en Algérie », nous déclare à ce sujet M. Fouad Nedromi, un logisticien d’origine algérienne. Pour lui, des voix comme celle de Mme Djemila Benhabib, candidate du PQ en 2012 et 2014, ont raison de se faire entendre pour dénoncer le danger de l’intégrisme et du repli communautariste. Attaquée pour ses positions en faveur d’une laïcité intransigeante, cette auteure et militante très active a publié sur sa page Facebook, le 4 février 2017, un texte dénonçant l’opportunisme de la classe politique québécoise après l’attentat de Québec. « Je me serais attendue à ce que ces rencontres [des représentants politiques] avec les religieux musulmans soient aussi une occasion pour nos politiciens de leur expliquer le sens de la démocratie. La nécessaire distanciation entre le politique et le religieux pour protéger les religions, précisément. Le profond respect des femmes. Notre attachement à la liberté d’expression. Notre rejet viscéral de la violence. Mais non, c’était trop leur demander. L’occasion était trop belle pour eux de comptabiliser des votes ! » Cette intervention a suscité la polémique. Et fait dire à de nombreux Québéco-Maghrébins que ce ne sont pas simplement les débats franco-français sur l’intégration qui les poursuivent, mais aussi les affrontements entre laïques et islamistes qui divisent leurs sociétés d’origine.
(1) De 2005 à 2014, le Québec a enregistré près de 500 000 nouveaux immigrants, dont 39 971 d’Algérie, 38 183 de France, 36 222 de Chine, 36 018 du Maroc, 27 742 d’Haïti et 10 707 de Tunisie. Source : ministère de l’immigration, de la diversité et de l’inclusion, Montréal.
(2) Statistiques Canada.
(3) Article 111 de la loi sur l’immigration au Québec.
(4) Lire Jean-François Nadeau, « Le Parti québécois sanctionné pour ses errements politiques », Le Monde diplomatique, mai 2014.
Soixante ans après son indépendance, l’histoire de l’Algérie demeure marquée par de multiples interrogations auxquelles l’historien Pierre Vermeren entend répondre. Comment ce pays est-il devenu une nation ? Quelles synergies au fil du temps entre régence ottomane, colonie française et État souverain à partir de 1962 ? Quelle place tient l’armée dans le système politique ? Comment caractériser l’économie du pays, qui donne une impression d’immobilisme ? Quelle est la réalité de la société algérienne et comment a-t-elle évolué ? L’approche est documentée et assez exhaustive, l’ouvrage allant de l’époque des corsaires au Hirak, en passant par la résistance constante face à l’occupation coloniale. Certains ne partageront pas ce qui leur apparaîtra comme des partis pris : qualifier le Front de libération nationale (FLN) d’organisation totalitaire avec accent marqué sur les violences intra-algériennes par rapport aux tortures et exactions de l’armée française, ou une certaine méfiance à l’égard du fait religieux. Mais ce livre offre une perspective historique bienvenue.
Du 16 au 18 septembre 1982, entre 800 et 3 500 réfugiés palestiniens sont massacrés dans les camps de Sabra et Chatila, à Beyrouth, par des milices chrétiennes libanaises, avec la complicité de l’armée israélienne. Quarante ans après, des rescapés racontent l’horreur qu’ils ont vécue.
Les images qui commencent à circuler dès le 18 septembre 1982 provoquent une grande émotion dans le monde (AFP)
« Ils ont tué mes gendres… l’un par balle, l’autre à l’arme blanche ! » Le cri de détresse teinté d’effroi retentit encore dans les oreilles de Zouhour Accaoui, 40 ans après.
« Quand cette femme a surgi dans la rue en hurlant, personne ne l’a crue », se souvient cette rescapée du massacre de Sabra et Chatila. « Nous entendions de sourdes explosions et des coups de feu sporadiques mais nous étions loin de penser qu’un carnage méthodique se déroulait, froidement, quelques ruelles plus loin. »
Aujourd’hui assistante sociale pour l’ONG Beit atfal al-Soumoud (la maison des enfants de la résistance), elle garde gravée dans la mémoire chaque minute des 40 heures d’enfer qu’elle a vécues avec la population de réfugiés palestiniens du quartier de Sabra et du camp de Chatila, dans le Sud de Beyrouth.
VIDÉO : Il y a 40 ans, les massacres, toujours impunis, de Sabra et Chatila
Dans la nuit du 16 au 17 septembre 1982, les tueurs se livrent à leur sordide besogne à la lueur des fusées éclairantes tirées par l’armée israélienne postée aux entrées des camps.
Le 18 à l’aube, une voix appelle en arabe par haut-parleur les habitants du quartier situé à la lisière de Sabra à se rassembler dans la rue.
« Ils sont entrés dans l’hôpital Gaza et ont poussé tout le monde dehors, y compris les membres du corps soignant, les blessés et les malades », raconte à Middle East Eye Zouhour Accaoui.
« Des hommes armés en uniforme vert olive avec l’insigne MP [Military Police] cousu à l’épaule et parlant arabe avec l’accent libanais étaient déployés en double haie. Nous étions plusieurs centaines de personnes. Après avoir séparé les hommes des femmes et des enfants, ils nous ont sommés de marcher vers le sud, en direction de la rue principale de Chatila. »
Des images insoutenables qui ont fait le tour du monde
Effrayée mais silencieuse, la foule est confrontée à l’horreur au bout de quelques dizaines de mètres. Des cadavres entassés les uns sur les autres, des corps désarticulés, des lambeaux de chair éparpillés, des femmes éventrées, des enfants la tête écrasée. La rue de Chatila n’est plus qu’un immense charnier pestilentiel.
« Ils invitaient les habitants à sortir de chez eux en leur promettant qu’aucun mal ne leur serait fait. Dans la rue, ils étaient massacrés à coups de hache ou de baïonnette », raconte à MEE Amina*, qui avait 10 ans à l’époque des faits. Elle a été sauvée par son père qui l’a cachée dans l’arrière-cour de leur maison, avant d’être abattu.
« La tuerie s’est déroulée presque en silence, c’est pour cela que les survivants avaient du mal à convaincre les habitants des autres quartiers à l’intérieur et à l’extérieur des camps de l’horreur qui se déroulait quelques rues plus loin. »
« Ceux qui ont commis ce carnage ne pouvaient être des humains, ils ont tué tout ce qui respirait, y compris les animaux », affirme Zouhour Accaoui. « Ils savaient parfaitement qu’il n’y avait plus aucun combattant dans les camps après l’évacuation du dernier contingent de fedayin, le 25 août. »
Après l’invasion israélienne du Liban le 6 juin 1982 et le blocus de Beyrouth, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) avait accepté d’évacuer de la capitale libanaise ses 15 000 combattants par voie navale. Les fedayin ont été dispersés dans les différents pays arabes et l’OLP a établi son siège à Tunis.
Les hommes emmenés vers une destination inconnue
Abou Mohammad se décrit comme un miraculé. Caché dans son échoppe dans la rue principale de Chatila, il était séparé des tueurs par un simple rideau de fer. « Pendant trois jours, j’ai été témoin de ce qu’aucun homme ne peut supporter », se souvient-il.
« Les supplications d’une femme qui se transforment en gargouillis après un coup de couteau dans la gorge, le bruit d’un crâne fracassé à coups de marteau, un coup de feu sec tiré à bout portant… J’ai tout entendu ! »
À plusieurs reprises, les tueurs sont tentés de défoncer le rideau de fer pour se servir dans l’épicerie. Ils ne passeront jamais à l’acte. Abou Mohammad reste recroquevillé pendant trois jours, affamé et assoiffé.
« Ils invitaient les habitants à sortir de chez eux en leur promettant qu’aucun mal ne leur serait fait. Dans la rue, ils étaient massacrés à coups de hache ou de baïonnette »
- Amina, rescapée
« Il me suffisait de tendre la main vers une étagère pour prendre une boîte de conserve ou une boisson. J’étais tellement terrorisé que je n’osais pas faire un geste », confie-t-il.
Chaque récit recueilli à Sabra et Chatila confirme et complète le précédent. La propension à aller dans les détails montre à quel point cet événement reste vivant dans l’esprit des habitants 40 ans après.
Chahira Abou Roudeina a perdu sept membres de sa famille dans le carnage, dont son père, son mari et des cousins. « Des hommes ont été conduits à la Cité sportive [située dans l’Ouest de Chatila] et d’autres ont été embarqués comme des moutons dans des camions et emmenés vers une destination inconnue. Beaucoup, séparés de leurs familles, n’ont jamais été revus », raconte-t-elle à MEE.
Lorsque les récits épouvantables commencent à s’ébruiter, les premiers journalistes, dont des Européens, parviennent à pénétrer à Chatila. Les tueurs sont contraints d’interrompre le massacre mais ils n’ont pas le temps d’effacer les traces de leur crime.
Jean-Marie Bourget et Marc Simon, sur place dès le 17 septembre, témoigneront de la barbarie qu’ils découvrent dans un ouvrage intitulé Sabra et Chatila, au cœur d’un massacre, publié en 2012, 30 ans après les faits.
Mais les images qui commencent à circuler dès le 18 septembre 1982 provoquent une grande émotion dans le monde.
Au Liban et en Israël, personne n’a jamais été jugé
Soumis à de fortes pressions, le gouvernement israélien consent à former une commission d’enquête dirigée par le président de la Cour suprême, Yitzhak Kahane.
Dans son rapport publié en février 1983, la commission conclut à la responsabilité directe des milices chrétiennes – Forces libanaises (FL), Phalanges libanaises (Kataëb) et milices du commandant dissident de l’armée libanaise Saad Haddad – et à la responsabilité indirecte d’Israël.
Le nom du ministre israélien de la Défense de l’époque, Ariel Sharon, sera associé de près au carnage par de nombreux journalistes et historiens. Le rapport Kahane jugera qu’il n’avait pas pris « les mesures appropriées » susceptibles d’éviter le massacre. Il démissionnera de son poste mais sera nommé, quelques jours plus tard, par le Premier ministre Menahem Begin, ministre sans portefeuille avec l’autorisation de participer aux réunions du cabinet restreint de sécurité.
Au Liban, aucune enquête sérieuse ne sera menée, surtout que le président de la République de l’époque, Amine Gemayel, frère du président Bachir Gemayel, assassiné le 14 septembre 1982 par un chrétien membre du PSNS (Parti social national syrien), était issu des rangs du parti des Phalanges, accusé d’avoir perpétré le massacre.
Le rôle d’Ariel Sharon dans le carnage est de nouveau pointé par des enquêtes journalistiques au début des années 2000. Des dizaines de survivants et des proches des victimes déposent des plaintes contre le dirigeant israélien, devenu entre-temps Premier ministre. Au nom du principe de la justice universelle, des tribunaux belges acceptent d’instruire le dossier avant de se rétracter.
L’ancien chef des Forces libanaises, Elie Hobeika, se déclare prêt à témoigner. Il sera assassiné en janvier 2002 à Beyrouth dans des circonstances jamais élucidées.
En 2012, un chercheur américain de l’University College de Londres, Seth Anziska, souligne dans un article publié par le New York Times le rôle des États-Unis dans le massacre. Il écrit qu’à la suite d’une réunion le 17 septembre 1982 entre le diplomate américain Morris Draper et l’ambassadeur à Tel Aviv Sam Lewis, d’une part, Ariel Sharon et des chefs de l’armée israélienne de l’autre, « les Israéliens obtiennent des Américains le maintien des miliciens phalangistes dans les camps pour encore 48 heures ».
Après le départ des combattants palestiniens, une force multinationale composée de soldats américains, français et italiens, déployée pour superviser l’accord de cessez-le-feu conclu entre l’OLP et Israël sous l’égide des États-Unis, avait plié bagage le 11 septembre.
Les camps devaient être placés sous la protection de l’armée libanaise, mais au lendemain de l’assassinat de Bachir Gemayel, l’armée israélienne a occupé l’Ouest de Beyrouth, violant ainsi un engagement de ne pas entrer dans cette partie de la capitale. Le 15, les Israéliens, postés aux entrées des camps de Sabra et Chatila, ont laissé entrer des centaines de miliciens chrétiens venus perpétrer le massacre.
Ce que le massacre de Sabra et Chatila a changé en Israël
Plus récemment, en juin, un journaliste d’investigation israélien, Ronen Bergman, révèle dans le Yediot Aharonot que le massacre avait été planifié des semaines avant l’assassinat de Bachir Gemayel. Le journaliste affirme que lors d’une réunion le 11 juillet 1982, Ariel Sharon aurait exprimé son intention d’« anéantir la partie sud de Beyrouth ».
Se basant sur des archives du gouvernement israélien, Ronen Bergman évoque une « réunion secrète », le 19 septembre 1982, entre des dirigeants libanais chrétiens et des hauts gradés israéliens, dont le chef d’état-major de l’époque, Rafael Eitan. L’objectif de la réunion était d’« établir une version unifiée des faits pour la présenter à l’international » afin de contenir les réactions au massacre, en tentant d’atténuer l’impact de la publication d’images insoutenables de corps d’enfants et de femmes.
« Rafael Eitan ne se souciait pas du volet moral, affirme le journaliste, il craignait surtout que les forces israéliennes ne soient forcées de se retirer de Beyrouth. »
Malgré tout ce qui a été écrit et révélé, les milliers de morts et de survivants du massacre de Sabra et Chatila n’ont pas obtenu justice. Jamais personne n’a été condamné pour ce crime. Au Liban, une loi d’amnistie adoptée à la fin de la guerre civile (1975-1990) a tourné la page de toutes les atrocités commises pendant le conflit, y compris le massacre de Sabra et Chatila.
Mais depuis des années, des survivants et des proches des victimes continuent à se battre pour essayer d’obtenir justice.
« En 2012, j’ai témoigné à deux reprises devant un tribunal en Malaisie », déclare Chahira Abou Roudeina. « Depuis, j’ai juré de ne plus parler aux journalistes car après mon témoignage, on a refusé de me délivrer un visa pour aller rendre visite à mon fils dans un pays européen. »
* Le prénom de l’interlocutrice a été modifié à sa demande.
Paul Khalifeh
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BEYROUTH, Liban
Published date: Jeudi 15 septembre 2022 - 07:25 | Last update:1 week 6 days ago
C’est un épisode de la guerre d’Algérie presque passé sous silence que nous conte l'écrivain bastiais Gilles Zerlini : la répression sanglante de Philippeville.
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L’idée de ce livre ?
- J’ai toujours voulu écrire sur l’Algérie. Mon père a combattu en Algérie. C’est une sorte d’hommage à nos pères. Un épisode catastrophique de cette guerre. Et gamin j’avais vu une photo terrible, celle de dizaines de corps allongés en blanc. La bataille d’une armée régulière contre des paysans sous prétexte de maintien de l’ordre. Un récit basé sur des éléments véridiques et qui concernent de jeunes appelés d’une vingtaine d’années
- Justement, le personnage central, un certain Ferracci …
- J’ai changé son nom. C’est d’ailleurs mon seul livre où je change les noms. C’est son histoire, de son incorporation à son retour en France. Un jeune qui vient de Corse, de Corse du sud. Appelé comme tant d’autres, à Philippeville il devra se livrer à des actes de massacre et de torture. Un récit sur des faits, hélas vrais. Son rapatriement en France, se fera par l’asile psychiatrique de Marseille. A Philippeville ces jeunes vivaient dans le non-droit. Ils en reviendront brisés, traumatisés. Je ne prends pas parti dans ce livre. Je rapporte simplement comment des hommes ont été utilisés et en sont revenus complètement bousillés. Durant cette guerre, ce sont près de 1,5 millions de jeunes, dont de nombreux corses, qui sont partis en Algérie. C’est aussi un hommage à tous les morts, des deux côtés.
- Que sait-on de cet épisode de Philippeville ?
- Alors qu’on était en pleine guerre, les renseignements français apprennent l’imminence d’une action du FLN à Philippeville. L’insurrection est donc matée en quelques heures. En répression, le FLN massacre des gens dans des villages européens. La répression sera terrible. Les faits étant peu glorieux des deux côtés, ni le FLN, ni l’armée française ne s’en vanteront. D’où un épisode peu connu de cette guerre. C’est d’ailleurs le moment où la guerre bascule.
- Cette lutte contre l’insurrection du FLN aura d’ailleurs des suites dans d’autres coins du monde …
- Les officiers français qui avaient mené cette répression contre l’insurrection de Philippeville l’ont exportée en Amérique du sud dont ces assassinats par hélicoptères, les prisonniers dans les stades...
- On n’y trouve quand même une petite histoire d’amour …
- Une toute petite histoire de Ferracci avec une jeune arabe, mais elle ne durera pas. Il repartira d’ailleurs en France sans elle.
- Des projets ?
- J’ai déjà deux livres qui sont presque finis. L’un évoquera le bagne de Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane.
Synopsis
« Algérie 1955. Le gouvernement français qui vient de décréter l’état d’urgence, envoie le contingent pour « pacifier » l’Algérie en pleine insurrection. Le jeune appelé Ferracci débarque à Philippeville pour y découvrir l’ampleur d’une répression qui ne figurera dans aucun livre d’histoire : massacres de populations civiles et torture systématique, avec son cortège de morts par milliers ». Gilles Zerlini vit à Bastia. Il est l’auteur de Mauvaises nouvelles (2012), de Chutes (2016) et de Sainte Julie de Corse et autres nouvelles (2019) parus aux éditions Materia Scritta. Dans Épuration, paru en 2021 aux Éditions Maurice Nadeau, il met en scène un épisode dramatique de son histoire familiale, de son grand-père. Dans son dernier livre qui vient de paraitre aux Editions Maurice Nadeau*, c’est une partie de l’histoire de son père qui l’a inspiré. L’auteur nous entraîne dans une œuvre de fiction bâtie sur l’expérience de ces jeunes appelés corses qui, rentrés dans leurs foyers, ne se remettront pas d’avoir participé à une telle violence. Gilles Zerlini rend compte d’une histoire sensible, sans prendre parti entre les différents acteurs de cette tragédie, où tous sont les victimes d’une guerre injuste...
Philippe Jammes le Dimanche 25 Septembre 2022 à 11:40
Dans À cause du soleil, la dramaturge Evelyne de la Chenelière rend hommage à Albert Camus — un écrivain qui a marqué sa jeunesse — avec un texte fort où sa voix se mêle habilement à celle du Prix Nobel 1957 de littérature. D’un point de vue théâtral, toutefois, le spectacle ne convainc qu’à moitié.
Mustapha Aramis interprète Medi, un Montréalais dont l’histoire s’entrechoque avec celle de Meursault, personnage-phare de
L’étranger
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L’étranger, l’une des œuvres les plus célèbres de Camus et de la littérature française en entier, est au cœur de la pièce présentée au Théâtre Denise-Pelletier. On y rencontre Meursault, cet homme accusé d’avoir tué un Arabe sur une plage d’Alger et qui n’a pour seule explication à son geste que le soleil de plomb de cette funeste journée. Or, la dramaturge a superposé à cette histoire celle de Medi, immigré algérien vivant à Montréal, qui refuse d’entendre l’appel à l’aide d’une femme coincée dans sa voiture en pleine tempête hivernale.
Comment justifier leurs gestes ? Meursault invoque le soleil ; Medi, la neige. Et Evelyne de la Chenelière réussit à tisser une toile solide entre ces deux hommes qui traversent l’existence sans trop savoir ce qui les anime, étranger en eux-mêmes et dans une société qui se méfie de ceux qui parlent peu et agissent encore moins.
Pour transposer sur scène ce texte aux indéniables qualités littéraires, le metteur en scène Florent Siaud a choisi d’abattre le quatrième mur, plaçant les spectateurs dans la position délicate du juge, soit de celui qui doit déterminer si Meursault et son alter ego sont coupables ou non.
Les interprètes font face au public pour livrer leur texte, et ce, à plusieurs reprises pendant le spectacle. Or, le procédé finit par perdre de son efficacité. Les interactions entre les protagonistes sont gardées au strict minimum. Medi (Mustapha Aramis) et Meursault (Maxim Gaudette) racontent ce qu’ils font, mais leurs corps sont figés, leurs visages restent de marbre. Ils décrivent le monde qui les entoure en y mettant rarement le pied. Ces deux-là sont des pantins ballottés par le destin (ou le hasard, à chacun de choisir !). Pas de doute, Evelyne de la Chenelière a bien su capter l’essence de Camus pour imaginer un Medi dont l’existence reste vide de sens.
Fidèle à Camus
À ce chapitre, la pièce est exemplaire : tous les concepts chers à Camus trouvent leur chemin jusqu’aux planches. Malheureusement, on sort de ce spectacle plutôt statique la tête pleine de mots justes et beaux, mais sans être véritablement touché par ce qui se déroule sur scène. Les créateurs n’ont pas voulu dicter les émotions à ressentir ou une quelconque conclusion à tirer. Résultat : l’ensemble reste froid, du moins pour celui qui veut être pris par le cœur.
Seule exception et elle est notable : lorsque l’Arabe assassiné par Meursault (imposant Sabri Attalah) prend la parole. Dans le roman L’étranger, il n’avait pas même un prénom. Ici, il a une voix, un corps, une âme. On lui devine une famille et des gens qui le pleurent.
On lui imagine une vie qui était sans doute moins absurde que sa mort.
À cause du soleil
D’Evelyne de la Chenelière, mise en scène Florent Siaud. Avec Mustapha Aramis, Maxim Gaudette, Mounia Zahzam, Daniel Parent, Evelyne Rompré et Sabri Attalah
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