Plus de 1 200 médecins devraient s’expatrier en France en 2022. Dans un pays qui souffre d’une grave pénurie de praticiens et où la gestion chaotique de la pandémie de Covid-19 a mis a jour les failles du système de santé, la nouvelle a fait l’effet d’une bombe.
C’est une véritable bombe qu’a lancée en février 2022 le docteur Lyes Merabet, dirigeant d’un syndicat de praticiens de santé publique, sans probablement en mesurer sur le moment toutes les conséquences. Mille deux cents médecins algériens, issus de diverses spécialités (sur un total de 1 993 postes ouverts cette année) auraient été reçus avec succès, début février, à l’examen de vérification de connaissances (EVC) en France.
Au-delà des doutes qui ont commencé à planer sur l’exactitude de ce chiffre, la nouvelle est tombée comme un couperet sur une opinion publique déjà fortement désabusée par un système de santé qui a montré ses limites pendant deux ans, avec la gestion de la pandémie du Covid-19 marquée par une succession de scandales. À commencer par la pénurie d’oxygène médical l’été 2020. Les commentaires outrés — et souvent sarcastiques — sur les réseaux sociaux mettent aussi en lumière l’étendue de la colère des Algériens, d’abord vis-à-vis de dirigeants qui sont à leurs yeux moralement responsables du dépérissement du système de santé.
Le choc a été encore plus fort chez des personnels soignants à bout de nerfs et qui se sentent dévalorisés. Leurs réactions montrent le niveau de désillusion et de mécontentement dans le milieu hospitalier algérien, prélude à un nouveau bras de fer avec des autorités elles-mêmes dépassées par la crise. Dans un appel lancé au président Abdelmadjid Tebboune, une coordination des personnels de santé a qualifié ce départ de 1 200 médecins vers la France de « saignée dangereuse ». En craignant « une catastrophe imminente », le texte confirmait l’ampleur du malaise qui ronge le corps médical algérien.
LE GOUVERNEMENT S’EN LAVE LES MAINS
Acculé et contraint de reconnaître les faits, le gouvernement a sur le coup tenté de relativiser. Seules justifications données par le ministre de la santé Abderrahmane Benbouzid qui, après avoir subi tant de revers, doit désormais avoir le cuir blindé : « Il y a trop de médecins arrivés à l’âge de la retraite qui ne veulent pas céder leurs places aux jeunes ». Et d’ajouter à propos du départ massif de médecins vers la France : « Cela ne se passe pas qu’en Algérie »…
Incapable de trouver une explication rationnelle à ce phénomène qui n’est pas loin de rappeler en Algérie celui de la harga (émigration clandestine), le professeur Mehiaoui, qui siège à la très officielle Commission de surveillance du coronavirus, dit croire à « la bonne foi » des médecins qui choisissent l’exil pour avoir encadré 80 % d’entre eux. Leur décision relève, selon lui, d’« un choix personnel » que nul ne peut discuter. Dans un pays où d’anciens ministres n’ont aucune gêne à aller se faire soigner en France, la question n’est plus taboue depuis longtemps.
Reste à mesurer les pertes pour le pays, avec le départ d’un nombre aussi important de médecins formés aux frais de l’État. D’après les chiffres fournis par la Banque mondiale, L’Algérie ne compte que 1,7 médecin pour 1 000 habitants en 2018, contre 6,5 pour la France, 4,9 pour l’Union européenne et 3,8 pour l’ensemble des pays de l’OCDE1 venaient d’Algérie (47,64 % contre 41,73 % en 2017, dont plus de 50,8 % de femmes). Les Tunisiens pour leur part représentaient 19,2 % des inscrits en 2018 (21,11 % en 2017).
L’économiste de la santé Ahcène Zehnati estime, dans une étude parue en 2021, que les médecins algériens « semblent afficher une forte disposition à l’expatriation ». Pourquoi le choix de la France ? Le chercheur l’explique par des raisons historiques et culturelles (un système de formation calqué sur le système français, l’existence de conventions interuniversitaires, etc.). Le phénomène migratoire est, selon le chercheur, multidimensionnel. « Seule une approche pluridisciplinaire basée sur des données individuelles permettrait une connaissance exhaustive des mobiles de l’émigration des médecins », soutient-il.
UN CHIFFRE DIFFICILEMENT VÉRIFIABLE
Interrogé par Orient XXI sur le scandale du départ annoncé de 1 200 médecins, Ahcène Zehnati relativise cependant le problème. « Ayant déjà utilisé les données de l’organisme français2 lors de mes différentes publications sur la thématique de l’émigration des médecins algériens, je trouve que le chiffre des 1 200 médecins est difficilement vérifiable », affirme-t-il. Et il enchaîne :
Personnellement, j’ai contacté le CNG et le Syndicat national des praticiens à diplôme hors Union européenne (SNAPADHUE) pour confirmer le chiffre, aucune suite n’a été donnée à mes sollicitations. Quand on examine la liste des lauréats de l’EVC, la nationalité des candidats n’a jamais été précisée. Elle ne mentionne que le nom, le prénom et la date de naissance. La liste diffusée compte des médecins algériens, marocains, tunisiens, libanais, syriens, français et autres nationalités. Il est donc difficile de dénombrer les effectifs des médecins algériens à travers le seul nom de famille.
Le chercheur explique aussi que la nationalité est précisée dans le bilan annuel de l’organisme. Or, le dernier bilan date, selon lui, de 2018. Du coup, il ne s’explique pas l’origine du chiffre des 1 200 médecins. Il précise que les lauréats ne sont pas nécessairement des médecins qui sont partis d’Algérie pour passer l’examen. Nombreux sont ceux qui sont déjà en France ou ailleurs.
LE DÉCOURAGEMENT DES PROFESSIONNELS DE LA SANTÉ
La polémique ravive surtout le découragement des professionnels de la santé. Des médecins ne se sentent plus gênés d’avouer leur désir de quitter le pays. Comme Soraya H., médecin depuis sept ans au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Tizi Ouzou. Elle a postulé à cet examen, mais n’a pas pu le passer, faute de visa. Elle dit avoir eu l’occasion à trois reprises de faire un stage en France. Qu’est-ce qui pousse le médecin algérien à partir ? Réponse cinglante : « Je crois que vous n’avez pas besoin de poser cette question ! » Elle dit ne plus supporter d’évoluer dans un milieu où règne la médiocrité. Lutter pour changer ou réformer le système de santé algérien lui semble inutile, voire sans espoir. « Les résidents ont déjà essayé et ont été tabassés comme des chiens errants », rappelle-elle, faisant référence à la manifestation des médecins résidents à Alger, violemment réprimée en janvier 2018 par les forces de l’ordre.
Peu considérés dans leur pays, les médecins algériens se plaignent aussi des faibles salaires qu’ils perçoivent, surtout dans le secteur public. Les salaires varient entre 80 000 dinars (505 euros), pour les généralistes, et 114 000 dinars (720 euros), pour les spécialistes. Ceux qui travaillent dans les cliniques privées sont mieux rémunérés : les médecins recrutés comme urgentistes gagnent 5 000 dinars (32 euros) la journée, les chirurgiens sont quant à eux payés au pourcentage. Ce qui explique en partie la forte propension de praticiens exerçant dans le secteur public à vouloir s’installer à l’étranger, bien qu’ils sachent pertinemment qu’ils y seront sous-payés par rapport aux praticiens autochtones, quand bien même ils obtiendraient l’équivalence de leurs diplômes. Ce qui prouve que le facteur salaire n’est pas toujours déterminant dans le choix des médecins.
Viennent ensuite les conditions de travail et les perspectives d’évolution de carrière, qui achèvent de démotiver les professionnels de la santé dans ce pays. Les médecins du secteur public rencontrent d’innombrables embûches bureaucratiques et corporatistes pour trouver une place dans le privé ou travailler à leur compte.
En outre, le manque d’équipements adéquats, l’absence d’espaces aménagés à l’intérieur des structures hospitalières, la surcharge qui pèse sur les médecins résidents souvent appelés à pallier l’absence de spécialistes préférant s’engager avec des cliniques privées, finissent par amoindrir le rendement des médecins et partant, de l’ensemble de la corporation.
Autre facteur dont se plaignent les personnels médicaux en Algérie : la violence quotidienne à laquelle ils sont exposés dans les hôpitaux, et qui a pris des proportions alarmantes ces dernières années. Elle est souvent l’œuvre de citoyens outrés par la mauvaise prise en charge des patients.
PLUSIEURS SPÉCIALITÉS PARTICULIÈREMENT CONCERNÉES
D’après un rapport de l’Insee, le taux d’émigration global des médecins algériens était, cette année-là, de 23,35 %. Ce chiffre englobe tous les médecins nés en Algérie, quel que soit leur lieu de formation (France ou Algérie), et exerçant en France, mais ne comptabilise pas ceux faisant fonction d’interne (FFI), ni les praticiens attachés associés (PAA), qui n’ont pas le plein exercice de la médecine en France et ne peuvent donc s’inscrire à l’Ordre des médecins.
L’étude montre que certaines spécialités sont plus concernées que d’autres : la radiologie, la néphrologie et surtout la psychiatrie, d’où la grave pénurie dont souffre toujours l’Algérie. Les spécialistes de ces disciplines ont l’avantage d’être dispensés, en France, de toute demande d’équivalence de leur diplôme pour exercer. Les généralistes représentent pour leur part 37 % des médecins exilés. En 2017, le Conseil de l’ordre des médecins français avait évalué le nombre de médecins diplômés en Algérie installés en France à 4 404 personnes.
MOUSSA ACHERCHOUR
https://orientxxi.info/magazine/la-grande-saignee-des-medecins-algeriens,5653
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