En Ukraine, en RDC, et dans tous les pays en guerre, les violences sexuelles sont utilisées pour terroriser et détruire. Interdites comme arme de guerre par l’ONU depuis 2008, elles demeurent largement sous-documentées et impunies. En RDC, le docteur Denis Mukwege, prix Nobel de la paix 2018, dénonce sans relâche l’usage du viol comme arme de guerre. Reportage.
Elizabeth n’a pas dit un mot. La petite fille de 8 ans aspire à la paille le fond de sa bouteille de soda. Elle est si discrète qu’on oublierait presque sa présence. Son regard sans expression passe de nous à sa mère, Furaha Ambika, assise à côté d’elle dans cette salle de classe. C’est la mère qui raconte. Au moment où elle décrit le viol qu’elle a subi dans son village, « Liza » est captivée par ce flot de paroles débitées à toute allure. Fuhara ne se souvient pas de grand-chose. Elle a perdu connaissance, puis s’est retrouvée dans une clinique mobile, transportée à l’hôpital de Panzi, à Bukavu, la capitale du Sud-Kivu en République démocratique du Congo (RDC). C’est là qu’exerce le docteur Denis Mukwege, « l’homme qui répare les femmes ». Elle sait seulement qu’elle a laissé derrière elle des cadavres de jeunes femmes, mortes après avoir été violées par des « bandits », des « profiteurs », des « sortes de milices armées ».
Liza n’est pas en âge d’entendre l’indicible. Ni qu’elle est née de cette horreur. Sa mère, 22 ans aujourd’hui, a été violée à 13 ans, elle était à peine plus grande qu’elle. C’est la première fois que Liza entend ce récit, et comme revenue soudain au présent, Fuhara lui demande gentiment de quitter la pièce. « Je ne veux pas que ma fille grandisse avec un esprit de vengeance », nous dit-elle avant de reprendre le fil de ses souvenirs. Très expressive, la jeune femme parle avec les mains. On devine dans ses mots prononcés en swahili le drame qui a bouleversé sa vie. Semblable à ceux qui se déroulent, à des degrés divers, sur tous les terrains de conflits, sous toutes les latitudes, où le corps des femmes, des enfants, des hommes aussi, sont considérés comme des territoires à conquérir ou à détruire. Fuhara a eu la chance d’en sortir vivante. Plutôt que victime, elle se définit comme une « survivante », terme parfois utilisé par les cercles militants, pour dire qu’elle va de l’avant.
Fuhara Ambika, 22 ans, a été violée par des hommes armés lorsqu’elle avait 13 ans. Accueillie à la maison Dorcas, un lieu d’hébergement développé par la Fondation Panzi, elle y gère aujourd’hui le restaurant collectif.
.Des histoires comme celle de Fuhara, il y en a des dizaines chaque mois à l’hôpital de Panzi, où la moitié des patients ont subi des violences sexuelles. Des centaines de personnes chaque année restent marquées par les paroxysmes de monstruosité et de sadisme qui leur sont infligés, dans un pays en proie à une myriade de groupes armés qui se livrent à d’incessantes guerres sur fond de contrôle des ressources naturelles. Et combien d’autres encore dans le monde ?
Aucune étude mondiale sur le viol de guerre
Il n’existe pas de données chiffrées précises sur le viol de guerre, aucune étude mondiale. Le bureau de la représentante spéciale des Nations unies sur la violence sexuelle dans les conflits, Pramila Patten, publie bien un rapport chaque année : environ 3 300 cas vérifiés par l’ONU ont été enregistrés en 2021. Un chiffre bien en dessous de la réalité. Celle-ci est pourtant devant nos yeux. En Bosnie, en 1992, des camps de viol furent mis en place contre les femmes musulmanes. En Libye aussi lors de la révolution, dans les lieux de détention, parfois à l’initiative de Mouammar Kadhafi qui fournissait du Viagra à ses miliciens avant de les lâcher sur les femmes ; ou après la mort du colonel, où le viol continuera à être employé comme outil de vengeance entre tribus, comme instrument de pouvoir des milices libyennes, touchant de très nombreux hommes. En Syrie, dans les geôles de Bachar el-Assad, où l’on viole femmes et hommes pour briser les rebelles. Dans les rangs de Daech, où circulaient des « manuels d’esclavage sexuel ». En Birmanie, lors des campagnes de nettoyage ethnique contre les Rohingya. Au Kosovo, au Sri Lanka, en Colombie, en Somalie, au Libéria, au Soudan, en Centrafrique… Avec partout le même désespoir des victimes, le plus souvent rejetées par leur famille.
La guerre en Ukraine nous a rappelé que ces viols peuvent se dérouler en plein cœur de l’Europe. Parmi les exactions commises par les forces russes à l’encontre de civils dans les zones occupées et les violations des lois de la guerre documentées par les organisations humanitaires, figure une forte présomption de viols répétés.
« L’Ukraine n’est malheureusement pas un cas particulier. On voit partout le même schéma apparaître dès le début d’un conflit : des viols commis en public, avec séquestration des filles. Comme en RDC ou en Birmanie, le viol est utilisé comme une arme d’humiliation et de punition », indique Céline Bardet, juriste spécialisée dans les crimes de guerre, enquêtrice internationale et fondatrice de l’ONG We Are Not Weapons of War (« Nous ne sommes pas des armes de guerre »).
« Comme ça, tu n’auras plus jamais d’enfants »
Depuis 2008, l’ONU interdit d’utiliser le viol comme arme de guerre. Crime de guerre, il peut être jugé constitutif de crime contre l’humanité lorsqu’il est systématisé, pratiqué à grande échelle et visant des civils de manière indiscriminée. « On en voit les prémisses en Ukraine. Dans différentes zones, on a le même modus operandi : des viols de filles devant leur mère, par exemple. Il n’y a sans doute pas eu d’ordre venu de la hiérarchie, mais on peut considérer qu’un assentiment implicite est donné, par le fait qu’aucune mesure disciplinaire n’a été prise, et que quelques jours avant le début de la guerre, Vladimir Poutine a lui-même lancé au président ukrainien : “Que ça te plaise ou non, ma jolie, faudra supporter.” Un message implicite pour dire que le viol fait partie de la boîte à outils de la guerre menée par la Russie », estime Céline Bardet. Voire pire :
« La question se pose de savoir si on est dans un acte constitutif de génocide, comme ce fut le cas au Rwanda. Ou à tout le moins dans une forme de nettoyage ethnique. Des femmes ont raconté – témoignages qu’il faut corroborer – que leurs agresseurs leur avaient dit : “Comme ça, tu n’auras plus jamais d’enfants.” Le viol a pu être utilisé pour détruire l’existence des Ukrainiens, parce qu’on considère que leur nation n’existe pas. Mais nous ne sommes pas encore en mesure de l’affirmer. »
Au 3 juin, l’équipe de surveillance du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme avait reçu des informations faisant état de 124 actes sexuels présumés liés au conflit, principalement sur des femmes et des jeunes filles. Difficile, à ce stade, de mesurer l’ampleur de ces crimes et de déterminer s’ils sont utilisés comme arme de guerre. Spécialement dans un contexte où les deux parties se livrent à une guerre de communication, y compris sur la documentation des crimes. Bon nombre de victimes vivent encore dans des territoires occupés par l’armée russe, rendant difficile toute enquête. D’autre part, la grande majorité ne sont pas encore prêtes à sortir du silence, et les témoignages directs sont rares. Même dans ces cas, les enquêteurs, qui restent peu formés à traiter ces dossiers, exercent des pressions maladroites et font subir des interrogatoires répétés, éprouvants, aux victimes. Beaucoup parmi ces dernières ne souhaitent pas témoigner, parce qu’elles veulent oublier, parce que d’autres préoccupations passent au premier plan, parce qu’elles ont trop honte pour parler. La peur, surtout, les en empêche, peur que les Russes reviennent dans les zones libérées.
En RDC, Denis Mukwege n’est pas surpris. Il a vu et entendu trop de choses qui dépassent l’entendement pour avoir la moindre illusion sur ce qui se passe en Ukraine. Dans une tribune récente, le colauréat du prix Nobel de la paix 2018 affirme que la guerre en Ukraine doit « servir de signal d’alarme », appelant à adopter des mesures préventives sans attendre rapports et chiffres officiels. Homme de terrain, ce gynécologue-obstétricien fait partie des voix qui alertent depuis plus de vingt ans la communauté internationale sur l’« institutionnalisation » du viol en temps de guerre.
Il répare des vagins détruits par les viols en bande
En 1999, Mukegwe a fondé un hôpital à Panzi, dont un service est dédié à la prise en charge gratuite des femmes victimes de viols. A Bukavu, « papa Mukwege » est partout. Sur la route en terre qui mène à son hôpital, rendue marécageuse par les pluies diluviennes de cette fin mars et dangereuse pour les véhicules brinquebalants, des panneaux XXL du docteur s’affichent à tous les carrefours embouteillés. Quand il n’est pas aux quatre coins du monde à multiplier les plaidoyers, Denis Mukwege travaille ici sur les hauteurs de sa ville natale, à trente minutes du centre. Il répare des vagins détruits par les viols en bande, l’introduction d’armes, d’objets contondants, de morceaux de bois… Son combat et ses prises de position publiques dérangent. On l’accuse de salir la réputation du Congo, de nuire à un gouvernement qui, selon lui, protège les violeurs En octobre 2012, il a échappé à une énième tentative d’assassinat par des individus armés non identifiés, et continue d’être la cible de menaces de mort incessantes. Ce qui lui vaut de vivre sous la double protection des casques bleus de la Monusco et de la police congolaise.
En blouse blanche, il reçoit ce jour-là le directeur de l’Agence française de Développement (AFD), Rémy Rioux, accompagné de la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury. Ils viennent inaugurer une antenne de la double chaire qu’elle occupe au Conservatoire national des Arts et des Métiers (CNAM) et dans le Groupe hospitalier universitaire de Paris (GHU-Paris), centrée sur le rôle des arts dans la reconstruction des femmes. L’hôpital de Panzi est devenu le lieu de passage obligé pour les visiteurs d’un jour, qui viennent voir le modèle de prise en charge des victimes élaboré dans un pays tristement baptisé « capitale mondiale du viol ». La méthode du Dr Mukwege, c’est une approche de guérison « holistique » des survivantes, reposant sur quatre piliers : une prise en charge médicale, psychologique, la réinsertion socio-économique et l’assistance juridique. Un modèle reconnu qui a fait ses preuves, et qui a été récemment dupliqué en Centrafrique.
Le Dr Denis Mukwege dans son bureau de l’hôpital de Panzi, à Bukavu, capitale du Sud-Kivu, en République démocratique du Congo (RDC). (Jonathan Masasi/Institut français de Bukavu)
Cynthia Fleury a rencontré le médecin congolais il y a plusieurs années. Elle a tout de suite vu dans son travail un laboratoire pour le monde : «
La philosophe qui a cherché à rendre ses lettres de noblesse au « soin », qu’elle place au fondement de notre civilisation, s’est impliquée à Panzi en 2019, dans la foulée de la remise du Nobel de la paix à Denis Mukwege. Avec les équipes rattachées à cette antenne de sa chaire, elle va travailler à établir un protocole de résilience par les arts, qu’elle espère appliquer plus tard en Centrafrique et en Guinée. « Si l’on écoute les survivantes, on entend un discours d’atteinte à leur intégrité physique et psychique. A rebours de certaines critiques qui jugent superfétatoires ces approches non classiques, elles affirment au contraire que cet accompagnement les aide à retrouver leur force et concevoir une possibilité de renaissance », constate Cynthia Fleury.
Avec l’art-thérapie, ces femmes retrouvent joie et résilience
Fuhara voulait mettre fin à ses jours lorsqu’elle est arrivée à Panzi. Elle avait été rejetée par sa mère, sans repères, incapable de se souvenir de l’endroit où elle habitait, de retrouver son chemin. S’attacher à sa fille, l’accepter et l’aimer n’a pas été évident. « Je me sentais sale, et j’avais la certitude qu’on me voulait du mal. Je ne voulais voir personne et je refusais qu’on m’approche. » Après trois mois passés à l’hôpital, elle est accueillie à un jet de pierre de là, à la « maison Dorcas », un lieu d’hébergement et d’apprentissage temporaire créé par « Maman Zawadi », la sœur de Denis Mukwege, et développé par la Fondation Panzi. Fuhara y gère le restaurant collectif tout en suivant des cours pour devenir infirmière, afin d’aider d’autres femmes au même vécu. La danse a été son exutoire, et une ressource sur laquelle elle a pu s’appuyer pour enfin quitter le dessous de son lit où elle s’était réfugiée. Avec l’aide d’une art-thérapeute, Alice Lusambo Amina, 35 ans, que tout le monde appelle « Ami » : elle fait danser les femmes pour les « décharger » de leurs troubles anxieux et de leur état de stress post-traumatique. « En s’exprimant avec leur corps, en multipliant les chorégraphies pour développer leur concentration et leur coordination, elles se défoulent et retrouvent la fierté de ce corps meurtri. Cela permet aussi de diminuer les pensées négatives, de booster leur énergie, et nous aide à raccourcir le processus psychologique de guérison », dit-elle. Plus de 400 femmes ont suivi ce programme qui mêle danse libre, gymnastique rythmée, zumba, étirements et méditation.
Denis Mukwege en mesure aujourd’hui les résultats : « Les thérapies classiques, narratives ou cognitives, ne sont pas toujours bien comprises par ces victimes qui viennent de villages reculés et pauvres. Ce n’est pas dans leur culture. Avec la thérapie par les arts, ces femmes qui étaient plongées dans le mutisme, qui se cachaient, qui ne dormaient plus, ne mangeaient plus, retrouvent la joie et une résilience. En tant que médecin, je ne peux pas l’expliquer. Ce que nous faisons n’est pas codifié. C’est pourquoi nous avons besoin d’une démarche scientifique pour déterminer quelle thérapie fonctionne pour quels traumatismes. »
L’installation de la chaire « Humanités et Santé » de Cynthia Fleury, projet soutenu par l’AFD, devrait y répondre. Mais les résultats ne sont pas attendus avant deux ans. « Les femmes victimes de viols liés à des conflits en RDC ont des particularités. Elles sont souvent dans un “hyper trauma”, une sidération maximale et une “irréalisation”, note Cynthia Fleury. Mais il y a de grands invariants : partout dans le monde, on retrouve un contexte de “patriarcat barbare” et une dévalorisation voire une négation des femmes. »
A la Fondation Panzi, des ateliers de coutures sont proposées aux femmes victimes de violences sexuelles pour les aider à se réinsérer. (Jonathan Masasi/Institut français de Bukavu)
Selon l’ONU, on a vu en 2021, dans toutes les crises, une généralisation et une systématisation de la violence sexuelle liée aux conflits, même en plein Covid. Les facteurs en jeu seraient une augmentation des inégalités, une militarisation accrue, la réduction de l’espace civique et les flux illicites d’armes. La juriste Céline Bardet constate : « Les conflits en ex-Yougoslavie et au Rwanda ont malheureusement montré que le viol pouvait être une arme “efficace”. Aujourd’hui, même les organisations non étatiques, comme Boko Haram ou Daech, ont intégré que les violences sexuelles pouvaient faire partie de leur politique. »
Que les crimes soient jugés, une étape indispensable aux victimes
Que peut la justice contre ces violences sexuelles ? Longtemps vues comme un aléa de la guerre, un dommage collatéral, elles sont aujourd’hui de plus en plus considérées comme une arme au même titre que toutes les autres. Mais malgré l’ampleur du phénomène, trop peu de procès sont instruits, souvent par manque de volonté politique. Denis Mukwege réclame sans relâche la mise en place d’une justice transitionnelle, incluant en plus des procès des mécanismes divers permettant la réconciliation. Que les crimes soient jugés constitue une étape indispensable à la reconstruction des victimes, selon lui. Son ami et collègue, le chirurgien pédiatre Désiré Alumeti, accuse :
« L’impunité ouvre la voie à davantage de viols : en RDC où rien n’est fait contre ces crimes, on est passé des violences sexuelles liées aux conflits à une banalisation des viols qui se propagent maintenant à la sphère familiale. »
En Ukraine, pour la première fois depuis le début de la guerre, un soldat russe va être jugé pour viol. L’homme faisait partie d’une division de chars qui avait attaqué Kiev et sa proche banlieue. Le 9 mars, il est entré par effraction dans une maison avec un autre soldat. Ils ont violé à plusieurs reprises une femme après avoir abattu son mari. Le soldat dont l’identité a été retrouvée sera jugé par contumace, car on ne sait pas s’il se trouve encore sur le territoire national. Les autorités ukrainiennes veulent aller vite, au risque de faire un procès symbolique. « On a fait du chemin depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, où lors des procès de Nuremberg, le viol n’était mentionné dans aucun acte d’accusation. La société avance », se réjouit Céline Bardet.
Prouver et qualifier ces crimes prend du temps et représente un travail colossal. L’ONG We Are Not Weapons of War a développé un outil numérique, Back Up, déployé dans plusieurs pays, y compris tout récemment en Ukraine. Il permet aux victimes de se signaler, d’obtenir une assistance, des conseils pour préserver au maximum les preuves et collecter des données fiables. Elles pourront être utilisées en cas de procédure judiciaire menée par les enquêteurs de la Cour pénale internationale, ou encore la procureur générale d’Ukraine.
A l’hôpital de Panzi, on recueille les témoignages des victimes, quand c’est possible, afin qu’ils puissent être utilisés par les tribunaux. « On ne construit pas la paix sans justice », estime Denis Mukwege. Fuhara ne recherche pas son bourreau. Mais elle veut qu’on l’entende, qu’on croie à son histoire, qu’on lui montre de la considération. Les victimes de viol ont tendance à se cacher, mais elle, elle veut qu’on la prenne en photo, qu’on cite son nom en toutes lettres. Parce que « c’est la vérité
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https://www.nouvelobs.com/monde/20220618.OBS59839/le-viol-en-temps-de-guerre-une-arme-de-destruction-massive-des-corps-et-des-ames.html
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