A cet instant, je prends conscience que nulle part en ces lieux dépositaires de la mémoire, on ne ressent la tristesse de l'altération ou le culte d'une histoire pétrifiée.
Profession : gardiens de ruines. Mais aussi gardiens de l'ordre moral. Ils passent le plus clair de leur temps à chasser les couples qui se dissimulent dans les renfoncements invisibles aux profanes et propices à l'isolement. Cavités étroites, anfractuosités d'un rocher, niches des thermes, feuillages touffus des arbres complaisamment courbés pour leur permettre des rapprochements interdits en tout autre lieu, tout leur est refuge. A l'abri des regards, ils s'aiment à même la pierre, au sein même de la terre. Ils sont des dizaines à venir là chaque jour. Il faut les débusquer, les menacer, les faire sortir. Mais, plus importuns que des mouches, ils reviennent en toute saison, fulmine un guide excédé. Il y a aussi ceux qui seuls ou en groupe viennent braver un autre interdit. Célébrer d'autres rituels. Ils sortent des bouteilles de vin enveloppées dans des journaux, des canettes de bière et s'installent face à la mer, à l'ombre d'un pin parasol ou d'un olivier. Ceux-là, sont les plus discrets, parce que concentrés sur leur "défonce". Ils ne deviennent agressifs que lorsqu'on les dérange. Plus bas, des enfants plongent du haut des rochers, juste sous le panneau précisant dans les deux langues "baignade interdite".
Pendant que nous errons sur les chemins à la recherche de la stèle érigée à la mémoire de Camus, un homme assis nous apostrophe : vous cherchez Camus ? Il est là-bas ! Il pointe le doigt sur la partie la plus haute du site, juste au-dessus des rochers surplombant la mer. Au détour d'un sentier, surgit un couple. L'homme marche à trois pas de la jeune fille - djellaba et voile baissé sur le visage - que sans doute il enlaçait il y a peu. Ils passent devant nous sans nous regarder. Portées par la brise, les voix des muezzins se rejoignent et se répercutent en échos prolongés. Elles n'ébranlent pas la douceur de cette fin de jour. L'été n'en finit pas de vibrer au-dessus des monts Chenoua. Sur la stèle battue par les vents et se détachant sur la mer, cette phrase de "Noces", gravée en lettres romaines par Louis Benisti : "Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure." Tout autour, trois chèvres indifférentes à notre présence broutent l'écheveau grisâtre d'un buisson de lentisques. Je relis cette phrase. Ainsi Camus est là. Je regarde la mer et le ciel confondus. A cet instant, je prends conscience que nulle part en ces lieux dépositaires de la mémoire, on ne ressent la tristesse de l'altération ou le culte d'une histoire pétrifiée. La vie est là. Enluminée de glorieux oripeaux. Dans sa splendeur éclatante, la plus belle définition du mot "gloire". Dans "ces vérités que la main peut toucher". Aujourd'hui comme hier, avec ses exigences contradictoires : celles du corps et de ses besoins et celles de la morale, des repères moraux, mais aussi et surtout, religieux, qui ici rythment et modulent les jours.
MYTHOLOGIE DU BONHEUR
Et dans ces comportements transgressifs, comment ne pas l'évoquer lui, Camus, aux prises avec ses douloureuses contradictions ? Ces joyeuses bandes d'enfants et d'adolescents au corps brûlé de soleil sont de cette "race née du soleil et de la mer, vivante et savoureuse qui puise sa grandeur dans sa simplicité et debout sur les plages adresse son sourire complice au sourire éclatant de ses ciels". Ils dévalent les allées, sautent par-dessus les pierres, se poursuivent en criant, indifférents aux rappels à l'ordre, aux vestiges et au prestige d'une civilisation dont ils ne savent rien. Ils mesurent sans doute l'histoire à l'aune de leur vie. Avant-hier les Romains, hier les Français, aujourd'hui nous sommes, leur a-t-on appris, libres. Libres ? Peut-être. Ici et maintenant, dans cette enceinte. Libres et heureux. La seule mythologie célébrée en ces lieux est celle du bonheur. Du bonheur construit dans l'instant, sur des jouissances immédiates et secrètes, surtout secrètes. L'instant où, peut-être à cause du soleil et de la mer, on se laisse aller à vivre. Est-ce cela la révolte ? La conscience de l'absurdité d'une vie faite des reniements de ce qu'on l'on sait être vrai ? L'envers et/ou l'endroit d'un monde plus âpre au goût de feuille de laurier écrasée sur des lèvres ? Et comment accorder le bonheur de vivre au désespoir de vivre ? Qui saurait répondre à ces questions ? Mais il est tard. La nuit dépose déjà sa part d'ombre et de mystère sur les pierres encore tièdes d'avoir laissé entrer en elles tant de soleil.
Publié le 04 mai 2006 à 17h32 -
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