Students walk past a sign that asks teachers to stop work on November 22 in order to participate in a university-wide meeting at Bab-Ezzouar University in the suburbs of Algiers. Only a month before, in October 1988, hundreds of protesters, many of them students, were killed during anti-government riots. (Photo by © Patrick Robert/Sygma/CORBIS/Sygma via Getty Images).
UNE QUINZAINE DE JOURS après la levée de l’état de siège, Alger a été recouverte de grandes affiches pour la démocratie.
Les mobilisations des milieux intellectuels contre la répression et la torture ont certes impulsé un large mouvement d’opinion pour une démocratisation de la société. Mais les affiches pour la démocratie étaient cyniquement l’initiative de ceux-là même qui avaient ordonné le massacre de centaines de jeunes. Profitant de l’état de choc collectif créé par la violence du soulèvement populaire et la sauvagerie de la répression militaire, Chadli reprenait l’initiative politique avec la promesse d’une ouverture démocratique. En échange, il demandait au peuple une participation massive au référendum du 3 novembre, pour faire oublier ses crimes et plébisciter sa politique avant le congrès du Front de libération nationale (FLN).
SE LIMITANT à une réorganisation du pouvoir exécutif, les amendements constitutionnels proposés ne répondaient en rien aux aspirations sociales et politiques exprimées par les mobilisations populaires. Mais le vote de confiance demandé par le pouvoir était d’autant plus indécent que les tortures ignobles pratiquées sur des milliers de jeunes emprisonnés ravivaient quotidiennement la douleur des quartiers populaires endeuillés.
Les oppositions se multiplient
A Bab El Oued, les militants du FLN qui tentaient d’organiser une manifestation desoutien à Chadli ont dû être dispersés par les militaires, pour éviter leur lynchage par la population. A Tizi-Ouzou, une manifestation similaire a été bloquée par les jeunes et s’est transformée en bagarre générale. Dans les quartiers populaires d’Alger, les affiches du pouvoir étaient systématiquement déchirées et l’intention de vote considérée comme une trahison des martyrs d’octobre.
quentaient d’organiser une manifestation de soutien à Chadli ont dû être dispersés par les militaires, pour éviter leur lynchage par la population. A Tizi-Ouzou, une manifestation similaire a été bloquée par les jeunes et s’est transformée en bagarre générale. Dans les quartiers populaires d’Alger, les affiches du pouvoir étaient systématiquement déchirées et l’intention de vote considérée comme une trahison des martyrs d’octobre.
Dans les mosquées, les dirigeants intégristes exigeaient le châtiment des assassins et le dédommagement des victimes de la répression. Ils n’ont pas donné explicitement de consigne de vote dans leurs prêches, mais le mot d’ordre de non-participation circulait largement.
Quelques jours après l’annonce du référendum, le Parti d’avant-garde socialiste (le Parti communiste, PAGS) appelait à l’abstention, en justifiant cette position sans précédent par le fait qu’il ne pouvait dire non à un contrôle du gouvernement par les députés, mais que le flou des réformes politiques promises l’empêchait de donner un chèque en blanc au pouvoir.
Toutes les organisations révolutionnaires pour leur part, appelait au boycott de la mascarade des assassins en exigeant l’élection libre d’une assemblée constituante.
Même les forces bourgeoise exclues du pouvoir ont désavoué Chadli dans une déclaration signée par 18 anciens dirigeants dont Bouteflika, Belaïd Abdeslam, Cherif Belkacem et Tahar Zbiri, appelant à un « report de l’élection présidentielle » pour donner le temps à « une conférence nationale » « d’élaborer sans précipitation et dans un délai de 6 mois, les réformes institutionnelles attendues par la nation ».
Réalisant le décalage manifeste entre ses propositions et lei aspirations libérées par le soulèvement populaire, la présidence de la République va prendre l’initiative de publier le projet de réformes politiques que Chadli envisageait de présenter au congrès du FLN, avant de le soumettre à un nouveau référendum.
La réforme politique de Chadli
Ce projet était centré sur la levée du monopole politique du FLN, appelé à « se ressourcer démocratiquement ». Cela impliquait nécessairement des amendements à ses statuts, avec, en particulier, la suppression de l’article 120/121 qui exigeait de tout candidat à une responsabilité syndicale ou politique, la carte du parti. L’autonomie des organisations de masse était explicitement évoquée ainsi que la réélection de toutes les institutions étatiques, de l’assemblée communale à l’assemblée nationale, avec possibilité de candidatures libres. Ce « ressourcement du FLN pour la démocratie effective à la base », devait se faire dans le cadre de sa transformation de parti unique en front rassemblant différentes tendances et sensibilités. Le multipartisme était explicitement évoqué, mais exclu dans l’immédiat au profit d’un objectif de « pluralisme politique ».
Les mobilisations populaires bousculent le pouvoir
Malgré toutes les références actuelles à d’anciens discours de Chadli, pour faire croire que ces réformes politiques étaient envisagées avant le soulèvement d’octobre, ce sont indéniablement les mobilisations populaires qui ont bousculé le pouvoir et précipité les échéances.
Le point central de l’ordre du jour du congrès du FLN était de balayer toutes les résistances à la réforme économique engagée par la présidence depuis septembre 1987. Certes, il était prévu de discuter de l’éventualité de candidatures libres aux élections municipales, pour avancer vers une timide libéralisation politique. Mais c’est sous le choc du soulèvement populaire que Chadli a été contraint à aller plus loin dans ses projets de réformes politiques, en mettant le congrès du FLN devant le fait accompli. Le projet d’union avec la Libye lancé en septembre dernier pour que le congrès du FLN et le peuple donnent leur avis, a complètement disparu du calendrier politique. Et pour bien confirmer la façon dont le soulèvement d’octobre venait de redistribuer les cartes au sein du pouvoir, la commission de préparation du congrès laborieusement constituée voilà une année, a été remplacée par une mini-commission sous la direction de Mehri, le successeur de Messaâdia à la tête du parti. La désignation implicite du monopole étouffant du FLN comme premier responsable de l’explosion sociale ne pouvait être crédible sans le limogeage de Messaâdia. Chadli profitait ainsi de la situation pour se débarrasser d’un apparatchik devenu gênant, tout en faisant comme si le renforcement du contrôle para-policier du FLN sur la société n’était pas une décision de son propre régime, destinée à briser la renaissance des luttes sociales en 1980.
Le plébiscite : un ouvrage préfabriqué
Mais, malgré les précisions sur l’ouverture démocratique envisagée, le projet devait préalablement être approuvé par le congrès du FLN. Or, le massacre d’octobre venait de briser la légitimité politique du FLN, et plus généralement, celle du pouvoir dans son ensemble, même si c’est le premier qui était désigné comme bouc émissaire par le contenu des réformes proposées.
De ce fait, l’attitude générale à l’égard du référendum du 3 restait inchangée et les apprentis démocrates commençaient à craindre un échec de leur tentative de faire plébisciter Chadli avant le congrès. Ils vont alors lancer une violente campagne politique contre tous ceux qui refusaient de cautionner le pouvoir.
Comme par hasard, c’est le journal porte-parole des libéraux qui va se distinguer le plus dans ce déchaînement polémique. Dès le 27 octobre, il s’attaque violemment au PAGS pour son appel à l’abstention et le rédacteur en chef se permet même de dénier la nationalité algérienne aux militants communistes. Ali Yahia, le président de la ligue des droits de l’Homme non-reconnue, est personnellement calomnié pour salir son courageux combat pour la démocratie.
Les inspecteurs religieux sont mobilisés pour dénoncer « les suppôts du communisme » et les intégristes qui dénaturent l’islam. Quant aux signataires de la déclaration des 18, ils sont poliment remis à leur place par un rappel de leur passé peu reluisant en matière de démocratie et par l’affirmation sans équivoque que le changement ne saurait s’envisager en dehors du cadre fixé par Chadli. C’étaient là les premières indications sur la conception qu’ont les assassins-libéraux sur la démocratie. L’ouverture démocratique ne peut être que celle qu’ils ont eux-mêmes conçue. La souveraineté populaire se réduit au plébiscite de leurs projets et toute autre proposition s’expose aux traditionnelles méthodes policières et inquisitrices.
La dénonciation de tous ceux qui refusaient d’offrir leur caution politique le 3 novembre, ne suffisait pourtant pas pour faire oublier les centaines de morts, les milliers de blessés et de torturés. L’aspiration démocratique de la société civile continuait à s’exprimer par l’exigence du châtiment des assassins et des tortionnaires. Profitant de la commémoration du 1er novembre 1954, début de la guerre d’indépendance et date traditionnelle de grâce présidentielle, Chadli va ordonner la mise en liberté provisoire de toutes les personnes arrêtées durant les journées d’octobre et annoncer la possibilité d’un dédommagement des victimes de la répression. Il tentait ainsi de faire d’une pierre deux coups : désamorcer la mobilisation générale contre la torture et essayer une dernière fois d’acheter un vote de confiance.
Mais les bureaux de vote seront quand même nettement moins fréquentés que d’habitude. Et, à partir de quinze heures, les taux de participation vont « grimper » comme par enchantement, pour atteindre les chiffres officiellement annoncés à deux heures du matin : 83% de participation et 92% de oui. Ces scores électoraux grossièrement gonflés par le traditionnel bourrage des urnes, venaient confirmer les limites des prétentions démocratiques du pouvoir. Néanmoins, le régime des assassins pouvait officiellement se prévaloir du plébiscite de Chadli et de ses propositions de réformes, avant le congrès du FLN.
Un changement très limité
Dès le 5 novembre. Kasdi Merbah, le chef de la sécurité militaire de 1962 à 1980, est désigné pour diriger le premier gouvernement de l’ouverture démocratique. La poursuite de la libéralisation économique engagée constitue la tâche prioritaire qui lui est fixée par Chadli et la constitution du gouvernement composé soit de ministres sortants, soit de secrétaires généraux de ministères promus, indique clairement les limites du changement.
Les débats de l’Assemblée nationale autour du programme présenté par Kasdi Merbah, vont permettre aux députés triés sur le volet par le FLN il y a moins de deux ans, de se découvrir des qualités de censeurs du gouvernement. Pour se défendre contre leur image traditionnelle de béni oui-oui, ils vont commencer par s’engager dans une bruyante bataille de procédure, en exigeant un temps d’étude du programme gouvernemental avant sa discussion. Après avoir obtenu cette concession, ils vont obliger le Premier ministre à préciser son programme par des chiffres et des objectifs concrets, en lui demandant surtout où il comptait trouver l’argent pour financer ses mesures sociales. Mais le débat traîne en longueur et ce qui était au début présenté comme la concrétisation de la démocratie, finit par agacer le pouvoir. Par le biais de la presse nationale, des appels à la responsabilité sont lancés aux députés et le programme du gouvernement est finalement approuvé dans la tradition, avec plus de 90% de oui.
La reprise des grèves ouvrières
La vague de grèves ouvrières de la fin septembre s’était arrêtée dès le début de la montée de la violence des jeunes, le 5 octobre. Après la levée de l’état de siège et l’annonce des réformes politiques. ce sont les mobilisations d’intellectuels contre la répression et pour la démocratie qui avaient pris le relais. La classe ouvrière, pour sa part, se donna un temps d’observation pour tester l’ouverture politique. Mais dès la fin octobre, et surtout après le 3 novembre. les grèves ouvrières se sont étendues à toutes les régions du pays.
Pour les seules journées des 10 et 20 novembre, 99 et 72 conflits étaient officiellement enregistrés.
Le secteur portuaire avec les ports de Skikda, Arzew, Bejaia et Ghazaouet, et les gros complexes de l’industrie avec en particulier Berrouaghia, EI Hadjar et encore Rouiba, ont été le théâtre des grèves les plus importantes. Dans toutes ces luttes, les revendications salariales occultées par le pouvoir, occupaient de loin la première place. Mais, à la faveur de l’ouverture politique, les travailleurs exigeaient souvent un changement de directeur et la dissolution des structures syndicales imposées par le FLN. A Berrouaghia, les travailleurs du complexe pompes et vannes, interdirent l’accès de l’usine au conseil de direction et s’engagèrent à assurer la production en autogestion. Au complexe de véhicules industriels de Rouiba, la commission de négociations, démocratiquement élue lors de la grève de fin septembre, a impulsé un élargissement de la représentation syndicale par des élections libres de délégués d’ateliers et de services. Au port d’Alger, une assemblée générale des travailleurs réussit à imposer à la direction de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) la dissolution de l’Assemblée des travailleurs de l’entreprise (ATE) et à élire une commission pour la préparation d’élections syndicales démocratiques.
Mais c’est aux travailleurs du complexe électro-ménager de Tizi-Ouzou que revient l’initiative la plus importante en faveur de la démocratie et de l’indépendance syndicale. Une réunion d’une centaine de syndicalistes y a élu une coordination régionale et lancé une pétition nationale pour un congrès extraordinaire de l’UGTA, avec comme objectif déclaré, la concrétisation de l’autonomie syndicale.
Dans sa dynamique de rupture avec un passé très récent, la presse nationale a régulièrement informé sur ces luttes ouvrières, en reconnaissant la légitimité de certaines revendications sociales. Mais, très vite, les apprentis-démocrates commencèrent à exprimer la peur de la bourgeoisie devant cette vague de remise en question du pouvoir patronal dans les entreprises. Dès lors, les éditorialistes n’en finissaient plus de mettre en garde contre « les manipulations » et « l’orchestration » de cette série de grèves, en appelant à la responsabilité des travailleurs face à la crise économique, surtout lors des grèves des deux principaux ports d’exportation d’hydrocarbures, Skikda et Arzew.
Le test des luttes sociales
La promesse d’une augmentation de 250 dinars (1 dinar = 1 FF) pour les bas salaires, d’un gel des prix et d’un programme anti-chômage, ont été les premières réponses du nouveau gouvernement aux revendications ouvrières. Pour calmer le mécontentement des travailleurs, le chef du gouvernement s’est réuni avec la direction de l’UGTA, le 24 novembre, mais les mesures promises ne seront réalisées qu’en janvier 89 dans le cadre de la nouvelle loi de finances.
Au-delà du caractère insuffisant des mesures sociales proposées, il faut relever comment les grèves ouvrières ont mis à nu les limites des prétentions démocratiques du pouvoir qui a rapidement mis en garde contre un dérapage de la démocratie vers « l’anarchie sociale ».
La même mise en garde a été adressée aux habitants de six communes qui, à la faveur du vent de démocratisation, s’étaient mobilisés pour exiger la dissolution de leurs assemblées populaires communales (APC) corrompues et des élections libres.
Quant au mouvement des intellectuels dont on avait toléré tous les débats et rassemblements dans le cadre de leurs institutions respectives, il vient de se heurter à la ligne rouge de l’ouverture démocratique. Le 24 novembre, une journée de mobilisation centrale était organisée à l’université de Bab Ezzouar. Après le succès de la marche des médecins à l’intérieur de l’hôpital Mustapha, il était prévu pour la première fois de sortir du cadre d’une institution et de marcher vers le cimetière d’El Alia, pour y déposer des gerbes de fleurs à la mémoire des martyrs d’octobre. Le matin même, un communiqué dans la presse annonçait l’interdiction formelle de tout attroupement sur la voie publique. Et, dans l’après-midi, la marche sera détournée par un barrage de brigades anti-émeutes, puis bloquée à l’entrée du cimetière dans un face-à-face d’une demi-heure avec des gendarmes armés de kalachnikovs. Le pouvoir indiquait ainsi que l’ouverture démocratique ne l’empêcherait pas de tirer à nouveau sur des manifestants.
Le congrès du FLN initialement prévu pour la mi-décembre a été avancé au 27 novembre. Dès la publication des résultats du référendum du 3, les conférences de préparation du congrès ont commencé à se réunir. Partout, le ton était le même. Les militants du FLN se saisissaient de la parole pour se défendre contre le rôle de boucs-émissaires qu’on voulait leur faire jouer. La presse nationale sera violemment dénoncée pour sa contribution à la campagne anti-parti et, à Batna par exemple, les journalistes furent contraints de quitter la salle. Les militants ne comprenaient pas la précipitation avec laquelle on les emmenait à un congrès dont l’ordre du jour avait été bouleversé de façon peu démocratique. Cela faisait plusieurs mois qu’ils débattaient du premier ordre du jour et voilà qu’en une semaine, on leur demandait d’approuver un vaste projet de réformes politiques dont ils n’avaient jamais discuté.
Le fait accompli
Mais malgré ces résistances et protestations, les cinq conférences régionales ont approuvé les mesures du pouvoir face aux événements d’octobre et donné leur soutien aux propositions de réformes avancées par Chadli. Néanmoins, dans leur réaffirmation de la légitimité politique du FLN, ils ont violemment rejeté toute idée de multipartisme, en exprimant clairement leurs résistances contre les transformations du parti en front et l’autonomie des organisations de masse.
Après deux décennies de passe-droits et de corruption de la hiérarchie militaire, la répression sanglante d’octobre a brutalement brisé le mythe de l’armée populaire. D’aucuns y ont vu une tentative du pouvoir d’affaiblir politiquement l’armée. Mais la préparation du congrès du FLN est venue balayer ces illusions. Dans un article anonyme intitulé « Nouvelles du pays debout », une mise en garde claire a été adressée à tous ceux qui tenteraient de « déstabiliser l’Armée nationale populaire (ANP) et de la couper du peuple ». Le rapport de l’armée devant le congrès du FLN déplorait, comme tout le monde, les victimes d’octobre mais il soulignait que « l’ANP s’est trouvée face à la nécessité de mettre un terme à l’anarchie » et « qu’il en sera ainsi chaque fois que les circonstances l’y obligeront ». C’est d’ailleurs seulement après avoir réuni la hiérarchie militaire le 21 novembre pour s’assurer de son soutien, que Chadli s’est présenté au congrès du FLN. Fort de cet appui et de son « plébiscite » du 3 novembre, il s’est permis un discours d’ouverture très offensif, assumant personnellement la responsabilité des réformes économiques contestées, de la décision de recourir à la répression militaire, du fait accompli du projet de réformes politiques et même de l’éventualité de prochaines révisions idéologiques. Le rapport de forces établi avant le congrès excluait tout rejet des réformes politiques proposées, dans la mesure où le multipartisme demeure considéré comme « un danger pour l’unité nationale ». Dès lors, Chadli ne pouvait être que plébiscité par le congrès, dans le respect des traditions politiques du FLN.
Une réorganisation longue et douloureuse
L’assassin en chef a ainsi assumé ses crimes à la tribune du congrès et le FLN « démocratisé » le propose comme candidat unique à un troisième mandat résidentiel. Le peuple algérien s’oriente vers une série de consultations électorales en tous genres. Mais les conflits inter-bourgeois et les difficultés d’accouchement de la démocratie ne font que commencer. La réorganisation du FLN en front s’annonce douloureuse et un congrès extraordinaire est déjà prévu dans une année.
La peur de la bourgeoisie algérienne à assumer publiquement ses différenciations politiques et à faire face à la contestation sociale, sera le principal frein de l’ouverture démocratique.
Les masses ouvrières et populaires devront continuer à se mobiliser pour lui imposer la démocratie, l’indépendance de leurs organisations et la satisfaction de leurs revendications sociales.
29 novembre 1988
Saïd Akli
17/08/2020
Article de Saïd Akli paru dans Inprecor, n° 278, 13 décembre 1988, p. 6-8
https://sinedjib.com/index.php/2020/08/17/said-akli-ouverture-moderee/
Contre l’explosion prolétarienne, la bourgeoisie algérienne assassine, l’impérialisme approuve
Pillages et incendies lors des émeutes le 6 octobre 1988 à Alger, Algérie. (Photo by SIDALI-DJENIDI/Gamma-Rapho via Getty Images)
Les émeutes qui ont enflammé durant une sanglante semaine une bonne partie du pays ne se réduisent pas à un « coup de fièvre de la jeunesse », mais sont l’expression d’un mouvement social aux origines indiscutablement prolétariennes (1).
Le mouvement a commencé en septembre par une vague de grèves dans les entreprises : à Rouiba-Reghaïa, El Harrach Bouira, Bejaïa, Annaba, Tizi-ouzou. A Rouiba les grévistes de la SNVI (usine de camions) protestaient contre la suppression d’une prime qui signifiait une diminution de salaire. Des grèves de solidarité éclatent dans la zone industrielle. Le 27 septembre les ouvriers entament une marche de protestation en direction d’Alger, mais sont violemment réprimés par la police, qui bloquera pendant plusieurs jours la route entre Rouiba et Alger. Pendant le mois de septembre des manifestations contre les pénuries alimentaires sont signalées dans plusieurs villes. A la fin du mois les grèves touchent Alger, d’abord avec la grève d’Air-Algérie, puis avec la grève dans les Postes.
Mardi 4 octobre des appels à la grève générale sont diffusés dans Alger et vont déclencher les premières manifestations de jeunes dans la capitale.
A partir de ce moment les émeutes passent au premier plan. Malgré ou à cause de la répression, elles s’étendent dans le reste de l’Algérie : Tlemcen, Sidi-bel-Abés, Oran, Mostaganem, Blida, Boufarik, Staoueli, Tipaza, Annaba, etc.
Partout ce sont les bâtiments officiels du parti, les magasins d’alimentation qui sont attaqués par les manifestants, ce qui témoigne de la haine sociale contre l’Etat, ainsi que les causes matérielles de ces émeutes : la misère, la faim.
A Alger les manifestations ont touché le centre-ville ; mais les affrontements les plus sérieux ont eu lieu et se sont prolongés dans les quartiers populaires: Bab El Oued, El Harrach, Ben Aknoun, etc …
La brutalité de la répression, l’imposition de l’état de siège n’arriveront à briser les manifestations qu’au bout de plusieurs jours, après le message de Chadli à la télé. Le nombre de morts est estimé à près de 500, les arrestations se sont chiffrées par milliers.
L’IMPERIALISME FRANCAIS SOLIDAIRE DE LA BOURGEOISIE ALGERIENNE
Alors que les dirigeants français ne ratent pas une occasion de se gargariser des « droits de l’homme » et de faire la leçon aux dictatures du Chili ou de Pologne, les évènements d’Algérie ont révélé ce que sont ces discours : du vent. Dès qu’il s’agit de ses zones d’influence dès que ses intérêts peuvent être réellement menacés, l’impérialisme « redécouvre » les vertus de la répression. Dans ses néo-colonies d’Afrique noire, l’impérialisme tricolore ne s’est jamais soucié de prêcher les « droits de l’homme ». Pour l’Algérie, il s’est retranché derrière la « non-ingérence » pour ne pas condamner la répression, ce qui aurait pu gêner l’armée algérienne d-ans ses massacres. Le ministre des Affaires étrangères a déclaré le 10 octobre : Nous ne devons pas nous mêler des affaires intérieures de l’Algérie. Nous devons prendre cela globalement (…). L’Algérie est un partenaire indispensable pour la France. L’Algérie est indispensable à l’équilibre du Maghreb. C’est pour cela que nous souhaitons que l’Algérie retrouve à la fois sa paix et son équilibre économique ». L’argument de la non-ingérence est repris par ceux qui, en refusant de dire un mot en faveur des victimes des tueries, montrent qu’ils sont du côté de la bourgeoisie algérienne ; le PCF, le MRAP … Le PS, quant à lui, attend la fin des émeutes pour parler dans un communiqué de « répression » et ajouter : « on ne restaurera pas l’ordre uniquement par l’intervention des forces armées mais aussi par des mesures sur le plan économique et social ». Répression d’accord, mais avec des mesures sociales !
La réaction de la plupart des forces institutionnelles françaises s’explique par l’importance des relations économiques avec l’Algérie et pas par un prétendu « complexe d’ancien colonisateur ». Les échanges commerciaux ont sans doute chuté ces derniers mois en raison d’un contentieux sur les achats de gaz, mais l’Algérie reste cependant le premier client et le premier fournisseur africain de la France. Elle est aussi son second débiteur, après le Brésil (27 milliards de F dettes). Selon « le Nouvel économiste » (14/10) « des 1981 M. F. Mitterrand a soutenu Chadli, le plus francophile des présidents algériens depuis l’indépendance, dans l’espoir de desserrer les relations militaires algéro-soviétiques et de libéraliser le régime. » Le journal veut dire « ouvrir davantage le régime aux intérêts français ». Pas de « non-ingérence » quand l’impérialisme essaye d’augmenter son influence et d’ouvrir des marchés (l’Algérie n’achète pratiquement pas de matériel militaire français) !
C’est pourquoi Rocard a tenu à assurer, par l’intermédiaire de l’ambassadeur d’Algérie, « la sympathie et la solidarité du gouvernement français » envers le gouvernement d’Alger : attitude similaire à celle du gouvernement de gauche vis-à-vis du gouvernement tunisien lors des « émeutes de la faim » ou à celle du gouvernement Chirac vis-à-vis du gouvernement sénégalais au moment des émeutes de Dakar ce printemps.
Les communistes n’ont jamais cessé de rappeler que contre le prolétariat et les masses exploitées, la solidarité des bourgeoisies est sans failles. La solidarité de l’impérialisme français avec la bourgeoisie algérienne en est la démonstration. Les déclarations attristées sur le sort des opprimés dans telle ou telle région du monde ne sont que de l’hypocrisie, quand elles ne servent pas à masquer telle ou telle opération cynique.
LE CAPITALISME AFFAME LES MASSES
Les grèves et les « émeutes de la semoule » sont dues à la dégradation des conditions de vie des travailleurs et de la population. Le chômage s’accroît régulièrement. Il est estimé à 17% de la population active et à 50% des moins de 25 ans. Dans le cadre de la rentabilisation des entreprises publiques, des milliers de licenciements sont prévus. La réduction des ventes de pétrole – qui représentent plus de 90% des exportations du pays – a conduit l’Etat à réduire de façon drastique ses importations. Or le développement capitaliste de l’Algérie s’est fait, comme il se fait toujours, en sacrifiant l’agriculture. Résultat : l’agriculture algérienne qui fournissait 70% des besoins des habitants en 1969, n’en fournit plus que 40% en 1976. Les diminutions des importations se font au détriment de la consommation alimentaire des masses, car il n’est pas question d’interrompre les importations nécessaires à l’industrie. Les masses algériennes souffrent de la faim pour que le capital puisse être rassasié.
Après les émeutes de Constantine l’Etat avait procédé à des importations d’urgence d’huile, de beurre, de semoule, de café. Mais les pénuries sont ensuite réapparues. La semoule, ingrédient de base de l’alimentation, était devenue presqu’introuvable ces derniers temps. Le kilo de bœuf a doublé de prix pour atteindre 150 dinars, soit 10% du salaire ouvrier moyen ( 1 dinar = 1 F, au change officiel). L’austérité renforcée cette année a comporté un blocage des salaires, ce qui est la façon qu’ont les bourgeois pour dire baisse du niveau de vie.
Le syndicat officiel UGTA, pour ne pas perdre tout crédit aux yeux des travailleurs, a publié au début du mois un communiqué pour dire qu’il partageait les revendications ouvrières et il a dénoncé « la baisse intolérable du pouvoir d’achat des masses ».
La détérioration de la situation économique d’un pays soi-disant « socialiste », cité en exemple par le FMI il y a quelques années, a rendu nécessaire des réformes pour « rentabiliser » les entreprises d’Etat peu performantes. Ces réformes vont donner plus d’espace à la bourgeoisie privée, vont rendre autonomes les entreprises publiques, les rendre « libres » de supprimer les travailleurs en « surnombre ». Sur le plan agricole elles impliquent la liquidation des entreprises « autogérées » au profit des propriétaires privés. Elles préparent une exploitation accrue de la force de travail du prolétariat algérien.
La jeune bourgeoisie algérienne est divisée en clans rivaux, qui se sont affrontés sur cette question des réformes. Le PAGS (parti « communiste ») et les cadres de l’UGTA n’indiquent comme responsables de la situation des masses que les partisans des réformes et la bourgeoisie privée. Mais cette situation ne date pas des réformes, qui sont à peine entrées en application. Bourgeoisie privée, bourgeoisie d’Etat, partisans des réformes ou défenseurs de la primauté économique de l’Etat sont tous, autant les uns que les autres, des ennemis de la classe ouvrière et des masses exploitées.
CONTRE LES PIEGES DE LA « DEMOCRATISATION », LE SALUT DU PROLETARIAT NE PEUT VENIR QUE DE SA REORGANISATION ET DE SA LUTTE DE CLASSE
Nous avons vu que les évènements ont eu un caractère de classe indéniable. Les islamistes, souvent présentés en France comme les responsables, ne sont apparus que plusieurs jours après le début des émeutes pour tenter de récupérer le mouvement. Leur action est toujours allée dans le sens de la modération et plusieurs n’ont pas caché leurs liaisons avec les autorités. En dépit de leurs critiques contre les gouvernants, ils sont un recours pour l’ordre bourgeois et un danger pour la classe ouvrière.
Le PAGS a une implantation parmi les travailleurs et dans l’UGTA ; certains de ses militants ont été arrêtés. Le correspondant du « Monde », proche des cercles gouvernementaux, laisse entendre que l’action de l’ UGTA et de « la gauche du FLN » a contribué à l’explosion. En réalité l’UGTA n’a été obligée de coller en paroles aux revendications ouvrières que pour ne pas être débordée par la création de commissions syndicales indépendantes. Mais il est probable que la bourgeoisie lui reprochera, ainsi qu’au PAGS, de ne pas avoir su empêcher le grèves.
Pour reprendre un certain crédit, Chadli a parlé de « démocratisation » et a organisé un référendum, Plusieurs centaines de manifestants ont été relâchés.
De leur côté, les groupes d’ opposition mettent en avant une perspective de démocratisation et de pluralisme. Les trotskystes appellent même à « l’unité des forces d’opposition sur des revendications démocratiques » ainsi que leur rituelle « Assemblée constituante » (« Rouge » 14/10/88).
Mais une démocratisation de l’Etat ne pourrait être qu’un leurre pour les prolétaires. Le capitalisme algérien s’est développé à marches forcées en imposant une poigne de fer à la population. Ce sont les impératifs de développement qui ont donné à la dictature de la bourgeoisie algérienne ses traits particulièrement répressifs. Le capitalisme algérien ne peut se payer les frais d’une démocratie libérale à l’occidentale (qui est le rêve ultime des petits bourgeois) dans les premières phases de son accumulation, et maintenant dans une situation de crise économique. Tout épisode démocratique ne pourrait être qu’une concession tactique de la bourgeoisie avant de repartir à l’assaut des travailleurs. La férocité de la répression ne doit pas laisser le moindre doute sur les possibilités de démocratisation de l’Etat bourgeois.
« Il n’y a pas de milieu. Seuls en rêvent vainement les fils à papa, la gent intellectuelle, les petits messieurs qui ont fait de mauvaises études dans de méchants bouquins. Nulle part au monde il n’y a et il ne saurait y avoir de milieu. Ou bien la dictature de la bourgeoisie (dissimulée sous la pompeuse phraséologie socialiste-révolutionnaire et menchévique sur la souveraineté du peuple, la constituante, les libertés, etc.), ou bien la dictature du prolétariat. Celui à qui toute l’histoire du XIX ème siècle n’a pas appris cela est un imbécile fini. » (Lénine, Œuvres T. 29, p. 564).
Pour le prolétariat il n’y a que la perspective de la révolution socialiste, de la dictature du prolétariat qui n’est pas illusoire. La réalisation de cette perspective n’est sans doute pas immédiate. Il serait absurde de confondre des émeutes aussi prolongées soient-elles, avec l’entrée dans une phase révolutionnaire. Les émeutes ont témoigné avec éclat d’une certaine maturation des contradictions sociales : ce n’est plus une région, mais tout le pays qui est touché et pendant plusieurs jours. Elles ont montré sans équivoques que le prolétariat est à l’origine du mouvement.
Mais elles ont aussi indiqué la distance qu’il reste à franchir à la classe ouvrière pour se mettre à la tête des mouvements de révolte, pour dépasser et intégrer les émeutes dans une lutte révolutionnaire de classe. Elles peuvent et elles doivent servir à renforcer les travailleurs, à condition que ceux-ci sachent y lire un appel à ce qu’ils s’organisent de façon indépendante, de classe, sur des objectifs et des méthodes propres, en opposition à toutes les formules d’union nationale au nom de la patrie, de la démocratie ou de l’islam. Cette organisation est nécessaire aujourd’hui dans les luttes économiques pour contrer le sabotage de l’UGTA ; dans la résistance à une répression qui va se déchaîner, pour la libération de tous les emprisonnés. Elle sera indispensable dans la lutte révolutionnaire de demain, en liaison étroite avec les prolétaires de tous les pays, en particulier de ceux des pays impérialistes, pour renverser le capitalisme mondial et venger toutes ses victimes.
Le 15/10/88
(1) Les médias bourgeois ont insisté sur les aspects secondaires de la révolte en leur conférant des traits existentiels qu’ils n’ont pas en réalité. Ce n’est pas parce qu’il n’y a que 7 cinémas à Alger que les jeunes sont descendus dans la rue. Ce n’est pas l’ennui, mais la misère et la faim qui ont motivé leur action.
25/10/2018
Article paru dans Le Prolétaire, n° 398, octobre-novembre 1988, p. 1-2
https://sinedjib.com/index.php/2018/10/25/explosion/
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