Dans l'effervescence de la manifestation, Libération s'est entretenu vendredi au téléphone avec des Algériens impliqués dans le mouvement contre un cinquième mandat Bouteflika. Ils racontent pourquoi ils se mobilisent, l'humiliation ressentie face à la décision du président absent de se représenter, et pourquoi – alors qu'ils ont en mémoire de la décennie noire et des transitions avortées des printemps arabes – le mouvement se veut absolument pacifiste.
Sidali Kouidri Filali, 40 ans : «Les Algériens ont conscience que ça peut déraper»
Pressé de rejoindre la manifestation, ce membre fondateur du Barakat («ça suffit») – un mouvement déjà actif contre un quatrième mandat de Bouteflika en 2014 – raconte l'espoir qu'il place dans les manifestations actuelles, auxquelles il participe en «simple citoyen». Pour lui c'est le «ras-le-bol» de la population face à une «dictature qui a réussi à faire des Algériens un peuple de désespérés» qui pousse ses concitoyens dans la rue : «Il y a des millions d'Algériens qui ont quitté l'Algérie avec le règne de Bouteflika. On n'avait jamais vu ça, même durant la décennie noire et les années de sang [la guerre civile algérienne qui, durant les années 90 opposa le gouvernement algérien à divers groupes islamistes et fut à l'origine de dizaines de milliers de morts, ndlr]. Aujourd'hui, des Algériens se jettent dans la mer, sont des harragas [terme utilisé pour désigner les migrants algériens qui "brûlent leurs papiers" avant de tenter de rejoindre l'Europe par la mer ndlr] parce qu'ils ne se reconnaissent pas dans ce pays, qu'il n'y a plus d'espoir. Parce que la seule chose que Bouteflika a réussi à démocratiser c'est la corruption et le népotisme.»
Le mouvement, qu'il décrit comme populaire et spontané, a d'ailleurs pour mot d'ordre le «départ de Bouteflika, et de tout le système qu'il représente». Il explique, inquiet, que «c'est une dictature forte, qui a les médias et l'opinion en main et qui a l'habitude de manipuler les mouvements», mais se dit confiant dans l'expérience des Algériens. Contrairement aux pays des printemps arabes, les Algériens ont déjà connu le terrorisme et l'islamisme politique, et «ont conscience que ça peut déraper». Ils seront donc sur leurs gardes pour ne pas répondre aux provocations du pouvoir. Le mot d'ordre d'aujourd'hui, d'ailleurs, est «pacifisme».
Habib Brahmia, 33 ans : «Les jeunes sont complètement désespérés»
Cadre dirigeant du parti Jil Jadid (Nouvelle Génération) qui fait partie du mouvement de gauche Mouwatana («citoyenneté»), l’homme répond d’une voix posée. Il milite depuis plusieurs années contre le système Bouteflika et s’était lui aussi opposé au quatrième mandat en 2014. Sans grand succès à l’époque mais aujourd’hui, les choses sont différentes :
«Depuis l’annonce par le Président de sa participation à la présidentielle, il y a eu un déclic populaire et les gens se sont mobilisés sur les réseaux sociaux pour engager une contestation sur la rue… Les Algériens ont pris cette affaire comme une question de dignité : ils considèrent que ce n’est pas normal que quelqu’un qui n’est pas capable de diriger le pays soit imposé comme ça par la force.»
Il analyse : «L'impotence est un problème politique : il y a des gens qui ne sont pas élus, pas identifiés, qui gèrent les affaires du pays. Quelqu'un qui n'est même pas capable de parler, qui n'a pas fait de discours à la nation depuis le 8 mai 2012 – soit depuis sept ans – ne peut pas prendre les rênes d'un pays.»
A cela s'ajoutent des conditions économiques de plus en plus dures qui poussent les jeunes à migrer. Et aujourd'hui à sortir dans la rue. «Depuis longtemps, la situation était difficile. Au début, il y avait beaucoup d'argent, donc le système l'a utilisé pour louer la paix sociale, en redistribuant la rente. Depuis qu'il n'y en a plus, l'émigration a redoublé : des harragas sur des bateaux de fortunes, mais aussi la fuite des cerveaux avec des médecins qui vont en France ou au Canada. Tout le monde a envie de partir : les jeunes sont complètement désespérés et ne voient aucun avenir pour eux.»
Il exalte un mouvement «populaire» et «pacifique» : «Les gens ont une conscience collective tournée vers la démocratie, les libertés et le pacifisme. Les Algériens ont montré beaucoup d'intelligence politique et leurs revendications sont claires : ils veulent un Etat de droit, et c'est dans celui-ci qu'on pourra choisir des représentants selon leurs idéologies et leurs projets de société.»
Nazim Baya, 35 ans : «Ces gens ne se rendent même pas compte à quel point ils sont ridicules»
Pharmacien de profession, l'homme est surtout connu pour être le fondateur d'El Manchar, un site satirique, sorte de Gorafi algérien, qui ne perd pas une occasion d'égratigner le pouvoir et son chef invisible. Il raconte que son journal n'a pas joué un rôle moteur et a juste «accompagné le mouvement pendant les dernières années». Dans ses colonnes, la satire a permis à la fois d'éviter la censure et d'insister sur l'absurdité du pouvoir d'Alger… Depuis une semaine, l'image du cadre vide – celui du portrait de Bouteflika – régulièrement brandie par les manifestants et reprise sur internet est du même registre : «Le cadre, c'est un pied de nez au pouvoir. Ce sont les autorités qui l'ont utilisé comme portrait de Bouteflika pour le mettre dans des meetings et des célébrations officielles. Les jeunes ont repris ça à leur compte pour se moquer de ces gens qui ne se rendent même pas compte à quel point ils sont ridicules.»
L'homme rappelle aussi que 70% de la population algérienne a moins de 30 ans. Les jeunes qui n'ont connu que Bouteflika au pouvoir, «veulent s'impliquer dans le jeu politique, affirmer qu'ils sont là, qu'ils veulent un Etat de droit et une démocratie». Lui aussi l'affirme : l'expérience de la décennie noire et du conflit syrien permettra au peuple algérien de rester pacifique et d'éviter les pièges de l'affrontement.
https://www.liberation.fr/planete/2019/03/01/algerie-la-seule-chose-que-bouteflika-a-reussi-a-democratiser-c-est-la-corruption-et-le-nepotisme_1712411/
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