En 1962, l’Algérie devenait indépendante après huit ans de conflit. Des Pieds-noirs ont été contraints de tout quitter pour rejoindre la métropole. Récit.
Le dernier d’une fratrie de six enfants, Guy-Pierre Gayral, de Saint-Sulpice-de-Pommeray (Loir-et-Cher), est né en 1956, en Algérie, à Mercier-Lacombe – commune dénommée aujourd'hui Sfisef – à l’heure où la guerre avait déjà éclaté. De là-bas, il se souvient, avec ses yeux d’enfant, de sa rue, de sa maison, de son école située pratiquement en face de chez ses parents.
"Chez nous, c’était grand. Mon frère aîné et ses deux enfants vivaient au-dessus de notre logement. Il y avait une grande cour où se trouvait l’atelier de mon père qui était charron. C’est ma sœur Georgette, qui a dix ans de plus que moi, qui m’a élevé et qui s’occupait de la logistique à la maison, ma mère travaillant dans un centre médical et mon père gérant son entreprise."
Pas le souhait de retourner aux sourcesDe ces années de troubles et de conflit, il n’en a pas été traumatisé à un âge où l’insouciance prime. Il a bien le souvenir d’une manifestation où des coups de feu ont été tirés sur la façade de la maison, "mais je n’en garde aucune sensation de malaise".
L’été 1962 arrive et la guerre tourne aux massacres dans certains coins du pays. "Pendant que les hommes décidaient de rester en Algérie espérant que la situation s’arrange, nous sommes partis dans la précipitation avec ma mère, ma sœur Alice, ma belle-sœur et mes deux neveux, emmenant une valise chacun", se rappelle Guy-Pierre.
Direction l’aéroport : "Nous y sommes restés deux-trois jours avant de prendre l’avion et d’atterrir à Marseille. Une connaissance de mon père nous a prêté une maison en Auvergne. J’ai vécu heureux là-bas. Nous, Pieds-noirs, nous étions vus par les habitants du coin comme des indiens débarquant avec leurs plumes… Mais dans l’ensemble, nous avons eu un bon accueil. Je n’ai pas mal vécu le déracinement. Je n’ai jamais été nostalgique. J’avais juste l’impression qu’on déménageait sans arrêt."
C’est là que ma vie sociale a démarré, que j’ai commencé à avoir des copains
Guy-Pierre Gayral
Après l’Auvergne, la famille est descendue à Toulouse. "C’est là que ma vie sociale a démarré, que j’ai commencé à avoir des copains. Avant que la famille ne se retrouve en 1968, à Blois, où mon frère est monté travailler dans les ateliers municipaux de la Ville. J’avais 11 ans. Nous nous sommes installés dans la zup, construite pour les rapatriés. En classe de 6e, mes copains venaient de La Chaussée-Saint-Victor, je les suivais là-bas, on jouait au foot ensemble. Ce sont mes plus belles années. Cinquante ans après, ce sont toujours des amis."
Devenu technicien chez Orange, Guy-Pierre a réalisé sa carrière professionnelle à Blois. Il n’a jamais remis les pieds en Algérie : "Je n’éprouve pas ce désir de retourner aux sources." Pour autant, il ne renie pas ses origines. À ses dires, il aurait même gardé l’accent pied-noir.
Dernièrement, Guy-Pierre s’est rendu dans le sud de la France avec sa grande sœur aux rencontres annuelles des anciens de Mercier-Lacombe, organisées à l’origine par le fils de l’ancien instituteur. Ces retrouvailles font écho aux moments de bonheur partagés en Algérie, sur la place du village au pied de l’emblématique arbre de fer. "On y va pour l’ambiance. On retrouve des gens qui nous ont connus petits. Les premières années, il y a plus de trente ans, on devait être plus de 400 personnes,se souvient-il. Désormais, nous sommes beaucoup moins."
Notre série se poursuit chaque dimanche de l’été.
••• Un appelé en Algérie : des conditions difficiles
Les appelés qui ont servi en Algérie avaient 20 ans à l’époque : ils en ont plus de 80 maintenant. Certains d’entre eux ne sont plus là aujourd’hui. La mémoire de ce qu’ils ont vécu là-bas risque de tomber dans l’oubli. Bernard Hureau, président de la Fnaca Vineuil - Mont - Bracieux, appelé en Algérie de janvier à septembre 1960, a tenu à jour un journal pendant tout ce temps.
Il a 20 ans en 1958 quand il part faire son service militaire, un service qui durera vingt-huit mois en ce qui le concerne. Les huit derniers, il les passe en Algérie. Il est, à l’époque, un jeune homme qui travaille dans la petite ferme de ses parents près du Mans (Sarthe). Il part en laissant sa famille et sa fiancée.
Les conditions sont difficiles dès l’embarquement à Marseille (Bouches-du-Rhône). La Méditerranée en hiver n’est pas une mer tranquille. Si Bernard Hureau, sous-officier, a droit à une cabine, les hommes de troupe sont entassés dans le « Ville de Marseille », dans une promiscuité dont on imagine ce qu’elle peut être avec des gens victimes du mal de mer.
La vie sur le terrain ne sera pas facile. Sa première affectation est Lapasset, à l’est de Mostaganem, une grosse ferme isolée. Les bâtiments logent une trentaine de militaires dont la moitié sont Algériens. L’isolement fait d’eux une cible potentielle. « Nous y pensions souvent mais nous n’en parlions jamais. La peur m’a accompagné pendant mes cinq mois dans cette région classée zone interdite », explique-t-il.
En juin, son régiment est affecté dans le sud, la région d’Aïn-Sefra, pour la garde du barrage électrifié entre l’Algérie et le Maroc. La chaleur est atroce, il fait 39°C à l’ombre. Vent de sable, cris des chacals, le Sahara n’est pas loin. La pièce qu’il partage avec deux autres sous-officiers est couverte de tôle. Les repas arrivent du PC à 30 km. Tout est tiède : la salade, les plats chauds, les desserts. Il faut se forcer pour manger. On traîne son ennui en attendant le soir.
Bernard Hureau a le sentiment d’avoir été arraché à un cocon familial et de s’être retrouvé plongé dans un milieu hostile. Il a connu en Algérie l’isolement, l’éloignement des siens et aussi la peur.
En 1962, l’Algérie devenait indépendante après huit ans de conflit. Des pieds-noirs ont été contraints de tout quitter pour rejoindre la métropole. Récit.
Quand il évoque la guerre d’Algérie, Christian Rossello-Gilles, de Vineuil, ne peut s’empêcher d’avoir une pensée pour ses grands-parents et ses parents. Ces derniers sont nés dans ce pays, du temps où le territoire était français, et s’y sont mariés, avant que sa maman ne lui donne naissance en 1956.
« Mon père occupait le poste de directeur commercial dans la succursale Peugeot à Oran et ma mère était assistante dentaire dans le quartier Saint-Eugène. Ce sont mes grands-parents maternels, des gens simples, qui venaient me récupérer le soir après l’école. Les fins de semaines, on allait à la plage où mes grands-parents paternels plus aisés possédaient un bungalow. »
Leurs derniers mois passés là-bas éveillent en lui quelques souvenirs précis, à l’heure où le conflit s’intensifiait. « Mes parents avaient changé mon lit de place dans la chambre, de peur d’être visés. Je me rappelle de ma mère regardant sous les sièges des bus pour s’assurer qu’il n’y avait pas de bombe. » Son père se faisait très discret sur son engagement auprès de l’Organisation secrète armée.
« Durant une semaine, il avait eu pour mission de véhiculer le général Salan. La situation était devenue compliquée et insoutenable à partir de 1961. Quand mon père allait travailler, il partait avec une arme. À tout moment, il pouvait se retrouver bloqué par les Fellagas. Mes parents n’avaient pas peur car ils étaient chez eux, mais on sentait qu’ils étaient à l’affût, que leur surveillance s’était accrue. »
Christian Rossello-Gilles reproche à De Gaulle de ne pas avoir protégé la population civile « lâchée en pâture », faisant allusion au massacre d’Oran le 5 juillet 1962. « Avoir appelé le contingent pour se battre en Algérie était une erreur alors qu’il y avait une armée de métier, une vraie ! » « Arrivés chez mon oncle à Meung-sur-Loire » Quand l’indépendance de l’Algérie a été proclamée, le papa de Christian a pris la décision de partir, de mettre à l’abri sa famille en emportant le strict minimum. « Nous avons pris le bateau, direction la France. Nous sommes arrivés chez mon oncle Jean à Meung-sur-Loire dans le Loiret, en juillet 1962. Quand elle a quitté l’Algérie, ma mère était enceinte de ma sœur. En septembre, mon père est retourné en Algérie avec son frère pour déménager nos appartements. »
À leur retour à Oran, ils découvrent une ville déserte. « Tous les jours, ils changeaient de maison, se cachaient pour éviter la police algérienne. Et allaient au port pour charger les containers. Mon père aurait dû reprendre la succursale Peugeot à Oran mais il était impossible pour lui de rester là-bas à cause de son passé trop lourd durant la guerre. »
Il est finalement muté à Louviers, où il reprend la concession Peugeot.« On s’est bien acclimatés en Normandie, jusqu’à ce qu’on arrive à Blois en 1972, où mon père a trouvé une place à la Sapta, chez Citroën. Il ne parlait jamais de l’Algérie et n’y est d’ailleurs pas retourné contrairement à ma mère, nostalgique, qui s’y est rendue avec un groupe. Là-bas, elle a été accueillie à bras ouverts. »
Quant à Christian, il a tourné la page de l’Algérie, même s’il garde une dent contre De Gaulle, qui, selon lui, « n’a pas été à la hauteur de l’enjeu. Ce fut un fiasco. »
Professionnellement, il a suivi les pas de son père puisqu’à son retour de l’armée, il a rejoint le monde de l’automobile en gravissant petit à petit les échelons jusqu’à devenir concessionnaire en Loir-et-Cher et Indre-et-Loire. Et désormais, c’est à sa fille Stéphanie qu’il passe le flambeau.
En Colombie, l’élection historique d’un président issu de la gauche
Assassinats ciblés, divisions politiques, pauvreté galopante… Cinq ans et demi après la signature des accords de paix entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), le découragement gagne les anciens guérilleros. L’arrivée au pouvoir de M. Gustavo Petro et d’une coalition de gauche, une première dans l’histoire du pays, ravive néanmoins l’espoir.
Newsha Tavakolian. – Portrait de Jimena, 18 ans, membre des FARC depuis ses 14 ans, État du Cauca, 2017
ls ont troqué leurs vestes de treillis kaki et leurs légendaires bottes en caoutchouc contre des tee-shirts blancs et des chaussures assorties. Certains portent ces reliques garnies de fleurs. À Bogotá, le 7 mars 2022, environ deux cents anciens combattants des Forces armées révolutionnaires de Colombie - Armée du peuple (FARC-EP) sont venus de tout le pays pour une « marche de pèlerinage pour la vie et la paix ». « Attention à ne pas gêner la circulation », réclame un organisateur à l’adresse des marcheurs et marcheuses, tandis que le cortège s’engage sagement sur la Septima, l’artère principale de la capitale colombienne. Les ex-guérilleros se sont convertis à la manifestation légale et au pacifisme.
À bout de bras, ils brandissent les portraits en noir et blanc de leurs camarades assassinés. « Manuel Antonio González Buelva. 1988-2019 » : à 31 ans dont douze passés dans la guérilla, Manuel était devenu chauffeur de moto-taxi et venait d’avoir une fille, raconte le père du défunt, qui défile avec sa photo. Quinquagénaire au visage fin orné d’une moustache en chevron, il a lui-même donné vingt-sept ans de sa vie à la lutte armée et représente aujourd’hui Comunes, le parti politique des FARC issu des accords de paix, dans sa région.
Depuis la ratification définitive, en novembre 2016, des accords entre les FARC et le président Juan Manuel Santos (2010-2018), 333 ex-guérilleros, soit 2,5 % des 13 000 signataires engagés dans les processus de réincorporation, ont été assassinés. À ce jour, aucun cas n’a été jugé. Face à cette vague d’assassinats, la Cour constitutionnelle colombienne a déclaré, fait rare, l’état de fait inconstitutionnel en janvier 2022, reconnaissant la « violation constante et massive des droits fondamentaux de cette population et l’omission des autorités responsables pour adopter des mesures adéquates ». Cette décision stigmatise l’échec de l’État à protéger ces anciens combattants désarmés, en dépit du recrutement de 1 800 gardes du corps, principalement d’ex-guérilleros formés au sortir de la guerre, au sein de l’Union nationale de protection (UNP). « La solution n’est pas de mettre un garde du corps derrière chaque camarade. Nous n’aurions pas besoin de tout cela si le gouvernement respectait les accords : les groupes paramilitaires n’ont pas été démantelés, la substitution intégrale des cultures de coca n’avance pas… », analyse M. Julio César Orjuela, alias Federico Nariño, ancien commandant et membre de la délégation de négociateurs des accords à Cuba.
Près de six ans après la fin de la guerre, la société colombienne pourrait paraître emprunter une voie progressiste. Le mouvement du paro nacional (grève nationale), en 2021, s’est opposé à une réforme fiscale qui menaçait de creuser encore davantage les inégalités sociales. En mars 2022, l’avortement a été dépénalisé par la Cour constitutionnelle. Et, le 19 juin dernier, le pays a élu pour la première fois de son histoire un président issu de la gauche et une vice-présidente afrodescendante, M. Gustavo Petro et Mme Francia Márquez, qui ont réuni derrière eux une vaste coalition allant des communistes au centre gauche sous la bannière du Pacte historique.
Toutefois, les quatre ans de présidence de M. Iván Duque (Centre démocratique, droite), fidèle héritier de M. Álvaro Uribe, l’ancien président hostile aux négociations avec les guérillas, ont mis un coup d’arrêt au processus de paix. Ainsi, sur les cent sept lois nécessaires à l’application réglementaire des accords négociés à La Havane, seules cinq furent promulguées sous sa mandature. Le pays est toujours rongé par la violence et les conflits armés. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en dénombre au moins quatre opposant l’armée à des groupes non gouvernementaux (1). En 2021, les Nations unies ont recensé 73 300 personnes déplacées et 150 victimes de mines antipersonnel (2). « La situation ne cesse de se dégrader depuis 2017, l’année où le conflit avait atteint sa plus basse intensité ces dernières années, analyse un historien spécialiste du conflit, qui préfère rester anonyme. Le paramilitarisme est moins visible, mais il se renforce. Toutes les conditions sont réunies pour voir émerger un nouveau cycle de violence d’ici peu, à moins que nous n’y soyons déjà. » Il ne s’agirait plus d’une lutte armée aux objectifs politiques — faire la révolution, construire le socialisme… —, mais de viser à contrôler les territoires délaissés par l’État en taxant les activités qui y prospèrent, notamment la culture de la feuille de coca et le narcotrafic. Quant au retour à la vie civile des anciens combattants, tant sur le plan politique que socio-économique, la situation est fragile, et les jolies histoires sont moins nombreuses que les échecs.
« Depuis 1964, le problème est toujours le même »
À Bogotá, dans le quartier de Teusaquillo, M. Pastor Alape reçoit au Lubianka, un bar au nom un brin provocateur, évoquant l’immeuble des polices politiques soviétiques, tenu par d’anciens combattants. Veste en jean et Converse aux pieds, cet ancien commandant du bloc Magdalena Medio, l’une des sept divisions de l’armée des FARC, chacune composée de plusieurs dizaines de fronts, fut également membre du secrétariat, la plus haute instance de la guérilla. M. Alape est aujourd’hui délégué du parti Comunes au sein du Conseil national de réincorporation (CNR), une institution paritaire composée de représentants du gouvernement et des FARC. Quatre véhicules blindés et le double d’agents de sécurité gardent l’entrée du bar, tandis qu’à l’étage on décapsule des bières en bouteille baptisées en son honneur Alap(e)az. Les microbrasseries et les bars tenus par d’ex-guérilleros ont fleuri dans le quartier ces dernières années.
Ce n’est néanmoins pas dans la bière mais à travers le développement de coopératives agropastorales que les négociateurs de La Havane avaient prévu la réincorporation économique de leurs troupes, majoritairement d’origine paysanne. Les accords laissaient aussi la possibilité aux ex-guérilleros de démarrer leur petite entreprise en solo. Que le projet concerne une coopérative ou une entreprise individuelle, chaque signataire des accords de paix pouvait prétendre à un coup de pouce de départ de 8 millions de pesos (environ 2 000 euros). « Fin 2021, détaille M. Alape, 116 projets collectifs, dont 80 % agropastoraux, regroupant 3 855 signataires ont été approuvés par le CNR pour un coût total de 43,5 milliards de pesos, dont 27,5 % de fonds de la coopération internationale. » Du côté des projets individuels, l’Agence nationale de réincorporation (gouvernementale) en a validé près de 4 000. Au total, un peu plus de la moitié des anciens FARC auraient trouvé leur place dans le processus.
Quelques projets-phares, comme les sacs à dos La Montaña fabriqués dans l’Antioquia par des anciens du front 36, ont offert aux autorités du pays une vitrine idéale pour le processus de paix. Seulement voilà : « Aucun des projets collectifs approuvés n’est encore pérenne, relève sans fioritures M. Alape. En ce qui concerne les projets individuels, la situation est pire : 90 % sont en train de couler, d’après notre enquête de suivi. Avec les 8 millions, on achète trois machines à laver pour ouvrir une laverie ou quelques vaches, difficilement plus. » Les institutions gouvernementales se sont hâtées de financer des projets individuels voués à la banqueroute, au détriment des projets collectifs, tout en torpillant la capacité d’action d’Ecomun, l’institution dirigée par les anciens combattants, qui devait initialement gérer le fonds de subventions pour le financement des coopératives.
Loin de la capitale, dans les territoires, les coopératives démarrent à peine, les subventions ayant tardé à être débloquées. Sans compter les difficultés d’accès à des terres cultivables. « Depuis le début de la guerre en 1964, la situation a peu évolué. Le problème est toujours le même », dit en soupirant Mme Erika Montero, ancienne commandante du front 34 et représentante de Comunes dans l’espace territorial de formation et de réincorporation (ETCR) de Llanogrande (Antioquia). La terrasse de la maison qu’elle partage avec son ex-guérillero de mari, M. Isais Trujillo, ex-commandant du bloc nord-occidental, embrasse une vue plongeante sur ce campement niché au creux du massif du Paramillo. M. Trujillo rappelle que la réforme rurale intégrale obtenue par les FARC prévoyait la régularisation de 7 millions d’hectares cultivés par des paysans sans titres, et la distribution par l’État de 3 millions d’hectares à des paysans sans terre (dont les FARC). À ce jour, le cadastre est toujours en cours d’élaboration et, contrairement aux annonces de l’Agence nationale de la terre, qui prétend avoir redistribué 400 000 hectares, une enquête publiée dans El Espectador révèle qu’il s’agirait en fait de moins de 3 000 hectares (3)…
Situé à sept heures de Medellín via une route chaotique, l’espace territorial de Llanogrande ressemble en tout point aux vingt-trois autres camps disséminés sur le territoire : de longs baraquements à l’ossature métallique surmontés de toits en tôle et ceints de murs en plaques de plâtre. Ils étaient prévus pour durer six mois. Les habitants les plus tenaces les ont peints de couleurs vives, ont planté des bégonias et des yuccas. À l’arrière des bâtiments, poulaillers et potagers de subsistance se fraient une place sur le coteau abrupt. La coopérative agropastorale du camp, Agroprogreso, vient enfin d’obtenir un terrain de 250 hectares pour un projet d’élevage bovin à double usage (viande et lait), situé à deux heures de route. Le bétail n’a pas encore été acheté. Un autre projet de culture de citrons devrait aussi voir le jour, tandis qu’une première récolte de café a eu lieu cette année.
La coopérative, qui comptait également développer l’écotourisme avant que la pandémie ne mette un coup de frein à ses ambitions, avait déjà reconstitué un campement guérillero en vue d’un tour guidé et ouvert une petite auberge, accueillant parfois des naturalistes en mission dans la réserve naturelle du Paramillo. Pour l’heure, le site ne permet pas de faire vivre les habitants du camp. Le versement de la renta basica (90 % d’un salaire minimum, soit environ 215 euros) et de l’aide alimentaire, régulièrement renégociées, ne suffit pas à faire vivre des familles qui se sont considérablement élargies au sortir de la guerre au fil des naissances et des regroupements familiaux (38 % des Colombiens se trouvaient en situation de pauvreté en 2021 (4) ). Sur 320 combattants venus déposer les armes à Llanogrande, moins d’une centaine vivent encore dans ce camp isolé.
Alors que le développement des coopératives patine, la vie collective qui structurait le quotidien des anciens guérilleros s’étiole. À Llanogrande, la rancha, préparation collective des repas, ne se pratique plus que pour quelques rares occasions, à Noël et au jour de l’An. Dans l’espace territorial de Pondores (La Guajira), les petits cadenas accrochés à chaque porte de WC indiquent que le ménage n’est plus une tâche partagée. À San José de Léon (Antioquia), le convite (chantier collectif) du samedi matin, convoqué pour réparer la route qui descend au village, ravinée par les intempéries, est annulé faute de volontaires. Mme Montero reconnaît la difficulté de la transition d’une organisation hiérarchique à l’autogestion. « On n’était pas préparés à ça. Dans la guérilla, on avait l’habitude de dire “papa FARC et maman FARC”. L’organisation te fournissait tout ce dont tu avais besoin, même si “tout ”, ce n’était pas grand-chose : un sac à dos, une arme, des vêtements, à manger et un bon infirmier. »
« Le gouvernement ne respecte pas les accords »
Contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, les ETCR ne sont pas devenus des villages communistes autogérés. Mme Tanja Nijmeijer met en garde contre les projections formulées depuis l’extérieur : « Non, ce n’est plus pareil, mais comment cela pourrait-il l’être ? La situation n’est plus la même que lorsqu’on était dans le maquis à vivre tous ensemble. Nous sommes désormais plongés dans la société capitaliste qu’on le veuille ou non. » Entrée dans la guérilla au début des années 2000, la Néerlandaise des FARC vit à l’abri des regards, au pied des montagnes de Cali. Après sa démobilisation, elle a repris des études à l’université, dispense des cours d’anglais en ligne et vient de publier une autobiographie aux Pays-Bas. Figurant toujours sur la liste rouge d’Interpol pour avoir servi de traductrice à des militaires américains capturés par les FARC, elle ne peut sortir de ce pays devenu pour elle « une jolie prison ».
« Je pense qu’il y a eu une période de “chacun pour soi et sauve qui peut” au sortir de la guerre, mais que les valeurs ne se sont pas perdues et qu’on va progressivement retrouver du collectif, insiste-t-elle. Moi-même, j’ai senti ce besoin de me déconnecter. Maintenant j’ai mon boulot, ma maison et je veux m’investir dans notre coopérative. Ça me donne beaucoup d’espoir ! » Avec son compagnon, elle travaille à la création d’une boutique en ligne pour commercialiser les produits de la coopérative agropastorale de leurs camarades… À l’autre bout du pays, près de Carthagène, Mme Audrey Millot, la seule combattante française des FARC, engagée pendant quinze ans dans la guérilla, croit elle aussi en l’émergence d’une économie sociale et solidaire : « Dans ce processus en construction, nous allons devoir concurrencer le capitalisme dans sa version néolibérale. C’est le seul combat qui semble, pour l’instant, à notre portée », confie-t-elle.
Leur optimisme inébranlable ne laisse aucune place aux illusions sur la stratégie de sortie du conflit. « Nous avons été naïfs concernant la remise des armes, analyse Mme Nijmeijer. Dans le cadre d’une négociation — et ce mot est important —, la contrepartie devait être un certain nombre de changements, une réforme agraire, la démocratisation des institutions, un plan de substitution des cultures de coca… Mais comment exiger aujourd’hui le respect de ces accords ? » Ce constat est partagé par beaucoup, y compris parmi les anciens. Dans un petit appartement de rez-de-chaussée, à l’abri de la chaleur écrasante du centre-ville de Cali, M. Miguel Pascuas abonde : « Je pense que si cela avait encore été Manuel Marulanda, Jacobo Arenas, Alfonso Cano qui dirigeaient les FARC, nous aurions accepté la paix, mais nous n’aurions pas rendu les armes. Nous les aurions rangées et contrôlées. Aujourd’hui, le gouvernement ne respecte pas les accords. Et c’est pour cela que certains retournent à la guérilla. » À 81 ans, M. Pascuas est le dernier fondateur des FARC encore en vie. Entouré par deux de ses filles qui veillent sur lui, le vieux commandant parle d’une voix douce parfois hésitante, les mains jointes entre les genoux. Il ne se repent de rien, car « il n’y avait pas d’autre choix que la guérilla à l’époque », ni ne témoigne d’aucune complaisance à l’égard des actuels groupes armés « très désorganisés » comptant dans leurs rangs de nombreux « bandits » qui tuent des civils innocents, lorsqu’ils ne se tirent pas dessus entre eux. « J’ai été sérieux dans la guerre, je veux l’être autant dans la paix », répète l’ancien commandant.
De passage dans l’espace territorial de Pondores, non loin de la frontière vénézuélienne, M. Benedicto González ne mâche pas ses mots concernant la direction des ex-FARC. Issu des Jeunesses communistes, il assumait des responsabilités dans l’éducation et la propagande au sein du front 41. Resté en Colombie lorsque la délégation de négociateurs prit la direction de La Havane, il occupa un rôle encore plus important. « Nous avions fixé des lignes blanches. Il n’était pas question d’accepter le processus de sortie de conflit sur le modèle “Désarmement, démobilisation et réinsertion” (DDR) des Nations unies. Concrètement cela signifiait qu’on ne rendait pas les armes, on acceptait juste de les déposer, comme l’avait fait l’IRA [Armée républicaine irlandaise]. On ne se démobilisait pas, on se mobilisait sur le terrain politique. On ne se réinsérait pas puisqu’on n’a jamais été coupés de la société. Or c’est ce qui a fini par se passer. Les gens se sentent trompés, et la direction a une responsabilité là-dedans. » Remplaçant temporaire au Congrès de Jesús Santrich — ancien dirigeant des FARC et négociateur des accords, partisan d’une ligne ferme à l’égard du gouvernement, tué par des mercenaires en mai 2021 —, il a quitté le Conseil national d’un parti dans lequel il ne se reconnaît plus.
Baptisé lors de son arrivée au Congrès Force alternative révolutionnaire de Colombie (FARC), le parti s’est doté d’un nouveau nom en 2021. « J’ai proposé que l’on change ce nom, car FARC porte la charge du conflit, de la guerre et de la désolation », justifiait son président, M. Rodrigo Londoño, alias Timochenko, interviewé par la radio La FM, le 25 janvier 2021. S’ils ont abandonné la stratégie de la lutte armée et leur dénomination historique, les ex-FARC embrassent-ils toujours un projet communiste révolutionnaire ? « Le nom Comunes est lié à cette conception idéologique », rassure M. Carlos Antonio Lozada, alias Julián Gallo, l’ancien commandant du bloc oriental et membre du secrétariat des FARC, qui nous reçoit dans son bureau aux murs dépouillés du siège du parti, situé dans le quartier de La Soledad.
« Nous voulons démocratiser la société colombienne »
Tête de liste au Sénat, réélu pour un second mandat, il était encore en campagne quelques semaines plus tôt, distribuant aux promeneurs du dimanche en quête de verdure sur le Park Way des tracts estampillés d’une colombe de la paix surmontée d’une rose rouge, le nouveau logo de Comunes. Malgré dix sièges au Congrès (cinq au Sénat, cinq à la Chambre des représentants), attribués d’office par les accords de paix pour deux mandatures de quatre ans, les militants de Comunes ont joué le jeu de la campagne électorale pour tenter de convaincre et construire une base électorale en prévision de 2026. « Nous voulons démocratiser la société colombienne. Cela n’a pas l’air d’une proposition révolutionnaire vu d’Europe, mais ici ça l’est totalement », reprend le sénateur dans un demi-sourire. S’ensuit une analyse marxiste orthodoxe de la situation économique du pays : la Colombie en serait toujours à une étape prémoderne de son développement, l’atteste l’état de la propriété terrienne, fondée sur le « modèle féodal » du latifundium. Il faudrait donc, d’après le sénateur sortant, commencer par « développer le capitalisme avant de parler d’une société postcapitaliste ». Et de conclure : « C’est toujours notre objectif mais il n’est pas réalisable pour le moment. Quiconque l’affirme est un rêveur. »
Lorsqu’il s’agit de justifier les faibles résultats de Comunes aux législatives de mars 2022 (52 000 voix, soit 0,15 %), l’argument est identique : leurs sièges au Congrès étant assurés, les sympathisants auraient préféré donner sa chance au Pacte historique de M. Petro et Mme Márquez. Les délégués du parti se refusent à y voir un vote de défiance. Toutefois, même après plus de cinquante ans de lutte pour la défense des plus démunis, l’étiquette FARC fait difficilement recette. À Turbaco, une ville de 70 000 habitants près de la côte caraïbe, l’ex-guérillero Julian Conrado a été l’unique ex-membre des FARC élu à la tête d’une municipalité de cette taille lors des municipales de 2019. Pour l’emporter, il choisit l’étiquette « Colombia Humana » (centre gauche). Dans sa profession de foi, il remplace la revendication « Paix et justice sociale » de ses anciens camarades par un slogan plus consensuel : « En aimant, nous vaincrons. » Les ravages d’un demi-siècle de guerre, la suprématie du discours médiatique les présentant comme des narcoterroristes, ainsi que la bascule démographique ville-campagne, ont isolé les FARC, essentiellement rurales, d’une partie de la population colombienne. Tandis que, parmi les guérilleros, la dissolution de l’organisation hiérarchique a creusé les divisions politiques et fait émerger des voix divergentes. Les congressistes et anciens commandants, Mme Victoria Sandino et M. Benkos Biohó, ont créé en 2021 leur propre mouvement, baptisé Avanzar, en marge du parti Comunes. La rupture a été consommée le 22 juillet dernier, par un communiqué signé par plus de deux cents anciens combattants des FARC, dont Eliana, la plus ancienne guérillera de l’organisation, dénonçant le népotisme et les pratiques clientélistes de Comunes.
Newsha Tavakolian. – Dans le cadre des accords de paix, formations organisées par les FARC pour préparer ses membres au retour à la vie civile, État du Cauca, 2017
Un autre bouleversement majeur dans l’organisation des ex-FARC depuis la sortie du conflit est le recul de l’égalité de genre. Le retour à la vie civile de 13 000 personnes issues d’une microsociété où l’égalité femmes-hommes était de rigueur aurait pu infuser au-delà. Il en a été autrement. « Certains camarades se sont mis en couple avec des civiles trop habituées à être soumises, et ils ont vite oublié qu’au sein des FARC on faisait tout à égalité, la cuisine, la lessive et la guerre », tempête Mme Yudis Cartagena, vice-présidente de l’espace territorial de Pondores, qui assume seule la charge de son père, de sa fille handicapée et de sa petite-fille, qu’elle élève. Quant aux guérilleras, elles payent cher leur réinsertion dans une société patriarcale et machiste. Selon l’expression désormais consacrée, elles sont passées « du fusil aux casseroles ».
La naissance d’enfants par centaines avec le « baby-boom de la paix » a engendré une brusque réassignation à des rôles sociaux genrés. Dans le maquis, il était non seulement impensable mais interdit de faire des enfants. À partir de 2016, à l’approche de la signature des accords de paix, les bombardements et les longues marches dans la forêt ont cessé. « Quand les femmes sont arrivées dans les espaces territoriaux pour déposer les armes, beaucoup étaient enceintes ou avec des bébés dans les bras. Il y en a eu en abondance. Or il n’y avait pas de garderie, rien n’avait été pensé pour les enfants. Elles se sont donc retrouvées avec la charge du soin et de l’éducation », se souvient Mme Sandino, commandante devenue sénatrice. Elle admet avoir pris conscience tardivement du fait que l’égalité entre combattants et combattantes tenait plus de la nécessité, dans un contexte de guerre, qu’à une profonde adhésion aux idéaux égalitaristes socialistes. L’influence du monde rural traditionnel et la pression sociale, notamment dans le cadre des regroupements familiaux, peuvent également expliquer ce retour en arrière. « Nous ne sommes pas encore en mesure de le quantifier précisément, mais cela risque d’être flagrant sur le plan des études : les guérilleras ont abandonné leurs formations pour s’occuper des enfants. » Et si certaines parviennent à concilier tâches domestiques, formation et responsabilités au sein des coopératives, c’est au prix d’efforts considérables.
Une ancienne femme de chambre à la vice-présidence
Immanquable au milieu d’une foule compacte et joviale, grâce à son flamboyant chapeau en feutre orange, Mme Sandino était venue marcher le 8 mars dernier à Bogotá à l’occasion de la Journée de lutte pour les droits des femmes en compagnie de Mme Nijmeijer et d’autres camarades. À son poignet gauche, le fichu vert des militantes pro-choix. Au droit, le foulard orange fluo d’Avanzar. Et sur son tee-shirt, la figure de Mariana Páez, première guérillera à intégrer l’état-major central des FARC dans les années 2000. Malgré un recul de l’égalité femmes-hommes chez les anciens combattants, Mme Sandino estime que les mouvements féministes sont sortis renforcés des dialogues à La Havane au sein de la commission de genre entre guérilleras et collectifs de la société civile. Ils auraient non seulement permis aux guérilleras de prendre conscience — parfois dans la douleur — des limites de l’égalité au sein de leur propre organisation, mais ont conduit à rédiger les accords de paix avec une perspective de genre transversale : approche différentielle dans l’accès à la propriété terrienne pour les paysannes ou la reconnaissance du statut de victime des conflits, mesures destinées à lutter contre les discriminations sexuelles et de genre… « Je me risquerais même à dire, soutient Mme Sandino, que — bien que ce soit aussi le fruit de changements dans la société — cette perspective de genre que nous avons posée à Cuba a déclenché une vague impressionnante de nouvelles formes de luttes féministes, menées par des jeunes femmes. Notre rôle, aujourd’hui, c’est de les soutenir. » L’arrivée à la vice-présidence d’une militante afro-féministe, Mme Márquez, semble lui donner raison.
Dans le camp des ex-guérilleros, la victoire de M. Petro et du Pacte historique a été fêtée sans retenue. Qu’un ex-membre du mouvement de guérilla M-19 et une ancienne femme de chambre prennent les rênes du pays marque un tournant dans la vie politique colombienne depuis l’assassinat, en 1948, du candidat à la présidence Jorge Eliécer Gaitán. La mort de celui qui fut le premier homme politique à porter un discours sur les inégalités sociales et l’accès à la terre avait déclenché une guerre civile à l’origine des premières guérillas marxistes : les FARC. Toutefois, les nouveaux élus seront-ils en mesure d’impulser une réelle transformation sociale ? Le soir de son élection à la présidence, M. Petro a certes donné des gages pour le changement et la paix, réclamé au procureur de la République la libération des manifestants incarcérés lors de la grève nationale et, symbole fort, passé le micro à l’une des mères des « faux positifs », ces jeunes paysans exécutés par l’armée, puis déguisés en « guérilleros morts au combat » dans une logique de chiffre. « Nous allons développer le capitalisme. Non que le système nous plaise, mais parce que nous devons sortir du féodalisme », a assuré le nouveau président, élu avec 50,44 % des voix, dans un discours corroborant la théorie plébiscitée par Comunes, mais surtout destiné à rassurer la bourgeoisie d’affaires, qui n’a cessé d’agiter l’épouvantail vénézuélien durant la campagne. Avec un Congrès resté majoritairement de droite et d’extrême droite, la marge de manœuvre du nouveau gouvernement sera limitée et les obstacles aux futures réformes, nombreux. Les anciens combattants des FARC, sans illusions sur les difficultés à venir, veulent continuer d’espérer de voir leurs accords de paix respectés. Pour, enfin, sortir de l’impasse.
Le pèlerinage à La Mecque, cinquième pilier de l’islam, garantit une manne perpétuelle aux autorités saoudiennes. Pour recevoir un nombre toujours plus important de visiteurs, les dirigeants wahhabites n’hésitent pas à transformer la ville sainte en chantier permanent, quitte à la défigurer. L’ambition d’accueillir toujours plus de pèlerins pose de graves problèmes de sécurité et de santé.
ca Locatelli. – Studios de la Saudi Broadcasting Corporation à La Mecque, février 2016
Premier exportateur mondial de pétrole (plus de dix millions de barils par jour), le royaume d’Arabie saoudite est aussi le berceau et le centre névralgique de l’islam. Unique État qui siège aux Nations unies en portant le nom d’une famille (1), il s’attribue l’exclusivité de la chahada, la profession de foi musulmane, qu’il fait figurer sur son propre drapeau pour bien signifier au 1,8 milliard de fidèles recensés à travers le monde que ses souverains sont les « serviteurs des lieux saints ». La Mecque, où naquit le prophète Muhammad (Mahomet) — qibla (direction) des cinq prières quotidiennes — et Médine, où il repose, demeurent du ressort exclusif du monarque.
Les moyens financiers colossaux tirés de la manne pétrolière confortent le leadership religieux du royaume sur l’oumma (communauté des croyants), mais la monarchie sait qu’elle doit veiller à préserver sa légitimité de gardienne des lieux saints. D’où ses énormes efforts pour assurer le bon déroulement et la sécurité des pèlerinages qui ont lieu sur son sol. Le défi logistique, sanitaire et sécuritaire est de taille. Deux à trois millions de pèlerins effectuent chaque année le hadj (ou hajj), qui constitue le cinquième et dernier pilier de l’islam. Obligatoire une fois dans la vie pour tout musulman en bonne santé et qui en a les moyens, il s’effectue chaque année en cinq jours au minimum durant le mois de dhou al-hijja, dernier du calendrier hégirien (lunaire). Il constitue l’apothéose de la vie du croyant et le lave de tous ses péchés. C’est aussi un moment de retrouvailles des musulmans du monde entier, un facteur d’unité et d’échanges.
En moyenne, le hadj rapporte au royaume entre 10 et 15 milliards de dollars par an (2). À cette manne, il faut rajouter 4 à 5 milliards de dollars apportés par les huit millions de pèlerins accomplissant la omra, un pèlerinage, non obligatoire, à La Mecque qui peut s’effectuer à n’importe quelle date de l’année (en dehors du hadj) et qui atteint un pic pendant le ramadan. Selon la chambre de commerce et d’industrie de La Mecque, 25 % à 30 % des revenus du secteur privé des deux villes saintes dépendent du pèlerinage. Au total, les revenus cumulés du hadj et de la omra constituent le deuxième poste de recettes de l’État saoudien après les ventes d’hydrocarbures. En 2018, Riyad prévoyait que ces deux pèlerinages lui rapporteraient 150 milliards de dollars de revenus au cours des cinq prochaines années. Et le royaume veut plus. Selon les experts ayant rédigé « Vision 2030 », le plan de diversification économique du royaume concocté sous l’égide du prince héritier Mohammed Ben Salman, trente millions de personnes devraient effectuer chaque année la omra d’ici à dix ans. Selon ce document, « le tourisme religieux est une option durable pour l’Arabie saoudite » à l’heure où le pays semble avoir perdu les moyens d’être l’unique stabilisateur des prix du brut (3).
Enseignes de luxe et fast-foods
Afin que les revenus tirés du pèlerinage augmentent, les milieux d’affaires saoudiens souhaitent la suppression des quotas de pèlerins imposés à chaque État depuis 1988. Si elles n’envisagent pas cette abrogation, les autorités œuvrent en permanence à une augmentation du nombre de pèlerins et aménagent les lieux en conséquence. Le fonds public d’investissement saoudien, qui gère 230 milliards de dollars d’encours, a doté La Mecque d’infrastructures massives pour faire face à la gigantesque marée humaine qui investit la cité sainte. Entre 1950 et 2017, grâce à l’avion, le nombre total de pèlerins (hadj et omra) a bondi de cinquante mille à dix millions, non sans provoquer d’indicibles drames et des milliers de morts (lire « Tragédies en série »).
La Mecque elle-même est transformée. Avec ses cent mille chambres d’hôtel, ses soixante-dix restaurants de standing, ses cinq héliports et ses vastes terrains aménagés pour accueillir les pèlerins les moins fortunés sous des tentes, le lieu est devenu une jungle de béton sans arbres, pavée de marbre et encerclée de grues et de gratte-ciel à l’exemple des « tours de la Demeure [d’Allah] » (Abraj Al-Baït) — encerclant le saint des saints, la Kaaba. Comptant une soixantaine de tunnels de liaison pour rallier les trois autres sites du pèlerinage, la ville sainte ressemble beaucoup plus à « un amalgame de Disneyland et de Las Vegas (4) » qu’à une ville du Proche-Orient. Sa métamorphose « aux grotesques bâtiments de verre et d’acier » est particulièrement laide et « oscille entre le sublime et le cinéma », affirme l’anthropologue marocain Abdellah Hammoudi. Autour de la Kaaba et du Masjid Al-Haram — la Grande Mosquée, qui peut accueillir deux millions de fidèles —, il n’y a plus que des hôtels haut de gamme à quarante étages, des enseignes de luxe mais aussi des fast-foods. Aucune place n’a été réservée à la culture et pratiquement aucun vestige du passé de la ville n’a résisté à la furie iconoclaste wahhabite contre l’idolâtrie, dont les premières destructions commencèrent dès la conquête de la ville en 1924 par le roi Abdelaziz Ibn Saoud. Pas même la maison natale du Prophète, transformée en parking, ou celle de sa première épouse Khadija, devenue bloc sanitaire ! L’architecture traditionnelle si adaptée au climat torride avec les moucharabiehs, dispositifs de ventilation naturelle, a été rasée pour laisser place à la laideur du béton et au ronflement des climatiseurs. Dans ce décor, le hadj — un mot qui signifie effort — est vidé de son poids religieux, spirituel et historique et devient une observance mécanique des rituels et une incitation au shopping.
Cette mutation et les incessants aménagements font aussi courir à la ville les risques de crues subites, de contamination de la nappe phréatique et de dégradation environnementale. Conduite lors du pèlerinage de 2012, une étude portant sur les autoroutes, les tunnels et les échangeurs de la ville a montré des niveaux très élevés d’ozone, de monoxyde de carbone, de benzène, de composés organiques volatils toxiques provenant des gaz d’échappement des véhicules et des composés fluorés CFC-12 des climatiseurs (5). Le pèlerin doit ainsi vivre dans ce brouillard photochimique en se déplaçant sur les voies archi-encombrées qui conduisent de la Grande Mosquée aux trois stations obligatoires vers le mont Arafat, à vingt kilomètres à l’est.
« Les cars et les voitures de Mina [lieu rituel obligatoire du hadj, à cinq kilomètres de La Mecque] dégagent chaque jour quatre-vingts tonnes de gaz d’échappement en période de pointe. La plupart des pèlerins passent plus de temps à tousser qu’à prier. Les effets nocifs des gaz d’échappement, de la chaleur et de l’épuisement n’étaient que trop évidents : j’ai vu des gens s’évanouir et mourir », écrit l’écrivain et universitaire anglo-pakistanais Ziauddin Sardar, qui a travaillé durant cinq ans au Centre de recherche sur le pèlerinage à La Mecque (Hajj Research Centre) à Djeddah (6). Sardar a étudié les problèmes logistiques « apocalyptiques » que pose le pèlerinage afin d’y apporter des solutions. Il révèle que les recommandations du centre n’ont jamais été suivies d’effet, même quand il avertit que « les deux qualités propres de la ville sainte, la “beauté” et l’“intemporalité”, disparaîtront sous l’effet de la planification moderne ».
Le hadj est aussi un immense défi financier et logistique pour les non-Saoudiens. D’un coût moyen de 5 000 à 8 000 euros (transport, logement sur place et nourriture), il oblige nombre de pèlerins à consentir de lourds sacrifices financiers (l’islam interdit de s’endetter pour accomplir le pèlerinage). Parfois, les États accordent une partie de cette somme, mais le principal reste à la charge du futur hadj (personne ayant accompli le pèlerinage). Au Nigeria, comme dans bon nombre de pays musulmans, la modicité du salaire minimum (30 à 75 dollars) empêche une grande partie de la population d’envisager le voyage, engendrant frustration et colère à l’encontre des autorités. En Tunisie, critiquant le coût exorbitant du hadj, l’islamologue Badri Madani jugeait en avril 2020 que l’entretien des écoles et des hôpitaux était préférable au pèlerinage, à la omra et à la construction de mosquées (7). En France, où 25 000 personnes en moyenne obtiennent chaque année un visa pour La Mecque, seules une soixantaine d’agences sont accréditées par le ministère saoudien du hadj et de la omra. Elles profitent largement de leur situation de quasi-monopole, tandis que des aigrefins n’hésitent pas à arnaquer des candidats n’ayant pas obtenu leur visa par la voie légale (8).
Le hadj est aussi affaire de tensions diplomatiques. Pour « punir » un pays qui ne partagerait pas ses vues, Riyad peut diminuer de manière unilatérale son quota de pèlerins. Une situation critiquée par la Turquie et l’Iran, voire l’Indonésie et la Malaisie, qui ont eu à subir ce type de rétorsion et qui évoquent régulièrement la création d’une sorte de Vatican musulman échappant à l’oukase saoudien.
Mohamed Larbi Bouguerra
Universitaire, membre de l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts Beït Al-Hikma (Carthage).
(5) « Air quality in Mecca and surrounding holy places in Saudi Arabia during hajj : Initial survey », Environmental Science & Technology, n° 48, Washington, DC, 2014.
(6) Ziauddin Sardar, Histoire de La Mecque. De la naissance d’Abraham au XXIe siècle, Payot, Paris, 2015.
L’Arabie saoudite a déployé durant plusieurs décennies une stratégie d’influence destinée à diffuser sa doctrine religieuse. S’appuyant sur des moyens financiers colossaux, cette démarche a consolidé une lecture rigoriste de l’islam dans le monde musulman et au-delà. →
Le ministre des Moudjahidine et des Ayants-droit, Laïd Rebiga a affirmé, hier à Alger, que la femme algérienne qui occupe "une place prépondérante à tous les échelons, a franchi de grands pas pour s'imposer dans divers domaines".
S'exprimant à la conférence internationale sur "le militantisme de la femme algérienne: de la guerre de libération au processus d'édification", dont l'ouverture a été présidée par le Premier ministre, Aïmene Benabderrahmane au Centre international des conférences (CIC) Abdelatif Rahal, M. Rebiga a déclaré que la femme algérienne, après 60 ans d'indépendance, "occupe une place prépondérante à tous les échelons, économique, social, politique, culturel et scientifique".
La femme algérienne a eu "un rôle pionnier et actif aux côtés de l'homme aux différentes étapes décisives de notre histoire", a-t-il soutenu.
Se disant convaincu que la femme algérienne "a joué un rôle axial dans la renaissance des communautés, ancienne et nouvelle, à travers lequel elle a démontré sa capacité d'opérer un changement positif dans ces communautés", le ministre a souligné que "la présence remarquable de la femme dans différents domaines de la vie et sa détermination à soutenir l'homme en étant à ses côtés, sont la preuve qu'elle est un élément essentiel dans le processus du changement de la société".
"Etant un bon exemple d'engagement et d'héroïsme pour la défense des valeurs et des bonnes mœurs dans notre société et un modèle honorable dans le combat et le sacrifice pour la dignité et la souveraineté de la patrie, la femme algérienne a accompagné le processus d'édification post-indépendance et s'est engagée dans divers domaines en tant qu'acteur dans le projet du développement", a-t-il affirmé.
Evoquant les sacrifices de la femme algérienne lors de la révolution de libération, M. Rebiga a salué la présence d'un groupe de moudjahidate dont Djamila Boupacha, qu'il l'a qualifiée de "moudjahida symbole et une source d'inspiration pour le célèbre peintre Picasso et pour toutes les femmes libres dans le monde, qui a côtoyé Djamila Bouhired et de nombreuses moudjahidate et femmes martyres de l'Algérie, à l'instar de Hassiba Ben Bouali, Malika Gaïd, Meriem Bouatoura, Ourida Medad, Zoubida Ould Kablia, Fadila et Meriem Saadane, Chaïb Dzaïr, Zoulikha Adi et autres, étant les symboles de la lutte et icônes de la libération dans le monde".Le ministre des Moudjahidine a tenu à rappeler à cette occasion que le Président Teboune avait "exprimé sa reconnaissance pour le rôle éminent de la femme algérienne et ses nobles missions à travers les différentes étapes de l'histoire de notre pays, une histoire riche en hauts faits et en symboles gravés dans la mémoire nationale".
Pour sa part, la ministre de la Solidarité nationale, de la Famille et de la Condition de la femme, Kaouter Krikou, a estimé que la conférence se veut "une reconnaissance du combat et des sacrifices de la femme algérienne, et à travers elle, de toutes les femmes du monde qui ont participé à libération de leurs peuples et à l'édification de leur pays".
"Nous œuvrons à ériger cette conférence en tribune pour la cohésion fraternelle et le rapprochement international, en évoquant la lutte et le combat des femmes à travers le monde", a-t-elle souligné.
L'ambassadrice et secrétaire générale adjointe à la Ligue arabe, Haifa Abu Ghazaleh, a mis en avant le rôle de la femme algérienne, étant "un modèle honorable de lutte de la femme arabe pour la libération de sa patrie qui a participé activement à la révolution de libération".
Par ailleurs, la diplomate a saisi cette occasion pour exprimer l'enthousiasme de la Ligue arabe pour le prochain sommet arabe prévu à Alger, souhaitant que ce sommet soit sanctionné par "l'adoption d'un document important sur la femme arabe qui fera l'office d'un programme de développement au profit de la femme dans la région arabe pour les cinq prochaines années".
A cette occasion, elle s'est dite "confiante quant au soutien de l'Algérie à tout ce qui est de nature à promouvoir la condition de la femme dans le cadre de la réalisation d'un développement durable et global au sens large du terme".
Pour rappel, les travaux de la conférence devront se poursuivre à travers l'organisation de sessions plénières sur "la lutte de la femme arabe: la femme algérienne comme modèle", et les politiques d'autonomisation de la femme dans différents domaines".
À Chatila, au sud de Beyrouth, un cimetière de militants
Depuis le milieu des années 1960, le cimetière des martyrs de la révolution, non loin du camp de réfugiés de Chatila, accueille, sans distinction de religion, les dépouilles de figures nationales palestiniennes et de militants internationaux venus soutenir l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Visite guidée d’un lieu mal connu des Libanais eux-mêmes.
Le cimetière des martyrs de la révolution — c’est sa désignation officielle — est un îlot de Palestine au milieu du Liban, niché le long d’une autoroute conduisant à l’aéroport international de Beyrouth. Multiconfessionnel, le lieu ne requiert d’autre critère pour y être enterré que d’avoir milité pour la cause du peuple palestinien sans nécessairement y appartenir. L’endroit raconte ainsi de grandes histoires qui s’écrivent loin de chez elles. Reposent ici les hommes et les femmes d’une époque oubliée qui court de la seconde moitié des années 1960, avec l’établissement au Liban de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), jusqu’au retrait palestinien de Beyrouth à l’été 1982, à la suite de l’invasion israélienne du pays du Cèdre. L’OLP réclamait alors la libération de la Palestine, mais elle bâtissait aussi des institutions sociales, caritatives, militaires et artistiques en exil, mobilisant la population des camps de réfugiés. L’idéal de cette organisation était nationaliste, révolutionnaire et tiers-mondiste : elle tissait des liens avec la gauche libanaise en collaborant notamment avec le Parti communiste (PCL). Sa principale composante, le Fatah de Yasser Arafat (1929-2004), et la gauche palestinienne attiraient dans leurs rangs nombre de militants libanais, arabes et internationaux, parfois venus du Bangladesh, du Japon ou d’Amérique latine. Le département des affaires internationales du Fatah engageait alors le dialogue autour d’une seule « Palestine démocratique » regroupant juifs, chrétiens et musulmans (1), avec l’écrivain Jean-Paul Sartre, ou avec les dirigeants du Parti communiste italien Enrico Berlinguer (1922-1984) et Luigi Longo (1900-1980), comme le relate l’intellectuel palestinien Mounir Chafiq, un ancien cadre du centre de planification de l’OLP, dans ses Mémoires récemment parus (2).
Dépendante de l’organisation, la Fondation de soutien aux familles de martyrs et blessés palestiniens est créée en 1965. Elle loue alors un petit terrain à l’État libanais, non loin du camp de réfugiés de Chatila, pour y implanter un cimetière national palestinien. Une partie de la concession est détruite et sert de camp retranché aux Palestiniens lors de la guerre qui les oppose au mouvement chiite libanais Amal, soutenu par la Syrie, entre 1985 et 1987. À la fin de la guerre civile (1990), lors de la période de la reconstruction, le site est menacé par les projets de réaménagement de l’autoroute, et voit sa superficie réduite par les plans de réaménagement urbain. Ce cimetière n’est pas à confondre avec deux autres « territoires palestiniens de mémoire (3) » à Chatila : à l’entrée sud du camp, le mémorial (qui est aussi une fosse commune) des massacres de septembre 1982 commis par les milices chrétiennes alliées à Tel-Aviv lors de l’occupation israélienne de Beyrouth ; et la mosquée de Chatila, au centre du camp, où reposent près de cinq cents victimes des combats entre le Fatah et Amal. Au contraire de ceux-ci, le cimetière des martyrs de la révolution ne se trouve pas dans l’enceinte même du camp, mais sur son flanc est, le long de l’avenue Gamal-Abdel-Nasser.
Un saut dans le temps
Bordé par un axe routier pollué et souvent congestionné, le site est mal connu des Libanais. Caché par une déchetterie, des ateliers de ferraillage, quelques arbres et un point de contrôle de l’armée libanaise, il reste invisible aux conducteurs pressés traversant le rond-point de Chatila. À l’entrée, des drapeaux palestiniens et l’étendard jaune et blanc du Fatah surplombent les murs d’enceinte. Le visage d’Arafat recouvre un pan entier de pierres décrépi. En pénétrant dans l’endroit, sous une voûte de pins et de palmiers, l’atmosphère est soudain paisible. Le bourdonnement de l’autoroute qui longe la banlieue sud de Beyrouth s’estompe. Des allées de tombes basses sont alignées irrégulièrement. Des noms gravés en noir sur les pierres blanches, mais aussi des emblèmes de partis politiques palestiniens, se confondent avec les fêlures des tombes. Certaines, sales et à moitié éventrées, contrastent avec celles, bien blanches, nettoyées régulièrement. À côté des tombes, sur les troncs d’arbres et les murs ocre, des posters plastifiés de militants palestiniens, certains décolorés, d’autres aux couleurs vives. Sur les tombes, les familles des défunts ont parfois fiché des rameaux d’olivier dans des bouteilles ou des pots en plastique. La famille qui est chargée de l’entretien du site vit dans une maisonnette proche de l’entrée principale. On peut voir le père et ses deux enfants brûler des tas de branches et de feuilles mortes dans les allées blanches. La mère lance de grands seaux d’eau sur le sol et frotte avec son balai-brosse. L’aîné est souvent assis sur une chaise en plastique, se balançant sous les étendards du Fatah, le nez dans son portable, guettant du coin de l’œil les allées et venues. C’est à cette famille qu’il faut s’adresser si l’on cherche une tombe en particulier.
Parcourir les étroites allées du cimetière revient à faire un saut dans le temps. Ici reposent essentiellement les victimes d’attaques israéliennes ou de la guerre civile libanaise. Les tombes de Kamal Nasser, Kamal Adwan et Muhammad Youssef Al-Najjar, alignées, rappellent l’opération du Mossad du 9 avril 1973 à Beyrouth, exécutant dans un immeuble du quartier de Verdun ces trois figures majeures de la direction de l’OLP. Cet assassinat est une des scènes-clés du film Munich, réalisé par Steven Spielberg (2005) et qui fit l’objet de sévères critiques palestiniennes pour son manque de rigueur historique. Non loin de là, Ghassan Kanafani, porte-parole du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) et auteur de la nouvelle Des hommes dans le soleil, traduite en 1985 par le défunt chercheur français Michel Seurat (Actes Sud), est enterré près de sa nièce Lamis, tuée à ses côtés à l’âge de 17 ans lors d’un attentat commis par les services secrets israéliens, le 8 juillet 1972, à Beyrouth. Surnommé le « Prince rouge », Ali Hassan Salameh repose également dans ce cimetière : membre de la direction du Fatah, responsable des relations entre la centrale palestinienne de l’OLP et les services secrets américains, époux de la Libanaise Georgina Rizk — élue Miss Univers en 1971 —, il meurt dans l’explosion de sa voiture, un attentat commis par le Mossad, à Beyrouth, le 22 janvier 1979.
Au cimetière des martyrs de Chatila, Palestiniens, Arabes et « internationaux » se côtoient, sans distinction de religion. On y croise, tour à tour, en un singulier parcours politique et littéraire, le poète syrien Kamal Kheir Beik, membre du Parti social national syrien (PSNS), un des fondateurs de la mythique revue littéraire libanaise Al-Shi’ir (La Poésie), au côté du poète Adonis. Auteur d’une thèse de doctorat qui fit date sur « Le mouvement moderniste de la poésie arabe contemporaine », il est tué en novembre 1980 à Beyrouth. Balqis Al-Rawi, l’épouse et muse du poète syrien Nizar Qabbani, morte dans un attentat contre l’ambassade d’Irak au Liban, le 15 décembre 1981, repose à quelques mètres de l’entrée du cimetière.
La visite du site permet également un détour par l’Asie. Non plus sous la forme de tombes, mais de cénotaphes ou d’œuvres commémoratives : vides de tout corps, des plaques, à même le sol, rendent hommage à des militants de l’Armée rouge japonaise (ARJ). Yasuyuki Yasuda, Tsuyoshi Okudaira et M. Kozo Okamoto — ce dernier étant le seul encore en vie — ont mené, en mai 1972, une attaque armée à l’aéroport de Tel-Aviv (Lod) faisant près d’une vingtaine de morts. L’ARJ était alors liée au FPLP. Sa dissolution a été annoncée en 2001. Enfin, un autre cénotaphe, dédié à Kamal Mustafa Ali, rappelle l’engagement de nombreux activistes originaires du Bangladesh auprès des Palestiniens : militant du Front populaire - Commandement général (scission prosyrienne du FPLP), Mustafa Ali est mort au cours d’un assaut israélien sur le château de Beaufort, fameuse place stratégique du Liban sud, bâtie par les croisés au XIIe siècle et occupée par les Israéliens à partir de l’été 1982. Sa dépouille ne sera récupérée qu’en 2004 lors d’un échange de prisonniers entre le Hezbollah libanais et l’armée israélienne. Ses ossements sont alors rendus à sa famille.
Restent enfin les Européens. Ici, ils peuvent être membres de l’Armée républicaine irlandaise (IRA), mais aussi français. Françoise Kesteman est née le 2 mai 1950, à Nice. Pour désigner sa tombe, le gardien indique le fond du cimetière d’un mouvement de tête et dit : « Al fransiya » (la Française). Petite-fille d’anarcho-syndicalistes, fille de communistes, sa mère, Inès, lui transmet la mémoire des Brigades internationales de la guerre civile espagnole (1936-1939). Infirmière à Marseille, elle part une première fois au Liban en 1980 et y revient un an plus tard pour servir au sein du Croissant-Rouge palestinien. Elle s’installe dans le camp de réfugiés palestiniens de Rachidiyeh, à Tyr, au Liban sud, non loin de la frontière avec Israël. Après un retour en France en 1981, elle repart au Liban lors de l’invasion israélienne de l’été 1982. Elle passe par la Syrie, puis par Beyrouth, et rejoint Tyr. « La route du retour n’est que ravage », constate-t-elle dans son journal, dont des extraits sont regroupés dans Mourir pour la Palestine, publié en décembre 1985 aux éditions Favre. Dans ce livre, qui relate son parcours au Liban de janvier 1981 à septembre 1982, Françoise Kesteman raconte les dommages que les familles palestiniennes subissent depuis 1948, l’histoire des dispersions familiales et des disparitions. Elle décrit la vie quotidienne du camp de Rachidiyeh dans le contexte d’une guerre qui s’éternise, avec son lot de morts et de blessés. Ses mots durs s’apaisent en décrivant la douceur des amitiés et des tâches quotidiennes qui rythment les jours, inspirées d’un monde rural laissé en Palestine et transposé dans les camps. Elle y reçoit une formation au maniement des armes. Après un dernier passage par la France, elle plie à nouveau bagage en 1984. Le 23 septembre, elle embarque sur des Zodiac avec quatre combattants du Fatah pour mener une opération armée en Israël. Au large de la ville de Saïda, alors sous occupation, un premier affrontement se serait déroulé contre la marine israélienne et aurait contraint le commando à se réfugier sur la terre pour continuer le combat. À son issue, deux combattants sont capturés et trois sont tués, dont Françoise Kesteman. Elle avait 34 ans. Elle fut enterrée au cimetière des martyrs, selon son souhait, avec les honneurs militaires du Fatah, mais aussi religieux — elle s’était convertie à l’islam. Près de trois cents Palestiniens assisteront à ses funérailles.
Témoin d’une époque tiers-mondiste
Chaque année, des militants français viennent au Liban commémorer les massacres de Sabra et Chatila de septembre 1982 : rares sont ceux qui ont entendu parler de leur compatriote Françoise Kesteman. Aux côtés d’activistes propalestiniens venus des Amériques ou d’Asie, ils s’attardent en général sur la fosse commune qui jouxte l’ancienne ambassade du Koweït, à l’entrée du camp, et y déposent des gerbes de fleurs au son de cornemuses palestiniennes (4). Mais l’existence du cimetière des martyrs de la révolution, distant d’une centaine de mètres, leur est inconnue. Pourtant, les commémorations annuelles rythment encore la vie du lieu. Mais, alors que sa spécificité est d’être internationalisé, seuls les Palestiniens s’y attardent désormais. Il reste peu de places pour y enterrer les morts, et les vivants payent maintenant à prix d’or quelques mètres carrés pour leurs proches.
Le cimetière des martyrs de Chatila se meurt-il ? Témoin d’une époque tiers-mondiste et révolutionnaire que beaucoup disent enterrée, l’histoire du cimetière croise parfois l’actualité. En avril 2012, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), encore tout auréolée de son rôle dans la chute du président Zine El-Abidine Ben Ali (5), accueille solennellement, à l’aéroport de Tunis Carthage, en présence de l’armée tunisienne, la dépouille d’Umran Kilani Muqaddami, tombé au Liban sud le 26 avril 1988. Enterré au cimetière de Chatila, Muqaddami, engagé dans le FDLP, attendit vingt-quatre ans pour retourner en Tunisie — le régime de Ben Ali refusant jusque-là un hommage national à ce jeune homme originaire du bassin minier de Gafsa. Avril 2012, la révolution est passée par là, et la dépouille peut quitter le cimetière des martyrs pour revenir à Gafsa. En mai 2021, des Palestiniens au Liban manifestent près du cimetière en solidarité avec la bande de Gaza, alors sous les bombes israéliennes, et avec les habitants jérusalémites du quartier de Cheikh Jarrah — en proie à la colonisation. Et, le 30 mai 2022, une cérémonie organisée dans les allées du cimetière par le FPLP salue la libération de Mme Fusako Shigenobu. Fondatrice de l’Armée rouge japonaise, elle avait passé plusieurs années de clandestinité au Liban avant de rentrer, en 2000, au Japon, où elle fut incarcérée. Au cimetière des martyrs de Chatila, il arrive encore que la mort saisisse le vif.
Respectivement chercheur en science politique (Beyrouth) et cinéaste.
(1) Le Fatah, la révolution palestinienne et les juifs, présentation d’Alain Gresh, Libertalia-Orient XXI, Paris, 2021.
(2) Mounir Chafiq, Min-Jamar ila Jamar. Safahat min Dhikriyat Mounir Chafiq (« De la braise à la braise. Pages des souvenirs de Mounir Chafiq »), Centre d’études pour l’unité arabe, Beyrouth, 2021 (en arabe).
(3) Laleh Khalili, « Lieux de mémoire et de deuil. La commémoration palestinienne dans les camps de réfugiés au Liban », dans Nadine Picaudou, Territoires palestiniens de mémoire, Karthala-IFPO, Paris-Beyrouth, 2006.
(4) Lire Coline Houssais, « L’épopée militaire de la cornemuse », Le Monde diplomatique, novembre 2021.
(5) Lire Serge Halimi, « Soudain, la révolution », dans « Le défi tunisien », Manière de voir, n° 160, août-septembre 2018.
Durant toute la guerre civile, Fayrouz, l’icône de la chanson libanaise et arabe, refusa de se produire dans son pays, ne voulant pas être récupérée par un camp ou l’autre. Quatre ans après la fin du conflit, le 17 septembre 1994, elle donne un concert dans la capitale libanaise, en présence de dizaines de milliers de spectateurs venus de partout, d’officiels et de représentants des cultes et partis politiques, réunis pour célébrer la réconciliation nationale. Elle y interprète, entre autres, « Li Beyrouth » (« À Beyrouth »), l’une de ses plus célèbres chansons, écrite en 1983 par le grand poète libanais Jospeh Harb. Ce classique, qui témoigne du déchirement de la chanteuse face aux destructions infligées à la ville par l’invasion israélienne de 1982, est mis en musique avec le deuxième mouvement du « Concerto d’Aranjuez », du compositeur Joaquín Rodrigo.
Elle a fermé sa porte, se retrouvant seule le soir
Toute seule, la nuit.
À Beyrouth…
De mon cœur, un salut à Beyrouth
Et des baisers, à la mer et aux maisons
À un rocher, semblable au visage d’un vieux marin
Tu es à moi, tu es à moi, ô enlace-moi, tu es à moi
Ma bannière, la pierre du lendemain et les vagues d’un voyage
Elles ont fleuri, les blessures de mon peuple
Elles ont fleuri, les larmes des mères
Tu es, Beyrouth, à moi, tu es à moi
Ô [Beyrouth], enlace-moi.
décembre 2020 - janvier 2021
https://www.monde-diplomatique.fr/mav/174/A/62483
La Montréalaise Fairouz Oudjida chante Li Beirut pour commémorer l’explosion
La soprano montréalaise d’origine algérienne Fairouz Oudjida a décidé d’interpréter Li Beirut pour apporter « [son] soutien le plus sincère et le plus profond » à la population libanaise un an après la catastrophe survenue à Beyrouth. Ce classique de la musique libanaise est une chanson de Fairouz, une grande voix du monde arabe d’après qui Fairouz Oudjida a été prénommée.
Mon amour pour moi a commencé grâce à la grande diva du Liban, Fairouz, a-t-elle raconté en entrevue à Claudia Hébert, chroniqueuse culturelle à l’émission Tout un matin.
C’est un honneur pour moi de porter son prénom, a-t-elle ajouté. Ma grand-mère [qui a choisi ce prénom] voulait que je chante un jour comme Fairouz.
Un hommage
Fairouz Oudjida était dans un studio québécois en train d’enregistrer son premier album La diva du désert quand une explosion a dévasté la ville de Beyrouth, tuant 214 personnes.
Sous le coup de l'émotion devant cette catastrophe, ses musiciens et elle ont donc choisi d’enregistrer Li Beirut et de l’intégrer à l’album.
« C’est un hommage à la ville de Beyrouth, à la souffrance du peuple libanais durant la guerre et à tout ce qu’il a subi. [...] Toute notre énergie et notre amour sont envoyés vers le Liban. »
Quand on interprète cette chanson, un moment solennel se passe; c’est un recueillement, a-t-elle précisé.
Avec Li Beirut, l’artiste souhaite également donner de l’espoir aux Libanais et Libanaises et leur mettre un peu de baume au cœur.
La soprano montréalaise d’origine algérienne Fairouz Oudjida a décidé d’interpréter Li Beirut pou
Avec Li Beirut, l’artiste souhaite également donner de l’espoir aux Libanais et Libanaises et leur mettre un peu de baume au cœur.
Chaque année, des dizaines de milliers de Français d’origine algérienne se rendent dans le pays de leurs aïeux pour passer les congés d’été. Préparer un projet de retour, conserver des liens avec sa famille, profiter de stations balnéaires peu onéreuses… : ces « vacances au bled » prennent des formes et des significations différentes selon les époques et le profil des voyageurs.
Printemps 2022, en région parisienne : Warda et ses sœurs discutent d’un prochain séjour en Algérie. Nées en France dans les années 1960-1970 de parents qui ont immigré dans les années 1950-1960, elles ne sont pas des habituées des « vacances au bled ». Leurs passages dans le pays natal de leurs parents se comptent sur les doigts de la main, même si, via WhatsApp, elles entretiennent des liens complices avec leurs cousines sur place. C’est pour rendre hommage à leur mère, décédée un an auparavant d’une infection liée au Covid-19, qu’elles envisagent aujourd’hui de traverser la Méditerranée. Après soixante années de vie en France, où sont nés ses six enfants et onze petits-enfants, Fatima repose au côté de son mari, mort quelques années plus tôt, dans le cimetière du village d’où tous deux étaient originaires. La crise sanitaire n’a pas permis à Warda et ses sœurs d’accompagner la dépouille de leur mère et d’honorer sa sépulture, avec leurs proches d’Algérie. D’où l’idée de partir cet été. Ou bien à l’automne…
Car, après deux ans de crise sanitaire et de fermeture des frontières, partir en Algérie n’est pas chose facile. Alors que le pays s’ouvre à nouveau, la désorganisation des transports aériens et maritimes engendrée par la pandémie, associée à une gestion depuis longtemps critiquée des entreprises publiques de transport (en particulier d’Air Algérie), fait obstacle à la forte demande pour cette destination. Sur les téléphones portables des Français originaires d’Algérie ou des Algériens de France circulent des vidéos d’interminables files d’attente et de mouvements de panique devant des agences de voyages à Paris et à Marseille.
Dans les années 2010, la police algérienne aux frontières a comptabilisé autour de 700 000 entrées annuelles d’« Algériens résidents à l’étranger », la plupart venant de France — des émigrés mais aussi des descendants d’émigrés qui bénéficient de la nationalité algérienne par « droit du sang », et peuvent voyager avec un passeport algérien. Les enquêtes statistiques nationales évaluent à environ un million de personnes la population d’origine algérienne en France — 400 000 immigrés et 600 000 descendants d’immigrés. Sans que ces données soient superposables, elles offrent un aperçu de l’importance quantitative des vacances au bled. La crise sanitaire a donné un sévère coup d’arrêt à ces voyages : en 2020, seuls 80 000 Algériens résidents à l’étranger ont pu se rendre en Algérie, en 2021 moins de 60 000. En cet été 2022, ils sont nombreux à vouloir rattraper le temps perdu…
Ruée sur les billets
Qui sont ces vacanciers qui se désespèrent de trouver des billets à des prix exorbitants (le prix d’un aller-retour en ce mois de juillet se situe autour de 800 euros, quand les années précédentes il tournait plutôt autour de 400 euros) pour passer leur été en Algérie, une destination pourtant très peu touristique, contrairement au Maroc et à la Tunisie ? On y retrouve toute la diversité de la population d’ascendance algérienne en France, reflet de décennies de circulations entre deux pays étroitement liés par l’histoire de la colonisation et de l’immigration : des enfants d’immigrés ayant toujours vécu en France, aujourd’hui adultes et eux-mêmes parents ; des étudiants algériens partis y faire une thèse ou des médecins « faisant fonction d’interne » dans les hôpitaux français ; des chibanis, ces hommes immigrés âgés qui, pour certains, ont fait toute leur vie en France, loin de leur épouse et de leurs enfants, restés au pays ; des couples formés d’une Française d’origine algérienne et d’un Algérien, qui ont investi dans une résidence secondaire là-bas, pour maintenir le lien avec la famille ; des « jeunes de France », enfants ou petits-enfants d’immigrés algériens, qui ont leurs habitudes en Algérie et ont hâte de retrouver les virées entre copains sur les plages payantes du littoral, mais aussi les repas en famille chez leur grand-mère. Cette ruée sur les billets pour l’Algérie indique que les vacances au bled ne sont pas une pratique révolue, objet de nostalgie, mais qu’elles prennent aujourd’hui d’autres contours et d’autres significations que par le passé (1).
Les vacances au bled sont un miroir grossissant de l’histoire de l’immigration algérienne en France, mais aussi de l’histoire de l’Algérie comme nouvel État indépendant depuis 1962. Si l’émigration algérienne est ancienne, conséquence de la colonisation française depuis 1830, c’est dans les années 1950-1960 que l’économie hexagonale mobilise massivement ceux qui constituent cette main-d’œuvre au statut juridique particulier jusqu’en 1962, pas vraiment étrangers, longtemps sujets français sans être pleinement citoyens. Trois périodes se succèdent dans l’histoire de l’immigration postindépendance. Le sociologue algérien Abdelmalek Sayad a mis en lumière la « double absence (2) » des émigrés-immigrés algériens des années 1970, absents physiquement de leur pays de naissance, et absents symboliquement au sein d’une société française qui pense leur présence comme provisoire. L’« illusion du provisoire » du séjour en France des immigrés est partagée tant par les États français et algérien que par les immigrés eux-mêmes. Mais ce mythe du retour va évoluer dans le temps, en même temps que se transforment les vacances au bled.
À quoi ressemblaient-elles pour la génération d’enfants d’immigrés ayant grandi dans les années 1970 ? Cette période est celle du virage de la politique française d’immigration en réponse à la montée du chômage, avec la fermeture des frontières à l’immigration de travail et les politiques d’« aide au retour ». L’État algérien, de son côté, présente l’émigration comme une conséquence néfaste de la colonisation et encourage ses ressortissants émigrés à revenir en Algérie. Enfin, l’installation encore récente en France des épouses et des enfants amène les familles immigrées à rêver à un retour prochain.
Née en Algérie en 1958, Khalida arrive en France avec sa mère et ses frères et sœurs dix ans plus tard. Son père, manœuvre, y vit déjà depuis une quinzaine d’années. Dans son enfance, les séjours en Algérie sont rares : sa mère s’y rend parfois pour voir ses parents, mais Khalida reste en France garder ses frères et sœurs. Au-delà du coût élevé du voyage pour une famille avec six enfants vivant sur le salaire d’un père ouvrier, c’est aussi le sentiment du provisoire de leur présence en France qui empêche les parents de Khalida d’envisager ces séjours comme des vacances : ce serait une manière de reconnaître leur ancrage durable dans un autre pays, une forme de trahison. Ces voyages sont uniquement consacrés aux retrouvailles familiales : « Il y avait rien d’extraordinaire, avec les parents on sortait pas, il y avait pas de plage, il y avait pas de resto, donc c’était famille, famille, famille ! », se souvient Nassima, la cadette de Khalida. L’idée du retour hante le quotidien de la famille et pèse sur les choix scolaires. « Mes parents avaient dans leur tête qu’on allait retourner en Algérie, parce qu’ils choisissaient les études par rapport à ce qui marchait le mieux là-bas », explique Nassima. Elle est inscrite en certificat d’aptitude professionnelle (CAP) coiffure, Khalida en brevet d’études professionnelles (BEP) secrétariat : au-delà des ambitions des parents, le système scolaire français reste très segmenté et oriente les enfants d’ouvriers immigrés dans les filières professionnelles.
La rareté des vacances en Algérie n’empêche pas Khalida de se projeter vers une vie là-bas. À la fin des années 1970, l’État algérien courtise les jeunes « émigrés » diplômés pour travailler dans les entreprises publiques. Le pays promeut un modèle de développement socialiste qui séduit certains de ces jeunes ayant grandi avec les projets de retour de leurs parents. Vers 20 ans, Khalida part vivre en Algérie, où elle devient secrétaire dans une entreprise d’État, se marie et a ses premiers enfants. Mais, à la fin des années 1980, la situation économique et politique se dégrade et Khalida se réinstalle en France. En définitive, pour les acteurs de ce premier âge des vacances au bled, les projets de retour semblent d’autant plus concrets que les séjours sont rares et espacés.
Les enfants d’immigrés nés dans les années 1970 voient l’amélioration des conditions matérielles de leur vie en France : ils grandissent dans des quartiers d’habitations à loyer modéré (HLM) encore mixtes socialement, après la résorption des grands bidonvilles des années 1960-1970. Le temps de séjour en France des parents s’allonge et ils assument davantage de partir régulièrement en vacances en Algérie, sans toutefois abandonner le projet de retour. L’État algérien a mis en place des aides financières au voyage, imposant à Air Algérie des tarifs préférentiels pour les émigrés et leur famille. Sur place, les conditions d’existence contrastent avec la vie en France : les souvenirs d’enfance sont marqués par l’écart entre la société de consommation à laquelle participent les classes populaires en France et la société algérienne, encore en partie rurale, où l’accès aux biens est restreint. Les séjours balnéaires restent encore rares pendant les vacances algériennes, mais ils ponctuent les récits comme des moments exceptionnels qui ont marqué les souvenirs d’enfance.
Ces « jeunes d’origine immigrée » deviennent plus visibles dans la société française : ils sont progressivement érigés, dans les médias et les discours politiques, comme une catégorie « à problèmes », associée à la délinquance des « cités ». Paradoxalement, ils sont d’autant plus désignés comme un groupe à part qu’ils se fondent dans la société française : ils vivent dans des quartiers d’habitat social relativement mixtes, se font une place dans les filières d’études générales dans un contexte de démocratisation scolaire, accèdent à des emplois qualifiés de professions intermédiaires et de cadres supérieurs, revendiquent par des manifestations leur place dans la société française. Ce constat d’une installation durable en France est partagé par l’État algérien, qui commence à reconnaître la sédentarisation des familles émigrées, en particulier des enfants nés en France. L’année 1983 est à la fois celle de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, et celle d’un accord entre les États algérien et français permettant aux jeunes hommes binationaux de n’effectuer leur service militaire que dans l’un des deux pays.
Né en France en 1968, Jamel est le sixième enfant de sa fratrie, le deuxième à naître sur le sol français. Son père est ouvrier dans le bâtiment en France depuis 1958, mais ce n’est qu’en 1966 que la famille s’installe en région lyonnaise. Dans les premières années, elle ne part pas en Algérie, car un projet de construction là-bas accapare les maigres économies faites sur le salaire du père. À 14 ans, Jamel part en colonie de vacances en Algérie, organisée par l’Amicale des Algériens en Europe, une association qui sert de relais en France à l’État algérien. Ces colonies ont l’ambition d’aider « les jeunes émigrés à connaître leur propre culture », selon les articles parus dans le journal de l’Amicale, et représentent une survivance de l’idéologie étatique du retour au début des années 1980. Les sœurs aînées de Jamel, nées en Algérie, repartent y vivre après avoir obtenu un diplôme du secondaire en France, concrétisant le rêve de retour des parents. L’une devient secrétaire dans une entreprise publique, les autres enseignantes.
Les vacances au bled sont plus fréquentes dans les années 1980 : à l’adolescence, Jamel y part tous les ans. Les cadets de la fratrie ont toujours vécu en France et commencent à y bénéficier de la démocratisation scolaire. Premier bachelier de sa famille, Jamel part faire ses études supérieures en Algérie. Il s’y heurte à un décalage linguistique, avec l’arabisation des cursus universitaires, et à un décalage dans les modes de vie. Il ne reconnaît pas l’Algérie de ses vacances : « Je pensais que ça allait être beaucoup plus simple de s’acclimater à la vie là-bas. Parce que nous, on connaissait l’Algérie par les vacances, on connaissait l’Algérie au mois d’août. Mais on connaissait pas l’Algérie au mois de janvier, février, septembre. C’était totalement différent ! » Si les aînés se sont approprié le rêve de retour de leurs parents, dans un contexte politique et économique encore favorable à la fin des années 1970, pour les cadets nés en France comme Jamel, la situation est bien différente. Paradoxalement, ce deuxième âge des vacances au bled, l’époque où elles deviennent plus régulières, est aussi une période charnière où le retour définitif apparaît de plus en plus improbable.
Pour celles et ceux nés dans les années 1980, l’idée du retour n’est plus qu’une histoire que l’on raconte dans les réunions familiales, un souvenir transmis par les aînés. Elle est battue en brèche par la crise économique et politique qui aboutit à la guerre civile algérienne des années 1990 et par l’enracinement des familles en France, parfois matérialisé par l’accès à la propriété. Mais cet enracinement ne signe pas la fin des vacances en Algérie : le mythe du retour cède peu à peu la place à la pratique des allers-retours.
Le contexte politique à l’égard de l’immigration et des descendants d’immigrés a beaucoup changé, des deux côtés de la Méditerranée. Dans l’Hexagone, l’enjeu n’est plus tant d’encourager le départ des immigrés que de se préoccuper de leur intégration, particulièrement pour les enfants de l’immigration maghrébine présumés de confession musulmane. À partir des années 1980, on s’inquiète de ce qui est perçu comme un décalage culturel entre ces familles et le reste de la société française. La montée progressive du vote Front national atteste un déplacement de la grille de lecture politique de la société : ce n’est plus la lutte des classes qui semble polariser l’électorat, mais l’appréciation de la place des immigrés et de leurs enfants dans la société française. Parallèlement à la diffusion des idées d’extrême droite, un mouvement politique de reconnaissance et de lutte contre les discriminations ethnoraciales s’amplifie dans les années 2000. Dans ce contexte, les séjours en Algérie prennent un autre sens. S’ils n’apparaissent plus comme un prélude à un retour définitif, ils peuvent participer d’un rapport aux origines qui répond à l’expérience des discriminations raciales en France.
Née en 1988, Fayza est la cinquième d’une fratrie de sept enfants, venus au monde entre 1975 et 1997. Elle se sent appartenir à une autre génération que ses sœurs aînées et n’a pas connu la même enfance ni en France ni en Algérie. Ses sœurs ont grandi à l’époque où les vacances algériennes deviennent régulières, et elles restent marquées par l’idée du retour, même si celui-ci est de plus en plus hypothétique. À l’inverse, Fayza grandit au moment où la famille quitte son HLM pour s’installer dans un pavillon, un achat qui, selon sa grande sœur, « scelle le mythe du retour ». Du fait de la guerre civile, ce n’est que vers 12 ans que Fayza commence à partir régulièrement en Algérie. Ses séjours lui offrent une réponse aux assignations ressenties en France, où elle se sent sans cesse renvoyée à « son pays » (« ma tête disait que je venais d’ailleurs »), alors qu’elle le connaît assez peu. Loin des conditions rudimentaires des vacances durant l’enfance de ses sœurs aînées, elle a le souvenir de la confortable maison de ville acquise entre-temps par ses parents sur place, ainsi que des séjours balnéaires pour quelques jours, dans un pays où l’économie de marché et l’offre de loisir se sont développées. Peu de parents repartent vivre en Algérie à la retraite, mais ils ne rompent pas pour autant avec le pays d’origine : ils allongent et multiplient leurs séjours sur l’autre rive de la Méditerranée.
La redécouverte des origines est aussi alimentée par l’évolution du discours de l’État algérien, qui, avec la guerre civile des années 1990, renonce définitivement à promouvoir le retour. Avec l’essor d’une nouvelle émigration, plus qualifiée, l’État ne cherche plus à encourager des réinstallations improbables, mais à maintenir un lien avec ceux qu’il désigne désormais comme « la Communauté nationale à l’étranger », pour les faire participer financièrement au développement du pays. Les premières années de l’ère Bouteflika (1999-2019) coïncident avec un retour à la paix et à une certaine aisance économique. L’augmentation du prix du pétrole remplit les caisses de l’État et lui permet de financer la construction de logements, d’autoroutes, d’universités et d’apaiser les tensions sociales par la redistribution (très partielle) de la rente pétrolière à la population. Cela donne à l’Algérie des années 2000 une image de prospérité qui marque les esprits des vacanciers venus de France (avant le retournement de conjoncture économique et politique qui aboutit aux mobilisations politiques — le Hirak — de la fin des années 2010).
Le lien entre retour au pays et vacances au bled a changé au cours des décennies. Le retour rêvé jusqu’au début des années 1980 laisse la place à un retour de plus en plus mythique, pour finalement se transformer en une succession d’allers-retours, à l’occasion des vacances des descendants d’immigrés ou des séjours plus longs des parents retraités. La disparition de la perspective de réinstallation n’implique pas pour autant la coupure avec le pays de naissance des parents : en 1992, près de 25 % des jeunes nés en France de deux parents nés en Algérie n’y étaient jamais allés ; en 2008, ce n’est le cas que pour 12,5 % d’entre eux, selon des enquêtes de l’Institut national des études démographiques (INED).
Aujourd’hui, les vacances au bled de Khadija, Jamel et Fayza ne se ressemblent pas, car elles reflètent les différences des positions sociales occupées dans la société française et des capitaux disponibles en Algérie.
Une dimension mémorielle et introspective
Khadija économise sur les petits salaires des emplois subalternes qu’elle cumule dans la sécurité et dans une cantine scolaire pour s’offrir un séjour annuel à Mostaganem, dans l’Ouest algérien. Elle aime y revoir ses cousines et amène ses enfants sur les plages de la région. Les faibles revenus accumulés en France lui donnent un statut social plus valorisé en Algérie, où elle a déjà acheté un terrain et commencé à construire une maison, alors qu’elle réside dans un HLM en France, où elle a choisi de faire sa vie et d’élever ses enfants. Mais elle garde un lien étroit avec l’Algérie, par ses relations familiales et parce qu’elle y trouve des occasions pour y être propriétaire et avoir un mode de vie plus confortable.
Jamel est marié avec une femme qui a grandi en Algérie, où elle a une grande partie de sa famille. Le couple a l’habitude de lui rendre visite un été sur deux, quand ils ne partent pas à Sète ou au Cap d’Agde. Les vacances au bled permettent à ses enfants de passer du temps avec leurs grands-parents maternels qu’ils ne voient pas en France. Jamel et son épouse apprécient également la fréquentation des stations balnéaires algéroises, ou du Kiffan Club, grand parc aquatique à l’est d’Alger, pour distraire les enfants. Bac + 4 et fonctionnaire de catégorie B en France, Jamel a épousé une femme diplômée du supérieur en Algérie, aujourd’hui assistante d’éducation en France. Ils ont acheté un appartement en région lyonnaise, si bien que le projet d’achat en Algérie, pour que son épouse ait un pied-à-terre proche de sa famille, reste une perspective lointaine. En plus d’un ancrage résidentiel et professionnel en France au sein des classes moyennes du public, le statut social du couple est proche des classes moyennes supérieures francophones en Algérie, du fait des liens entretenus avec la belle-famille de Jamel, et avec ses sœurs qui y sont enseignantes dans le secondaire.
Fayza, enfin, donne un sens particulier à ses vacances de l’autre côté de la Méditerranée. Poursuivant des études supérieures en France, aspirant à devenir cadre, elle voit ses vacances actuelles en Algérie comme une occasion de s’interroger sur ses « racines ». Elle apprécie de découvrir le pays et de se plonger dans ce qu’elle perçoit comme l’« authenticité » d’un mode de vie campagnard et familial, là où d’autres vacanciers préfèrent la modernité des nouveaux complexes balnéaires. Les descendants d’immigrés qui, comme Fayza, investissent leurs voyages en Algérie d’une dimension mémorielle et introspective cherchent à renouer avec une histoire familiale, même quand les liens concrets sont devenus plus ténus. Alors qu’ils accèdent à des positions sociales plus valorisées en France, Fayza comme d’autres transfuges de classe entendent maintenir une certaine fidélité aux origines, pensées comme indissociablement sociales, familiales et nationales.
En écho à la double absence mise en lumière par Sayad, les vacances au bled sont révélatrices des modalités variées de la double présence des enfants d’immigrés aujourd’hui : une double présence juridique, puisqu’ils sont français par le droit du sol et algériens par le droit du sang ; mais aussi matérielle, quand ils se rendent en Algérie. Elles offrent aux vacanciers la possibilité d’une identification plus positive autour d’une condition commune face aux stigmatisations racistes subies dans la société française. En même temps les séjours algériens mettent aussi en lumière d’autres formes d’assignation. En Algérie, être désigné comme « immigré » par la police aux frontières, les commerçants ou des membres de la famille peut être vécu comme un déni d’appartenance à la communauté nationale. Mais cela peut aussi apparaître comme un signe de distinction, la désignation comme « immigré » conférant le statut social ambivalent de « nouveau riche » — particulièrement dans les espaces de consommation touristique. Dans le complexe balnéaire privé Capritour, situé sur le littoral kabyle à l’est de Bejaïa, deux populations se côtoient. Dans les appartements en location (une semaine dans un F2 coûtait en 2011 environ 450 euros) résident des groupes de jeunes Français d’origine algérienne, qui viennent passer quelques jours hors de la famille et entre jeunes pour s’éclater, bronzer, faire du jet-ski. Ce sont surtout des jeunes de classes populaires françaises dont les goûts en termes de loisirs se distinguent des enfants d’immigrés plus « intellos » qui préfèrent les visites de sites archéologiques ou le temps passé en famille. Dans les villas (dont certaines « VIP ») séjournent des familles algériennes de classes supérieures, dans la mesure où la location d’une semaine revenait à 600 euros quand le salaire mensuel net moyen en Algérie était de 230 euros. Certaines familles sont propriétaires de ces villas de vacances, un investissement qui a pour but de profiter d’un entre-soi élitaire. La cohabitation entre ces deux populations ne va pas de soi, et les discours croisés ne sont pas très amicaux. Les Algériens de classes supérieures ont un discours particulièrement sévère sur les « immigrés » en vacances qu’ils jugent vulgaires et bruyants. Les « immigrés » eux s’étonnent surtout de ces « blédards » qui parlent français : « À Capritour, il y a beaucoup de gens d’Alger qui se font passer pour des immigrés, parce qu’à Alger ils parlent bien français par rapport aux autres villes, ce qui fait qu’ils se font passer pour des immigrés, ils s’habillent comme nous. Je vois pas pourquoi, je vois pas ce qu’on a de plus qu’eux », s’étonne par exemple Soufiane, 18 ans, qui a grandi dans une cité à Vaulx-en-Velin. Derrière ces catégories d’« immigrés » ou de « blédards », ce sont des frontières entre classes sociales qui s’expriment, entre des classes supérieures algériennes qui se sentent mis en danger dans leur respectabilité par ces classes populaires françaises momentanément « surclassées » grâce au différentiel de pouvoir d’achat entre les deux pays.
Repenser l’espace social
Les normes de genre sont également mises en cause. Les femmes descendantes d’immigrés racontent les contraintes qui pèsent sur leurs déplacements lors de leurs séjours sur place : « L’Algérie, j’ai adoré tant qu’on est petits ! On avait des tas de copines, on était tout le temps dehors. Mais une année, ça nous a fait un choc : toutes les copines qu’on avait, on les voyait plus dehors. Et on nous expliquait que maintenant on était grandes et qu’on pouvait pas forcément sortir comme on voulait », se souvient Yasmina, 36 ans. Mais elles vivent ces contraintes différemment selon le type de vacances qu’elles passent : les jeunes filles qui font la fête entre « immigrés » à la plage mettent en place d’autres stratégies (comme fréquenter des complexes payants plutôt que des plages publiques, pour se sentir plus protégées des remarques et regards sexistes) que celles qui valorisent l’immersion dans la famille. Du côté des hommes, ne pas avoir les « bons plans » pour se déplacer, pour trouver une location touristique ou des artisans fiables pour sa maison, dans un pays où une bonne partie de l’activité économique demeure largement informelle, constitue aussi un handicap pour y endosser les rôles masculins légitimes. Amina garde un mauvais souvenir d’un séjour passé avec son mari et ses deux enfants en 2010. Infirmière, elle avait économisé toute l’année, et avait négocié quatre semaines de vacances avec son employeur. Mais sur place, les vacances ne se sont pas passées comme prévu : « J’ai été très déçue par mon mari, je lui avais bien dit : “Attention, on part, mais c’est pas les vacances qu’on a passées il y a trois ans ! J’ai envie qu’on bouge, alors on loue une voiture !” J’ai fait des heures sup pour qu’on puisse payer la location de la voiture. “Renseigne-toi pour les locations”, je lui disais. On était censés louer en bord de mer, c’est pas moi qui vais aller chercher, c’est pas possible en Algérie pour une femme. Il a rien fait. » Habib, son mari, né en France comme elle, n’est pas familier du pays et ne connaît pas les astuces pour trouver un hébergement à la plage ou éviter les embouteillages sur la route du littoral.
À la plage ou dans l’intimité de la maison de famille, dans les relations avec leurs proches ou avec des inconnus, à l’occasion d’un repas de ramadan ou sur un jet-ski, ce sont leurs statuts d’enfants d’ouvriers immigrés, de Franco-Algériens, de femmes et d’hommes issus de l’immigration qui sont réinterrogés. Les vacances au bled invitent à repenser l’espace social par-delà les frontières nationales.
Jennifer Bidet
Maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris Cité. Auteure de Vacances au bled. La double présence des enfants d’immigrés, Raisons d’agir, Paris, 2021.
(1) Cet article repose sur une enquête menée dans le cadre d’un doctorat en sociologie et qui porte sur des femmes et des hommes nés entre 1958 et 1992 de deux immigrés algériens arrivés en France dans les années 1950-1970. Les témoignages ont été rendus anonymes.
(2) Abdelmalek Sayad, La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de
« On dit souvent que les routes de l’Élysée passent par Alger ». Le groupe indépendant « Off Investigation » présenter en avant-première son prochain documentaire : « Macron l’algérien, en marche…vers le cash ? ». Une enquête signée Jean-Baptiste Rivoire et Yanis Mhamdi.
En février 2017, en pleine campagne présidentielle, Emmanuel Macron se rend à Alger. Mais au lieu de rencontrer des représentants de la société civile, il se contente de voir des officiels et, plus discrètement, des affairistes proches du pouvoir. Dès lors, il va constamment soutenir le régime, même au plus fort du « Hirak », quand treize millions d’algériens défilaient dans toute l’Algérie contre un cinquième mandat du vieux président Abdelaziz Bouteflika. Emmanuel Macron a-t-il offert sa protection à un régime militaire corrompu et discrédité, en échange de soutien financier?
À travers des témoignages inédits tels que : Xavier Driencourt (ancien ambassadeur de France à Alger), Bernard Cheynel (ancien vendeur d’armes français décédé début 2022), Jean-Pierre Mignard (membre de la délégation d’Emmanuel Macron à Alger en 2017) ou encore des sources proches du pouvoir algérien. Mais aussi le travail des journalistes et écrivain : Omar Benderra (Algeria Watch), Marc Endeweld (journaliste), Nicolas Beau (Mondafrique.com), Abdou Semmar (journaliste algérien réfugié politique en France), et Antton Rouget (Mediapart), Off Investigation lève le voile sur cette face sombre de la Françalgérie.
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Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)
Mondafrique revient sur le bilan de la politique algérienne d’Emmanuel Macron. Nous débutons par les réseaux tissés par le Président français avant la Présidentielle de 2007 avec les oiigarques algériens qui dominaient la vie économique sous le rêgne du défunt président Bouteflika.
La diplomatie française, qui redoutait par dessus tout une transition politique algérienne dominée par Gaïd Salah, ce chef d’état major fort éloigné des intérêts français, a tout mis en oeuvre pour soutenir le président Abdelaziz Bouteflika en fin de course.
De façon plus surprenante, le président français, Emmanuel Macron, a mis les bouchées doubles pour soutenir un régime algérien à l’agonie. La lecture passionnante du livre de Marc Endeweld sur les réseaux opaques du président français avec de riches hommes d’affaires algériens fournit quelques clés d’explication de cette posture surprenant de l’Elysée face à la transition démocratique algérienne.
Un tweet à contre temps
On se souvient du tweet ahurissant envoyé par le président français, le 12 mars dernier alors qu’il se trouvait en voyage officiel à Djibouti. La veille, le clan Bouteflika à l’agonie avait proposé une dérisoire feuille de route appelant, après vingt ans de rêgne, à des réformes fondamentales et à une nouvelle constitution. Depuis trois semaines, la rue algérienne dénonçait l’incurie du régime et demandait le départ des principaux dirigeants politiques honnis par le peuple. Et bien Emmanuel Macron ne trouva rien de mieux à faire que de soutenir, par un tweet, le régime finissant.
« La jeunesse algérienne, expliquait Emmanuel Macron, a su exprimer son espoir de changement avec dignité. La décision du Président Bouteflika ouvre une nouvelle page pour la démocratie algérienne. Nous serons aux côtés des Algériens dans cette période nouvelle, avec amitié et avec respect ». L’association des valeurs démocratiques et du nom de Bouteflika était à l’évidence d’une totale maladresse. Cette prise de position aura pour seul effet de renforcer la mobilisation populaire et la détestation du régime en place.
Pourquoi le président français affichait-il une position aussi peu prudente? Comment pouvait-il prendre le risque de faire huer son nom dans les manifestations qui se multiplient en Algérie, en apparaissant comme l’ultime rempart d’un système corrompu? Pour quelle raison montrait-il une telle précipitation en se substituant par les réseaux sociaux aux canaux diplomatiques habituels?
Des cadavres dans le placard
L’essai fort instructif du journaliste Marc Endeweld explique ce soutien par les liens étroits qu’Emmanuel Macron a tissés avec les hommes d’affaires les plus influents du régime algérien. A savoir Ali Haddad, l’ex patron des patrons et Issad rebrab, l’homme le plus riche d’Algérie. Le premier aura été la tirelire du clan Bouteflika dont il a servi les pires turpitudes. Le second fut le principal homme d’affaires soutenu par l’ex DRS, cette police politique qui fut, pendant un quart de siècle, la colonne vertébrale du système algérien.
Plus grave, le profil des intermédiaires franco–algériens à l’oeuvre dans ces relations suspectes, Alexandre Benalla en tète, laissent entrevoir des arrangements que la morale politique réprouve.
A la lecture du livre de Marc Endeweld, on a le sentiment en effet que les relations entre Emmanuel Macron et l’Algérie dissimulent quelques cadavres dans les placards.
L’échappée belle vers Alger
Lorsqu’au coeur de sa campagne électorale en vue de la dernière Présidentielle, Emmanuel Macron se rendit à Alger, les 13 et 14 février 2017, le candidat d' »En Marche » se trouvait dans une situation financière très périlleuse. Dans les derniers mois qui ont précédé le scrutin de 2017, note Marc Endeweld, « l’argent manquait terriblement pour poursuivre sa campagne, le budget était très entamé ».
Reçu comme un chef d’état par le pouvoir algérien qui misait beaucoup sur son élection, Emmanuel Macron se montrera très favorablement impressionné par Ramtane Lamamra, ministre alors des Affaires Etrangères, et Abdeslam Bouchouareb, ex ministre de l’Industrie et propriétaire d’un bel appartement à Paris, dont la réputation affairiste n’est plus à faire. Depuis, ces deux hommes sont régulièrement consultés par l’Elysée sur le dossier algérien.
Durant le même voyage, Emmanuel Macron qualifia la colonisation, dans une interview à la chaine de télévision Echorouk News, de « crime contre l’humanité ». Des propos surprenants dans le cadre d’une campagne qui se veut consensuelle et provenant d’un homme qui en 206, expliquait au « Point », que l’occupation de l’Algérie s’était accompagnée d' »éléments de civilisation ». Une telle audace fut payante auprès des dirigeants algériens qui, dès lors, virent en Emmanuel Macron un interlocuteur privilégié .
Mais durant ce même voyage, plusieurs « rencontres discrètes » furent organisées, apprend-on dans le livre d’Endeweld, « le grand manipulateur ». Plusieurs personnalités, dont l’avocat Jean Pierre Mignard et l’homme d’affaires François Touazi, avaient préparé le voyage en amont. L’ancien ministre Jean Louis Borloo et Yasmina Benguigui avaient également mis leurs carnets d’adresses au service du candidat Macron. Enfin Alexandre Benalla, le fidèle garde du corps, participait à l’expédition.
Ali Haddad courtisé
« Le 14 février, en fin de matinée, explique Marc Endeweld, un petit déjeuner est organisé sur la terrasse de l’hôtel El Aurassi avec les représentants du FCE, le forum des chefs d’entreprise, l’équivalent du Medef ». Le patron des patrons algérien et intime du clan Bouteflika, Ai Haddad, était « tout sourire », face à un Emmanuel Macron qui prend des engagements vis à vis de l’Algérie en matière d’énergies renouvelables.
Quelques heures plus tôt dans le même hôtel, le même Haddad prenait un autre petit déjeuner, celui-ci très discret, avec Emmanuel Macron. De cette rencontre, il ne filtrera rien.
A l’époque, Alexandre Djouhri, dit Alex, un ‘intermédiaire flamboyant qui est proche à la fois de Dominique de Villepin, l’ancien Premier ministre de Chirac et de Maurice Gourdault-Montagne, l’actuel secrétaire général du Quai d’Orsay, séjournait fréquemment en Algérie. Cet habitué de l’hôtel Aurassi entretenait des relations étroites avec Ali Haddad. « Selon trois sources différentes, affirme l’auteur du « Grand Manipulateur », l’homme d’affaires algérien a bien rencontré à cette occasion le futur président ». Ce que Djouhri dément.
Symbole de la corruption qui rêgna sous Abdelaziz Bouteflika, Ali Haddad n’est certainement pas un modèle de vertu ni de modernité. Pourquoi Emmanuel Macron prend-il le risque de le rencontrer à deux reprises? Quel profit en retirer? Autant de questions que pose, entre les lignes, l’ouvrage de Marc Endeweld.
Un petit monde
La veille de ces deux petits déjeuners avec Ali Haddad, le candidat Macron dinait avec Issad Rebrab, l’homme le plus riche d’Algérie qui fit fortune grâce à sa proximité avec les services algériens dirigés pendant un quart de siècle par le fameux général Mohamed Mediène L’homme d’affaires est au plus mal à l’époque avec le clan Bouteflika qui cherche à lui tondre la laine sur le dos et à le marginaliser. L’homme d’affaires kabyle est parfois même présenté comme un opposant au pouvoir en place
Pourtant Emmanuel Macron, au risque de mécontenter le clan Bouteflika, accepte l’invitation à diner de Rebrab. Première raison de cette visite peu protocolaire, le candidat connaissait bien l’industriel kabyle qui investissait massivement en Franc alors qu’il était secrétaire général adjoint à l’Elysée puis ministre de l’industrie durantle candidat François Hollande.
Deuxième raison de cette rencontre, les liens sont très nombreux entre les entourages du candidat et de l’oligarque. Rebrab est en effet un intime de François Touazi depuis fort longtemps. Le groupe Cevital que l’homme d’affaires a fondé a fait travailler Alexandre Benalla à l’époque où ce dernier avait créé, depuis le Maroc, la société de sécurité « Velours ». Enfin Rebrab s’est fait aider dans ses investissements en France par un ancien trader Franco-Algérien du nom de Farid Belkacemi qui participa également à la préparation du voyage d’Emmanuel Macron. Cerise sur le gâteau, Farid Belkacem est un proche ami d’Alexandre Benalla qu’il aida à se reconvertir lorsqu’il dut quitter l’Elysée au mois de juillet dernier.
Depuis son élection comme Président de la République, Emmanuel Macron n’a cessé de témoigner de son amitié pour l’industriel kabyle qu’il a reçu à plusieurs reprises, notamment au Château de Versailles en janvier 2019 lors du sommet « Choose France ». Une amitié est née dont on ne connait pas encore tous les ressorts.
Des interpellations spectaculaires
De là à imaginer des sources de financement algériennes dans la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron, il y a un pas que plusieurs sources à Alger franchissent en privé, mais sans preuves et au sein d’un microcosme où courent les rumeurs les plus folles.
Ali Haddad et Issad Rebrab ont été placés, ces dernières semaines, en détention par le pouvoir militaire algérien. Qu’ils soient l’un et l’autre des amis de la France n’arrange pas leurs affaires. Le chef d’état major, Gaïd Salah, au mieux avec les Russes et apprécié par les Américains, entretient en effet des relations très tendues avec la diplomatie française. D’où cette interrogation: leurs bonnes relations avec Emmanuel Macron n’ont-elles pas aggravé leur situation?
Haddad et Rebrab ont été interpellés l’un et l’autre au prix de mises en scène savamment orchestrées. Les caméras ont été autorisées à filmer le premier d’entre eux alors qu’il était hué par la foule et, contre tout usage, alors qu’il se trouvait dans l’enceinte du tribunal militaire.
Depuis, la diplomatie française est bien silencieuse et Emmanuel Macron a renoncé à commenter la situation algérienne par tweets.
L’avertissement du pouvoir militaire algérien aurait-il été entendu?
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Nicolas Beau
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Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)
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