En l’occurrence Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal
Deux anciens premiers ministres algériens sous le régime de l’ex-président, Abdelaziz Bouteflika, en l’occurrence Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal, ont été condamnés, ce mercredi, à de nouvelles peines de prison.
Le pôle pénal économique et financier du tribunal de Sidi M’hamed d’Alger a prononcé une peine de 5 ans de prison ferme contre le premier et 4 ans de réclusion à l’encontre du second. Cette nouvelle condamnation intervient dans le cadre du traitement, en première instance, de l’affaire du groupe agroalimentaire Benamor, appartenant à l’homme d’affaires Mohamed Laid Benamor et sa famille.
Les deux ex-premiers responsables du gouvernement algériens, poursuivis pour « dilapidation de deniers publics et abus de fonction aux fins d’octroi d'indus avantages», doivent aussi s’acquitter d’une amende d’un (1) million de DA (6966 Dollars) chacun et à verser 100 000 DA (800 dollars) de compensation au Trésor public.
Poursuivi dans la même affaire, l’ancien ministre de l’Agriculture, Rachid Benaissa, a quant à lui, été condamné à deux ans de prison ferme, assortis d’une amende d’un (1) million de DA (6966 dollars).
Le juge près le même tribunal a condamné également les propriétaires du groupe Benamor, Mohamed Laid à 8 ans de prison ferme assortis d’une amende de huit (8) millions de DA (55 733 dollars), et Mohamed El Hadi à 7 ans de prison ferme assortis, pour lui aussi de huit (8) millions de DA (55 733) dollars. L'autre propriétaire Ali Sami a écopé de 5 ans de prison ferme assortis de la même amende.
Les frères Benamor étaient poursuivis pour plusieurs chefs d’accusation dont « blanchiment d'argent et abus de fonction ». Les frères Benamor et les personnes morales ont été également condamnés à verser plus de 3 milliards de DA (environ 2 millions de dollars) au Trésor public, avec saisie des biens immobiliers, des avoirs et des comptes bancaires de tous les accusés.
Les déboires d’Ahmed Ouyahia et d’Abdelmalek Sellal avec la justice algérienne ont commencé dès l’été 2019, quelques mois seulement après la chute du Président, Abdelaziz Bouteflika, poussé à la démission par le mouvement populaire, Hirak. Leurs noms ont figuré, par la suite, dans, pratiquement, tous les dossiers dits de corruption.
Ils sont condamnés, à plusieurs reprises, à des peines de prison, dont les plus lourdes étaient de 15 ans pour Ahmed Ouyahia et de 12 ans pour Abdelmalek Sellal. Mais la loi algérienne ne permet pas un cumul de peine, ce qui fait que les concernés purgeront seulement la peine la plus lourde.
La délinquance juvénile : Réalités et prises en charge. Essais de Insaniyat, Revue algérienne d'anthropologie et de sciences sociales. Crasc, Oran, 23e année, n° double 83-84, janvier -juin 2019, 216 pages en français et 72 en arabe, 500 dinars
Il n'y a pas que notre pays qui connaît le phénomène de la délinquance juvénile. Il se pose dans de très pays du monde ; sinon tous.
C'est pour cela que, pour la première fois dans ce domaine, nous dit-on, que des chercheurs de sept pays méditerranéens se sont livrés à un exercice comparatif : Algérie, Espagne, France, Italie, Maroc, Mauritanie et Portugal.
Il y a d'abord Laurent Muchielli qui analyse la délinquance des mineurs en France, comparant les statistiques de police et de justice. Daphné Bibard et Laurent Muchielli posent la question des profils des adolescents délinquants à partir du cas de Marseille. Ousmane Wague étudie la situation des enfants pauvres de Nouakchott (Mauritanie). Khedidja Mokeddem propose une analyse des trajectoires des adolescent-e-s placé-e-s dans les centres de réinsertion sociale d'Oran.
Fatima-Zohra Delladj-Sebaa étudie les particularités de genre dans la prise en charge de l'adolescent déviant ou délinquant. Ester Massa et Stefania Crocitti (Italie) appellent à repenser la justice des mineurs (dont les mineurs étrangers) ainsi que les politiques pénales conçues pour faire face aux problèmes de délinquance juvénile. José Palma-Duran et Raul Ruiz-Callado exposent les réformes du système pénal des mineurs en Espagne.
Najat Bassou et Abdellatif Kidai analysent les diverses étapes de la construction de la justice des mineurs au Maroc. Joselina Castro et Carla Cardoso (Portugal) posent la question de la protection et de la responsabilisation du mineur
A noter un entretien mené avec Marwan Mohammed, sociologue et chercheur français d'origine marocaine, 44 ans ; un entretien dans lequel il raconte son long, difficile (Il a eu, dit-il, «une première vie marquée par l'échec scolaire, la précarité, l'oisiveté, le chômage et la multiplication de petits boulots dès sa sortie sans diplôme du lycée professionnel à 17 ans) mais fructueux parcours.
Sommaire : Présentation/ Parcours de recherche (Entretien)/ Thèmes de recherche (9)/Positions de recherche/ Comptes rendus de lecture (3)/Informations scientifiques/ Revue des revues/Résumés des articles (français, anglais, arabe).
Extraits : «On peut admettre qu'un garçon puisse séjourner dans un centre de rééducation pour son bien et en sortir «plus expérimenté», «corrigé» ou tout simplement «rééduqué» comme le laisse entendre la mission de ces centres. Il en va différemment pour une jeune fille séjournant dans l'un de ces centres qui se transforme en déviance irréversible, charriant une souillure morale indélibile» (Fatima Zohra Delladj-Sebaa, p 93)
Avis : Très intéressant document, encore d'actualité, malgré la part trop belle faite aux exemples étrangers... eux-mêmes très, très instructifs.
Citations : «Il est très compliqué de proposer un regard scientifique dans un contexte hystérisé et intellectuellement malhonnête» (Marwan Mohammed, p22), «En Algérie, le traitement tant juridique que social des difficultés des adolescents à s'adapter aux normes sociales ne se fait pas de manière indifférenciée pour les filles et les garçons» (Fatima Zohra Delladj-Sebaa, p 93), «Dans la déviance, tant sociale que morale, la féminité serait un facteur aggravant» (Fatima Zohra Delladj-Sebaa, p 93)
De nos sœurs égorgées Roman de Rachid Ezziane. Editions Les presses du Chélif, Chlef 2022.153 pages, 800 dinars
Ils étaient 12. Tous enseignants. Tous issus de familles modestes et/pauvres. Tous habitaient à Sfisef, un «village néant», un «sosie à l'insignifiance». Tous devaient se rendre chaque jour de l'année scolaire 1997, en minibus (un vieux fourgon) ou en taxi «clandestin», en aller-retour à des heures fixes, à quinze kilomètres à leur établissement scolaire situé à Aïn Adden. Parmi les douze, il y avait onze femmes : Zahia (mère de deux enfants), Hassina (affectation nouvelle avec le rêve d'aller à Alger pour devenir journaliste), Faiza (fille unique projetant d'aller en Belgique rejoindre son oncle), Alia (fan de poésie), Nacera (qui travaille pour toute la famille, le père ayant été assassiné par les terroristes), Karima (la toute belle, habitant un appartement «plus vétuste que des habits en haillons», voulant être historienne), Assia (d'une famille aisée), Fadhila (unique fille), Rabha (au corps chétif, grand fan des l'équipes nationales de foot et de hand... surveille constamment par un frère qui faisait de tout une affaire d'honneur), Samia (orpheline de père, institutrice stagiaire), Aïcha (qui venait de se marier et attendait un enfant). Toutes heureuses de se retrouver et de retrouver leurs classes et leurs élèves. Mais, le visage crispé et la peur au ventre. Car...
Au maquis terroriste, il y avait une «fatwa» interdisant aux femmes d'enseigner ou d'aller à l'école. Emise par un «fou de Dieu» au surnom sanguinaire: «Dhib El-Djiâane», le loup affamé, déjà coupable, par égorgement, de mille et meurtres, toujours d'innocents (femmes, vieillards, bergers, automobilistes, enfants...).
Après une journée d'enseignement bien remplie, c'est le retour au domicile, toujours dans le même fourgon, suivi par un taxi avec quatre passagères.
Sur le chemin de retour, elles seront toutes (ainsi qu'un instituteur) égorgées par la horde sauvage. Onze «vierges» dont deux étaient mariées, ayant refusé le «diktat» de l'intolérance ont préféré se sacrifier plutôt que de vivre enchaînées, «car nul ne peut prétendre avoir vécu s'il n'a pas vécu à la délectation de la liberté».
Plusieurs années après, Sfisef a quelque peu pansé ses blessures... à un prix très, très fort. Puis vint Bouteflika qui, sous l'effet de discours «magiques», a imposé la «Concorde» et la «Réconciliation», comme si la «Rahma» ne suffisait pas...», avec un peuple devenu masse qui suivit les «enjeux» sans rien comprendre». On en a oublié les victimes...». «Dhib El-Djiâane» le loup affamé, abandonné, traqué, solitaire, affamé, saisissant l'offre» ne tarda pas à se rendre... et il continue à purger sa peine d'emprisonnement à perpétuité en compagnie de ses cauchemars et de sa folie.
L'Auteur : Né en 1955 à Zeddine (Aïn Defla). Ancien professeur de philosophie, journaliste chroniqueur. Plusieurs ouvrages à son actif (romans, essais, nouvelles).
Extraits : «Quand on vit dans une famille de huit personnes, entassées dans un deux pièces cuisine, on a beau aimer les poèmes de Nizar Kabbani ou de Mahmoud Darwich, on n'aura jamais ni le temps ni l'espace pour les lire ou les écrire» (p23), «Cette réconciliation avait surtout profité plus aux assaillants qu'à leurs victimes. «Cette paix à sens unique» avait fait naître chez tous ceux qui ont été écorchés dans leur chair comme une deuxième mort des leurs» (p115)
Avis : Emouvant. Se lit d'un trait... surtout pour arriver au châtiment du meurtrier.
Citations : «Comme le vampire qui se nourrit de sang, le loup affamé se désaltère de la peur des femmes» (p47), «Seule l'instruction libère l'esprit. Donne des ailes aux racines. Ouvre les chemins de l'avenir» (p57), «Dans «l'offensive», il reste en arrière ; dans la fuite, il prend la tête de la course. Telles est la meilleure tactique des lâches, sans foi ni loi» (p87), «Il n'y a pas de lucidité sans liberté, et de liberté sans courage» (pp 115-116).
M'hamdia, Naïma, Hafida, Kheira, Sahnounia, Zohra, Fatima, Amina, Aziza, Kheira, Rachida : ces prénoms sont ceux des onze jeunes femmes institutrices, assassinées par des terroristes islamistes, sans foi ni loi, également appelés : "fous de Dieu", le 27 septembre 1997 près de Sfisef, dans la Wilaya de Sidi Bel-Abbès (Algérie).
Elles avaient, certes, reçu des menaces de mort si elles ne s'arrêtaient pas d'enseigner et elles savaient pertinemment qu'elles couraient un risque démesuré. Cependant, elles ont persisté dans leur volonté de poursuivre leur métier d'enseignantes car elles étaient persuadées que l'école, ce temple du savoir, était le chemin vers la liberté et l'épanouissement.
C'est à partir de cette tragédie innommable que Rachid Ezziane a écrit son "roman". Certes, le parcours de ces femmes est imaginé par l'auteur mais il apporte à son récit de tels arguments, notamment, sur le combat réellement mené contre le terrorisme et l'obscurantisme au cours de cette décennie noire qu'on se laisse totalement porté par le parcours de ces jeunes femmes (la plus âgée avait 40 ans !) au travers de leur vie quotidienne, de leurs peurs, chaque matin, avant d'aller prendre ce bus qui les emmène dans leur classe respective. Ces institutrices étaient mieux placées que quiconque pour savoir que si les guerres prennent naissance dans l'esprit des hommes, c'est dans leur esprit que peuvent s'élever les défenses de la paix, d'où l'intérêt de l'éducation dès le plus jeune âge.
Ce récit est un hommage à toute la population algérienne et à ces enseignantes en particulier. Certes, l'auteur y dénonce des atrocités mais il le fait avec l'intelligence, l'émotion et l'empathie qui le caractérisent. Ce livre est également tellement captivant et bouleversant que, une fois ouvert, nous ne pouvons pas le refermer avant de l'avoir terminé !
Algérie: le journal Liberté publie son dernier numéro
Le dernier numéro du quotidien algérien francophone "Liberté" devant un kiosque à journaux à Alger, le 14 avril 2022
afp.com - RYAD KRAMDI
Le quotidien francophone algérien Liberté, créé il y a 30 ans, a publié jeudi son dernier numéro, une semaine après que son propriétaire, le richissime homme d'affaires Issad Rebrab, a décidé de le liquider.
La une du journal s'apparentait à un faire-part de décès, barré d'un trait noir et avec la manchette "Merci et au revoir" en rouge.
"Après 30 ans d'une aventure intellectuelle, Liberté s'éteint", écrit-il en première page.
"Le rideau est tombé sur Liberté, notre journal, votre journal, qui a porté trente ans durant les idéaux de la démocratie et de liberté et constitué le porte-voix de l'Algérie qui avance", ajoute-t-il.
Le célèbre caricaturiste du journal, Ali Dilem, a signé lui aussi son dernier dessin dans le quotidien avec une caricature représentant un cercueil en bois portant le nom de Liberté sur lequel est posé un marteau et un clou, sous le titre "le dernier bouclage".
"Aux concitoyens et amis du journal ayant exprimé leur souhait de voir sa parution se poursuivre et à ceux n'en ayant pas compris les motifs (de sa fermeture, ndlr), je confirme que sa situation économique ne lui permet qu'un court et vain sursis", a explique M. Rebrab, dans une déclaration publiée dans le journal.
Issad Rebrab, patron du group Cevital, est le deuxième homme le plus riche du monde arabe, selon le magazine Forbes qui estime sa fortune à 3,8 milliards de dollars (3,5 milliards d'euros).
Révélant dans les colonnes du journal qu'il prenait "enfin une retraite effective", il précisé que le fermeture de Liberté était "le souhait" de ses successeurs à la tête de Cevital.
Après avoir connu l'euphorie lors de l'ouverture du paysage médiatique au secteur privé à la fin des années 1980, l'Algérie a vu disparaître ces vingt dernières années des titres comme Le Matin, La Tribune ou l'hebdomadaire la Nation, faute de revenus publicitaires et en raison d'une chute de leurs ventes.
La fermeture de Liberté survient dans un climat difficile pour la presse algérienne, avec une dizaine de journalistes poursuivis ou condamnés, notamment pour diffamation d'hommes politiques ou en raison de publications sur les réseaux sociaux.
En 1944, quand les Américains reprennent le contrôle de Guam, Shoichi Yokoi refuse de mourir. Et de se rendre.
Shoichi Yokoi lors de son retour à Tokyo, le 2 février 1972. | Jiji Press / AFP
Il y a cinquante ans, un des derniers soldats japonais à avoir combattu pendant la Seconde Guerre mondiale refit brusquement surface. Une fin d'après-midi de janvier, sur l'île de Guam, dans le Pacifique, deux chasseurs tombèrent sur un homme voûté, couvert de vêtements sales, en train d'installer des pièges à crevettes artisanaux dans un cours d'eau aux confins de la jungle. Les deux hommes avaient vécu l'occupation brutale de l'île de Guam par les Japonais pendant la guerre, ils comprirent donc immédiatement ce qu'ils venaient de découvrir. Avant que l'homme aux yeux écarquillés ne pût s'échapper, ils s'en saisirent, lui lièrent les mains derrière le dos et le conduisirent, sous la menace d'une arme, jusqu'aux autorités de l'île qui eurent du mal à croire l'histoire qu'il se mit à leur raconter.
Les chasseurs venaient de capturer Shoichi Yokoi, soldat de première classe de l'armée impériale japonaise. Il était le dernier survivant d'une garnison composée de 20.000 soldats japonais annihilés par l'armée américaine lorsqu'elle avait reconquis son territoire en 1944. Il était resté en cavale dans les terres sauvages de Guam pendant près de vingt-huit ans, d'abord avec une petite bande, puis complètement seul. Le jour, il se cachait dans un tunnel froid, humide et enfumé qu'il s'était creusé avec un fragment d'obus. La nuit il cherchait des noix de coco, des crapauds buffles et à l'occasion, récupérait une vache égarée. Il avait 56 ans et pesait moins de 40 kilos.
La découverte de Yokoi en 1972 estomaqua les Japonais pour qui, depuis longtemps, le dernier soldat de l'armée impérial était mort ou avait regagné ses pénates. Plus de 5.000 hommes, femmes et écoliers l'accueillirent en agitant des drapeaux lorsqu'il rentra enfin à Tokyo par une nuageuse après-midi d'hiver. Soixante-dix millions d'autres, l'équivalent en pourcentage à 200 millions d'Américains aujourd'hui, le regardèrent en direct à la télévision marcher d'un pas traînant jusqu'au micro installé sur le tarmac de l'aéroport et leur asséner un nouveau choc.
Il annonça à ses compatriotes qu'il avait honte de rentrer vivant au pays.
La première fois que j'ai entendu parler de l'histoire de Yokoi, j'étais journaliste à Guam au milieu des années 1970. Au début, ce furent les détails de sa survie qui m'ébahirent: le fait qu'il ait survécu à l'invasion massive des Américains, qui coûta la vie à 90% des défenseurs japonais. Le jeu mortel du chat et de la souris auquel il avait joué la moitié de sa vie tandis que soldats américains et insulaires avides de vengeance traquaient les survivants. Sa volonté acharnée d'aller de l'avant, même après la mort du dernier de ses compagnons.
Mais ces dernières années, je me suis de plus en plus intéressé aux questions plus larges que soulève l'épreuve qu'il a subie. De quoi avait-il tant honte? Que pensaient les Japonais de 1972, à qui leur nouvelle constitution interdisait le recours à la force pour résoudre les querelles internationales, dont l'empereur n'était plus considéré comme un dieu et dont le pays était devenu la troisième économie mondiale, de ce voyageur du temps venu d'un passé si différent? Et peut-être plus important encore, à une époque où, nous, les Américains, sommes rongés par des questions sur la personnalité, les objectifs et la résurgence du nationalisme, quel genre de pays produit un homme qui préfère passer plusieurs dizaines d'années dans un trou étouffant et puant plutôt que de se rendre?
Même cinquante ans plus tard, les réponses ne sont pas simples.
Un génie du survivalisme
Shoichi Yokoi naquit en 1915 dans une famille rurale pauvre près de la ville industrielle poussiéreuse de Nagoya, et grandit pendant l'une des plus profondes récessions de l'histoire de son pays. Sa mère quitta son mari alcoolique alors qu'il n'avait que trois mois et éleva son fils unique avec les plus grandes difficultés. Yokoi fut ballotté d'un membre de sa famille à l'autre sans jamais être le bienvenu jusqu'à ses 15 ans, lorsqu'il entra en apprentissage chez un tailleur à Toyohashi, à 65 kilomètres au sud-est de Nagoya. Les heures de travail étaient si longues et les rations alimentaires si maigres que lorsque Yokoi fut appelé pour faire ses trois jours en 1935, il fut recalé. Pour un homme qui allait établir un record dans le domaine de l'endurance humaine, il était mal parti.
Apprendre à faire un revers à des pantalons ou à manier le mètre de couturière peut ne pas paraître la meilleure préparation à une vie de cavale, mais Yokoi sut mettre ses connaissances à profit. Lorsque la chaleur et l'humidité tropicales de Guam firent tomber son uniforme en lambeaux, il trouva le moyen de détacher les fibres de l'écorce des arbres et de les tisser pour en faire une sorte de toile de jute. Il en fit des chemises et des pantalons étonnamment bien taillés, avec poches, passants pour la ceinture et boutonnières cousues dans les règles de l'art.
Ces vêtements le protégeaient du soleil tropical et des nuées de moustiques. Leur fabrication, qui demanda plusieurs mois pour chaque ensemble, lui permit de rester sain d'esprit. «Cela a peut-être été bon pour ma santé mentale de m'astreindre à des tâches quotidiennes, écrivit-il plus tard. Chaque moment de ces activités me procurait un plaisir simple et un sentiment de satisfaction.»
Ses innovations en survivalisme ne s'arrêtèrent pas là. Non seulement il apprit comment creuser des tunnels avec des outils primitifs ainsi que les moyens de les empêcher d'être inondés ou de s'affaisser, mais il fabriqua un filtre avec des coques de noix de coco pour réduire la fumée de ses feux de cuisine souterrains, susceptibles de le trahir. Il apprit également à enlever les glandes vénéneuses des crapauds buffles qui lui fournissaient les protéines dont il avait grand besoin, et plus tard se mit à élever ces batraciens géants dans son tunnel afin de contrôler la population de cafards et de lui tenir compagnie.
Il fabriqua des pièges pour attraper des crevettes d'eau douce, des anguilles et des mulots, et dissimula l'entrée de son tunnel sous un tapis en bambou suffisamment solide pour soutenir le poids d'un homme, et pourtant invisible à l'œil nu. Il découvrit également à ses dépens qu'essayer d'allumer un feu en frottant deux bouts de bambou peut être épuisant, à moins d'ajouter juste au bon moment une toute petite dose de poudre prélevée dans les balles qu'il lui restait. Ce soldat faiblard aux origines peu prometteuses s'avéra être un génie du survivalisme.
La grotte d'origine de Shoichi Yokoi ayant été détruite par un typhon, une reproduction a été construite au même endroit. Elle est devenue une attraction touristique de Talofofo, à Guam. | Groverva via Wikipedia
Lorsque Yokoi retourna au Japon en 1972, sa trousse à outils suscita un tel intérêt que des dizaines de milliers de Tokyoïtes firent la queue pendant des heures pour venir la voir pendant son exposition dans un grand magasin du centre-ville (elle est visible en ligne sur le site internet du musée municipal de Nagoya). Mais à mesure que le public prenait connaissance de l'immensité des épreuves qu'il avait subies, son intérêt passa du contenu de sa trousse à outils à l'homme et la force dont il a dû faire preuve.
Yokoi avait grandi dans un Japon pétri de rancœur. Malgré sa victoire contre la Russie en 1905 (la première fois qu'un pays asiatique battait une puissance occidentale) et son alliance avec les vainqueurs de la Première Guerre mondiale (ce fut la seule puissance asiatique signataire du traité de Versailles), ses dirigeants ne se sentaient pas respectés. Ils étaient irrités par les limites imposées à leur flotte par les États-Unis et le Royaume-Uni et n'appréciaient guère le racisme que les émigrés japonais devaient affronter aux États-Unis, où l'hystérie contre le «péril jaune»conduisit à une interdiction de l'immigration japonaise en 1924. Comme le savent pertinemment les Américains d'aujourd'hui, un sentiment d'injustice peut être une motivation puissante.
À partir de 1930, une épouvantable série d'assassinats et de coups d'État manqués liés à des éléments ultranationalistes dans l'armée japonaise sapèrent les institutions démocratiques qui s'étaient développées dans les années 1920. Le régime de plus en plus autoritaire fit la promotion d'une dévotion inconditionnelle à un empereur de nature prétendument divine et d'une mentalité mettant le Japon avant tout le reste, et qui justifiait un impérialisme absolu. En 1931, un groupe d'officiers de l'armée japonaise organisèrent l'attaque d'une voie ferrée appartenant au Japon en Mandchourie et accusèrent les Chinois. L'incident servit de prétexte pour annexer la province entière.
En 1938, le nombre croissant de morts dans la guerre que le Japon continuait de mener en Chine obligea l'armée impériale à revoir ses critères physiques suffisamment à la baisse pour harponner Yokoi. Compte tenu de son physique moins que robuste, il fut affecté à une unité logistique derrière les lignes de front et fut d'abord envoyé en Chine, puis à Guam, où il prit part à une ultime tentative de défense de l'Empire pacifique japonais en plein effondrement. Lorsque les Marines écrasèrent son unité mal entraînée sur les plages de Guam en 1944, il battit en retraite avec quelques autres rescapés dans la moitié sud de l'île, couverte de collines boisées.
Shoichi Yokoi dans son uniforme de sergent de l'armée japonaise. | Wikipedia
Les Japonais avaient envahi Guam quelques jours après Pearl Harbor, ce qui en faisait le premier territoire américain à tomber entre des mains ennemies depuis la guerre de 1812. Ils le géraient comme un camp de concentration. Lorsque dans la période d'après-guerre, à l'instar des deux chasseurs, des insulaires survivants découvraient des soldats restés sur place, comme Yokoi, ils les tuaient souvent.
Constatant que la vie à la surface était de plus en plus risquée, Yokoi et son petit groupe, qui ne cessait de se réduire, s'enfouirent sous la terre à partir des années 1950. En 1964, les deux derniers compagnons de Yokoi, avec qui il s'était brouillé, moururent dans des circonstances mystérieuses. Le médecin légiste de Guam décréta plus tard qu'ils avaient été empoisonnés, probablement par l'ingestion de graines de cycadophytes mal préparées qui contiennent une toxine dont Yokoi et ses compagnons savaient tous qu'elle était mortelle.
Désir de vivre, refus de se rendre
Yokoi resta seul pendant les huit années qui suivirent. Il bricolait ses pièges à crevettes, élevait ses crapauds buffles et regardait ces curieux appareils, dont il saurait plus tard qu'on les appelait des avions à réaction, passer en vrombissant au-dessus de l'entrée de son tunnel. Il ne pouvait que remarquer qu'aucun d'entre eux ne portait de marquage japonais. Lors de ses premières années dans la jungle, il avait entendu des haut-parleurs annoncer que la guerre avec le Japon était terminée. Mais dans le pays militariste et ultranationaliste qui avait façonné sa personnalité, les membres de l'armée impériale étaient censés se battre jusqu'à la mort. Une reddition, lui avait-on asséné explicitement lors de ses premières années dans l'armée, ne déshonorait pas seulement les soldats mais aussi leurs familles restées au pays.
Sur le front, ce décret draconien avait conduit à un nombre de morts épouvantable. Des 20.000 défenseurs japonais environ stationnés à Guam lorsque les Marines américains débarquèrent au matin du 21 juillet 1944, 18.382 périrent, selon les décomptes américains ultérieurs. Beaucoup moururent lors d'attaques-suicides totalement inutiles en poussant le cri de guerre «banzai!». Moins de 1.600 d'entre eux furent capturés vivants. Environ 150 fuirent dans la jungle, pris au piège entre leur désir de vivre et leur refus de se rendre. Yokoi fut le dernier à en ressortir vivant. Il ne s'était pas rendu, mais il n'avait pas gardé sa dernière balle pour lui non plus.
À partir du moment où il fut découvert, les presses américaine et japonaise firent leurs choux gras de l'histoire de Yokoi qui était digne de Rip Van Winkle, le personnage romanesque de Washington Irving. Il n'avait jamais regardé la télévision, ne savait pas que des hommes avaient marché sur la Lune et n'avait jamais entendu parler de la bombe atomique. Il ne sut pas quoi faire des petits paquets de papier qu'il trouva sur son plateau de petit-déjeuner au Guam Memorial Hospital –c'était du sel et du poivre. Il mit les journalistes en joie lors de la première conférence de presse après sa capture en demandant si Franklin Roosevelt était encore président des États-Unis. Roosevelt était mort depuis plus de vingt-six ans.
Yokoi était en étonnamment bonne forme. Certes il était anormalement maigre et très voûté, à cause de son existence souterraine, et il lui faudrait des mois pour se redresser. Il lui manquait aussi sept dents, il souffrait d'un léger béribéri et d'un écrasement de vertèbre dans le bas du dos, dû à un affaissement de tunnel qui avait failli le tuer. Ses faibles apports caloriques avaient également annihilé toute appétence sexuelle; il lui faudrait des mois avant de retrouver une érection. Il avait été privé de sel pendant plus d'un quart de siècle et avait rarement mangé de la viande rouge.
Si son taux de protéines dans le sang était bas, il ne souffrait pas de malnutrition. Il avait été obligé de faire régulièrement de l'exercice pour se procurer à manger et trouver du bois. Il avait soigneusement fait bouillir l'eau qu'il buvait et s'était lavé toutes les nuits dans le cours d'eau où il pêchait. Tout cela lui avait valu un cœur en bonne santé et un corps libre de tout parasite. Il s'exprimait curieusement bien pour quelqu'un qui n'avait entretenu de conversation qu'avec des crapauds buffles pendant huit ans.
Un sacrifice incompréhensible
Si les Japonais furent fascinés par l'histoire de sa survie, ils étaient divisés sur sa signification. Beaucoup de ses compatriotes le considéraient comme une victime du redoutable système éducatif d'avant-guerre qui avait rendu la guerre acceptable et la libre-pensée subversive. Les néo-nationalistes le traitèrent tout bonnement de déserteur. Quelqu'un lui envoya une lame de rasoir et une lettre lui suggérant de s'ouvrir les veines. Les Japonais les plus jeunes –en 1972, la moitié de la population était née après la guerre– admirèrent son endurance mais trouvaient son sacrifice incompréhensible.
Yokoi lui-même ne fournit pas de réponse simple. Malgré tout ce qu'il avait enduré, sa loyauté envers l'empereur Hirohito, l'homme qui l'avait envoyé mourir à Guam puis s'était rendu aux alliés et était toujours sur le trône à son retour, n'avait pas faibli. Yokoi resta flou sur le moment où il avait fini par comprendre que la guerre était terminée, et sur ce qui était arrivé à ses deux derniers compagnons dans la jungle. Bien qu'il rejetât toute suggestion avançant qu'il pût être un héros, et qu'il se fût lassé de toute l'attention qu'il suscitait –des entreprises de bus touristiques avaient ajouté des arrêts chez lui, à Nagoya, pour répondre à la demande–il se lança dans une campagne législative à petit budget en 1974 avec un programme qui rejetait le consumérisme, les jupes courtes et la pollution du Japon moderne. Il essuya une défaite. Cuisante.
Pourtant, ce survivant ridé et pétri de contradictions n'avait pas fini d'étonner les autres ni de s'étonner lui-même puisqu'il trouva l'amour, à 57 ans. Sa famille ayant décidé qu'il lui fallait une épouse, elle avait eu recours aux services d'une marieuse professionnelle. La troisième candidate fut une femme de 44 ans originaire de Kyoto, appelée Mihoko Hatashin. Ce fut le coup de foudre. Ils se marièrent en novembre 1972 et aussi improbable que cela paraisse, ce fut à Guam qu'ils partirent en lune de miel.
Ils vécurent ensemble les vingt-cinq années qui suivirent, jusqu'à la mort de Yokoi en 1997. Officiellement, il mourut d'une crise cardiaque. Mais il avait connu une longue période de déclin causée par une forme de maladie de Parkinson que les médecins associaient à ses longues épreuves dans la jungle, et il avait cessé de s'alimenter. Certains pensent qu'il s'est laissé mourir de faim pour éviter de devenir un fardeau trop lourd pour Mihoko. Il avait 82 ans.
«L'explosion Yokoi»
Yokoi ne fut pas le dernier soldat de l'empereur à réapparaître ainsi. Deux autres allaient émerger après lui: un officier japonais bravache qui déposa son épée lors d'une cérémonie mélodramatique aux Philippines deux ans après la découverte de Yokoi, et un aborigène de Taïwan recruté par l'armée japonaise, devenu agriculteur et retrouvé en Indonésie fin 1974. Mais Yokoi fut le premier à émerger après une période de douze ans, pendant laquelle le Japon avait amplement réussi à mettre la Seconde Guerre mondiale derrière lui et à devenir une démocratie vivante. Et voilà qu'il ramenait la guerre, avec toute sa violence et sa dévotion aveugle à des idéologies extrémistes, avec une force surprenante et souvent douloureuse.
Cinquante ans plus tard, l'onde de choc de ce qui fut surnommé «l'explosion Yokoi» trouve encore un écho au Japon. Le réseau de radio et de télévision public japonais NHK ont diffusé un documentaire de trente minutes sur lui en novembre 2021, basé sur une mine d'enregistrements découverts récemment et réalisés peu de temps après son retour. Les journalistes avaient aussi retrouvé Mihoko, âgée aujourd'hui de 93 ans, et lui avaient fait écouter ces enregistrements.
J'ai moi-même rencontré Mihoko en 2019 à Nagoya. Nous avons conversé dans la maison qu'elle et Shoichi avaient fait construire en 1973 avec des dons qu'ils n'avaient pas sollicités mais qui leur étaient parvenus de tout le Japon. Mihoko m'a confié que son mari évitait de parler de la guerre ou de ce qu'il avait vécu à Guam, mais qu'il avait proposé de cuisiner une marmite de mulots peu de temps après leur mariage. Elle lui avait dit qu'à partir de ce moment-là, ce serait elle qui cuisinerait.
Dans le documentaire, on voit Mihoko écouter Yokoi révéler son amertume envers les officiers à qui il reprochait de les avoir abandonnés à Guam, lui et ses compagnons, évoquer l'horreur qu'il avait éprouvée devant les atrocités qu'ils y avaient commises et sa frustration lorsqu'il essayait d'expliquer à ses compatriotes ce qui était arrivé à leurs fils, leurs frères et leurs maris sur cette île lointaine, et pourquoi ils devraient encore s'en soucier.
«Le Japon ne correspond plus à l'idée qu'il s'en faisait, dit Mihoko après un silence. Je crois que c'est un
pays qui ne ressent plus le besoin d'écouter l'histoire de Yokoi.»
Stephen R. Kelly — Traduit par Bérengère Viennot — Édité par Hanna Devaud
Invitée sur les ondes de France Inter mardi 12 avril 2022, Marine Le Pen a confondu l'Algérie et la Tunisie. Une énorme bourde qu'elle a directement payé sur la Toile..
La candidate du Rassemblement national a affirmé lundi 12 avril que le président Bourguiba "avait interdit le voile en Algérie". Une erreur qui a fait réagir les médias tunisien et algérien.
La confusion n'est pas passée inaperçue de l'autre côté de la Méditerranée. Marine Le Pen a été moquée sur les réseaux sociaux et dans les journaux algériens et tunisiens, après ses propos sur le voile au micro de France Inter mardi.
La candidate du RN défendait son idée d'interdire le port du voile dans l'espace public si elle était élue. Face à la journaliste Léa Salamé qui lui faisait remarquer que la France serait le seul pays à le faire, Marine Le Pen a confondu l'Algérie et la Tunisie.
"Bah excusez-moi, mais Monsieur Bourguiba avait interdit le voile en Algérie", a déclaré Marine Le Pen.
"Confusion impardonnable"
Alors que sur France Inter, les journalistes ne la corrigent pas sur le moment, des médias tunisiens et algériens ont relevé l'erreur. Habib Bourguiba était en effet le président tunisien et non algérien, de 1957 à 1987.
"La candidate d’extrême droite s’est emmêlée les pinceaux", a écrit le site économique tunisien Business News. L'Economiste Maghrébin y va plus fort. Selon la publication tunisienne, la "confusion" est "impardonnable pour un candidat à l'élection présidentielle d'un pays partenaire stratégique de la Tunisie".
Journaliste et chroniqueur chez Radio Mosaïque FM, l'une des premières station de radio privée de Tunisie, Haythem El Mekki a fait de l'ironie sur Twitter. "Le saviez-vous? Bourguiba avait interdit le voile en Algérie. Eh oui, c'est Marine Le Pen qui le dit", a-t-il tweeté.
Au-delà de la confusion, les faits avancés par la candidate sont inexacts. Comme le précise CheckNews, l'ancien président tunisien avait bien interdit le port du voile pour les jeunes filles en 1981, mais cette limitation concernait les établissements scolaires et universitaires publics. En 1987 ensuite, l'interdiction est élargie aux agents de l’administration et des établissements publics. Elle s'étend aux institutions privées en 1991.
Selon la chercheuse tunisienne Maryam Ben Salem interrogée par Libération, le voile n'a jamais été interdit dans la rue en Tunisie. ArabNews précise que ces décisions politiques prises par Habib Bourguiba faisaient partie d'un "vaste programme de modernisation de la société et d'émancipation des femmes."
L'opposition réagit
Après la sortie erronnée de Marine Le Pen, des soutiens du président-candidat, comme le président des Jeunes avec Macron, Ambroise Méjean, ont souligné sur Twitter l'"incompétence" de la candidate RN.
L'ancien conseiller de Matignon, essayiste et consultant d'origine tunisienne Hakim El Karoui avait en premier sorti la séquence sur les réseaux sociaux mardi, en se fendant d'un "Incroyable". L'auteur de L'Islam, une religion française (Gallimard, 2018) est connu pour sa défense d'un islam de France.
C'est une rencontre marquée par le silence et la douleur. En 1959, Léopold Mesnil, alors jeune agriculteur normand, était appelé en Algérie. Il passe quatorze mois à se battre dans une guerre qui, longtemps, ne dira pas son nom. Crise cardiaque à vingt ans. Il en a aujourd'hui 83. Et ses larmes jaillissent dès qu'il s'agit d'évoquer cette époque.
TV5MONDE : En 1959, vous avez 20 ans. Dans quelles conditions partez-vous en Algérie ? Savez-vous ce qu'il s'y passe ?
Léopold Mesnil, ancien combattant en Algérie: J'étais depuis quatorze mois à Saumur, dans l'ouest de la France, une cité militaire. En France, on ne disait pas trop ce qui se jouait en Algérie. On parlait d'événements, c'est tout. Mais j'ai un copain qui est mort là-bas en 1956, donc j'étais un peu "refroidi" à l'idée d'y aller.
TV5MONDE : On parlait de maintien de l'ordre...
Oui... avec des mitrailleuses et des canons...
TV5MONDE : Comment se passe votre départ pour l'Algérie ?
De Saumur, nous partons en convoi, en train, jusqu'à Marseille, puis le bateau. Il y a eu beaucoup de malades. On n'était pas bichonné ! Arrivés à Alger, nous sommes triés par régiments puis envoyés dans nos cantonnements. Ce que je découvre c'est à quel point l'Algérie est un beau pays. Mais surtout, on avait peur. On nous exposait. On n'avait aucun espoir.
TV5MONDE : On parle souvent de la question de la transmission. On sait que concernant la guerre d'Algérie elle reste difficile. Est ce que vous avez un souvenir particulier ?
Non, je ne vais rien dire.
A ce moment de l'entretien, Léopold Mesnil fond en larmes une première fois.
TV5MONDE : Vous n'étiez pas préparé à vivre cela...
On était des gamins. Et la guerre, ce n'est pas joli vous savez... C'était oeil pour oeil, dent pour dent.
TV5MONDE : Est ce que vous saviez pourquoi vous vous battiez à l'époque ?
Honnêtement, non. A l'époque non. Mais maintenant, je peux vous le dire : on est allé défendre les biens des gros colons. Ils étaient à Marseille ou Nice en train de se baigner dans la Méditerranée pendant que nous, nous nous faisions casser la gueule. Ca je ne l'ai pas oublié. D'ailleurs, je n'en veux pas aux Algériens, je n'en veux qu'aux colons ! Les Algériens étaient des Français au rabais, ils n'avaient pas les mêmes droits que nous. J'ai vu des petits Algériens de 5 ans marcher pieds nus dans la neige ! Vous trouvez cela normal ?
TV5MONDE : Très rapidement, vous vous êtes engagé au sein de la FNACA, la fédération nationale des anciens combattants d'Algérie. Que signifie cet engagement ?
Il s'agissait d'entretenir la mémoire et le souvenir. A l'époque, dans les années 60, on ne parlait pas de tout cela. Pas question de déposer une gerbe au pied d'un monument aux morts.
TV5MONDE : Mais entre anciens combattants d'Algérie, est ce que vous parlez de tout cela ?
Oui mais on n'étale pas les choses. On se raconte simplement où on était mais cela ne va pas plus loin.
TV5MONDE : Comment est ce que vous expliquez cette difficulté, aujourd'hui encore, à parler de ce qu'il s'est passé en Algérie ?
Je pense qu'on a tout fait pour nous endoctriner à ne rien dire. Mon fils me le dit souvent et je lui réponds "ben non, c'est passé, c'est passé, et c'est tout" ! Mais je ne sais pas si c'est propre à la guerre d'Algérie. Les Poilus de la guerre 14-18, peut-être, racontaient leur guerre. C'était plus ancré dans les moeurs.
TV5MONDE : Ce silence douloureux des anciens combattants est quelque chose qui revient énormément et donne le sentiment d'une génération sacrifiée. Qu'en pensez-vous ?
Oui, c'est vrai. Mais vous savez, il fallait le faire. C'était notre devoir.
Des soldats français bloquent l'accès à l'entrée de la Casbah à Alger ce 18 mai 1956 lors de la bataille d'Alger.
AP Archives
De 1954 à 1962, plus d’un million et demi de jeunes Français sont partis faire leur service militaire en Algérie. Ils ont été plongés dans une guerre qui ne disait pas son nom. Depuis lors, les anciens d’Algérie sont réputés n’avoir pas parlé de leur expérience au sein de leur famille. L'historienne Raphaëlle Branche a cherché à comprendre les raisons de ce silence familial dans son ouvrage "Papa, qu'as-tu fait en Algérie ?". Cette longue enquête auprès de nombreuses familles françaises est publiée, au moment où le président français Emmanuel Macron entend résoudre les conflits mémoriels entre l'Algérie et la France.
Raphaëlle Branche est professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris-Nanterre. Elle vient de publier aux éditions La Découverte "Papa, qu'as-tu fait en Algérie " Raphaëlle Branche est connue pour ses travaux pionniers sur la guerre d'Algérie et la violence coloniale. Elle a entre autres publié La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962) en 2001. L'entretien se divise en quatre périodes chronologiques : le conflit proprement dit, le retour en France, les années 1970 et les années 2000.
TV5MONDE : Combien de jeunes Français sont partis faire leur service militaire en Algérie ? Combien d’entre eux ont été témoins d’exactions ou auteurs d’exactions ?
Raphaëlle Branche : L'ouvrage s’intéresse à l’armée française en tant qu’armée de conscription. Le nombre de conscrits envoyés en Algérie est autour de 1,5 million de personnes. Il faut ajouter à cela les militaires de carrière et les auxiliaires militaires qui ont aidé l'armée française. Cela fait beaucoup de gens si on ajoute leur famille. Pour répondre à votre question selon laquelle ils auraient été confrontés à des exactions, ce ne sont pas des exactions dont il s’agit mais la manière dont la guerre a été menée en Algérie.
La guerre a été une guerre totale faite à la population avec des méthodes particulièrement violentes et des méthodes surprenantes. Construire une école pouvait être une manière de faire la guerre. La panoplie des actions auxquelles ont pu être confrontés les soldats est très vaste et la réduire à la question des violences les plus extrêmes ou aux crimes de guerre est réducteur. On ne peut pas chiffrer combien de soldats ont été confrontés à ces violences extrêmes mais c’est de l’ordre de l’exception.
Dans votre ouvrage, ce qui frappe c’est le silence qui domine. Durant le conflit dans leur correspondance les soldats parlent peu. S’agit-il d’une autocensure ou d'une réelle censure de la part de l'armée ? Comment expliquer ce premier silence ?
Ils ont posé des mots dans leurs journaux intimes où ils ont décrit la guerre et puis ils ont écrit pour les proches. De manière assez classique dans le cas des guerres, les combattants rapportent peu de choses à leurs proches. L’essentiel est de rassurer, de leur dire que tout va bien. L’idée est de dire : « Je vais bien, je suis en vie et je vais rentrer entier ». Les correspondances tournent autour de cela. Il faut maintenir le lien avec la famille. Il faut la rassurer. Après, certains racontent quand même. On ne peut pas écrire seulement pendant deux ans que « tout va bien et que je vais bien ».
L'ouvrage est publié aux éditions La Découverte.
La Découverte
Il va falloir ainsi raconter autre chose. Dans les lettres, ils racontent leur vie quotidienne. Et cette vie quotidienne est faite de très peu de combats. Elle est faite de la découverte d’un pays, d’un territoire, d’une société qui peut les étonner, les choquer, les surprendre au vu de ce qu’ils pouvaient en connaître. C’est-à-dire pas grand-chose en fait. Et puis il y a la violence de la guerre qui arrive et qui peut parfois exister dans les lettres. Mais c’est vrai, ce n'est pas souvent dit. Et c’est aussi difficile à comprendre aussi pour leurs proches.
Une communication suppose que deux personnes, qui se parlent, se comprennent. Pour cela, il fallait que je comprenne ce que les Français de cette époque pouvaient imaginer derrière les mots d’un appelé. Quand un soldat écrivait par exemple qu’il est arrivé dans un village et que son unité avait fouillé les habitations. Qu’est-ce que les gens qui lisent alors ces lettres ont comme imaginaire ? Les Français, les proches qui ont vécu l’occupation allemande durant la Seconde Guerre mondiale ont ce genre de scènes dans leur imaginaire. Tout cela permet de ne pas dire beaucoup pour que les proches comprennent. Fouiller un village, cela peut dire aussi faire peur à des enfants ou violenter des civils. C’est ce genre de choses que j’essaie d’établir. Quel sens avaient les mots à l’époque ?
C’est un silence mais rempli de plein de choses.
C’est un silence rempli de plein de choses. Il ne faut pas opposer le silence à la communication. Le silence est une manière de communiquer d’un côté et de l’autre. Le silence c’est aussi les questions que l’on ne pose pas ou que l’on n’ose pas poser. Le silence c’est aussi les récits qui restent sans réponses des proches. Je me souviens de cette correspondance où le soldat raconte et où la femme reste sur ses écrits. Elle raconte sa vie, celle des enfants et lui il reste sur son discours. Il raconte la guerre, les horreurs qu’il voit. Et on a l’impression qu’elle ne le lit pas. Bien sûr, elle le lit mais elle ne réagit pas. Elle ne réagit qu’en maintenant le lien avec la famille et les enfants.
Les appelés du contingent
Des soldats français occupent un poste avancé dans la région de Constantine ce 8 février 1958.
AP Archives
De 1954 à 1962, un nombre grandissant d'appelés du contingent fut envoyé en Algérie pour participer au conflit, commencé le 1er novembre 1954. Leur nombre a dépassé le demi-million à la fin de la guerre en 1962, pour une conscription de 28 mois. En tout plus d'un million et demi d'appelés participèrent à la guerre d'Algérie. La mobilisation générale durant la guerre constitue le dernier appel aux citoyens français (engagés volontaires et réservistes exceptés). Leur statut d'ancien combattant au sein de la société française ne fut reconnu qu'en 1974. La République française ne reconnaitra qu'en 1999 que ce que l'on appelait "les évènements d'Algérie" constituaient de fait une guerre.
La censure existe-t-elle à l’époque ?
C’est une question classique que l’on se pose lorsque l’on travaille sur la question de la guerre. Mais en l’occurrence, la guerre d’Algérie n’est pas considérée comme une guerre à l’époque. Les soldats partent faire leur service militaire et donc il n’y a pas de contrôle postal puisqu’il y a aucune raison en démocratie de contrôler ce que les gens s’écrivent dans une lettre. Le service militaire ne justifie pas qu’il y ait une dimension secrète. Ce qui justifie la censure en temps de guerre c’est de ne pas dévoiler l’armement, l’endroit où l’unité se trouve… En temps de service militaire ce n’est donc pas justifiable. Donc l’Etat ne peut pas se permettre de censurer. Il n y’a pas de censure. En revanche il y a une autocensure.
Comment expliquez-vous ce silence du retour ? Par le fait de vouloir se reconstruire ?
Ce silence n’est pas lié à ces hommes de retour. Il est lié au contexte dans lequel ils rentrent. Ce contexte est familial et social. Qu’est-ce que l’on attend d’eux ? On attend d’eux qu’ils s’installent, qu’ils aient un métier et qu’ils fondent des familles. Ils ont fait en Algérie ce qu’ils avaient à faire. Ils y ont fait leur devoir, leur service militaire. Beaucoup de familles considèrent que ces deux années, qui certes étaient nécessaires par devoir, ont été volées à la famille et aux projets familiaux. Et donc de la part des soldats et des proches on ne veut pas s’appesantir sur ces deux ans. Durant le conflit, ces soldats se projettent beaucoup sur ce qu’ils vont faire lorsqu’ils vont renter. Est-ce que je vais trouver du travail ? Est-ce qu’elle m’aimera toujours ?
À leur retour ils veulent se mettre dans autre chose. On comprend bien que dans un premier temps on ferme la porte derrière soi lorsqu’on quitte l’Algérie et on est encouragé dans ce sens par ces proches et par une société. À l'époque dans cette France, il y a du travail pour tout le monde. La France est alors en pleine croissance. Cette France est en grande mutation. Il y a beaucoup d’adaptation aussi à faire pour eux. Il y a des changements professionnels, des changements de vie. Toutes ces transformations les happent. Et pendant quelques années, quelques décennies, ils en parlent peu. On ne les interroge pas, on les identifie peu comme des hommes qui reviennent d’Algérie. Et cela ne fait pas forcement partie de leur identité.
Pourtant malgré ce silence, il y a des signes. Certains de ces hommes font des cauchemars, d‘autres tombent dans la violence contre leur conjoint. Certains souffrent de stress post-traumatique et sont peu pris en charge par les professionnels. Vous citez notamment ce cas de l’hôpital psychiatrique de Besançon en 1967 où face aux patients atteints de stress post-traumatique aucun médecin ne les interroge sur leur expérience algérienne. Et ce sont les infirmiers, eux-mêmes anciens combattants, qui font ce travail.
Il reste que beaucoup d’hommes effectivement ont du mal à se réadapter. Ils ont beau en avoir la volonté, ce n’est pas toujours possible pour eux. Les troubles adaptatifs au retour sont très majoritaires. Ces troubles peuvent durer quelques semaines ou quelques mois. Un trouble adaptatif c’est par exemple avoir du mal à s’endormir sur un lit confortable quand on a dormi un an sur le sol. C’est aussi avoir peur des bruits secs. C’est avoir du mal à se mettre au dos d’une fenêtre ouverte. Les troubles adaptatifs c’est cela et puis progressivement cela se calme. Mais ces troubles peuvent aussi s’installer et devenir des troubles du fonctionnement beaucoup plus lourds. Et quand ces hommes consultent un médecin et quand j’en trouve la trace dans les archives, les médecins et les psychiatres ne font pas le lien avec l’Algérie. Ils vont penser qu’il y a un dysfonctionnement familial. Il va falloir attendre surtout les années 80-90 pour que le rapprochement avec la guerre d'Algérie soit fait. Et donc il va falloir attendre trente ans pour arriver à l'idée d'une prise en charge par l’Etat de ces troubles.
Ils se trouve aussi que certains souffrent de ce que l’on appelle des trouble post traumatiques. Ce sont aussi des troubles qui peuvent se déclencher bien après le choc. Certains de ces troubles se sont aussi déclenchés dans les années 1990-2000 et même les années 2010. L’évènement, le choc, a été bien antérieur mais il y’a eu des mécanismes de défense psychique. Ce choc a été gardé à l’intérieur de soi. Cela a provoqué des dysfonctionnements mais ces hommes n’en avaient pas conscience. Désormais l’écoute de ces hommes blessés existe. La reconnaissance par l’Etat est acquise. Les familles comprennent désormais ces comportements. Cela peut être de l’alcoolisme de la dépression, de la violence… On trouve également des comportements suicidaires qui peuvent être rattachés à l’expérience algérienne.
Comment ont réagi les proches, les compagnes, lors des premiers troubles au retour de la guerre d’Algérie. Ont-elles cherché à briser le silence ?
Il y a deux types de compagnes. Il y a les compagnes qui ont le même âge qu’eux. Ces compagnes partagent avec eux une enfance marquée par le poids de la Première Guerre mondiale souvent avec des pères et des oncles qui ont combattu en 1914-1918 et qui sont des héros avec un discours très positif et très valorisant de l’Etat et de la société sur ces combattants. Ce sont des femmes aussi qui ont vécu enfant l’expérience de la Seconde Guerre mondiale et qui vont comprendre à demi-mots leur expérience et ne pas la partager au-delà. Elles vont aussi comme référent ce qu’est une guerre. Et la guerre ce n’est pas ce que leur compagnon ont vécu en Algérie.
Il y a ainsi une espèce d’auto-dévaluation et de dépréciation de l’expérience algérienne comme n'étant pas vraiment une guerre. Et leur mari n’est donc pas vraiment un ancien combattant. Le silence des femmes s'explique par de l’implicite comme un : « ce n’est pas aussi grave que mon père qui a été gazé en 1915, quand je pense à mon père qui a été arrêté à Dunkerque en 1940 et qui a été détenu pendant de longues années. Ce n’est pas très grave ce qui est arrivé en Algérie ». Le silence, il peut venir de là et aussi de l’incapacité à réagir. Beaucoup de ces compagnes m’ont dit que leur compagnon faisait des cauchemars la nuit. Elles voulaient que qu'il s’endorme et elles essayaient de l’apaiser. Et le lendemain on n’en parlait plus. Qu’est-ce qu’elles auraient pu faire ?
Et puis on trouve les femmes plus jeunes que les anciens soldats ont rencontré après la guerre. Elles sont plus jeunes qu’eux et sont nées après la Seconde Guerre mondiale. Il y a beaucoup moins d’expérience de la guerre en commun. Il y a une différence dans le couple dans l’appréciation de ce qui s’est passé en Algérie. Ces femmes sont d’une autre génération et elles ont beaucoup plus de mal à s’imaginer ce que ces anciens soldats ont pu vivre. Comme ils les ont rencontrées après la guerre, ces hommes ne leur en parlent pas du conflit. Ces femmes ne les questionnent pas. Ces questions arrivent bien plus tard, trente ans plus tard.
Dans les années 70, quelques signes apparaissent sur cette mémoire de la guerre d’Algérie. On parle d’objets, de chansons, de romans…. S’agit-il d’un premier déclic ?
Il ne faut pas avoir cette image que rien ne s’est passé avant En fait, il y a des signes tout le temps. C’est là où le silence est rempli. On trouve dans les années 70 des chansons, des films, des romans, des allusions dans les manuels scolaires. Il n’y a pas d’invisibilité. Je raconte l’histoire des objets. On trouve une assiette une couverture, une théière, que les hommes ont rapporté de la guerre. Ces objets pour eux sont associés à un moment de la guerre. Ces sont des objets qu’ils ont peut-être volés ou achetés dans un contexte très particulier. Après l’objet est banalisé par la famille dans son usage quotidien mais cet objet est toutefois là. Or il y a quelque chose mais il n’y a pas forcément de récit sur l’expérience de la guerre qui lui est rattaché
Le récit commence à apparaitre dans les années 2000 avec la révélation pour le grand public de l’ampleur de la torture pratiquée par l’armée française durant le conflit.
Cela commence avant. Mais à partir des années 2000 il y a une forme d’autorisation à parler de façon bien plus large. En 1999, la France pour la première fois par le biais de ses parlementaires reconnait que l’on peut parler de guerre à propos de ce que l’on appelait les évènements d’Algérie. Cette espèce de sanction officielle, tellement tardive par ailleurs, accompagne une libération de la parole. « Ah oui j’ai fait la guerre, ah oui papa a fait la guerre », peut-on entendre. Il y a un contexte dans les années 99, 2000 2001 et 2002, plus favorable pour permettre de raconter leur histoire. Ils pensent qu’ils vont être écoutés. Et de fait des questions leurs sont posées.
La force des témoignages
Ne pas pouvoir dire les mots. Cela aura été sans doute le drame de nombreux soldats revenus d'Algérie, pour ceux souffrant de stress post traumatique. Raphaëlle Branche remonte le fil dans les archives et donne des exemples. Albert Ballot fut interné à Villejuif en 1966 pour des troubles psychiatriques qui datent de plus de sept ans.
"Il voit son frère se promener dans sa cellule jouer avec des pièces de monnaie et le bruit qu'elles font en s'entrechoquant lui font penser qu'il s'agit de l'explosion d'une bombe". Il est jugé schizophrène. Il sort six mois plus tard mais il est à nouveau interné en 1967. Aucune question concernant son passé en Algérie lui est posée. Cet exemple est le plus frappant.
Il faudra attendre les années 1980 pour que ces personnes atteintes de troubles puissent parler de l'Algérie aux médecins. L'enquête de l'historienne regorge d'histoires moins spectaculaires de ces soldats qui ne peuvent pas parler face aux exigences de la société ou de la famille.
Et ces questions sont posées par les petits-enfants, peut-on lire dans votre ouvrage.
Ce n’est pas très original et ce n’est pas lié seulement à la guerre d’Algérie. Souvent on a du mal à parler à la première génération, celle de ses enfants. On a plus de facilité à communiquer avec les petits enfants. Et on comprend cela intuitivement. Le rapport parent-enfant est complexe. Il est riche d’énormément de choses. Dans nos sociétés contemporaines, en tout cas en France, le lien grand parent-petit enfant n’est jamais un lien de cohabitation. Il n’y a pas de quotidien partagé. C’est une relation qui est choisie. Pour les grands-pères, cela donne une liberté de parole absolument inédite. Il y a comme une espèce de rattrapage vis-à-vis des enfants à qui on n’a pas raconté. Pour les petits enfants, c’est une relation qui est complètement différente.
Dans les témoignages que vous citez, notamment celui du soldat Maurice Barthélemy, le sentiment de culpabilité semble dominer, celui de ne pas avoir dit non.
Je ne pense pas que l’on puisse généraliser et dire que l’ensemble des soldats éprouve de la culpabilité ou des regrets sur le fait de ne pas avoir dit non. En revanche ils éprouvent une très grande difficulté à rendre compte aujourd’hui de ce qui s’est passé en Algérie et notamment de leur acceptation de la guerre. On a beaucoup de mal aujourd’hui à faire comprendre à des plus jeunes que l’on n’avait pas le choix.
À l’époque, l’objection de conscience n’existait pas. Refuser amenait à faire beaucoup de prison. Et de toute façon socialement il n’y a pas d’espace pour penser le refus de la guerre. Ceux qui refusent sont une extrême minorité. Et donc on y va pour faire son devoir de citoyen pour faire plein de choses qui n’ont pas grand-chose à voir avec le colonialisme, avec les violences qu’ils vont commettre ou être témoin en Algérie. Et néanmoins, ils vont se retrouver dans cette histoire et ils vont y participer. Et il est difficile de raconter. Il est difficile pour eux de trouver les mots. Certains trouvent des biais. Pour d’autres, c’est plus complexe. Le racisme pour certains est également un mode d’expression dans le récit. « Ces gens-là n’étaient pas comme nous ». Les questions qui leur sont posées sont souvent choquantes. C’est compliqué pour eux. Le récit n’est pas un robinet où l’eau coule facilement. Effectivement la honte, la culpabilité et la peur d’être mis en accusation sont des sentiments diffus chez beaucoup mais ces sentiments ne sont pas dominants. Le sentiment dominant est celui d’avoir fait une guerre et d’avoir été les instruments d’une politique sur laquelle ils n’avaient aucune maîtrise. Et ça ce n’est pas seulement leur sentiment, c’était aussi une réalité.
Est-ce que ce long silence dans les familles a pesé dans les relations franco-algériennes sur les questions mémorielles ?
Les relations affectives, personnelles entre les Français et les Algériens sont marquées par l'histoire des appelés en Algérie. Elles le sont aussi par la présence de centaines de milliers d’Algériens en France dès la guerre de Libération. C’est aussi la présence des Français rapatriés. Ce sont toutes ces personnes qui ont des liens avec l’autre côté de la Méditerranée qui sont des liens de familles, des liens affectifs, des souvenirs qui colorent notre perception de ce qui se passe en Algérie. À cela s’est ajoutée la guerre en Algérie dans les années 90. Mais le lien entre l’Algérie et la France est unique.
L’un des fondateurs du Front de libération nationale (FLN), Ahmed Ben Bella (1916-2012) lutte avec détermination contre la domination française. Arrêté par l’armée française en 1956, il rentre à Alger après la signature des accords d’Evian en 1962 et devient le premier président de l’Algérie indépendante. Il s’engage sur la voie socialiste et autogestionnaire à l’instar de certains pays non-alignés. Ben Bella est renversé par un coup d’État en 1965.
En 1981, Ahmed Ben Bella s’exile en Suisse. Il s’engage dans les grandes causes qui marquent la Une des actualités. Ainsi, il s’affiche aux côtés du syndicat polonais Solidarnosc, et proteste contre la guerre en Afghanistan. Ahmed Ben Bella est l’invité de l’émission de RFI Carrefour, le 8 décembre 1981, et répond aux questions sur l’actualité et les relations entre l’Algérie et la France après l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand. Il répond aux questions des journalistes de RFI, Édouard Dor, Paul Fels et Guy Riboreau.
La date du 18 mars 1982 marque les vingt années depuis la signature des accord d’Évian marquant la fin de la guerre d’Algérie. À RFI, dans l’émission Carrefour, Guy Riboreau et les confrères spécialistes de l’Algérie, Albert-Paul Lentin et Jacques de Bonis, interrogent l’ancien président algérien, Ahmed Ben Bella.
Le candidat présidentiel du parti d'extrême droite français Eric Zemmour s'adresse aux partisans du parti à Paris le 10 avril 2022 (Photo, AFP).
PARIS : Suite à la parution d’un entretien avec Eric Zemmour, Berbère télévision ou Berbère Tv, une chaîne de télévision privée consacrée à la communauté Amazigh algérienne, de nombreux téléspectateurs et internautes ont exprimé leur mécontentement et leur incompréhension face à ce choix de reportage qu’ils jugent « inapproprié et mal venu ».
En effet, il y a deux jours de cela, le média algérien a offert au candidat français d’extrême droite une tribune afin de s’exprimer sur son programme présidentiel. Notamment en ce qui concerne les berbères et leur avenir en France.
Loin de ses propos provocateurs et xénophobes habituels, le candidat à l’Élysée s’est tout d’abord montré lisse, et a abordé un thème récurent de sa campagne : l’assimilation.
Il affirme au journaliste venu le questionner que «les premières vagues d’immigrés venues pour travailler en France d’Algérie dans les années 1960 furent essentiellement les Berbères, ce sont des gens qui ont travaillé et qui, effectivement, se sont assimilés à la culture française, se sont approprié l’histoire de France, exactement comme ma famille ».
En participant à cette interview, le chef de parti Reconquête, dont les espoirs de devenir président ont été réduit à l’état de poussière avec à peine 7% des voix, s’échinait à collecter les votes des immigrés Amazighs résidant en France, lui-même étant d’origine Nord africaine. Et de rappeler, « Pour les Berbères, la France a été un libérateur de la colonisation arabe ou ottomane, il ne faut jamais oublier cela».
Eric Zemmour avait de plus, promis que s'il devenait chef d’état, son premier voyage présidentiel sera dans les pays du Maghreb afin de renégocier certains accords. Ainsi, il entend « supprimer tous les accords privilégiés, par exemple le fameux accord franco-algérien de 1968 qui facilite l’immigration en France, tout ça doit être supprimé, la période est passée, nous ne sommes plus dans l’après-indépendance », a-t-il expliqué.
Ce dernier a également abordé la question de l’immigration clandestine, exhortant les gouvernements maghrébins à « reprendre leurs clandestins et leurs délinquants, qui sont leurs ressortissants. Je ne comprends même pas qu’ils ne le fassent pas ; signer les fameux laissez-passer pour les reprendre chez eux, ça me paraît le moindre respect pour la France ». Avant d’ajouter du, ton menaçant « S’ils ne le font pas, la France usera de ses moyens de pression, ce qu’elle ne fait jamais ».
Droit de réponse
« Quel Berbère qui se respecte, est d’accord avec cet individu ? », « Berbère télévision fait du larbinisme » ou encore « J’en reviens que vous donnez de la visibilité à cette personne »… Les réseaux sociaux de la chaîne télévisée sont depuis deux jours inondés de messages d’indignation face au choix, peu ordinaire, de donner la parole à un candidat qui a toujours ouvertement exprimé son mépris à l’égard de l’Algérie.
Face à la polémique suscitée par cette interview, la chaîne Berbère Tv à rendu public, ce dimanche 10 avril, un communiqué de presse où elle explique et justifie ce choix de reportage.
Dans cette déclaration écrite, le média explique que « cette invitation s’inscrit dans le cadre de la campagne électorale. Berbère télévision est une société de droit français, donc régie par les lois qui encadrent ce scrutin et exige la parité dans le temps de parole durant toute la campagne électorale. »
Donc ce même contexte, Berbère TV assure avoir adressé des invitations aux douze candidats à la présidentielle. Lesquels auraient tous répondu favorablement.
« Certains sont venus en personne comme Jean Lassalle et Eric Zemmour. Valérie Pécresse devait être sur le plateau de Berbère télévision également, mais suite à sa contamination à la COVID, l’émission a dû être annulée. Tous les autres ont envoyé des représentants qui ont défendu leurs programmes devant nos caméras. »
La chaîne télévisée privée s’est par ailleurs, défendu en invoquant la liberté de la presse et en en rappelant que « tous les propos tenus par les candidats ou leurs représentants n’engagent en rien Berbère Télévision. Comme dans tout ce que nous entreprenons, nous ne tenons que notre rôle de média ouvert au débat politique contradictoire et à l’éclairage de l’opinion ».
Jusqu’au bout, il aura porté son sac seul, sans personne pour le faire à sa place comme il le disait. Mais la mort a fini par rattraper dimanche le colonel Jacques Allaire, grognard du 20e siècle, grand officier de la légion d’honneur, peu après son 98e anniversaire. Dire qu’il a une vie remplie tient de l’euphémisme, celui qui se rêvait libraire a vécu une grande partie de l’histoire contemporaine avant de retrouver la quiétude des livres biographiques ou de géopolitique dans son appartement de Tours, face à la Loire. Avec une étonnante mémoire, il racontait des souvenirs précis, ponctués d’argot militaire comme « prendre un caleçon » pour une défaite, mais aussi avec sagesse.
Sa vie de combattant a commencé en 1944, à 20 ans, aux côtés des FFI (Forces françaises de l’intérieur) au Mans. Il voulait rejoindre la 2e DB (Division blindée), mais n’a pas été pris à cause d’un problème à une jambe. Alors il s’est engagé dans le corps expéditionnaire français en Indochine. Ce pays le marque à vie. En 1954, il est « dans la cuvette », à Diên Biên Phu, où Bigeard finit par le joindre par radio : « Allaire, c’est foutu. Cessez-le feu à 17 h 30. » Il raconte ce moment incroyable dans la vidéo tournée chez lui à Tours par notre journaliste de La Nouvelle République, 60 ans après les événements (voir ci-dessous).
Dix mille soldats ont été faits prisonniers, réduits à marcher 50 ou 60 km de nuit, pendant un mois et demi en pleine saison des pluies, et à ne manger qu’une boule de riz. Trois mille trois cents survécurent. Après avoir été hospitalisé à Hanoï, il revient en France quinze jours plus tard. Puis l’armée le rappelle pour aller en Algérie. En 1956, il est envoyé sur le canal de Suez puis repart, participe à la bataille d’Alger.
De cette guerre qui ne dit pas son nom, il gardera un souvenir différent de celui de l’Indochine où il s’est rendu en tout six fois dans sa vie. Son ami l’écrivain Lartéguy appelait cet attachement « le mal jaune ». Le réalisateur Pierre Schoendoerffer avait appel à lui comme conseiller pour son film Diên Biên Phu (1992). Alors premier ministre, Édouard Philippe lui avait demandé de l’accompagner, sur place, en novembre 2018.
Obsèques et hommage national aux Invalides
La messe de funérailles sera célébrée mercredi 6 avril, à 10 h 30, en la cathédrale des Invalides.
Avant l'hommage rendu dans la Cour d'honneur pour ce grand officier de l'Ordre de la Légion d'honneur.
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