J'en suuis un.... :)
Cette magistrale série documentaire en six volets de Raphaëlle Branche et Rafael Lewandowski, raconte le conflit à travers le prisme de ceux qui l’ont vécu, issus de chaque camp.
La guerre d’Algérie racontée par ceux qui l’ont subie, qui l’ont faite, qui ont voulu l’empêcher… C’est une série documentaire passionnante et bouleversante, où le corps des témoins exprime encore les tragédies enfouies dans leurs souvenirs, où les mots butent toujours sur les souffrances passées. A l’approche du soixantième anniversaire des accords d’Evian, ces cinq heures d’images et de témoignages apportent un regard inédit sur un conflit qui a duré huit ans - de 1954 à 1962 - et continue de déchirer les mémoires. Combattants indépendantistes du MNA (Mouvement national algérien) et du FLN (Front de Libération nationale), pieds-noirs, membres de l’OAS (Organisation de l’Armée secrète), militaires de carrière, appelés, harkis, porteurs de valises, civils algériens parqués dans des camps de regroupement… Ils sont une soixantaine de témoins, de visages, de voix, qui étaient enfants, adolescents ou jeunes adultes -« pas tout à fait un homme », dit joliment l’un d’eux - avant l’indépendance de l’Algérie et qui expliquent, souvent pour la première fois, ce qu’ils ont fait et ressenti durant les « événements », l’euphémisme employé par les autorités françaises jusqu’en 1999. Leur témoignage est précieux. Ils sont les derniers à pouvoir raconter ce que c’était de vivre dans les ultimes moments de l’Algérie coloniale. Entretien avec l’historienne Raphaëlle Branche, coauteure du documentaire.
TéléObs.- Avec cette série documentaire chorale, souhaitiez-vous mettre en lumière un récit plus complexe, plus nuancé de la colonisation et du conflit algérien ?
Raphaëlle Branche. La diversité des témoins et le fait qu’ils soient regroupés dans le même projet - le documentaire mais aussi la collecte patrimoniale de l’INA et le livre (1) [en librairie fin février, NDLR] - en font, je crois, le caractère unique. Avec mon coauteur, le réalisateur Rafael Lewandowski, nous avons choisi de partir des points de vue de gens ordinaires qui nous immergent dans leur expérience quotidienne, humaine, et racontent la guerre par le bas. Le projet ne privilégie pas une mémoire ou une autre. Les individus, d’ailleurs, ne sont pas réductibles à une seule identité et ont pu évoluer.
Nous voulions faire entendre un maximum de paroles, rendre visibles les différentes options, y compris minoritaires ou vaincues, que les gens aient été dans les Aurès, à Alger ou à Paris, qu’ils soient algériens ou français. Cette mosaïque fait sens : elle permet d’expliquer la complexité de la guerre, et peut-être de faire tomber certains préjugés car on a parfois de ce conflit une représentation exclusivement binaire, trop simplifiée.
L’originalité de ce projet réside aussi dans le fait que ces témoignages sont conçus pour être transmis, conservés et consultables.
C’est ce qui fait effectivement son caractère inédit. En trois ans, nous avons réalisé 66 entretiens filmés, de plusieurs heures chacun, soit cent quatre-vingts heures de témoignages au total. La plupart des témoins sont dans le documentaire et 15 entretiens sont plus précisément retranscrits dans le livre. Mais ces deux supports ne sont que la surface émergée d’un immense iceberg de paroles. Tous les témoignages sont librement accessibles sur le site internet de l’INA [à partir du 1er mars, NDLR].
Les témoins sont des vieux messieurs, des vieilles dames. Il y avait une sorte d’urgence ?
Oui car les plus âgés sont nés dans les années 1930. Certains sont morts avant même qu’on puisse les interroger, d’autres depuis. La plupart sont au crépuscule de leur vie et ont souvent le sentiment de ne pas avoir été compris, alors que des milliers de livres, de documents ont été publiés sur la colonisation et la guerre d’Algérie.
Ce qu’ils disent aujourd’hui, ils ne l’auraient pas formulé de la même façon il y a dix, quinze ou trente ans. Certains - je pense à des militants du MNA de Messali Hadj, le leader historique du nationalisme algérien, à des membres de l’OAS ou à des représentants de l’Etat français - s’expriment publiquement pour la première fois.
Beaucoup de ces témoignages sont poignants. Le chauffeur du car, dans les Aurès, cible d’un des attentats du 1er novembre 1954, date du déclenchement de la guerre ; un appelé qui voit son père, ancien poilu, pleurer pour la première fois quand il part en Algérie ; un fils qui n’ose pas dire à ses parents qu’il rejoint le maquis ; un gamin interné dans un camp de regroupement ; une femme torturée par les parachutistes ; un para pourtant engagé volontaire qui parle de son « dégoût »…
Les émotions furent nombreuses lors de ce recueil de témoignages. Mais il est vrai que les récits de crimes commis étaient particulièrement impressionnants tant ils étaient parfaitement assumés. Je pense ainsi aux militants indépendantistes algériens ou à un membre oranais de l’OAS qui explique la façon dont il a achevé des soldats français. Les témoignages sur le napalm sont également, à mon sens, extraordinaires. D’un côté, l’aviateur décrit ce qu’il voit depuis son avion et, de l’autre, une femme algérienne raconte les animaux qui fuient, les poules avec leurs petits, le corps d’une femme grillée comme un aliment, mais aussi la terreur et la souffrance. L’utilisation du napalm par l’armée française pendant la guerre d’Algérie est un fait connu et documenté par les archives mais, avec ces témoignages, on mesure ce que cela signifiait d’être sous les bombes.
Soixante ans plus tard, on voit que les corps parlent. Les voix se brisent, les mots restent coincés dans la gorge, les yeux s’embuent…
Les corps, les mains, les voix continuent d’exprimer ce qu’il s’est passé il y a soixante ans, soixante-dix ans et même quatre-vingts ans pour certains témoignages. Pendant toute la durée du projet, nous avons eu le souci de préserver cette émotion.
L’équipe a reçu une formation pour recueillir les récits. Il a fallu parfois interrompre le tournage, car le témoin était trop ému. Mais l’équipe n’était pas indemne non plus à l’écoute de ces histoires. Je pense à cette fois où le cameraman s’est senti mal.
Ce qui frappe également, c’est la force des images d’archives.
Nous avons puisé dans des dizaines de centres, en France et à l’étranger, et ainsi retrouvé des images passionnantes, comme ces interviews par la BBC d’étudiants français en 1960 ou les propos d’Algériens enregistrés par la télévision suédoise après le massacre du 17 octobre 1961 à Paris. Ces dernières années, beaucoup d’archives privées, films personnels, photographies, ont été déposées dans les centres dédiés.
Les images incroyables d’enfants qui jouent, de Français d’Algérie à la plage, de marchés ou de bidonvilles filmés par des soldats métropolitains sidérés de ce qu’ils découvrent en Algérie, viennent de ces fonds privés. Elles permettent de sortir des représentations fabriquées par l’armée française qui dominent encore souvent.
Vous êtes historienne, spécialiste de l’Algérie depuis vingt-cinq ans, vous avez écrit de nombreux livres sur cette guerre (2). Qu’avez-vous découvert avec ce documentaire ?
J’ai toujours travaillé avec des témoins et recueilli des paroles. Lors de cette collecte, j’ai été une fois de plus impressionnée par la grande dignité des hommes et des femmes qui ont souffert.
Au niveau strictement historique, de nombreux aspects sont éclairés comme jamais : par exemple, l’aide fournie par le monde arabe au FLN, la vie des femmes au maquis ou encore certains réseaux pro-OAS.
(1) « En guerre(s) pour l’Algérie », de Raphaëlle Branche (Editions Arte/ Tallandier, 2022).
(2) « La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie » (Gallimard, 2001), « l’Embuscade de Palestro » (Armand Colin, 2010), « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? » (La Découverte, 2020).
Vidéo
https://twitter.com/i/status/1488835870195126275
·Publié le ·Mis à jour le
https://www.nouvelobs.com/tv/20220301.OBS55124/en-guerre-s-pour-l-algerie-les-derniers-temoins.html
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