En raison du calendrier lunaire, la date du Nouvel an islamique change d’année en année
Deux jeunes musulmans se saluent devant leur mosquée au Bangladesh (Reuters)
Les célébrations du Nouvel an sont généralement marquées par des lumières scintillantes et des feux d’artifice dans une soirée d’hiver sombre et froide.
Alors que la plupart des gens dans le monde font le décompte avant le 1er janvier pour passer à la nouvelle année, la date du Nouvel an change chaque année pour les pays qui suivent le calendrier lunaire islamique.
En fonction du calendrier islamique, ou hégirien, le Nouvel an peut parfois survenir en hiver, tandis que d’autres années, il tombe en été.
Pour les musulmans, le calendrier islamique revêt une importance religieuse et constituait le principal calendrier de la vie quotidienne jusqu’à l’arrivée du calendrier grégorien, imposé par le processus d’occidentalisation du monde islamique.
Middle East Eye répond ici à quelques questions importantes sur les célébrations du Nouvel an islamique.
Quand le Nouvel an islamique a-t-il lieu ?
Cette année, les musulmans du monde entier célébreront le Nouvel an le 29 juillet au soir. La nouvelle année commencera officiellement le 30 juillet.
Le Nouvel an islamique correspond au premier jour de mouharram, le premier mois du calendrier islamique.
Pour les musulmans, le jour calendaire islamique comm
ence au coucher du soleil. Ainsi, on considère que le Jour de l’an commence officiellement le soir du dernier jour de dhou al-hijja, le douzième mois du calendrier.
Le douzième mois de l’année est également important pour les musulmans, car c’est au cours de celui-ci qu’a lieu le hadj, le pèlerinage qui forme l’un des cinq piliers de l’islam.
Comment les musulmans célèbrent-ils le Nouvel an ?
Alors que dans de nombreuses régions du monde, le réveillon de la Saint-Sylvestre est l’occasion d’organiser des fêtes fastueuses, avec d’abondantes quantités de nourriture et de boissons ainsi que son lot de bonnes résolutions, pour les musulmans, célébrer le début d’une nouvelle année est davantage synonyme de réflexion spirituelle.
Certains profitent de ce moment pour souhaiter aux autres un joyeux Nouvel an islamique et retrouver leur famille et leurs amis.
D’autres se rendent à la mosquée et se plongent dans la lecture du Coran et l’apprentissage des enseignements islamiques, afin de devenir meilleurs et d’en apprendre davantage sur leur foi.
Pour les musulmans, le début d’une nouvelle année est le moment idéal pour réfléchir à la manière dont ils peuvent améliorer leur comportement, leur vie et leur relation avec Dieu.
De la même manière que la plupart des gens prennent de bonnes résolutions pour le Nouvel an, de nombreux musulmans se fixent des objectifs à atteindre et profitent de l’occasion pour planifier ce qu’ils peuvent faire pour progresser et renforcer leurs valeurs.
En général, ce jour est consacré à la contemplation et à la réflexion. Aucune grande célébration n’est organisée, même dans les pays à majorité musulmane, car il ne s’agit pas d’un jour férié islamique officiel.
Comment fonctionne le calendrier islamique ?
Le calendrier hégirien est régi par les phases de la lune, ce qui signifie que chaque mois commence par un nouveau cycle lunaire, marqué par la « naissance » d’un nouveau croissant de lune.
Comme il se fonde sur la lune, le calendrier hégirien ne compte que 354-355 jours car un cycle lunaire dure généralement 29 ou 30 jours contre 30 ou 31 jours par mois dans le calendrier solaire, sur lequel se fonde le calendrier grégorien.
Si un nouveau croissant de lune est repéré le 29e jour, cela marque la fin du cycle lunaire, donc un nouveau mois commence le lendemain.
Selon la coutume religieuse, il suffit qu’un seul musulman de la communauté repère la lune.
Aujourd’hui, grâce à la technologie moderne, l’observation de la lune est beaucoup plus facile et plus précise scientifiquement. Essayer de repérer soi-même la lune et de ne pas compter sur un seul pays pour la voir est donc devenu une tradition parmi les musulmans.
Pour les musulmans, le calendrier lunaire islamique revêt une importance particulière dans la mesure où il symbolisa le début d’un nouveau chapitre pour leur religion. Le calendrier fut introduit officiellement par le deuxième successeur – ou calife – du prophète Mohammed, Omar ibn al-Khattab, à une époque où il était de plus en plus nécessaire de mettre en place un système de calendrier pour l’empire musulman en pleine expansion.
Même si d’autres calendriers, tels que ceux utilisés par les Romains et les Perses, existaient à l’époque, il fut décidé que les musulmans devaient avoir le leur, afin d’ouvrir la voie à leur civilisation et de distinguer leur religion.
La date à laquelle la première année calendaire devait commencer fit l’objet de grandes délibérations. Alors que certains proposaient l’année de la naissance du prophète ou celle de sa mort, il fut décidé que le calendrier commencerait au moment où les musulmans émigrèrent, car ils purent ainsi échapper aux persécutions et puisque cet événement symbolisait le début de l’épanouissement et du développement de l’islam.
Les discussions portèrent ensuite sur le premier mois du calendrier. Comme le suggéra Othman ibn Affan, le troisième successeur du prophète, il fut décidé que celui-ci serait mouharram, un mois considéré comme sacré et comme un symbole des nouveaux départs, puisqu’il suit immédiatement le mois au cours duquel le hadj a lieu. Les musulmans croient que l’accomplissement du hadj les lave de tous leurs péchés.
Aujourd’hui, les musulmans du monde entier respectent le calendrier lunaire islamique, mais la plupart se servent du calendrier grégorien, bien plus répandu, dans leur vie quotidienne.
L’Arabie saoudite et d’autres pays du Golfe utilisent encore officiellement le calendrier hégirien, mais peuvent utiliser le calendrier grégorien à des fins civiles.
Le Nouvel an islamique est-il un jour férié ?
Tous les pays ne désignent pas le Nouvel an islamique comme un jour férié, mais dans de nombreux pays à majorité musulmane, il s’agit d’un jour de congé payé.
Les Émirats arabes unis ont déjà annoncé un jour férié payé. D’autres pays à forte population musulmane, dont la Malaisie, désignent également cette date comme un jour férié.
Bien que certains pays de la région ne considèrent pas le Nouvel an comme un jour férié officiel, certaines entreprises peuvent fermer plus tôt à l’occasion de cette célébration et beaucoup tournent généralement au ralenti, car les employés prennent des jours de congé et passent du temps avec leur famille et leurs amis.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Par
Nadda Osman
Published date: Vendredi 29 juillet 2022 - 10:06 | Last update:12 hours 41 mins ago
En pleine guerre d’Algérie, Ahmed, ouvrier algérien rebelle, « raconte sa vie » dans la revue marxiste Socialisme ou barbarie. Les éditions Niet ! rééditent son témoignage, qui remet en perspective la dimension socio-économique de la lutte indépendantiste. Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, son histoire est aplatie à l’intérieur de la grande épopée mondiale de la décolonisation. D’une multiplicité de destins n’émergent globalement que deux prismes de lecture : d’un côté, le colonisateur européen qui s’empare de territoires, opprime les populations et exploite cyniquement les ressources ; de l’autre, des peuples qui paient de leur sang le prix de la liberté. À l’intérieur de ce schéma, la société algérienne est plus complexe : aucune autre colonie n’a été aussi « intégrée » à sa métropole, tandis que sur place les Européens représentent plus de 10 % de la population. Publié en 1959-60 dans la revue marxiste antistalinienne Socialisme ou barbarie sous le titre « Un Algérien raconte sa vie », réédité en mai chez Niet ! sous la forme d’un petit livre sous-titré « Tribulations d’un prolétaire à la veille de l’indépendance », le témoignage d’Ahmed redonne chair à la condition des dominés de l’Algérie coloniale.
Les origines d’Ahmed ne sont pas les plus confortables, mais lui fournissent un sacré poste d’observation. Son père meurt quand il est bébé et sa mère doit retourner dans sa famille, issue de la bourgeoisie locale, qui la maltraite. Alors que ses cousins, la raie sur le côté, vont à l’école, Ahmed, on l’y envoie à peine : ce grand écart social est le tissu qui fait les révolutionnaires. Tout gosse, il en chie, est envoyé trimer chez des artisans qui le roulent et lui mettent sur la gueule ; presque aussi vite, il se rebiffe. À 13 ou 14 ans, il arrête sa main au moment où elle va foutre un grand coup de marteau sur la nuque de son patron. Plus aguerri, il sabote méthodiquement la production chez ses employeurs véreux. Cet instinct de révolte, on ne sait jamais exactement d’où il vient, mais il confère au témoignage d’Ahmed son côté explosif, affûté, transversal.
RACISME À LA PAPA
L’Algérie de sa jeunesse, dans les années 1930-1940 – et qui survit surtout, dans l’imaginaire collectif, par les récits des pieds-noirs, aux premiers rangs desquels Albert Camus – est un monde contrasté. Ahmed rapporte des récits écœurants de petits cireurs escroqués par des Européens, de minots qui fraudent le tramway et dont un Français s’amuse à balancer le béret sur les rails… Celui qui râle finit en garde à vue, c’est la routine, même à 11 ans. Mais le racisme n’est pas seul en jeu. Au bal, les « Arabes corrompus », les riches qui collaborent avec le colonisateur, tirent leur épingle du jeu. La différence ethno-religieuse est le faux nez de la domination sociale. Une « donnée cruciale du système colonial », explique la postface, est « sa capacité à s’appuyer sur (ou à reconfigurer) des modes de domination qui lui préexistent ».
En 1945, las de la passivité de ses camarades exploités dans des boulots subalternes, Ahmed débarque en France. Le tableau n’est pas joli-joli. Bien avant la guerre d’Algérie, le racisme est partout. Ahmed, dont « [la] physionomie ne montre pas qu’[il est] algérien », a ses entrées dans tous les bars : ce qu’il y entend, c’est un racisme à la papa, ouvert, injurieux, gratuit, méchant, systématique. Quand, avec sa femme (française) et leur bébé, il veut prendre l’avion pour le bled, on le fait attendre toute la journée qu’il y ait assez d’Arabes pour remplir un vol.
LUTTES SOCIALES & LUTTES NATIONALES
Ahmed traverse les combats politiques comme sa vie de travailleur : le regard aiguisé, saisissant tout de suite les failles, empoignant toutes les opportunités. Encore en Algérie, il est proche du Parti communiste, le seul à s’agiter en défense des prolétaires. Mais les militants européens, ultra majoritaires, se foutent pas mal de ce que subissent les Arabes. La lutte nationaliste, c’est le constat quotidien de l’injustice qui l’y conduit. S’il sympathise, c’est, là encore, de l’extérieur. La répression sanglante des manifestations de mai 1945 – le « massacre de Sétif », avec ses 15 000 à 30 000 morts – lui inspire cette réflexion : « La plus belle connerie qu’ils ont faite, c’est d’oublier que malgré cette population qu’ils avaient massacrée, il y avait encore les enfants. » Des témoins innocents des exactions, qui grandiront dans le souvenir et la haine.
Pour Socialisme ou barbarie, le témoignage d’Ahmed permet de mettre en perspective luttes sociales et luttes nationales. Côté français, des ouvriers « nationalisés » par le Parti communiste, shootés à la haine du boche. Côté algérien, dit la postface, « une communauté dont les antagonismes en gestation excèdent les énoncés unificateurs imposés par le FLN » – l’arnaque aura duré jusqu’au Hirak. De part et d’autre de la Méditerranée, les constructions nationales balaient artificiellement la réalité de la conflictualité sociale. Reste à le faire comprendre à ceux qui commémorent ces jours-ci le souvenir de l’Algérie coloniale – de ses injustices et de ses crimes.
Les harkis du système ont fait avorter le changement radical qui se profilait avec le Hirak/Tanekra.
Les harkis du système ont fait avorter le changement radical qui se profilait avec le Hirak/Tanekra. D’une économie pastorale à une économie rentière, le pas est vite franchi. Hier, avec les moutons et les abeilles ; aujourd’hui avec le pétrole et le gaz, l’argent vient en dormant. « Regda out manger ».
C’est la nature des ressources qui détermine le régime politique d’un pays. Dans le cas de l’Algérie contemporaine, ce sont les hydrocarbures. Ce n’est pas un hasard si la nationalisation des hydrocarbures a coïnc idé avec la commémoration de l’anniversaire de la création de l’UGTA un certain 24 février 1971.
La longévité politique exceptionnelle des régimes arabes est une réalité incontestable. Clanisme et monarchie concourent au même résultat : stabilité politique et stagnation économique. Pour le gouvernement, après le pétrole, c’est toujours du pétrole. Sa survie dépend de l’étranger, du blé de la France et des armes de la Russie.
Le pétrole et le gaz sont à l’économie mondiale ce que l’eau et l’oxygène sont au corps humain. Ils sont les fondements de la civilisation moderne. L’argent du pétrole a détaché la société du travail, de l’effort et de l’investissement.
Le sort de l’Algérie est indexé au cours du baril de pétrole sur le marché. En période de vaches maigres, les élections conduisent à une guerre civile avec ses milliers de morts et de disparus et en période de vaches grasses à une présidence à vie au prix de mille milliards de pétrodollars.
L’Algérie se distingue par l’importance des ressources soumises à une distribution publique (marchés, subventions, licences d’importation, fonds de commerce, logements etc…) Un autre gisement s’offre aux élus et fonctionnaires c’est l’emploi public représentant un poids non négligeable dans l’électorat (La république à travers la fonction publique et parapublique est le premier employeur avec une armée de fonctionnaires dociles et redevables).
De l’indépendance à nos jours, c’est la ruée vers le politique. Cela se traduit par une mainmise de l’Etat et donc d’une caste d’élus et de fonctionnaires sur la quasi-totalité des ressources du pays. Les fonctions électives sont un ascenseur social, un tremplin à l’enrichissement personnel. Les distributions d’emplois publics façonnent les clientèles autant qu’elles les révèlent.
Toutes les fortunes privées sont constituées à partir du politique. L’exercice des fonctions étatiques permet de se ménager une place dans l’échelle de redistribution des biens et des services. La rémunération des clientèles cède parfois le pas à l’enrichissement personnel. L’appétit des patrons et des clients allant en s’aiguisant.
L’enjeu des élections en Algérie est évidemment l’accès à la rente que confère l’autorité. En effet, l’élite au pouvoir, bien que vivant de l’Etat n’a pas le sens de l’Etat mais seulement de ses propres intérêts.
Une fois, au pouvoir et à proximité de la rente, les élus se transforment en « harkis du système » ; hors du pouvoir et loin de la rente, ils sont ses plus farouches opposants ?
Dans ce contexte, toute distribution des ressources par l’Etat et son administration peut difficilement viser l’intérêt général. L’intérêt général est intériorisé dans les démocraties occidentales et ignoré dans les dictatures du sud de la Méditerranée. Il se confond avec l’intérêt de la caste au pouvoir.
A chaque fois que l’on fait de l’Etat ou d’une petite élite, le principal acteur du développement, on suscite l’apathie générale du corps social et les citoyens se détournent des structures sociales et politiques organisées. On se trouve devant une société éclatée, une classe dominante qui vivant de l’Etat n’a pas le sens de l’Etat mais de celui de ses intérêts.
Cette classe a le goût de l’autorité et du prestige, elle ignore celui de l’austérité et de l’humilité. Contrairement à ce qui s’est passé à partir du moyen âge, la naissance de l’Etat post colonial est beaucoup moins la résultante des changements sociaux qui ont accompagné l’émergence des structures autonomes (division du travail, bureaucratie professionnelle, surplus agricole dégagé etc…) que le produit d’un bricolage institutionnel visant à introduire dans l’espace politique des formes d’organisation parfaitement étrangères aux codes culturels et aux ressources de l’Etat. Il est le résultat de contradictions externe que de changements internes.
L’Algérie indépendance n’est pas née par voie naturelle mais à la suite d’une césarienne. Cela laisse des cicatrices. L’Algérie a arraché son indépendance par l’emploi de la ruse et la force, elle a raté son développement par manque d’intelligence. Elle n’a pas su coudre la peau du renard avec celle du lion. Elle n’avait pas de fil ni aiguille.
Soixante ans après le recouvrement de son indépendance, elle souffre de l’absence d’une bourgeoisie entrepreneuriale et d’une classe ouvrière laborieuse. Pourtant, ce ne sont pas les pétrodollars qui ont fait défaut. « L’intelligence peut créer des richesses, jamais l’inverse » nous avertit Alex Martial. 98 % des ressources en devises proviennent de l’exportation du pétrole et du gaz.
Le budget de l’Etat est alimenté directement ou indirectement à plus de 70 % par la fiscalité pétrolière et gazière. Destinée initialement au financement du programme d’équipements de l’Etat, elle s’est étendue à la consommation finale prenant en charge l’Algérien du berceau à la tombe en passant par les hôpitaux parisiens avant d’être rapatrié en Algérie pour être enterré selon le rite musulman en usage.
Pour être convaincu de la justesse de ses propos, il suffit d’observer l’évolution de la monnaie nationale, le dinar.
A sa naissance le dinar algérien s’échangeait contre deux francs français (sans pétrole et sans gaz); à soixante ans l’âge officiel de la retraite, il ne vaut pratiquement rien en Algérie et encore moins à l’étranger hyperdopé au pétrole et au gaz.
Soixante ans après l’indépendance algérienne, comment faire et écrire l’histoire de celles et ceux qui l’ont vécue comme une révolution ? Malika Rahal se propose de combler le vide historiographique laissé par les historiens de part et d’autre de la Méditerranée. Sur la rive algérienne, c’est surtout à partir de la crise politique interne au Front de libération nationale (FLN) que l’histoire de l’indépendance a été écrite. Sur la rive française, les travaux ont avant tout porté sur le rapatriement massif des Français d’Algérie, migration postcoloniale la plus brutale que le pays ait connue, ainsi que sur les supplétifs réunis sous l’appellation générique de harkis. Les populations ordinaires restées en l’Algérie ont de ce fait été privées de leur propre histoire. Algérie 1962 se consacre au retournement du monde provoqué par l’indépendance chez ces individus « exceptionnellement normaux »1 (p. 16) et propose une « histoire des gens » en 1962 qui met à distance la grammaire de la déploration.
2 L’opération de dénomination du temps, de mise en mots des événements a aussi une histoire : le term (...)
3 À savoir : le 19 mars (accords d’Évian et cessez-le feu), les 1er, 3 et 5 juillet (référendum d’aut (...)
4 Pour une première réflexion autour de ce concept, qui n’évoque cependant pas la question de la sort (...)
5 La fluidité est l’une des caractéristiques des crises politiques décrites par Michel Dobry. Voir no (...)
2Pour contourner la saturation de l’histoire par les polémiques mémorielles, Malika Rahal prend à bras le corps le chrononyme2 de 1962 et le déplie en l’abordant par sa réalité la plus triviale : la chronologie, de janvier à décembre, par-delà les césures de l’histoire institutionnelle3. L’indépendance apparaît comme un temps court qui transforme la vie quotidienne des Algériens, et comme un temps long du fait des continuités avec le temps colonial. L’autrice appréhende ainsi l’année 1962 comme un temps des possibles etune ouverture révolutionnaire pour les Algériens, mais aussi comme une « sortie de guerre »4, utilisant un concept peu usité pour définir analytiquement cette période. Pour l’historienne, l’écriture de ce « temps fluide »5 requiert une attention constante aux termes utilisés tant « les catégories désignant les personnes sont changeantes » (p. 18). Ainsi, bien que les catégories coloniales (« musulmans », « Européens ») deviennent obsolètes, leur usage ne se dissipe pas avec la fin de la domination coloniale. Si le terme d’« Algérien » acquiert une légitimité, l’incertitude demeure à propos de qui voudra ou pourra acquérir la nationalité algérienne, le code de la nationalité n’étant voté qu’en mars 1963.
3L’enquête recueille les expériences et parcours d’hommes et de femmes à partir d’autobiographies, de biographies, d’archives et d’entretiens afin de restituer les craintes et les peurs, l’enthousiasme et l’effervescence qui caractérisent le peuple algérien dès l’advenue de l’indépendance. L’ouvrage est composé de vingt-deux chapitres regroupés en quatre parties thématiques qui développent ce que 1962 fait à la violence (partie 1), aux corps (partie 2), à l’espace (partie 3) et au temps (partie 4). Chaque chapitre se présente comme une scène historique qui pourrait faire l’objet d’un ouvrage à part entière. Malika Rahal assume ainsi de se détacher de l’histoire exhaustive pour proposer une histoire par incursions.
4La première partie s’ouvre sur un paradoxe caractéristique de certaines sorties de guerre : le cessez le feu de mars 1962 amorce une période de violences extrêmes plutôt qu’il ne la referme. La violence émane d’abord de l’Organisation armée secrète (OAS). Particulièrement dans les villes de l’Oranais, le paysage visuel et sonore est marqué par l’intensité paroxystique de la guerre urbaine : l’œil des habitants est constamment sollicité par les affiches et les graffitis qui saturent l’espace et leur oreille est assourdie par le bruit des tirs, des bombes et des cris. Le monopole de la violence légitime est ébranlé par la multiplicité des autorités et des forces de l’ordre, mais les étiquettes d’OAS, de FLN et de MNA (Mouvement national algérien) peinent à saisir les alliances de circonstance qui se nouent entre habitants. Il est ainsi difficile de déterminer « qui est qui dans cette transition violente […] alors qu’il est encore temps de “passer pour” ce que l’on n’a pas été jusque-là » (p. 113).
6 Il n’existe pas de décompte exact des morts de la guerre d’Algérie. Kamel Kateb insiste sur la néce (...)
5La seconde partie se consacre aux effets de 1962 sur le corps. L’autrice décline le terme de manière polysémique, désignant tant la corporéité, concrètement désengagée (démobilisation des combattants de l’Armée de libération nationale – ALN –, disparition des corps de certains morts) ou pleinement sollicitée (présence transgressive des Algériens dans l’espace public, détente des corps dans les festivités), que la métaphore du corps collectif national retrouvé, qui doit s’auto-organiser. Le démographe Kamel Kateb estime entre 430 000 et 578 000 le nombre de morts du côté algérien6. Nommer les disparus, compter les blessés et déplacés – faire le bilan – devient une opération routinière. Le retour des combattants et des prisonniers à la vie civile – et à l’intime – suscite parfois le malaise au sein des maisonnées où la vie familiale s’était réorganisée. La crainte que la violence ne frappe jusqu’au chevet des mourants conduit souvent les habitants à soustraire les blessés des cliniques françaises pour les remettre à un système de soins plus sommaire mais contrôlé par des Algériens.
7 Pour reprendre les mots du poète Bachir Hadj Ali.
6Puisque la sortie de guerre se double d’une sortie d’empire, l’année 1962 est un observatoire privilégié du retrait de l’État colonial et des tentatives pour le nouvel État indépendant de fondre dans un corps national unique des autorités différentes (soldats de l’ALN, cadres du Gouvernement provisoire de la République algérienne, instituteurs de l’Association des oulémas), dont la cohésion ne va pas de soi. L’auto-organisation du peuple prime et constitue un vecteur « d’empuissancement » collectif. Les moments d’ivresse et d’excitation entrainent une déprise des corps des habitants par ailleurs traversés par le deuil. 1962 est enfin le temps des « amours différés »7, où les familles reprennent les rituels suspendus, comme les mariages. La non-participation des harkis et des messalistes aux festivités cristallise leur mise en marge du corps collectif.
7La troisième partie porte sur les transformations de l’espace. L’Algérie est en 1962 à la fois un « pays fourmilière », dans lequel les circulations de personnes abondent en tous sens (libération des prisonniers des camps, retour des réfugiés, départ des Français), et un « confetti de territoires » qui porte les traces de la guerre (p. 254). De nombreux sols étant minés, il est encore possible de mourir de la guerre après la guerre : en 2019, un enfant est ainsi venu s’ajouter aux 7 500 victimes qui auraient péri après l’indépendance des 11 millions de mines déposées par l’armée française. L’année 1962 marque aussi un « retournement de l’espace » (p. 271) : plusieurs camps sont intégrés dans l’espace urbain par l’extension des villes, tandis que des quartiers se désertifient en quelques semaines. L’appropriation de meubles abandonnés et l’installation de certains Algériens dans des logements inoccupés, avant d’en devenir progressivement propriétaires, sont synonymes d’une mobilité sociale ascendante, parfois vécue comme une véritable transgression : le départ des Français a reconfiguré l’espace géographique et social algérien. La ligne de partage est encore forte dans l’Algérie contemporaine entre les habitants étiquetés comme ingénieux, voire profiteurs, et les malchanceux qui se seraient fait avoir – par morale ou par crainte d’un départ simplement éphémère des Français. Ces catégories d’appréhension de l’espace social ne sont pas que nominales : elles ont des effets pratiques sur les trajectoires sociales des familles algériennes après l’indépendance.
8Quand commence et quand finit 1962 ? L’ouvrage se referme sur la question du temps. L’attente (inquiète ou heureuse) est sans doute l’expérience la plus partagée par les Algériens et les Français. Pour les Algériens, le temps biographique est bouleversé par des avancements de carrière inattendus. De quoi se souvenait-on en 1962, en l’absence de témoins directs du temps précédant l’occupation française ? Les pèlerinages renouvelés vers les terres spoliées des ancêtres sont les indices d’un temps vécu comme un renversement de l’occupation coloniale. Films, chansons, changements de noms de rue et commémorations fixent des mythologies durables. « Narrativement autant que matériellement, 1962 est au cœur de la question de la juste rétribution du passé » (p. 410) et de la réversibilité du processus colonial.
9Le livre relève le pari de rééquilibrer une histoire réalisée à parts inégales en tenant ensemble les expériences du peuple algérien, largement inconnues en France, et la présence, en creux, des rapatriés, dont l’histoire a davantage été écrite. Le surgissement de 1962 comme référence des manifestants lors du Hirak, début 2019, a sans doute renforcé la qualification de révolution attachée à l’année 1962. Malika Rahal offre toutes les clés pour la saisir comme telle.
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NOTES
1 Malika Rahal emprunte cet oxymore à l’historien italien Edoardo Grendi pour insister sur la dimension proprement routinière des moments de crise. Le quotidien en apparence anodin du peuple algérien peut paradoxalement se révéler un bon observatoire pour saisir la dimension révolutionnaire de l’indépendance.
2 L’opération de dénomination du temps, de mise en mots des événements a aussi une histoire : le terme de « chrononyme » permet de dénaturaliser le langage utilisé pour organiser la matière historique. Pour une mise au point sur ce terme et ses enjeux, voir notamment Kalifa Dominique, « Dénommer l’histoire », in Les noms d’époque. De « Restauration » à « années de plomb », Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2020.
3 À savoir : le 19 mars (accords d’Évian et cessez-le feu), les 1er, 3 et 5 juillet (référendum d’autodétermination, transfert de souveraineté, proclamation de l’indépendance) et les 20 et 25 septembre (création des institutions à travers les élections de l’Assemblée nationale et proclamation de la République algérienne et populaire).
4 Pour une première réflexion autour de ce concept, qui n’évoque cependant pas la question de la sortie de guerre du côté algérien, voir notamment Joly Vincent et Harismendy Patrick (dir.), Algérie. Sortie(s) de guerre, 1962-1965, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2014 ; compte rendu d’Alain Messaoudi pour Lectures : https://journals.openedition.org/lectures/18118.
5 La fluidité est l’une des caractéristiques des crises politiques décrites par Michel Dobry. Voir notamment Dobry Michel, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Science Po, 2009.
péri, un pourcentage considérable si on le rapporte aux autres conflits (mortalité de 3% de la population pour la Première Guerre mondiale en France, par exemple). Les décès français s’élèvent à environ 3 000 pour les civils et 25 000 pour les militaires.
Malika Rahal, Algérie 1962. Une histoire populaire, Paris, La Découverte, 2022, 445 p., EAN : 9782348073038.
C’est grâce au concours de l’historienne et spécialiste de l’Algérie Malika Rahal que ce dossier sur l’Algérie est publié sur Orient XXI. En guise d’introduction, nous lui avons posé quelques questions pour mieux approcher l’importance de la question algérienne encore aujourd’hui, l’état de la recherche, l’épineuse question de l’accès aux archives en France comme en Algérie et la place que continue encore à occuper ce passé colonial dans le discours politique français.
Emmanuel Macron et Mohammed Ben Salmane à Paris, le 10 avril 2018. (NICOLAS MESSYASZ/SIPA)
Assassinat de Jamal Khashoggi, guerre au Yémen, militants emprisonnés en Arabie saoudite… L’invitation de Mohammed Ben Salmane à l’Elysée ce jeudi 28 juillet fait réagir.
La fin justifie-t-elle les moyens ? Le dicton s’adapte bien à la situation : la guerre de l’énergie déployée depuis le début du conflit en Ukraine a participé à remettre sur le devant de la scène les monarchies pétrolières, et notamment l’Arabie saoudite. En conséquence, après la visite de Joe Biden au royaume saoudien, c’est au tour d’Emmanuel Macron d’inviter à dîner ce jeudi 28 juillet Mohammed Ben Salmane. Une première visite pour le prince héritier en Europe depuis l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Défenseurs des droits de l’Homme et écologistes sont vent debout contre ce voyage politique.
« C’est un dictateur instable et marcher la main dans la main avec lui est une honte et un déshonneur », a dénoncé sur Franceinfo Abdullah Alaoudh, directeur pour la région du Golfe de l’organisation Democraty for the Arab World Now fondée par Jamal Khashoggi. Si le prince héritier du royaume saoudien est salué pour ses réformes, il est aussi vivement critiqué à cause de la répression menée contre les dissidents dans les milieux religieux, politiques, intellectuels, économiques et même au sein de la famille royale.
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« Nous pensons que MBS cherche à blanchir ses crimes. Il a soutenu les leaders de la guerre en Libye et ailleurs, et qui a arrêté tant d’activistes, de défenseurs pacifiques et d’humoristes en Arabie saoudite », ajoute Abdullah Alaoudh.
« Macron reçoit le bourreau de mon fiancé »
Le prince saoudien a toujours nié son implication dans le meurtre de Jamal Khashoggi en 2018. Pourtant, la CIA a publié un rapport accablant le chef de la monarchie pétrolière, le mettant à l’écart de la scène internationale. Mais à la faveur de la guerre en Ukraine, MBS semble revenir en grande pompe. Dans un message en français adressé à l’AFP, Hatice Cengiz, la fiancée de Jamal Khashoggi, s’est dite « scandalisée et outrée qu’Emmanuel Macron reçoive avec tous les honneurs le bourreau de [son] fiancé ». Deux ONG ont également profité du fait que Mohammed Ben Salmane soit sur le territoire hexagonal pour porter plainte pour complicité de torture et de disparition forcée.
D’autres associations de défense des droits de l’Homme ont condamné fermement la venue de Mohammed Ben Salmane en France. « La LDH dénonce l’accueil sur le tapis rouge à l’Elysée réservé à Mohammed Ben Salmane pour son retour sur la scène internationale depuis l’assassinat qu’il avait lui-même commandité en 2018 du journaliste Jamal Khashoggi (selon un rapport de la CIA) », tweet la Ligue des Droits de l’Homme.
Amnesty internationale met l’accent sur la guerre au Yémen commencée en 2014, à laquelle l’Arabie saoudite participe en soutenant le gouvernement yéménite contre les rebelles houthis. « Le Royaume de Ryiad est l’un des principaux clients de la France en matière de ventes d’armes. Ces armes seraient utilisées contre des civils au Yémen », rappelle l’ONG sur Twitter, s’appuyant sur une enquête du média indépendant Disclose. Depuis le début du conflit, plus de 380 000 personnes ont été tuées, selon un rapport de l’ONU publié en novembre 2021.
« Un coup dur pour les activistes saoudiens »
Pour la militante saoudienne Lina al-Hathloul, directrice de la communication à l’organisation de défense des droits humains ALQST, cette visite, juste après celle de Joe Biden en Arabie saoudite, « est un coup dur pour les activistes saoudiens ».
« Plutôt que de soutenir les victimes des violations systématiques des droits humains en Arabie saoudite, Macron préfère réhabiliter un prince héritier dont les abus ont été largement condamnés par la communauté internationale ; en acceptant de l’accueillir à l’Elysée, Macron lui accorde une légitimité non méritée, au risque de laisser le champ libre à de nouveaux abus. »
Lina al-Hathloul est la sœur de la féministe Loujain al-Hathloul, icône de la défense des droits des femmes dans le royaume saoudien, qui a été emprisonnée pendant près de trois ans avant d’obtenir une libération conditionnelle en février 2021.
En France, quelques politiques s’insurgent également contre la venue de Mohammed Ben Salmane. Il « sanctionne de peine de mort l’homosexualité, donne aux femmes un statut de mineures, achète des armes à la France pour tuer les civils au Yémen, commandite le meurtre de Jamal Khashoggi, MAIS a du pétrole DONC est reçu à l’Elysée », épingle l’écoféministe Sandrine Rousseau.
Un choix qui traduit une dépendance forte au pétrole
Outre les droits humains, la critique concerne également nos modes de consommation et le choix d’Emmanuel Macron de se tourner vers le pétrole du Golfe. « J’ai le sentiment qu’avec l’Arabie saoudite, malgré l’assassinat de Jamal Khashoggi, la situation des LGBT et des femmes dans ce pays, Emmanuel Macron est finalement contraint de sortir le tapis rouge parce que nous avons besoin de son pétrole. Finalement, la dépendance aux énergies fossiles fait que nous bradons notre diplomatie », confie le premier secrétaire de EELV, Julien Bayou, sur France-Inter ce jeudi matin.
« Au menu du dîner entre Emmanuel Macron et MBS le corps démembré du journaliste Khashoggi ? Le chaos climatique ? La paix et les droits humains ? Le jour du dépassement ? Non ! Du pétrole et des armes ! L’exact opposé de ce qu’il faut faire ! », fustige l’ex-candidat des Verts à la présidentielle, Yannick Jadot.
Pour le gouvernement, la venue de Mohammed Ben Salmane ne semble pas incompatible avec le respect des droits de l’Homme. « Il ne s’agit pas de remettre en cause notre engagement en faveur des droits de l’Homme », déclarela Première ministre, Elisabeth Borne. L’Élysée a par ailleurs assuré qu’Emmanuel Macron « abordera la question des droits de l’Homme » ce jeudi soir avec le prince héritier saoudien.
La polémique de l'été en Algérie tourne autourde Yasmina Khadra !
C'est lui faire un imbécile procès que de lui reprocher d'avoir déjeuné avec un ambassadeur étranger. On a feint d'ignorer le parcours rare et exceptionnel de sa vie pour tenter de ternir les racines d'un homme non commun qui s'est livré corps et âme à son pays (Abdou Benabbou).
Beaucoup l'admirent, comme le démontrent les salles archicombles partout où il met les pieds en Algérie ; d'autres ne le portent pas dans leur cœur, comme on le voit à travers les critiques qu'il essuie sur les réseaux sociaux.
On l'aime ou on ne l'aime pas, on le défend ou on l'enfonce, l'auteur de «Les hirondelles de Kaboul » ne laisse jamais indifférent.
Kaboul capitale de l'Afghanistan, Kaboul justement, qui fera office de «fil rouge» de ma présente contribution publiée en 2013, faudrait-il le rappeler, et remise au goût du jour compte tenu de la polémique au centre de laquelle se trouve, par devers lui, Mohamed Mousselhoum alias Yasmina Khadra !
Ce que je connaissais donc de l'Afghanistan, outre la culture du pavot, se résumait succinctement, dans la vie et l'œuvre de Jamel-Eddine El Afghani. Malgré une existence éphémère, ce personnage haut en couleur et héros en son temps a traversé l'histoire en y laissant son empreinte.
Il a également suscité une polémique autour de son origine : afghane ou iranienne ?
Peu importe, dès lors où il était connu aussi comme un réformateur, imbu par ailleurs d'émancipation, grâce à son séjour en Occident.
Gonflé qu'il était, il rêvait de voir la démocratie et les libertés s'installer en terre d'islam déchirée par les luttes fratricides et l'absolutisme qui y régnait.
Pourquoi j'évoque ce personnage, maintenant et dans ces colonnes ?
Je vais vous le dire !
Ce Jamel-Eddine El Afghani incarnait aux yeux du jeune homme que j'étais, «le chevalier sans peur et sans reproche». De plus, il était le héros d'une série égyptienne qui nous était servie en prime time, par «l'unique».
Nour Ech-charif ou peut-être bien Mahmoud Yassine, je ne sais plus, campait magistralement le rôle de ce personnage, qui apparaissait à l'époque, aussi sympathique que téméraire.
Et exit Jamel-Eddine El Afghani et son épopée !
Il s'est estompé de ma mémoire lui et ses idées rétrogrades, somme toute. Quant à l'Afghanistan d'aujourd'hui, il ne se distingue à mes yeux que par l'horreur de son interminable bilan macabre :
1.756 enfants tués ou blessés des suites du conflit qui se déroule dans ce pays, depuis 2001.
Soit 4,8 enfants tués par jour, selon l'UNICEF.
Pertes humaines innombrables liées «à un usage sans discernement de la force», selon un rapport de l'ONU, paru en avril 2012.
Explosions de voitures et de motos piégées, au quotidien.
Comment aussi ne pas haïr tous ces talibans qui ont profité du chaos laissé par l'occupant soviétique, pour asseoir leur domination, à coups d'idées néo-fondamentalistes et à coups de balivernes du style «les talibans affrontaient les chars russes à mains nues» ?
Et le mollah Omar, aussi borgne que Mokhtar Benmokhtar, caché le plus souvent dans les grottes de Bora Bora, et qui devient de facto leur chef, une fois qu'ils se sont accaparés du pouvoir !
Il prend le titre de «commandeur des croyants», après avoir occis en route, l'ancien président communiste mais néanmoins légaliste, Mohamed Nadjibullah.
Depuis cette époque, les événements d'Afghanistan ont fait intrusion dans nos foyers, par effraction, via la télévision nationale, pour nous pourrir tout simplement nos dîners et nos soirées.
Avec la parabole et les chaînes satellitaires, les massacres nous étaient livrés «en live», quotidiennement :
1. Assassinat du commandant Massoud.
2. Kamikazes, ceintures d'explosifs.
3. Lapidation, pendaisons au quotidien.
4. Dynamitage des statues de Bouddhas géants de Bamiyan, vieilles de 15 siècles.
5. Absence de toute vie culturelle, de toute vie tout court.
6. Et autres cruautés à oublier au plus vite comme les dégâts de la décennie noire où «nos Afghans» non moins féroces, ont causé tant et tant de drames inoubliables.
D'autres pays ont commencé, à leur tour, à ressentir directement et dans leur chair, les effets de leur engagement en Afghanistan :
Les USA avec les attaques contre ses ambassades de Nairobi et Dar es Salam.
La France avec 88 soldats tués.
Et leur opinion publique de se poser des questions, de haïr la guerre, l'Afghanistan et d'en débattre, avec véhémence, dans les médias !
Et vinrent les événements du 11 septembre 2001, qu'il n'est point besoin de rappeler ici.
Ainsi que la starisation d'Oussama Ben Laden et son intronisation au sein d'une opinion musulmane, plus déroutée qu'admirative de ses exploits supposés !
Aujourd'hui, même après sa mort, on continue à subir les dommages induits par ses attentats, dont on ne cesse d'en payer les frais, collégialement, musulmans en général et arabes en particulier. Personnellement, je désespérais de voir ce pays renaître, connaître la paix, prospérer et retrouver sa place dans le concert des nations.
Je me suis désintéressé de l'Afghanistan, jusqu'au jour où j'ai tenu entre mes mains «Les hirondelles de Kaboul» de Yasmina Khadra.
Je vous fais le «pitch» du livre ? Oui ? Alors voilà:
Dans les ruines brûlantes de Kaboul, la mort rode, un turban noir autour du crâne. Ici, une lapidation de femme, là, un stade rempli par des exécutions publiques. Les talibans veillent-la joie et le rire sont devenus suspects- Atiq, le courageux moudjahid, reconverti en geôlier, traîne sa peine. Toute fierté l'a quitté. Le goût de vivre a également abandonné Mohsen qui rêvait de modernité. Son épouse Zuneira, avocate, plus belle que le ciel, est désormais condamnée à l'obscurité grillagée du tchadri.
Alors Kaboul, que la folie guette, n'a plus d'autres histoires à offrir que des tragédies. Quel espoir est-il permis ? Le printemps des hirondelles semble bien loin encore.
Quel livre ! Quel auteur !
«Douter de son talent et de son art ne peut relever que de la jalousie». Ce n'est pas moi qui le dis, c'est un journaliste du Quotidien d'Oran, à la carrière bien remplie et de surcroît, directeur de l'Ecole de journalisme.
Merci aussi à vous, Yasmina Khadra d'avoir écrit ce merveilleux livre qui m'a réconcilié, un tant soit peu, avec cet Afghanistan occupé, violenté, meurtri, mais si émouvant par les histoires de vie qui s'y déroulent et que vous avez parfaitement restituées à vos lecteurs !
Malgré les horreurs, la mort et le sang, les gens résistent, espèrent, pleurent souvent, rient parfois et ne cessent jamais de croire aux lendemains qui chantent.
Vous m'avez, par votre livre, aidé à planter le décor de cette contribution. Ce qui me permet, en quelque sorte, d'enchaîner avec Hamid Karzaï.
Ce président de l'Afghanistan qui est devenu le chef du pouvoir intérimaire après avoir été investi par la «Loyah Jirgah», cette grande assemblée qui est convoquée par les chefs de tribu. Ce président qui se distingue par son costume traditionnel et néanmoins original qu'il a promené partout dans le monde, dans l'espoir de susciter quelque intérêt pour son pays, ou pour le moins changer le regard qui lui est porté.
Il se prénomme Hamid, un prénom bien de chez nous, vous l'aurez certainement remarqué. Il a annoncé, il y a juste quelques jours, qu'il ne briguerait pas un autre mandat, à l'issue de sa présidence en 2014. Il estime qu'après le retrait annoncé des troupes de l'OTAN, les leaders politiques et la population afghane prendront en mains leur destin.
Et qu'ils en sont capables !
Cette nouvelle de nature à faire le buzz, n'a apparemment pas emballé les rédactions.
Encore moins suscité quelques commentaires.
A croire qu'un président qui ne rêve pas de se succéder «à lui-même » est une pratique courante dans nos contrées d'ici-bas. Comme si l'alternance, «zaama», est une vertu politique et une constance cultivée de Kaboul à Damas en passant par Baghdad, pour arriver là où vous fantasmez.
Les bras m'en tombent !
A moins que le rédacteur de «la lettre de province», celle contenue dans la dernière livraison du Soir d'Algérie, n'y aille de son commentaire et me conforte ou pas, dans mon analyse.
Lui qui supputait concernant l'abandon du pouvoir «ce n'est rien d'autre que de la sagesse dont on sait, hélas, qu'elle est la philosophie la moins bien partagée, lorsqu'on a connu l'ivresse du pouvoir». Quand à Hamid Karzaï, au-delà des reproches qu'on peut lui faire, sur son parcours ou ses liens supposés avec les USA qui l'auraient intronisé président, on ne peut lui dénier sa sincérité, encore moins sa volonté affichée de se détacher du pouvoir.
N'a-t-il pas été lui-même l'artisan de sa retraite annoncée ?
Moi, rien que pour ça, je lui dis : Hamid, si tu m'entends respect !
Et à Yasmina Khadra, je demande pardon.
1. De lui avoir détourné, sans son accord, une de ses hirondelles pour intituler tout d'abord cette contribution.
2. Ensuite de n'avoir pas su retenir cette hirondelle qui s'est d'ailleurs envolée, à tire-d'aile, à destination de Kaboul...
3. Et, suprême outrage, d'ignorer si elle a survécu à son long voyage.
Quid de l'Afghanistan d'aujourd'hui ?
Vingt ans après avoir gouverné l'Afghanistan de 1996 à 2001, les talibans ont repris le pouvoir le 15 août 2021 au terme d'une reconquête éclair qui a surpris le monde entier et les talibans eux-mêmes. Certes, l'échec américain était déjà inscrit dans l'accord de Doha, signé le 29 février 2020 entre le représentant américain Zalmay Khalilzad et le négociateur taliban Mollah Baradar, mais personne n'imaginait que l'État afghan, construit et financé par la communauté internationale à coups de milliers de milliards de dollars depuis 2001, était fragile au point de s'effondrer comme un château de cartes en quelques heures et sans résistance, alors que les talibans n'étaient pas encore entrés dans Kaboul !
Quant à Yasmina Khadra...
«...C'est lui faire un imbécile procès que de lui reprocher d'avoir déjeuné avec un ambassadeur étranger. On a feint d'ignorer le parcours rare et exceptionnel de sa vie pour tenter de ternir les racines d'un homme non commun qui s'est livré corps et âme à son pays.
A l'adresse des esprits délurés cultivant outrageusement l'ignorance et la gratuité de la violence verbale, il est utile d'indiquer que la renommée internationale de l'écrivain n'est pas tombée du ciel. Elle est le fruit d'un riche destin hors du commun...» (Abdou Benabbou).
Le chemin de ta mère. Nouvelles de Pierre Amrouche (Préface de Tassadit Yacine. Postface de Kangni Alem). Koukou Editions, Alger 2022, 127 pages, 800 dinars
Il a de qui tenir, Pierre Amrouche. C'est bien le digne fils de son père, Jean El Mouhoub Amrouche, le fils d'Ighil Ali. Ce dernier était déjà habité par l'Afrique. Il invitait alors des poètes du «Maghreb» à se revêtir du manteau de l'Afrique, et l'Afrique était présente dans tous ses écrits. «Pour lui, il n'y a d'identité, de personnalité propre qu'enracinée dans la terre d'Afrique, en particulier en période coloniale.
Les autochtones colonisés n'avaient pas d'histoire, d'identité culturelle et territoriale. La France était alors en Afrique. Les mots changent le sens des luttes» (Tassadit Yacine). Il y a aussi l'influence d'un grand père, Pierre Molbert, archéologue, expert international en art africain et en arts premiers, ce qui lui donne la passion de l'ancien... l'archaïque.
Ce premier recueil de nouvelles flirte certes avec du rêve et de la fiction, mais, en vérité, je les assimile, pour ma part, à de véritables enquêtes-reportages sur la société africaine dans les tréfonds de ses profondeurs. Une vérité toute crue portée par un grand amour. Des profondeurs presque inaccessibles au voyageur-touriste banal ou même à l'observateur n'ayant pas «l'Afrique dans la peau», une Afrique avec ses bons et ses mauvais côtés : les mythes, les rites, les oralités légendaires, les savoirs ancestraux..., loin des clichés coloniaux de l'homme blanc... avec une attirance pour les aspects relationnels individuels... et la sexualité.
L'Auteur : Né à Paris le 25 novembre 1948. Expert international en art africain et arts premiers, poète, photographe, il vit au Togo. Nombreuses publications sur les cultures africaines. Premier recueil de nouvelles.
Table des matières : Du même auteur/ Préface/ Misalisa/ Le chien de ta mère/ Petite mousson/ Une année pour l'infini/ Cœur sango/Postface/Lexique
Extraits : «Il se dit que comme il y avait deux prix au marché, un prix pour les Africains, un pour les blancs - ce qu'il trouvait somme toute assez normal - de même il y avait deux lois et règles, et il était dangereux de transgresser ces règles orales : blanc équivalait à argent» (p 82), «Ce que l'Afrique avait peut-être de spécifique, dans le domaine, c'était la caste des «tontons». Les oncles proches ou éloignés avaient une autorité naturelle dans les familles, ils en abusaient fréquemment. Protégés par une Omerta fondée sur une commune culpabilité : tout homme était aussi un «tonton» en puissance. Les loups ne se dévorent pas entre eux» (p 8)
Avis : Des nouvelles qui sortent de l'ordinaire national. Le regard d'un Autre sur des sociétés africaines (avec leurs qualités et défauts) et dont il fait, quelque part, partie. «Surprenantes de bout en bout, comme un bon cigare entre amis de longue date, un miroir tenu à bout de bras devant nos vanités de blancs et de noirs» (Kangni Alem)
Citations : «Même si les objets circulent, ils voyagent mais le lieu reste assurément le détenteur de la mémoire... lieu où inillo tempore le discours naquit :la pièce d'art et avec elle la trace ou empreinte mémorielle du groupe, de ses fondateurs et initiateurs» (Tassadit Yacine, p 9), «En Afrique, un homme riche n'était jamais vu comme un vieux, il était beau comme son argent, qu'il soit noir ou blanc» (p 86), «La connaissance des hommes, des milieux est un détail en littérature. Raison, la littérature n'est pas contextuelle, car le temps qui passe pourrait rendre le texte à sa simple nature d'archive documentaire» (Kangni Alem, p 124)
Les yeux d'Isabelle A. Roman de Ahmed Ben Alam. Editions Dar El Hikma, Alger 2021
Attention, surtout ne pas trop se fier au titre en couverture ainsi qu'à la photo, les deux étant plus qu'accrocheurs. Leur signification est tout de même importante, car les héroïnes du roman, la maman et ses deux filles, des jumelles, ont... les yeux de... Isabelle Adjani (Eh oui, c'est elle !). Le reste aussi, selon l'auteur.
Voilà donc des indices physiques remarquables et assez vite remarqués par les observateurs masculins et aussi féminins qui vont permettre à une petite famille dispersée de se retrouver.
L'histoire ? Un très jeune couple, tirant le diable par la queue : avec un époux fainéant et ne pensant qu'à la harga sans se soucier de ses responsabilités familiales, une épouse devant s'occuper de la «marmite» quotidienne et de ses petites filles, des jumelles, aidée en cela par une voisine au cœur «gros comme ça», vieille dame épicière de son état. Le père abandonne sa famille, la jeune épouse est expulsée du logement et se retrouve «dans la rue», et chacune des jumelles est adoptée par d'autres familles, bien plus aisées, et sans enfant.
Le reste est l'histoire de trois trajectoires de vie plus ou moins heureuses, plus ou moins difficiles, avec des hauts et des bas, souvent se croisant sans se reconnaître, parfois se retrouvant mêlées aux «histoires» habituelles de notre société, de toute société : jalousie, coups tordus, criminalité et trafics en tous genres, enquêtes policières, affairismes douteux, ambitions démesurées, mariages et divorces...
Un roman à la fin heureuse. Au tout début, on n'y croyait plus. Heureusement, il y avait Isabelle A... les yeux et la ressemblance physique. Etre jumelles et avoir une maman qui n'a pas perdu l'espoir de retrouver ses deux enfants perdus en cours de route, ça sert !
Avis : Journaliste à la retraite, scénariste et auteur de plusieurs romans
Extrait: «Dire que les murs ont des oreilles est un euphémisme : les arbres, les herbes, les pierres, les ruisseaux, tout a des yeux et des oreilles. On est épié, surveillé, et on est tenu de rester sur ses gardes, dans le respect des règles de vie en société» (p 88)
Avis : «C'est un texte extrêmement beau dont la lecture est parfois complexe. Une suite de micro-récits enchâssés comme dans les 1001 Nuits. De très nombreux personnages. Plein de situations mélodramatiques soutenues par des ingrédients puisés dans les techniques du roman policier... Un beau texte à découvrir, il se laisse lire à tel point que le lecteur, malgré la longueur du livre, ne voudrait pas arrêter la lecture». Extrait d'un texte (fb) du Pr Ahmed Cheniki...
Un roman avec des histoires et des personnages qui se croisent (on s'y perd un peu), passionnant, tenant le lecteur en haleine. L'auteur étant un journaliste au long cours, l'écriture est rapide. Peut-être un peu trop ! Avec une articulation se rapprochant beaucoup plus de l'écriture cinématographique. Un projet de film, pourquoi pas ?
Citation : «Il n'y a pas d'artiste raté ! Il n'y a que des travailleurs et des fainéants. L'art, c'est 90% de sueur et 10% de talent» (p208)
Dans un post rédigé sur Facebook, le romancier et poète Rachid Oulebsir a fait ce qu'il appelle une «lecture politique» de la tournée littéraire que le célèbre écrivain algérien Yasmina Khadra vient d'effectuer à Oran, Alger et Tizi Ouzou et lui «a accordé le fait qu'il a volé au secours de la langue française dont l'extinction programmée est confiée à l'école algérienne, langue récemment déclassée officiellement au profit de l'anglais». Ce post, plutôt surprenant, a suscité de nombreux commentaires d'internautes. Nous en répercutons ici une sélection, certes incomplète et subjective, mais qui nous paraît représentative de l'opinion publique algérienne, assez partagée sur ce sujet.
«La langue française, butin de guerre, comme disait feu l'écrivain Kateb Yacine ? Plutôt cheval de Troie et cordon ombilical avec la doctrine néocoloniale», assène d'entrée le dénommé Rachid. «La langue française n'est pas du tout un butin de guerre mais plutôt une langue de domination, de répression et de remplacement d'une culture par une autre dans un but de dépersonnalisation.
Encore une fois, c'est confirmé : Paris est la capitale des pays africains sous-développés» ! Mais un butin de guerre qui devient par la force des choses (Internet, la globalisation...) inutile ! Sur le plan scientifique, technique et technologique, le français est une langue en voie de disparition. Même en France, les centres de recherche et les sociétés savantes françaises publient désormais en anglais.
Comme dit un adage bien de chez nous, «ça ne sert à rien de pousser un âne mort», fait remarquer très sévèrement un certain Abderahim. «Le français, butin de guerre, c'est la pire bêtise proférée par Kateb Yacine.
Une langue n'a jamais été un butin, c'est plutôt une conséquence, une séquelle de la colonisation. Les francophones algériens (et j'en suis !), c'est une génération qui va finir par s'éteindre. La langue des Algériens, c'est l'arabe, ou le chawi, ou le kabyle, ou le mzabi, etc. La langue arabe est un legs ancestral depuis la période médiévale où les sciences étaient dispensées dans cette langue dans toute l'Afrique du Nord jusqu'à El-Andalous. Et si besoin est, la langue étrangère à choisir aujourd'hui en priorité doit être l'anglais», poursuit dans le même sens le dénommé Ahmed. «Abandonner le français est une bêtise qu'on regrettera de sitôt», soutient, au contraire, Slimane. «Cette langue étant relativement bien parlée et maîtrisée en Algérie, elle constitue, et depuis longtemps, un tremplin pour nos élites; je ne parle pas des politiques qui, eux, ont déjà trouvé la langue qui convient le mieux à leurs «dribbles»!
Je parle des cadres, chacun dans son domaine respectif, qui maintiennent ce pays debout sans jamais le crier sur tous les toits. Le français a été la clef qui leur a permis d'accéder à la médecine, à la technologie et à bien d'autres spécialités, y compris la langue anglaise qui est, pour cette catégorie d'Algériens, une nécessité qu'ils acquièrent au cours de leur cycle d'études ou leur vie professionnelle».
«Il n'y a pas de langue ennemie», souligne pour sa part Chakib. «Tout artisan utilise l'outil qu'il maîtrise le mieux, et une langue n'est qu'un outil de communication. Choisir entre l'anglais ou le français comme première langue étrangère, le problème ne réside pas là ! Le plus important est de transmettre à nos enfants le goût des savoirs, y compris l'éducation à la citoyenneté, et comment tirer profit des connaissances acquises pour s'épanouir dans la vie. Au lieu de refonder en permanence, il nous faut apprendre à consolider, faire d'une langue, quelle qu'elle soit, un vecteur de connaissance qui libère des carcans idéologiques.
Ce n'est pas parce que nous enseignons la langue française dans nos écoles que nous confortons une allégeance à la France. Le français est aussi la langue des Suisses, des Belges, des Québécois qui ont une culture propre qui n'a rien à voir avec la France.
Le français en Algérie est algérien, et il véhicule des valeurs profondément algériennes, et c'est cela qu'il faut renforcer, consolider loin de tout débat idéologique passionné et de tout affect. Au lieu de parler de langue, peut-être devrions-nous davantage nous intéresser aux contenus, aux méthodes d'enseignement, aux rythmes scolaires, aux enfants à besoins éducatifs particuliers qui sont la proie de vendeurs de recettes pédagogiques, aux parents qui se retrouvent parfois dans le désarroi, à ces milliers de jeunes exclus du système scolaire, sans diplôme et sans perspectives, c'est à cela qu'il faut réfléchir en priorité».
Pour dire une histoire tourmentée, marquée par le colonialisme, la violence, la guerre civile et un système politique étouffant, les écrivains ont su, à travers les décennies, trouver les mots justes.
30 octobre 1974. — Anniversaire de la guerre d’Indépendance algérienne.
Keystone Pictures USA
Aube du 13 juin 1830, à l’instant bref et précis durant lequel la lumière du j
our éclate sur la profonde cuvette. Il est 5 h du matin. En face de la formidable flotte qui brise la ligne d’horizon, la Ville imprenable se dévoile, une blancheur irréelle, des éclats de bleu et de gris. […] Face à elle, la flotte française glisse lentement sur l’eau dessinant un ballet somptueux depuis les premières lueurs de l’aurore jusqu’au midi aveuglant. […] Ce 13 juin 1830, le face-à-face dure deux, trois heures et même plus, jusqu’aux lueurs qui précèdent le zénith. Les envahisseurs furent presque destinés à devenir des amants ! […] Et le silence de ce matin suprême précède la longue séquence des cris et des meurtres qui rempliront les décennies à venir. Assia Djebar, L’Amour, la fantasia, Albin Michel, 1995.
Assia Djebar, l’une écrivaines algériennes des plus importantes, disparue en 2015, raconte ici poétiquement le début de la colonisation française de l’Algérie, une colonisation longue de 132 ans et qui aura bien peu à voir avec la poésie.
Bien que formellement sous domination ottomane, l’Algérie de 1830 est depuis trois siècles un État substantiellement indépendant, gouverné par divers chefs locaux qui opposent une rude résistance à l’armée française, notamment dans les zones internes du pays. Parmi eux, l’émir Abd Al-Kader, figure charismatique à mi-chemin entre leader politique et chef spirituel, héros national algérien, est contraint de se rendre en 1847.
« NOUS AVONS DÉPASSÉ LA BARBARIE DES BARBARES »
La présence française en Algérie dévoile très vite son vrai visage : pillages, dévastations, assassinats arbitraires, massacre de tribus entières comme celle des Ouled-Riah, dont la population cachée dans des grottes fut enfumée par ordre du colonel Pélissier. En 1833, seulement trois ans après le début de la colonisation, une commission française décrit ainsi la situation de la nouvelle colonie :
Sur la base de simples soupçons et sans procès, nous avons exécuté des personnes dont la culpabilité s’est révélée par la suite plus que douteuse… […] ; sur la base d’un soupçon, nous avons massacré des populations entières […]. En un mot, nous avons dépassé la barbarie des barbares que nous étions venus civiliser1.
Le Code de l’indigénat, promulgué en 1881, est appliqué jusqu’en 1944. En substance, il divise la population présente en Algérie entre « citoyens » et « indigènes », faisant apparaitre ce virus raciste qui est à la base de chaque entreprise coloniale. En 1889, tous les étrangers sur le territoire, mais aussi les juifs d’Algérie, obtiennent le statut de citoyens français, tandis que les Algériens de confession musulmane sont définis génériquement comme « sujets français », main d’œuvre à bas coût pour les colons blancs.
La France adopte toujours les apparences d’un bourreau monstrueux. […] C’est pourquoi la France ne reconnait pas à l’Algérien le statut d’homme, c’est pourquoi elle l’a toujours traité comme une race inférieure, c’est pourquoi elle a enseigné dans ses écoles cette conception odieusement raciste2.
UN PAUVRE ANALPHABÈTE
La déshumanisation des « indigènes » survient toujours à travers leur absence du récit historique, afin qu’ils restent des objets anonymes dans la narration de la puissance coloniale et n’accèdent jamais au rôle de sujets de leur propre histoire. Kamel Daoud, journaliste et écrivain contemporain, a essayé dans Mersault, contre-enquête (Actes Sud, 2014) d’« indemniser » ces victimes anonymes et oubliées. Ce roman complexe est une sorte de réécriture de L’Étranger d’Albert Camus publié en 1942, dans lequel le protagoniste est cette fois l’arabe anonyme tué sur la plage par le français Meursault. L’histoire est racontée du point de vue de la victime qui a finalement un nom, Moussa. Son assassin, en revanche, n’a plus le droit à la parole. Le narrateur est le frère de Moussa qui, dans l’Algérie des années 1990, raconte dans un bar d’Oran à un interlocuteur muet l’histoire de sa vie, celle de son frère et de leur mère :
Le fait est qu’il s’agit d’une histoire remontant à plus d’une moitié de siècle. On en avait beaucoup parlé. Et on en parle encore, mais tout le monde ne mentionne qu’un seul mort - et c’est honteux, tu vois, parce il y a eu deux morts. Oui, deux. La raison de cette omission ? Le premier savait raconter, si bien qu’il est parvenu à faire oublier son crime, tandis que le second était un pauvre analphabète […] un anonyme qui n’a même eu le temps d’avoir un nom. […] Il ne reste rien de lui. Il ne reste que moi pour parler à sa place, assis dans ce bar à attendre des condoléances que personne ne me fera. […] Qui est Moussa ? Mon frère. Voilà où je voulais en venir. Te raconter ce que Moussa n’a jamais pu raconter. […] Imagine, c’est un des livres les plus lus au monde, mon frère aurait pu devenir célèbre si ton auteur lui avait donné un nom H’med ou Kaddour ou Hammou, juste un nom pour l’amour du ciel ! […] Mais non, il ne lui a pas donné de nom, car sinon mon frère aurait représenté un problème de conscience pour l’assassin : ce n’est pas facile de tuer un homme qui a un nom.
Il y aura des milliers de morts anonymes et oubliés pendant la période coloniale. Le 8 mai 1945, alors qu’on fête en Europe la victoire contre l’Allemagne nazie, en Algérie, en Kabylie, dans les villes de Sétif et Guelma, des révoltes populaires revendiquant l’indépendance de la domination coloniale française sont réprimées dans le sang :
Nos 45 000 morts de Sétif à Guelma empilés Brillent comme des tomates qui nourrissent des fourmis au soleil3.
Bombardements, expéditions punitives… : un vrai massacre qui sert de toile de fond au roman Nedjma de Yacine Kateb (Seuil, 1956), événement capital pour la littérature algérienne. Nedjma (étoile), femme-mythe née d’un adultère et d’un crime est la protagoniste du roman et une incarnation de l’Algérie. Désirée et violée, victime des exactions coloniales, elle semble devoir tirer sa force de la souffrance et du sang pour lancer la construction d’une nouvelle société.
C’est la route des Vandales. C’est une route d’Algérie ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma […]. C’est la route de Nedjma, mon étoile, l’unique artère où je veux mourir. C’est une route toujours au crépuscule, où les maisons perdent leur blancheur comme s’il y avait du sang, avec la violence des atomes au moment de l’explosion… Ici les cadavres que la police ne veut pas voir sont étendus à l’ombre ; mais l’ombre s’est mise en travers de l’unique lumière du jour, et le tas de morts reste en vie, parcouru par la dernière vague de sang.
« La révolution est par définition ennemie des demi-mesures. Le processus révolutionnaire est irréversible. L’indépendance n’est pas une concession et ne dépend pas du gouvernement français », écrivait Frantz Fanon en 1957, et la révolution algérienne après le massacre de Sétif fut inarrêtable. Au milieu des années 1950, le Front de libération nationale (FLN) nait de la fusion de deux groupes politiques et mène de 1954 à 1962 une longue bataille contre l’armée française pour l’indépendance du pays.
FANON ET LE VOILE DES FEMMES
Les femmes participent activement à la révolution algérienne avec des actions de sabotages et autres opérations clandestines. Enfin hors de chez elles, « dévoilées », notamment pour passer inaperçues dans les quartiers français des villes, les Algériennes essayent durant les années de révolution de se débarrasser de l’oppression coloniale, mais aussi de celle du patriarcat.
Le voile des femmes est frustrant pour les hommes européens, car le regard colonial n’accepte pas de limites et se fixe maladivement sur le corps féminin. Il veut voir pour imposer son autorité : « révéler » équivaut à conquérir. La femme incarne l’Algérie toute entière, la maxime du gouvernement français à l’apparition des premiers mouvements révolutionnaires semble être : « Prenons les femmes et le reste viendra ». À l’opposé, la femme voilée est pour les Algériens le refus de l’hégémonie coloniale, « elle perd sa subjectivité et individualité et endosse le rôle de symbole de la nation » : les femmes algériennes sont piégées.
L’effervescence révolutionnaire de ces années se confronte aussi à la société traditionnelle algérienne. Ce sont surtout les nouvelles générations qui comprennent que la révolution, pour être vraie et durable, doit abattre les structures patriarcales de la société ; la décolonisation doit entrer dans les maisons, rompre l’immobilisme. Ce conflit de génération et de genre est raconté dans plusieurs romans algériens, parmi lesquels Un Été africain de Mohammed Dib, écrit en 1959 (Seuil). Lors d’un été semblable aux autres par sa chaleur suffocante et sa lumière aveuglante, l’écrivain « surprend » les dialogues de divers personnages, ici dans une maison bourgeoise, là dans une maison paysanne. Sur fond de révolution, la jeune Zakya sent que son monde change, mais son père et sa mère ont décidé pour elle du traditionnel destin de femme-mère.
Maman, tu ne réponds pas, alors cela veut dire que j’ai raison. Je suis sûre que tu me comprends : je suis terriblement inquiète, je ne sais pas pourquoi. J’ai l’impression que la vie m’a déjà fanée […] Fonder une famille, avoir des enfants ? Pourquoi ? Pour qui ? Pas pour moi, je n’en veux pas. Pourquoi mettre au monde d’autres êtres vivants qui ne sauront quoi faire de leur propre vie ? […] Yamna serre sa fille contre elle. Calme-toi, trésor, calme-toi. Je n’y arrive pas. La tranquillité me fait si mal ! Yamna se tait et réfléchit. Je ne comprends plus les jeunes de ton âge […]. Autrefois, une femme n’avait même pas idée de faire des objections sur le mariage, cela n’arrivait pas et ne pouvait pas arriver ! Et du reste qui lui demandait son avis ? […] Il faut un peu de patience ma chérie. […] C’est avec cette sagesse que vous nous paralysez. Il ne nous reste plus qu’à nous habituer à ne plus respirer, puis prétendre que l’air n’existe pas. Oublier le mal, oublier la fatalité à laquelle nous sommes destinées : c’est tout ce que tu peux me proposer ? Mon Dieu !
IMPOSITION D’UNE LANGUE ET D’UNE CULTURE
Le roman autobiographique Les Hommes qui marchent de l’auteure Malika Mokedem (Grasset, 1997) démarre lui aussi dans les années 1950. À la maison de Leïla, jeune protagoniste du récit, de nouveaux objets apparaissent : le réfrigérateur, mais surtout la radio qui sera, par La voix de l’Algérie libre et combattante émise par le FLN, un instrument essentiel de la diffusion des idées révolutionnaires et indépendantistes. Leïla, obligée de s’occuper de ses jeunes frères, est perturbée par les grossesses incessantes de sa mère et lutte contre son père pour pouvoir continuer ses études. Les conflits familiaux deviennent à l’école des « conflits » coloniaux. Ce sentiment d’aliénation et de distanciation causé par l’imposition de la langue et de la culture française pour essayer d’anéantir la mémoire et l’histoire algérienne grandit en Leïla :
La vie de Leïla, la petite écolière, était pleine de mensonges et de contradictions. L’arabe, sa langue maternelle […] elle ne l’écrivait pas. À l’école, elle étudiait le français. […] Comme elle aurait aimé apprendre à lire et à écrire l’arabe ! À l’école ils lui infligeaient obstinément une nationalité française, des ancêtres gaulois. […] La gamine vivait dans le désert, aux pieds du Barga, sa dune, et à l’école on lui demandait de dessiner un chalet de montagne ou une maison de campagne. Des choses qu’elle n’avait jamais vues. Quelle aberration ! Cela l’emplissait d’une étrange sensation d’irréalité qui faisait sonner dans sa tête des cloches dissonantes… […] et sa petite maison arabe, blanche coquille échouée sur les rives de la mer de sable ? Et ses palmiers, longs rappels verts lancés vers le ciel, qui n’ont jamais vu d’herbe à leurs pieds ? […] Et l’incendie des couchers de soleil qui dans sa poitrine consumait sa peur, qui depuis le ksar calmait tous les bruits et auquel, du haut minaret lointain, se vissait la voix gutturale du muezzin. Tout ceci, personne ne demandait à Leïla de le raconter, comme si cette autre vie n’existait pas. […] Une dualité naissait déjà en elle, avec ses joies aigres-douces, avec ses conflits douloureux, avec ses perfides petits désirs de revanche.
La situation en Algérie est désormais hors de contrôle et les colons se plaignent de la faiblesse de l’aide militaire de la part du gouvernement français pour réprimer les révoltes. En 1959, Charles de Gaulle est élu président de la Ve République française. Après une première période de soutien à la politique coloniale, il change radicalement de voie et s’exprime favorablement pour l’autodétermination de l’Algérie. Des négociations secrètes débutent deux ans plus tard entre le gouvernement français et le gouvernement provisoire de la République algérienne de Ferhat Abbas, créé par le FLN en 1958 et basé à Tunis.
LE SILENCE COMME ARME
Les colons et les « pieds-noirs » jugent cette nouvelle attitude du gouvernement français comme une trahison. En 1960 est créée l’Organisation de l’armée secrète (OAS), une organisation paramilitaire opposée à l’indépendance algérienne, et ses membres commettent durant les deux années suivantes de nombreux attentats terroristes sanglants en Algérie et en France. Le roman Regard blessé de l’écrivain Rabah Belamri (Gallimard, 1987) prend place dans cette nouvelle période de terreur. C’est une double tragédie qui y est racontée, personnelle et collective. Le jeune Hassan, protagoniste du livre, perd progressivement la vue, notamment à cause des méthodes archaïques utilisées par sa famille pour le guérir ; tandis qu’autour de lui la torture et la mort se répandent :
Les jours et les nuits étaient scandés par le crépitement des armes automatiques et le hurlement des sirènes des ambulances. Les « commandos Delta » [Formations armées de l’OAS] étaient déchainés, en proie à une folie assassine. Depuis les hauteurs de la ville, on tirait sur les quartiers arabes. On mitraillait des camions pleins d’ouvriers de retour des chantiers. On abattait à bout portant des enfants qui continuaient à jour sur les trottoirs. On torturait dans les sous-sols et jetait les corps mutilés dans la rue. On dévalisait les bureaux de poste. On mettait le feu à des bureaux de l’administration publique.
Le roman se déroule en 1962, quelques mois avant l’indépendance algérienne, juste au moment où les affrontements deviennent plus sanglants. Hassan, trop jeune et malade peut seulement mettre en acte sa « résistance passive » pendant les visites à l’hôpital pour essayer de guérir sa cécité, en refusant de répondre au médecin en langue française. Le silence, comme l’explique bien Ian Chambers, est une des armes des colonisés : « Refuser de répondre équivaut à nier la langue dans laquelle on est interpellé ».
Dans les dernières pages du livre, l’enthousiasme pour l’indépendance tout juste conquise est immédiatement obscurci par de nouvelles violences et vengeances, comme si l’histoire de l’Algérie ne pouvait pas échapper à un destin sanglant.
« FIDÈLE À LA DOULEUR ET AU DEUIL »
Dans Meursault, contre-enquête, la mère de Moussa incarne justement l’Algérie de la période post-indépendance. Femme oppressante, « fidèle à la douleur et au deuil », elle pousse son fils à venger le meurtre de son frère. Pour apaiser sa folie, le protagoniste narrateur, frère de Moussa, tuera au hasard un « Français quelconque », encore une fois un anonyme.
Au lendemain de 1962, le pays est secoué par des luttes internes entre diverses factions qui amènent finalement Ahmed Ben Bella à être désigné premier président de l’Algérie indépendante. Dans ses trois années de gouvernement, Ben Bella mène des réformes de type socialiste, mais, le 19 juin 1965, le vice-président et ministre de la défense Houari Boumediene entreprend un « redressement révolutionnaire », un coup d’État, destituant le président accusé de ne pas être en mesure de réaliser une gestion de l’État similaire à celle du socialisme soviétique.
L’indépendance est le premier pas pour la décolonisation, mais n’est pas toujours suffisante à la création réelle d’une « humanité neuve » à la pensée décolonisée. La plupart des politiques de nationalisation mises en œuvre par le nouveau gouvernement ne firent rien d’autre que de céder aux élites militaires autochtones les privilèges de la vieille bourgeoisie coloniale, même si, par exemple, la nationalisation du pétrole de 1971 permit une décisive et significative croissance économique du pays. En outre, l’imposition de la politique du parti unique ne tint pas compte de la complexité de l’histoire algérienne, et surtout ne fut pas en mesure d’entamer un processus de liquidation des pratiques coloniales, acte indispensable pour la réalisation de sociétés réellement démocratiques.
La Répudiation, de l’écrivain Rachid Boudjedra, écrit en 1969, raconte l’Algérie des années post-indépendance. Le protagoniste Rachid est profondément malade, schizophrène, exactement comme son pays devenu désormais un « immense hôpital ». La répudiation immédiate de sa jeune mère amène Rachid, héros négatif et désacralisé, à renier son père et tout le monde patriarcal, hypocrite et décadent. Le protagoniste évolue entre le sang et les fumeurs de kif dans une Algérie dans laquelle la « faune rose », les Européens expulsés en 1962, fait son retour avec des projets de coopération de type néocolonial. Raconter son histoire à sa jeune compagne semble être la seule thérapie efficace pour Rachid, ainsi que pour tant d’autres Algériens : « se vider de cette folie discursive » pour essayer de retrouver une conscience de soi dans une continuité spatio-temporelle.
CEUX QUI « PRATIQUAIENT LA POLITIQUE »
En 1978, à la mort de Houari Boumediene, Chadli Bendjedid accède au pouvoir et amorce une politique libérale, démantelant les appareils étatiques et anéantissant les efforts des précédents gouvernements dans le champ économique. Le Code de la famille est promulgué en 1984, considérant la femme algérienne comme une mineure à vie, sujette aux décisions du père et puis du mari.
La chute du prix du pétrole au milieu des années 1980 fait littéralement exploser l’économie algérienne, obligeant le gouvernement à pratiquer une politique d’austérité qui sera la cause du début des révoltes de 1988 durement réprimées par l’armée. Camping (2002) d’Abdelkader Djemaï raconte à travers les yeux d’un enfant de onze ans l’été précédant les affrontements de 1988, affrontements qui eux-mêmes précèdent l’éclatement de la guerre civile. Les vacances paisibles en camping à la mer, évoquant l’atmosphère des vacances italiennes des années 1980, seront le prélude à quelque chose de terrifiant dont le sombre présage flotte dans les pages du livre.
Même les piles pour les transistors, les machines à laver, les cuisinières électriques et les réfrigérateurs étaient tous d’importation. On en trouvait pour des sommes raisonnables dans les magasins d’état, dont certains seront incendiés au cours des troubles de l’octobre 1988. Sans que nous nous y attendions, la ville, le pays nous tombèrent sur la tête du 25e étage. Je me rappelle la chaussée, les trottoirs parsemés de paquets de lessive éventrés, les vitrines brisées. Bien vite, je fêtais mes douze ans. C’était les secondes vacances de ma vie. Et les dernières. L’été qui suivit fut un été de cendres.
Tempêtes de l’ile aux oiseaux (Marinoor, Alger, 1998 ; en arabe) de l’écrivain Djilali Khellas débute également lors des événements de cette année. Le narrateur est un journaliste qui, arrêté par les forces de l’ordre, raconte depuis sa cellule la longue Histoire algérienne en partant depuis 1492, année de la chute de l’Andalousie, en passant par les périodes ottomane, coloniale puis post-indépendance. L’écrivain souligne de cette manière comment les événements historiques sont toujours interprétés comme divers moments d’une séquence unique, et non comme des événements en soi. Khellas raconte les tortures subies, le suicide de la disparition et de l’émigration des intellectuels et écrivains, des événements qui feront partie à la longue de l’Histoire du pays :
Le fil qui unit tous ces cas de disparition est que les victimes ‟pratiquaient la politique”, comme disent en murmurant les habitants de la ville. […] Ils m’ont arrêté et conduit dans une étrange cachette les yeux bandés et les mains liées. Électricité. Forcé à m’asseoir sur des bouteilles savonnées. […] les accusations sont claires. Je suis un journaliste qui a outrepassé les limites de sa profession, parler au ‟peuple” est interdit.
Les affrontements de 1988 poussent le gouvernement à promulguer une nouvelle Constitution qui met fin au parti unique et ouvre la voie du multipartisme. Les élections de 1991 voient la nette victoire du Front islamique du salut (FIS), mais, en 1992, un coup d’État militaire ramène le pouvoir dans les mains du « Comité suprême d’État », composé notamment d’un militaire et de militants du FLN. S’ouvre alors une longue saison de censure, d’arrestations et de tortures aux dépens des membres du FIS. La réponse des mouvements islamiques est la création de groupes armés, opposés entre eux, parmi lesquels le Mouvement islamique armé (MIA), proche du FIS, et le Groupe islamique armé (GIA) formé en grande partie des ex-combattants antisoviétiques en Afghanistan. L’Algérie est secouée par de nombreux affrontements entre l’armée et les groupes armés, mais aussi de violents actes terroristes des mouvements islamiques ciblant intellectuels laïcs et journalistes, qui décident de quitter en nombre le pays.
À cette période, écrire devient une urgence pour essayer de comprendre ce qui se passe dans la vie réelle. Beaucoup d’écrivains décident de le faire en arabe, comme Khellas, tandis que d’autres continuent d’écrire en français. Comme l’affirme Jolanda Guardi, pour quelques intellectuels algériens la « castration du sens » causée par la violence « insensée » de ces années est impossible à raconter en arabe tandis que, pour d’autres, l’arabe est la seule langue pouvant l’exprimer4. La question de la langue redevient cruciale ; le français, la langue de l’oppression coloniale, mais aussi « trésor de guerre », comme l’avait défini Kateb Yacine, est désormais une langue interdite, la langue de la trahison pour les mouvements terroristes de matrice islamique.
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L’ARABE, LE FRANÇAIS ET... L’ITALIEN
Dans la nouvelle « La femme en morceaux » (in Oran, langue morte, Actes Sud, 1997) d’Assia Djebar, Atika, jeune enseignante de français au lycée d’Alger, est égorgée devant ses élèves alors qu’elle raconte à sa classe justement le « conte de la femme aux mains coupées », un récit des Mille et une nuits. La « professeure », comme elle est appelée par un des terroristes qui font interruption dans la classe, est coupable d’avoir choisi plusieurs langues, de vouloir être « perméable » à plusieurs langues et plusieurs cultures ; bien que sa tête ait été coupée, sa voix continue à raconter.
Je serai professeure de français. Mais vous verrez, avec des élèves réellement bilingues, le français me servira pour aller et revenir : dans tous les espaces et dans divers idiomes.
La guerre civile dure jusqu’en 2002, mutilant le peuple algérien et poursuivant également les écrivains en exil. Par exemple, les romans d’Amara Lakhous ou d’Amor Dekhis, écrits en italien, et qui ne semblent pas avoir de rapport avec l’histoire algérienne, comme l’affirme Paola Rotolo dans sa thèse, cachent pourtant l’indicible « dans les plis de l’écriture » : le traumatisme causé par la violence, mais aussi le sentiment de culpabilité envers ceux restés au pays. La nausée, l’angoisse, les ulcères qui affligent les divers personnages, la présence dans les romans d’animaux féroces, ne sont rien d’autre que le reflet de ce monstre créé et alimenté par les années de violence coloniale, de violence d’État et de violence terroriste.
Depuis 1999, Abdelaziz Bouteflika, ex-membre du FLN, est président de l’Algérie. Malgré la fin de la guerre civile, le pays ne semble pas avoir encore trouvé une vraie libération. En 2001, les grandes manifestations en Kabylie, autre grande question irrésolue, ont été réprimées comme celles des « printemps arabes » de 2011. À la mi-septembre 2018, le président français Emmanuel Macron a reconnu pour la première fois les actes de torture commis par l’armée française sur le peuple algérien pendant la période coloniale. Et s’il a fallu presque deux cents ans pour cette reconnaissance, qui ne peut encore être appelée justice, le parcours de l’Algérie vers une réelle pacification et un gouvernement démocratique est encore long. La narration reste, comme souvent, le seul antidote à la déshumanisation, au piège de la violence et de l’unique. Le dernier salut est dans les livres qui racontent les histoires en plusieurs langues.
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