Abdelkader, catalogue de l'exposition MUCEM
Du 6 avril au 22 août 2022, le MUCEM propose une exposition sur Abd el-Kader qui offre un parcours de cet homme politique qui fut le résistant le plus célèbre à la conquête coloniale de l’Algérie et celui qui sut tenir en échec la puissance française avec des moyens qui n’étaient pas ceux de celle-ci.
On est accueilli, dès l’entrée, par une citation de Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues, précisant que le terme d’« Émir » s’applique exclusivement à Abd el-Kader. C’est dire la notoriété qui était la sienne à l’époque dont de nombreux documents attestent comme les portraits peints qui apparaissent sur des couvertures d’ouvrages dont nous parlerons ensuite : celui entre autres portraits, « romantique », de Marie-Éléonore Godefroid (1778-1849), élève du baron François Gérard, élève de David, elle-même portraitiste très connue.
Il est reproduit en couverture du récit de Waciny Laredj.
Autour de l’exposition ont lieu ou auront lieu d’autres interventions. L’une d’elles est la conférence donnée le 27 mai 2022, au musée, par Kamel Bouchama, sénateur algérien et spécialiste de la vie et des œuvres de l’Émir. Le titre même de la conférence en donnait les axes essentiels : « Abdelkader, Chevalier de la foi, apôtre de la fraternité, précurseur du droit international humanitaire ». Kamel Bouchama a retracé sa biographie, de sa naissance, en 1808 dans l’ouest algérien, à sa désignation à la tête des tribus qui s’unissent contre l’envahisseur français, à l’organisation de la résistance durant quinze années jusqu’au dépôt des armes en 1847 contre la promesse d’être envoyé en terre d’islam. Il a évoqué cette promesse non tenue et remplacée par un emprisonnement de plusieurs années avant l’obtention de son départ d’abord en Turquie puis enfin à Damas en Syrie en1852 où il mourut en 1883.
Ne pouvant s’attarder sur chaque étape de cette vie, le conférencier a insisté sur sa qualité de fondateur de l’État algérien moderne, sur sa modernité et sur son humanisme. Il établit, comme d’autres biographes avant lui, une bi-partition dans sa vie. La première partie est celle de la résistance et de l’emprisonnement, l’émir contre la France et emprisonnée par elle (1832-1853) ; la seconde partie, celle de l’exil qui le conduit progressivement en Syrie (1853-1883). Le conférencier a particulièrement insisté sur le rejet du terme de « reddition » le concernant : il a voulu « l’arrêt de la guerre » pour préserver les siens, après avoir été trahi par le sultan du Maroc et avoir compris qu’il était pris dans un étau franco-marocain. C’est alors que, dans sa lettre à Lamoricière, il a demandé à être envoyé en terre d’Islam à Alexandrie ou à Aca (Saint Jean d’Acre) : ce qui lui fut assuré. Avec un certain humour, le conférencier a souligné cette habitude du pouvoir colonial français d’avoir, comme mode de gestion des dominés, le piratage… et de rappeler, en un clin d’œil vers une actualité plus proche, le détournement de l’avion des dirigeants du FLN le 22 octobre 1956. L’émir se retrouve, avec les siens, prisonnier :
ce qu’on appelle sa suite était composée de plus de 80 personnes dont 27 sont décédées à Amboise où existe désormais un cimetière du souvenir dont la réalisation a été confiée à l’artiste algérien, Rachid Koreïchi et dont une photo illustre la couverture du récit d’Amel Chaouati. Bouchama a souligné que l’image de la « soumission » d’Abdelkader est récurrente chez les Français, transformant une conscience politique des forces en présence en une « reddition » et déviant la signification politique de ce geste qui a fait couler beaucoup d’encre. Le conférencier a aussi insisté dans la suite de sa conférence sur le respect que l’émir exigeait vis-à-vis des prisonniers français pendant la résistance sur le territoire algérien ; et aussi sur l’épisode de Damas où il sauva des chrétiens du massacre. Cette séquence, toujours racontée, K. Bouchama l’a expliquée dans le contexte de l’impérialisme en expansion alors. La conférence a été suivie de questions posées à l’orateur : deux heures d’exposé et d’échanges qui ont donné les grandes lignes de la représentation officielle de l’émir en Algérie, avec beaucoup d’entrain, d’anecdotes et de parallèles entre le passé et le présent et que le public, nombreux, a suivi avec intérêt.
Pour prolonger ce que propose le MUCEM, évoquons des auteurs et écrivains algériens qui, ces dernières années, ont évoqué la figure de l’émir au centre de cette exposition. En 2005, le romancier, Waciny Laredj édite en arabe, Kitabu al Amir à Beyrouth. Sa traduction, Le livre de l’Émir, paraît en français l’année suivante chez Actes Sud. Chaque auteur choisit tel ou tel aspect de la vie ou de la pensée d’Abd el Kader : ici, c’est le lien entre l’émir et Mgr Dupuch, évêque d’Algérie, qui est privilégié. Celui-ci a connu And el-Kader, alors qu’il était évêque en Algérie, entre 1838 et 1845, pour un échange de prisonniers. Plus tard, lors de l’emprisonnement de l’émir, Mgr. Dupuch le visite plusieurs fois et plaide, auprès de Louis-Napoléon Bonaparte, sa cause, c’est-à-dire sa libération et son envoi en terre d’islam, selon la promesse non tenue. En choisissant cette relation entre les deux hommes, le romancier algérien développe trois lignes narratives : la trajectoire de l’émir en Algérie de 1832 à 1847 sur laquelle Mgr. Dupuch l’interroge ; les entretiens entre les deux hommes, entre 1848 et 1852 à Pau et à Amboise ; et enfin, le retour des cendres de l’évêque en Algérie en 1864, selon son vœu. Chaque auteur qui s’intéresse à Abd el-Kader dévoile, nécessairement, des aspects méconnus de la conquête de l’Algérie qui n’a pas été sans contradictions et hésitations. La France ne s’opposa pas tout de suite à l’émir, lui concédant le contrôle des tribus de l’intérieur quand, elle-même, se contentait des ports. La colonisation des terres vint ensuite et l’émir devint l’ennemi à vaincre. Waciny Laredj choisit un homme d’église généreux et choqué des actes de la colonisation.
En 2012, c’est au tour d’un autre romancier algérien, Abdelkader Djemaï de se lancer dans l’aventure d’une fiction historique d’un personnage aussi connu. La dernière nuit de l’émir paraît au Seuil (et l’année suivante chez Barzakh, à Alger). Comme le titre l’indique, c’est, cette fois, la dernière nuit sur le sol algérien qui est le point focal de la fiction : le 24 décembre 1847, au port de Ghazaouet, l’émir attend avec toute sa suite, d’embarquer pour Alexandrie ou Saint Jean d’Acre.
e.
Les passagers sont transférés d’un navire à l’autre pour arriver finalement à Toulon. A partir de ce point fort du récit, ce moment où la vie de l’émir bascule, le romancier fait revivre les années précédentes de résistances, de luttes et de trahisons en choisissant de confier la parole à un meddah, sorte de récitant des exploits des héros, Bachir-el-wahrani. Ce choix du narrateur est l’originalité même de ce récit car il fallait cette voix pour donner son poids épique à cette résistance qui, malgré son échec, a montré que la colonisation fut une entreprise pleine de difficultés et que les Algériens n’ont pas assisté, impuissants, à la prise de leurs terres.
En 2013, aux éditions La Cheminante, Amel Chaouati publie un récit tout à fait original par rapport aux nombreux ouvrages écrits depuis deux siècles sur l’émir : Les Algériennes du château d’Amboise. La suite de l’émir Abd el-Kader, enrichi d’une postface de Maïssa Bey, découvrant avec intérêt l’enquête engagée par l’autrice. Amel Chaouati est psychologue de formation et s’intéresse aux influences croisées entre l’Algérie et la France en les reliant à sa propre expérience de l’exil. Elle est connue pour son travail sur l’œuvre d’Assia Djebar ; elle préside le Cercle des Amis de l’écrivaine. Son souhait est de déverrouiller l’Histoire entre les deux pays. Ce récit mène à la fois de front et en convergence son parcours personnel de recherche d’une mémoire et son enquête historique pour rendre visibles celles dont on ne parle pas : les femmes de la suite d’Abd el-Kader. Ébranlée par la découverte du Jardin d’Orient, le cimetière où reposent vingt-cinq personnes de la suite, décédées entre 1848 et 1852, elle raconte : « Alors que je suis plongée dans ma méditation les yeux rivés sur les tombes, j’ai une vision soudaine : des femmes en abaïas sont assises en tailleur ; elles discutent gaiement. Une ribambelle d’enfants joueurs s’agite autour d’elles. Effrayée par cette vision joyeuse qui contraste avec le décor funeste, je lève brusquement la tête. Je réalise que je suis seule sur l’esplanade. […] Je lance un ultime regard en direction des tombes. Je leur fais la promesse de ne pas les oublier ». Avant de quitter Amboise, elle achète deux ouvrages. Dans l’un d’eux, elle lit les intentions de l’artiste Rachid Koraïchi, chargé de rendre hommage à ces disparu(e)s : « le geste symbolique de l’offrande sous-tend chaque ligne de son projet. Directions, matériaux et mesures, l’artiste passe tout au crible de l’exigence spirituelle. Il veut présents ensemble l’Orient et Occident – la pierre dorée d’Alep en appui sur la terre d’Amboise, sa forme cubique pour rappeler la Kaaba ».
Le projet prend forme : « Que faisaient ces Algériennes et leur progéniture si loin de leur propre terre ? » C’est la lecture du livre illustré de Bruno Étienne et Fernand Pouillon, Abd el-Kader le magnanime, édité en 2003, qui l’a mise sur la voie. Elle découvre en le lisant sa connaissance très parcellaire de ce personnage historique qu’elle croyait connaître par ce qu’elle avait appris comme écolière algérienne. Ils mentionnent la présence de femmes mais sans fouiller plus le sujet. Elle se rend compte que, de façon générale, les ouvrages sont aimantés vers le chef de guerre et le chef spirituel. Mener l’enquête qu’elle décide d’entreprendre, c’est aussi remonter le cours de son ignorance de l’histoire de l’Algérie, de la colonisation et de la guerre. « Je ne savais pas que ma première lecture allait me conduire à interroger l’écriture de l’Histoire et sa transmission ». La lecture de nombreux ouvrages la conduit à refaire le parcours de l’émir et de sa suite. Ses découvertes progressives sont toujours assorties d’une réflexion sur la manière d’ériger une histoire dont on sélectionne les étapes, chacun choisissant les siennes dans un pays comme dans l’autre. Ce processus de transformation d’un destin historique en fonction de ce que l’on veut démontrer est bien souligné et peut servir à réfléchir à la construction d’autres destins glorieux de l’Histoire. Elle insiste sur la fameuse « reddition » que le discours algérien gomme alors qu’elle est soulignée par le discours français : « La reddition de l’émir et sa demande d’amane doivent sûrement être une source de traumatisme pas encore dépassée dans l’inconscient collectif. Or, le traumatisme est l’impossibilité d’oublier l’événement de la reddition. Il rappelle l’humiliation pour les uns, la trahison pour les autres, soldées par la colonisation de tout le territoire algérien. La trace de cette blessure se métabolise par le silence des Algériens sur cette période, or, l’importance du déni peut renseigner sur la profondeur de la blessure encore présente ».
Du côté français, elle voit aussi la blessure présente dans le langage, à travers l’expression assez humiliante : « l’émir est venu en France avec toute sa smala ». Ce mot qui a un sens précis en arabe a été détourné pour signifier, de façon assez méprisante « un groupe important et encombrant ». Pour transmettre véritablement cette histoire, il faut le faire autrement, et Amel Chaouati met à distance des souvenirs épars et commence son voyage dans les archives par les Archives nationales d’Outre-mer à Aix-en-Provence : « Alors que je suis en train de dépouiller ces lettres, des voix féminines nettes et audibles font irruption brusquement. […] Les voix de ces Algériennes m’assiègent et ne me quitteront plus ; elles attendaient d’être délivrées de l’enfermement de l’histoire et pour certaines d’une mort inachevée ». Il faut rendre justice à ces femmes oubliées par les historiens et, du même coup, Amel Chaouati s’intéresse aux Algériennes et aux Françaises de l’Histoire plus récente de l’Algérie : elle prend toute la mesure de mots comme « amies », « ennemies ». Elle prend conscience aussi qu’il est périlleux de vouloir écrire sur un personnage figé dans des discours bien rôdés et qui ne laissent pas place aux contradictions. Conjointement, elle sait que son projet n’est pas isolé : il est courant que les femmes soient les oubliées de l’Histoire. Et comme l’écrit Michelle Perrot, « elles sont imaginées beaucoup plus que décrites ou racontées ». Pour parvenir à son projet, elle décide de commencer par la fin, la fameuse reddition car elle éclaire ce qu’elle veut mettre en valeur. L’enquête se fait alors récit, entrecoupé de documents d’époque. Son séjour dans la ville de Toulon lui permet de reconstituer le désarroi de l’inconnu qu’eurent à affronter ces femmes. Elle s’appuie sur d’autres études de l’époque pour reconstituer ce qui n’a pas été consigné.
L’essayiste combine histoire personnelle et histoire de rencontres au fur et à mesure de son enquête et éléments concrets à inscrire pour écrire l’histoire de ces femmes. Elle propose aussi des lectures de tableaux célèbres de l’époque : en particulier, le tableau très connu (et qui figure en bonne place dans l’exposition du MUCEM), « Louis-Napoléon, prince président, annonçant à Abd el-Kader sa libération au château d’Amboise le 16 octobre 1852 », tableau d’Ange Tissier. C’est le seul tableau où une Algérienne est représentée et ce n’est pas n’importe quelle femme, mais la mère de l’émir. On aura compris combien, pour qui s’intéresse au sujet mais aussi à la sortie des femmes des silences de l’histoire, ce récit d’Amel Chaouati est à lire pour progresser avec elle dans la difficile entreprise qui a été la sienne. Comme l’écrit Maïssa Bey : « Elles s’appellent Zohra, M’barka, Aïcha, Kheïra ou encore Khadidja, Zineb et Rahma. […] Elles sont épouses. Elles sont compagnes. Elles sont rivales, parfois. Mais aussi et surtout mères. […] Elles sont Algériennes ; Nomades pour la plupart. Elles ne connaissent que l’infini des plaines, le bruissement du vent dans les hautes herbes, l’inaltérable chaleur des étés africains et le frissonnement de la terre sous les pieds nus. Arrachées à leur famille, transplantées dans un pays, dans des lieux qui leur sont totalement étrangers, il leur faut apprendre à survivre ».
En 2016, c’est sous forme d’un dossier bien documenté, magnifiquement illustré, que Yahia Belaskri se lance lui aussi dans l’aventure, éditant chez Magellan&Cie, Abd el-Kader, le combat et la tolérance. Le titre choisi souligne l’orientation du regard que l’écrivain porte sur l’émir : il est donc question ici de sa résistance puis de l’attitude qui fut la sienne après qu’il ait déposé les armes. L’illustration de couverture est cette fois le portrait peint par Stanislaw Chlchowski en 1866. Comme les auteurs précédents, Yahia Belaskri raconte comment il en est venu à écrire cet ouvrage. Prenant conscience de la complexité du personnage, il n’a voulu laisser de côté aucun des aspects de sa vie et de ses actions : « J’en suis sorti avec la conviction qu’Abd el-Kader est un homme comme tous les autres, fragile, sujet aux contradictions et aux faux-pas, mais qu’il reste exceptionnel par sa capacité à se remettre en cause, par ses propos remplis d’humanité, par sa recherche d’harmonie qui tend vers l’universel. C’est ainsi qu’il faut comprendre sa proximité avec Ibn Arabi, son maître ».
Chaque chapitre de ce dossier contient des informations précises et rapporte des faits qui font vivre le personnage dans ses contextes. Le premier chapitre s’attarde sur ses origines pour éclairer un devenir. Le second, « Le résistant », revient sur ses combats contre la prise de l’Algérie par la France. A plusieurs reprises, il souligne dans les pourparlers et les traités, le fossé de la langue qui fait que les belligérants signent des textes aux contenus sensiblement divergents. Les dissensions entre les tribus, les appartenances religieuses différentes (Qadirya à laquelle appartient Abd el-Kader et la Tidjania qu’il combat), le recherche d’aide au Maroc et la trahison, l’entrée de Bugeaud dans la lutte, tout est rapporté avec précision et clarté pour un lecteur qui n’a qu’une connaissance approximative de ces années de conquête. Yahia Belaskri revient sur la fameuse reddition : « Il faut de suite clarifier cette question de la reddition. Ils sont nombreux ceux qui, aujourd’hui en Algérie, ne veulent pas en entendre parler, à commencer par sa petite-fille, Al Amira Badiaa Al Hassani, qui, dans une interview accordée au quotidien algérien arabophone El Khabar (juillet 2008), propose de parler d’ « accord de sécurité » et demande que les manuels scolaires soient revus afin d’éliminer ce mot de reddition qui ressemblerait à une infamie. Les faits sont têtus, malheureusement, et les documents existent, consultables par tous. Avait-il le choix ? L’émir, après s’être débarrassé des troupes marocaines qui le pourchassaient, au prix de plusieurs cavaliers morts durant le combat, s’adresse à ses hommes, la poignée qui reste : « Nous avons tous combattu avec ferveur tant qu’il existait pour nous un espoir de libérer notre pays. S’il existait encore une possibilité de vaincre, je poursuivrai le djihad ». Ses hommes l’exhortent à déposer les armes, ce qu’il fait le 23 décembre 1845.
Le chapitre 3 intitulé « Une éthique musulmane face à la chrétienté » revient sur la confrontation de mentalités religieuses très différentes. L’humanité de l’émir, au nom de sa foi, est attestée plus d’une fois durant la guerre en Algérie puis plus tard, au moment où il sauvera des chrétiens à Damas. Le chapitre 4 est consacré au « prisonnier ». Le discours dominant en France justifie le non-respect par les Français de la parole donnée à l’émir. Ainsi on peut lire dans une revue de l’époque : « Il était dit qu’Abd el-Kader nous donnerait de l’embarras même quand il serait entre nos mains. Autrefois, on ne savait pas où le prendre ; maintenant, on ne sait pas où le mettre. Il nous est impraticable qu’il soit envoyé à Saint-Jean d’Acre ou à Alexandrie, comme il en avait témoigné le désir. […] Laisser Abd el-Kader planter sa tente en Orient, ce serait laisser s’établir en vue et à proximité de nos possessions d’Afrique un foyer de conspirations permanentes aussi dangereuses que l’état de guerre ».
La captivité de l’émir et des siens est racontée de Toulon à Pau, de Pau à Amboise. Le chapitre 5, « de Brousse à Damas » retrace le périple de l’émir pour aboutir finalement à sa résidence en Syrie. Le chapitre 6, « Le franc-maçon » expose les éléments d’un fait qui divise, malgré les documents attestés, les Algériens aujourd’hui ; de même que le chapitre 7, « L’ami de la France ». On les lira avec d’autant plus d’intérêt. Le chapitre 8, « Le mystique » fait plus consensus ; mais le 9, « Des femmes, une famille » affronte la question qu’a exploré Amal Chaouati, en montrant que l’émir, comme un homme de son temps, était polygame, qu’il eut seize enfants – dix garçons et six filles. Tous ces chapitres sont accompagnés d’une riche iconographie et de documents qui permettent de sortir de cette lecture, un peu moins ignorants des faits et avec une meilleure connaissance d’un homme au destin exceptionnel.
Les fictions ou essais lus omettent souvent de souligner que l’émir Abd el Kader ne parlant pas français, il y avait toujours un traducteur entre lui et son interlocuteur, de même qu’entre le texte qu’il signe des différents traités et le texte que signent les Français. Peut-être pour tous ces auteurs, cela allait de soi et il était inutile de s’attarder : pourtant, c’est un aspect tout à fait passionnant à sonder pour ce qui est de la fluidité des échanges et les contresens qui en découlent quand les « rencontres » se font dans la brutalité et la violence. Comment se fait l’intercompréhension ? Le vainqueur ne s’embarrasse pas de nuance et le vaincu se sait floué. Todorov en a analysé un exemple, savoureux s’il n’était dramatique, celui de « l’arrivée » linguistique de Christophe Colomb aux « Indes »…
Cela justifierait de ne pas passer aux oubliettes un ouvrage tout à fait passionnant, même si romancé et controversé, celui de Léon Roches, Trente deux ans à travers l’islam : né en 1809, le jeune homme arrive en Algérie en 1832 où son père s’est installé à proximité d’Alger. Il a 23 ans et il arrive deux ans après les premiers pas de la conquête. Il éprouve le besoin d’apprendre la langue du pays par amour pour une jeune musulmane et très vite, il maîtrise l’arabe : il est alors pris comme traducteur dans l’Armée d’Afrique, sous-lieutenant de cavalerie dans la Garde Nationale d’Algérie de 1835 à 1839. Il entre en contact avec l’administration d’Abd el-Kader dont il devient le secrétaire, lui traduisant toutes sortes de documents. Il vit au camp de celui-ci le temps de la trêve entre l’émir et la France, entre 1837 et 1839, après le traité de la Tafna, le 30 mai 1837. Il le quitte en 1839 quand la guerre reprend entre l’émir et la France. Bugeaud l’utilise encore pour des pourparlers puis le fait affecter au Ministère des Affaires étrangères comme interprète. De novembre 1839 au 14 février 1846, il sera au service du Général Bugeaud. Il continuera ensuite sa carrière au Maroc, en Egypte. Réédité par la BNF, son récit est à lire et rappelle le rôle joué par les interprètes dans toute domination. Il présente ainsi son projet, en 1884 : « Dès ma sortie du collège, j’ai pris l’habitude de noter chaque soir, sur un agenda, ce que j’ai fait et observé durant la journée. C’est dans ce journal régulièrement tenu, pendant plus de cinquante années consécutives malgré les péripéties d’une vie singulièrement agitée, que j’ai trouvé les jalons qui m’ont servi à reconstruire mon passé. Appelé ainsi à narrer les événements de la glorieuse épopée de l’Algérie, je retrouvai un peu de cette verve qui animait autrefois mes récits. On croirait en effet à un roman fait à plaisir, en lisant la relation de mon séjour auprès de l’émir Abd-el-Kader, de mon voyage à la Mecque, de mon arrivée à Rome et de mon retour en Algérie.
Ma personnalité est trop humble, sans doute, pour que j’aie l’orgueil de croire que le public prenne grand intérêt aux détails de ma vie privée. Ces détails, toutefois, ne sont pas inutiles, car tous ils initient mes lecteurs au caractère et aux mœurs intimes de la société musulmane, arcane dans lequel peu d’européens ont pu pénétrer ».
En 1947, dans la Revue Africaine, Marcel Emerit, professeur à la Faculté des Lettres d’Alger, a démoli son ouvrage dans un article intitulé « La légende de Léon Roches », traitant son livre de « joli roman oriental » et d’erroné par bien des aspects. Espion, agent double, affabulateur, tout a été dit sur cet homme à l’esprit d’aventure et qui eut une carrière étonnante. En ce qui concerne notre sujet, avoir été successivement et dans un temps resserré, secrétaire d’Abd el-Kader puis de Bugeaud mériterait d’être pris en considération ; en particulier pour le rôle que jouaient les interprètes au moment des conquêtes et des dominations.
Notre objectif était d’élargir nos lectures autour de ce personnage étonnant de l’émir Abd el-Kader, d’autant qu’en plus de l’exposition au MUCAM, cette année 2022 a donné l’occasion d’évoquer sa présence dans l’Histoire de France. Le mois de février était marqué par la détérioration de l’œuvre, « Passage Abdelkader », à Amboise, la veille de son inauguration. L’artiste qui l’a réalisée, Michel Audiard, s’est exprimé sur cette destruction. « C’est réellement un saccage prémédité. Il faut une disqueuse, il faut couper, il faut tordre. C’est un acte de lâcheté, (…) ce n’est pas signé, c’est gratuit. On était là pour fêter un personnage emblématique dans la tolérance, et là, c’est un acte intolérant. Je suis atterré ». Il est évident que de part et d’autre, au niveau politique, l’usage que l’on veut faire de l’émir Abd el-Kader est une personnalité faisant le lien entre deux pays, longtemps en conflit, une personnalité susceptible d’être un argument de rapprochement pour peu qu’on lime certains faits et leurs conséquences. Alors, oui, Abd el-Kader est cette figure du vaincu honoré, de celui qu’on a appelé « le meilleur ennemi de la France » alors qu’il a été un résistant à la colonisation de l’Algérie.
Se souvient-on que le jeune Kateb Yacine donna, à 17 ans, une conférence à la Salle des Sociétés savantes à Paris, le 24 mai 1947, intitulée, « Abdelkader et l’indépendance algérienne » ? Il le fit en un temps où la figure de l’émir n’était pas au beau fixe. Son objectif était de retracer la résistance de l’émir à la colonisation et de le montrer comme le précurseur de la résistance du XXe siècle. Le jeune conférencier concluait ainsi : « Quant à moi, j’aurais accompli ma plus belle mission si je gagnais de nouvelles sympathies françaises à la cause de l’indépendance de mon pays ».
Expos
https://diacritik.com/2022/06/21/exposition-mucem-abd-el-kader-1808-1883/ .
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