Amicale des Algériens en France, Paris, 22 mars 1965 . Mohammed Harbi est au centre.
Collection Mohammed Harbi.
"Les Algériens sont devenus maîtres d'eux-mê
Mohammed Harbi est né en 1933 près du port de Skikda. Il s'engage dans un prmeier temps dès l'âge de 15 ans au sein du parti du peuple algérien de Messali Hadj (grande figure du nationalisme algérien). Étudiant à Paris, il devient l'un des principaux organisateurs du FLN en France.
À partir de 1958, il travaille pour le gouvernement provisoire de la république algérienne, le GPRA. Il participe aux négociations des accords d’Evian en mars 1962. Après le cessez-le-feu, il est un conseiller de Ahmed Ben Bella, le premier président de la république algérienne indépendante.
Il est un militant de la “gauche du FLN”, puis de l’opposition au régime militaire mis en place par colonel Boumédiène, à partir de juin 1965. Il est incarcéré par le régime. En 1973, il réussit à s’évader d’Algérie et vit en exil à Paris. MohammedHarbi est devenu un historien reconnu de la guerre d'indépendance.
TV5MONDE : Quel a été le facteur qui a déclenché votre engagement pour l'indépendance de l'Algérie ?
Mohammed Harbi : L'histoire de la famille de ma mère a beaucoup compté. Deux hommes de la famille de ma mère sont morts durant la répression de l'insurrection de Sétif en mai 1945 (Les massacres de Sétif, Guelma, et Kherrata sont des répressions sanglantes des manifestations anti coloniales des Algériens, ndlr). Au lycée, beaucoup de mes amis étaient de Guelma.
Malgré mes origines sociales aisées, je n'étais pas indifférent à ce que je voyais dans les rues, dans les différentes classes de la société coloniale. Mohammed Harbi, ancien cadre du FLN.
Et malgré mes origines sociales aisées, je n'étais pas indifférent à ce que je voyais dans les rues, dans les diiférentes classes de la société coloniale. La lecture m'a aidé. J'ai commencé à lire très tôt les journaux français dont Le Monde et La Tribune des nations. Une annecdote a marqué le début de mon engagement.
Dans notre classe, nous sommes allés défilés devant le Monument aux morts pour le jour de la victoire, le 8 mai. Et nous avons croisé un groupe d'Algériens, musique en tête, qui allait dans la même direction. Et un des éleves qui était dans ma classe qui a dit :"Vive la liberté !" Et il est sorti du rang pour rejoindre le cortège des Algériens. Le lendemain il a été exclu de l'école. Et il a rapidement été pris au début de l'insurrection pour être interné dans un camp.
J'ai rejoint le groupe étudiant du MTLD, Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (Parti indépendantiste de Messali Hadj). On collait des slogans sur les murs pour demander la libération de Messali Hadj, le fondateur du nationalisme algérien.
TV5MONDE : Vous êtes ensuite parti en France étudier ?
Oui, je suis parti en France dès la classe de première. J'ai ensuite suivi les cours de grands professeurs à l'université de la Sorbonne, comme Charles-André Julien spécialiste de l'histoire du colonialisme. Je suis devenu ensuite un cadre du FLN et j'ai rejoint la lutte armée. Personnellement je suis rentré dans la clandestinité en 1955. La DST (Direction de la sécurité du territoire), le contre-espionnage français, me recherchait.
Mohammed Harbi alors jeune étudiant à Paris.
Collection particulière Mohammed Harbi.
De France, je suis parti vers l'Allemagne. J'ai rejoint la Tunisie et ensuite j'ai été ambassadeur à Conakry en Guinée pour le gouvernement provisoire de la république algérienne (le GPRA). J'ai été également le Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères du GPRA, au service du ministre. J'ai été également directeur du cabinet politique de Krim Belkacem ( chef de la délégation des négociateurs algériens à Évian, le 18 mars 1962, ndlr).
Le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA).
Il est le bras politique du Front de libération nationale. Il est formé en 1958 au Caire sous la protection du président Nasser. Il s'installe ensuite à Tunis à partir de 1960.
Le premier président du GPRA est le leader historique du nationalisme algérien, Fehrat Abbas. Son vice président est Krim Belkacem. Le GPRA va négocier les accords d'Évian du 18 mars 1962 avec les autorités françaises. Le GPRA n'est pas reconnu par le gouvernement français lors des négociations. Les Français parlent de "délégation du FLN".
TV5MONDE : Et donc c'est dans ce cadre que vous avez participé aux première négociations de ce que seront les accords d'Évian du 18 mars 1962 entre la France et l'Algérie.
J'ai été nommé dans une commission d'experts mais je n'étais pas vraiment un expert. Ma carrière était celle d'un militant qui par sa pratique politique et ses connaissances a été porté sur le devant de la scène. Dans les première négociations, on m'a donné le titre de président de la Commission des experts.
On abordait les questions juridiques mais également les questions politiques. On regardait ce qui s'était passé à Chypre. Il fallait éviter qu'un scénario à la chypriote (une division du territoire entre deux entités politiques, le gouvernement français voulait gardait une partie de l'Algérie sous pavillon français lors des premières négociations, ndlr) se reproduise en Algérie.
Des experts travaillaient sur les frontières de la future Algérie. L'Algérie coloniale était plus grande que l'Algérie ottomane.
Des morceaux de territoires du Maroc et de la Tunisie avaient été intégrés dans l'Algérie coloniale. Mon rôle aussi était de sonder les réactions des Français aux premières négociations. Je travaillais avec les mouvements de la paix en France et dans le monde pour expliquer également la démarche du gouvernement provisoire de l'Algérie.
Les accords d'Évian du 18 mars 1962. Le 18 mars 1962, les autorités françaises et une délégation du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) signent les accords d’Évian. Ces accords mettent fin à 132 années de présence coloniale française en Algérie et à une des guerres les plus féroces que le continent africain a connues au XXe siècle. Ces accords sont l’aboutissement de dix-huit mois de pourparlers secrets et de compromis entre négociateurs français et algériens.
TV5MONDE : Comment avez-vous réagi lorsque vous avez compris que les Français voulaient enfin négocier ?
J'ai réagi positivement. La question du contenu de la négociation même faisait débat au sein du GPRA à Tunis. Le docteur Francis, un des négociatieurs (Ahmed Francis, homme politique algérien, ministre de l'Économie du premier gouvernement de l'Algérie indépendante, ndlr) était pour une négociation pour une indépendance par étapes. Fehrat Abbas ( président du premier gouvernement provisoire de la République algérienne) militait lui pour une indépendance de l'Algérie du nord en attendant l'indépendance du reste du territoire.
Il fallait éviter une indépendance par étapes. Et il fallait que les organes de sécurité en Algérie ne soient pas encore aux mains de la colonisation après la reconnaissance de l'indépendance.
Mohammed Harbi sur les négociations avec la France.
Les débats étaient vifs. Un des négociateurs lui voulait une indépendance rapide et complète. C'était était un simple fils de berger, de maquignon. Le docteur Ahmed Françis lui reprochait de faire la fine bouche devant les représentants français. le négociateur est venu au réunion en disant au Docteur Ahmed Francis : "Certes je ne suis qu'un berger mais je viens ici pour vous surveiller". Voila l'ambiance de l'époque.
La reprise des négociations par les Français a été une joie à Tunis. Des premières négociations n'avaient pas abouti auparavant. La situation du FLN (en mai 1961) n'était pas aussi bonne qu'avant. Au sein de la population algérienne et de ses nombreux réfugiés, la joie l'a emporté à l'annonce de la reprise de ses négociations alors que les conclusions de ses négociations n'étaient pas effectives.
La délégation algérienne le 18 mars 1962 à Évian. Au centre, faisant signe, Krim Belkacem, chef des négociateurs algériens.
Domaine public.
TV5MONDE : Vous avez participé à la mise en place d'une feuille de route pour les négocations dès les premiers échanges avec les représentants du gouvernement français.
Une feuille de route de négociations a été mise en place par les différents ministères du gouvernement provisoire de la république algérienne. Celle-ci était très précise. Dans les discussions j'ai insisté sur un point capital. J'ai mis l'accent sur la nécessité très stricte de la nomination d'un gouvernement le plus rapidement dans l'Algérie libre. J'avais bien étudié ce qui s'était passé en Tunisie et au Maroc. Il fallait éviter une indépendance par étapes. Et il fallait éviter que les organes de sécurité en Algérie soient encore aux mains de la colonisation après la reconnaissance de l'indépendance.
Les Français étaient dans une situation compliquée internationalement. La France était isolée.Mohammed Harbi, ancien cadre du FLN.
En d'autres termes, il ne fallait pas que l'armée française reste sur le territoire algérien même après la reconnaissance de l'indépendance. L'armée française est d'ailleurs restée quelques temps après l'indépendance en Algérie mais dans d'autres conditions qu'en Tunisie ou au Maroc (la France occupera des bases militaires en Algérie comme Mers-El-Kébir ou Bou-Sfer pendant quelques années, ndlr.)
TV5MONDE : Est-ce que vous sentiez que les autorités politiques françaises dans le cadre des négociations, voulaient sortir rapidement du conflit algérien ?
Il y a deux paradigmes. Il y a celui de la lutte armée bien entendu. Il y avait celui, très important, de la question diplomatique. Lorsque le FLN a été militairement affaibli (au lendemain du plan Challe, vaste opération militaire française contre le FLN de février 1959 à avril 1961, ndlr) la question diplomatique a pris le dessus sur la lutte armée. Nous, le GPRA, étions présents dans de nombreux pays. Nous avions des radios dans de nombreux pays et nous n'étions pas encore indépendants. Nos réseaux de communication étaient mondiaux.
Le président Ahmed Ben Bella entre Mohammed Harbi (à droite) et Hadj Benalla, Alger, avril 1964.
Photographe : Ahmed Ferrah. Domaine Public.
Le mouvement du tiers-mondisme jouait également pour nous. Nous étions reçus dans les ambassades. Nous avions des passeports diplomatiques tunisiens ou marocains et puis nous avons eu ensuite nos propres passeports du GPRA valables dans tout le tiers-monde. Les Français étaient dans une situation compliquée internationalement. La France était isolée. Il fallait que les Français sortent de cette situation difficile.
TV5MONDE : Qu'avez-vous ressenti lors de la signature des accords d'Evian qui actaient de fait l'indépendance de l'Algérie ?
Pour nous c'était une très grande victoire. Mais je ne dis jamais que nous avons gagné la guerre. Nous étions disposés à la paix. C'était le cas des Français aussi, de plus en plus isolés internationalement. Pour moi l'indépendance était un espoir sans rivages. Mais les luttes internes au sein du FLN ont rapidement repris le dessus. Nous sommes arrivés le 3 juillet 1962 en Algérie (date de la reconnaissance par le gouvernement français de l'indépendance de l'Algérie, ndlr) au moment où les luttes internes s'installaient parmi les combattants.
Lorsque je suis rentré en Algérie en juillet 1962, j'ai vu un État naissant qui traitait les gens de manière inaceptable.Mohammed Harbi, ancien cadre du FLN.
Les divisions s'étaient déjà installées en Tunisie. Certains, au sein du GPRA, voulaient conclure rapidement la paix à n'importe quel prix. Certains d'entre eux connaissaient l'exil depuis sept ans, vivant sous la contrainte du patriotisme et sous la contrainte de la France qui avait mis le paquet pour garder l'Algérie française.
En Algérie nous avions une société qui était totalement militarisée avant l'heure et l'autre coté les Algériens. Lorsque que je suis rentré en Algérie, j'ai ressenti une impression d'ombre et de lumière. L'État naissant traitait les gens de manière inaceptable. On sentait déjà cette pression de celui qui a les armes sur ceux qui n'en avaient pas.
Les Algériens sont maîtres d'eux-mêmes et de ce qu'ils font en bien ou en mal, ils ensont les responsables. C'est le principal bilan de cette indépendance. Mohammed Harbi, ancien cadre du FLN.
TV5MONDE : Quel bilan faites-vous de l'indépendance, soixante ans après les accords d'Evian ?
Les Algériens sont maîtres d'eux-mêmes et de ce qu'ils font en bien ou en mal, ils ensont les responsables. C'est le principal bilan de cette indépendance. Avec le développement de certaines richesses, on aurait aimé que le pays sorte du sous-développement et se débarrasse de cette barbarie interne. Cela reste une plaie. La question des libertés n'a pas été résolue. Les Algériens ne sont pas encore citoyens chez eux, jusqu'à ce jour.
TV5MONDE : Comment percevez-vous le Hirak , le mouvement pro-démocratie né le 22 février 2019 ?
J'appuie ce mouvement. Le Hirak représente pour moi une forme d'éclosion de l'Algérie. On pouvait enfin brandir un drapeau berbère sans penser à remettre en cause l'unité de l'Algérie. La vie culturelle a connu une effervescence. Hélas, la répression est très dure.
Le 19 mars 62, Jacques Arnault était en poste à la frontière marocaine. Il se souvient précisément de la joie des appelés à l’annonce du cessez-le-feu.
À 20 ans, Jacques Arnault, fils de petits agriculteurs de la Vienne, n’était jamais allé bien loin de son village de La Puye. Les 14 premiers mois de son service militaire, près de Bordeaux se sont plutôt bien passés, jusqu’à ce jour de l’automne 1961 où on l’a embarqué dans un vieux rafiot, direction l’Algérie, à la frontière du Maroc. Loin, très loin de La Puye. C’est le début de huit longs mois passés sur un piton, sans avoir grand-chose à faire, si ce n’est surveiller le réseau électrifié. Rien de bien exaltant mais on n’était jamais à l’abri d’une mine ou d’une balle perdue : « Heureusement qu’en face, ils étaient pas doués. Mais t’aurais reçu un bonbon sur le nez, tu y étais ! » Jacques n’a pas souvenir qu’un de ses camarades ait jamais été touché.
Celui qui a fait l’Algérie a perdu son temps
Jacques Arnault, ancien combattant
On tue le temps comme on peut. « Un dimanche, pour améliorer l’ordinaire, on est allés à la chasse au dromadaire. On en a tués quatre. C’est un copain boucher à Savigny-sous-Faye qui nous a dépecé ça. C’était pas très bon… »
Ce 19 mars, Jacques Arnault s’en souvient comme si c’était hier : « On s’y attendait un peu. On savait que ça discutait. On avait tous nos postes de radio. Les accords ont eu lieu le samedi (1). Nous, on a su le dimanche vers midi que c’était le cessez-le-feu en Algérie. C’était la liesse, la bière coulait à flots… Bon, le lendemain, les choses ont commencé à se brouiller un peu. On était censés rester au pied du lit avec le paquetage et le fusil prêts. » Mais rien ne se passe. Ce n’est qu’en juillet que les soldats sont ramenés sur Oran puis rembarqués le 10 août sur le Ville-d’Alger. Les dernières semaines ont été angoissantes. Pas tant avec les fellaghas, qui ne bougeaient pas tant que les soldats français se tenaient « à carreau ». « On craignait surtout l’OAS », avoue Jacques Arnault, pour qui cette guerre d’Algérie restera « un beau gâchis, une histoire politique. Ceux qui sont restés 28 mois là-bas, sans la moindre formation, ils en ont bavé. Celui qui a fait l’Algérie, il a perdu son temps… » « Il a appris à mûrir, mais d’une drôle de façon », tempère Gérard Mesnil, secrétaire général de la Fnaca 86 et secrétaire du comité de Chauvigny, auquel appartient aussi Jacques Arnault (2). Vincent Buche (1) En réalité, le 18 mars 1962, jour de la signature, tombait un dimanche. Le cessez-le-feu est entré en vigueur le lundi 19 mars à midi. (2) Assez curieusement, l’Office national des anciens combattants ne dispose d’aucune statistique sur le nombre d’appelés en Algérie originaires de la Vienne.
Jacques Lallemand : "Mon lieutenant, tu m'as donné 50 ans de vie supplémentaire"
Le Poitevin Jacques Lallemand, dont le père est un colonel proche de l’Organisation Armée Secrète (OAS), s’engage à 20 ans pour venger la mort de son frère aîné, tombé en Algérie. En mars 1962, il est à la tête d’une harka de 56 hommes dont le sort tragique est réglé s’ils restent en Algérie. Le jeune sous-lieutenant parvient non sans mal à en faire entrer une trentaine dans l’armée régulière. Pour les autres, les malades ou ceux qui n’ont aucune instruction, les ordres sont clairs : ils doivent rester en Algérie. Peu importe que le FLN ait par avance condamné à une mort atroce ceux qu’ils considèrent comme des traîtres. Jacques Lallemand, qui s’est déjà fait remarquer l’année précédente pour ses accointances avec les généraux putschistes d’Alger (il épousera plus tard la propre fille du général Zeller), refuse de se plier aux ordres. Mais il n’y a plus de bateau, il faut attendre : « Rien n’était prévu. J’avais peur que l’OAS me tue mes gens… »
Les premiers harkis évacués
Jacques Lallemand parvient finalement à embarquer pour Marseille ses harkis et leur famille, 43 personnes au total, à la grande fureur des Pieds noirs qui attendent eux aussi, et à qui il lance : «Eux, ils se sont battus!» Il est le premier officier, avec le capitaine Jacques Delmotte, originaire de Chauvigny, à faire traverser des supplétifs. Par la suite, il fera embarquer ainsi de nombreux harkis quitte à faire tourner les mitraillettes en direction de gendarmes mobiles trop zélés qui veulent s’opposer à ces départs ! À Marseille, Yannick Lallemand, le frère de Jacques, séminariste, réceptionne ces premiers harkis et les convoie jusqu’à la propriété familiale de Saint-Cassien, à Angliers, dans la Vienne. Logées dans les communs du château, les familles y resteront pour certaines jusqu’à six mois, Yannick puis Jacques, rentré à son tour d’Algérie en juillet, les plaçant un peu partout en France. « Ma mère leur donnait des cours de français, apprenait aux femmes à tricoter », se souvient Jacques Lallemand. Soixante ans après, l’ancien officier a conservé des liens avec quelques-uns de ses harkis et leurs familles. Il y a dix ans, l’un d’eux, atteint d’une maladie incurable, a tenu à lui rendre une dernière visite, à Mouterre-Silly où il réside une partie de l’année : « L’homme s’est mis à genoux, il m’a embrassé les mains et il m’a dit : “ Mon lieutenant, tu m’as donné 50 ans de vie supplémentaire. ” » V.B.
Des débuts en 1954 aux derniers brasiers de 1962, les grandes étapes sont racontées par des acteurs directs dans un va et vient permanent entre les situations personnelles et les évènements : la pacification, le FLN, les émeutes du Constantinois en 1955, les embuscades, les représailles, la bataille d’Alger, les DOP, les commandos de chasse, la liquidation des harkis…
Ancien colonel du KGB, le maître du Kremlin utilise de longue date les services et les espions de son pays pour déstabiliser l’Occident. Son objectif ? Miner les démocraties libérales de l’intérieur pour réussir sa reconquête de l’empire russe. Dont la guerre en Ukraine est le dernier acte. Histoires d’une armée de l’ombre.
Le président russe Vladimir Poutine. (PHOTOMONTAGE D’APRÈS : MIKHAIL SVETLOV/GETTY IMAGES - EMRAH GUREL/AP/SIPA)
Ce 17 août 2020, les vacances du lieutenant-colonel L. se terminent − sa vie d’avant aussi, mais il ne le sait pas encore. L’officier, qui vient de passer quelques semaines de congé en France avec sa famille, s’apprête à regagner son lieu de travail à l’étranger : la base de Lago Patria, près de Naples. C’est le siège du commandement de l’Otan d’où sont dirigées les opérations de l’Alliance atlantique sur son flanc sud, jusqu’à la mer Noire. Mais L. ne retournera pas à Lago Patria. Plus jamais.
La DRSD, le contre-espionnage militaire français, estime qu’il serait trop dangereux de laisser revenir cet officier français dans ce site hautement stratégique où sont planifiés les éventuels affrontements avec la Russie. L. pourrait sortir des documents confidentiels et les remettre à l’officier traitant russe qu’il a rencontré à plusieurs reprises. Les autorités préfèrent l’arrêter et le placer en détention à Paris. Dans la foulée, il est mis en examen pour « livraison d’information à une puissance étrangère » et « intelligence » avec celle-ci « portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation » − bref, pour espionnage. Au profit de Moscou.
A la surprise générale, la ministre des Armées confirme l’arrestation d’un officier français pour trahison. « D’ordinaire, ces affaires demeurent dans l’ombre,explique alors un haut responsable. Mais cette fois, le plus haut sommet de l’Etat veut signifier au Kremlin que trop, c’est trop ! L’agressivité des services russes devient insupportable. » Au même moment – c’est-à-dire quelques mois avant l’invasion de l’Ukraine – plusieurs autres responsables occidentaux dénoncent, eux aussi, l’activisme des agents du Kremlin. « Nous voyons l’étendue et l’agressivité des actions russes dans toute l’Europe, prévient John Sawers, l’ancien patron du MI6, le service d’espionnage britannique. Et nous ne connaissons probablement que 10 % de ce qu’ils font. »
Le chef du contre-espionnage allemand assure, lui, que « le Kremlin a mis en place en Allemagne des réseaux d’espionnage très complexes dans presque tous les domaines d’activité ». Et son homologue du BND (le renseignement extérieur) note un « changement dans la morale » des agents russes, qui sont désormais « impitoyables ». Bref, le lieutenant-colonel L. n’est que l’un des pions dans la stupéfiante guerre secrète que Vladimir Poutine mène contre l’Occident.
Recrutement de sources mais aussi manipulation d’élections, cyberattaques et même assassinats… le maître du Kremlin a ordonné à ses services spéciaux de recourir à toutes leurs techniques de l’ombre en Europe et aux Etats-Unis, jusqu’aux plus sales. Son but : affaiblir les démocraties libérales et leur bras armé, l’Otan. Afin d’avoir les mains libres dans sa reconquête de l’empire russe, dont la guerre actuelle en Ukraine est – à ce jour – le dernier acte.
Plus que tout autre chef d’Etat, Vladimir Poutine s’appuie sur les services secrets en tout, pour son action extérieure comme pour la gestion du pays. Lui-même ancien patron du FSB, il a construit son régime autour d’eux, de leur idéologie, de leur manière d’agir et de penser. Son entourage le plus proche, son clan, est composé, pour la plupart, d’hommes issus comme lui du KGB. Tous se revendiquent tchékistes, du nom de la Tcheka, la sinistre police politique créée en 1917, dont ils se disent les continuateurs.
LES TROIS SERVICES SECRETS RUSSES
SVR. Service des Renseignements extérieurs de la Fédération de Russie. Créé en 1992, c’est le successeur du KGB et l’équivalent russe de la DGSE. Depuis 2016, il est dirigé par un proche de Poutine, Sergueï Narychkine.
FSB. Service fédéral de Sécurité de la Fédération de Russie. C’est le plus puissant. Poutine l’a dirigé de 1996 à 1999. Chargé du contre-terrorisme et du contre-espionnage à l’intérieur du pays, il s’occupe aussi du renseignement dans les pays de l’ex-URSS (dont l’Ukraine). Il a la responsabilité du Fapsi, le service des écoutes à l’étranger. Depuis 2008, son directeur est Alexandre Bortnikov.
GRU. Direction générale des Renseignements de l’Etat-major. Responsable de l’espionnage militaire, il portait le même nom du temps de l’Union soviétique. Outre le renseignement, il est chargé des assassinats d’opposants à l’étranger. Malgré sa petite taille, il est le plus craint des services secrets russes. Depuis 2018, il est dirigé par Igor Kostioukov.
Le maître du Kremlin ne rate d’ailleurs pas une occasion de leur rendre hommage. Le 10 janvier 2020, lors du 100e anniversaire du bureau des « illégaux » (ces espions qui prennent l’identité d’un mort pour s’infiltrer pendant des années à l’Ouest, comme dans la série « The Americans »), il a lancé : « Nous sommes fous d’eux ! » Il a ajouté :
« Ce sont tout simplement des personnes uniques. Tout le monde ne peut abandonner sa vie actuelle, ses proches et quitter le pays pendant de nombreuses années, consacrer sa vie au service de la patrie. Seuls les élus peuvent faire cela. »
D’ailleurs il a accueilli avec tous les honneurs les dix « illégaux » arrêtés en 2010 aux Etats-Unis puis échangés. L’une d’entre eux, la désormais célèbre Anna Chapman, anime une émission sur une grande chaîne d’Etat.
A quel moment Vladimir Poutine a-t-il pris la décision de lancer ses agents secrets à l’assaut de l’Occident ? Un homme de l’art confie :
« Les opérations clandestines du Kremlin se sont multipliées et durcies après l’annexion réussie de la Crimée en 2014 par les forces spéciales russes. Comme si ce succès avait convaincu Poutine que ses services spéciaux étaient tout-puissants, qu’ils pourraient affaiblir durablement et profondément l’Occident et ainsi préparer l’affrontement final. »
Pour mettre en œuvre ce plan, les différents services russes – le FSB, le GRU et le SVR – ont d’abord embauché à tour de bras, à tel point qu’ils ont dû agrandir plusieurs fois leurs locaux. Selon des images satellites, le siège du SVR, situé à Yasenevo, dans la banlieue sud de Moscou, a quadruplé de taille en quelques années.
Ensuite, ils ont dépêché des centaines d’agents en Europe et aux Etats-Unis, une véritable armée de l’ombre. Rien qu’en France − pays particulièrement visé puisque à la fois allié des Etats-Unis, membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, important exportateur d’armement et détenteur de la bombe atomique − leur nombre dépasserait 300, selon un haut responsable au fait de ces questions.
A Bruxelles, ils seraient, d’après un rapport du Service européen pour l’Action extérieure, au moins 200 : la moitié d’entre eux se trouveraient sous couverture diplomatique (ils ne risquent ainsi aucune poursuite judiciaire), les autres œuvrantdans des ONG, des entreprises et des médias. On en compte sans doute autant à Berlin et à Londres. Et des dizaines à Madrid, Rome ou La Haye. Un grand nombre également au Mexique, où se trouverait « la plus grande partie des effectifs du GRU dans le monde […] à l’affût de n’importe quelle occasion pour influer » sur l’Amérique, a déclaré le chef du commandement Nord des Etats-Unis, le 24 mars dernier.
L’Otan, nid d’espions russes
Première mission, donc, de ces centaines d’espions infiltrés à l’Ouest : le recrutement de sources, et d’abord parmi les officiers basés à l’Otan, leurs cibles principales. Auprès de ces militaires, ils cherchent à découvrir l’ordre de bataille de l’Alliance, les failles de ses armements, le profil de ses hommes clés, ses modes de communication, ses divisions… Autant de secrets décisifs pour qui veut, un jour, faire plier l’Occident.
Pour convaincre les militaires ou les civils détachés à l’Otan de trahir, les Russes utilisent toutes les ficelles du métier. Leurs leviers : l’argent, la compromission, l’idéologie et l’ego. Afin d’amadouer le lieutenant-colonel L., ils auraient joué sur une blessure d’orgueil.
Russophile et russophone, l’officier aurait basculé lorsqu’il était en poste dans une ancienne République soviétique. Issu d’une grande famille de la noblesse et qualifié de « brillant » par certains de ses collègues, ce diplômé de Saint-Cyr était promis à une carrière prestigieuse. Mais, en bisbille avec sa hiérarchie qu’il accuse de harcèlement au point de lancer en vain une procédure judiciaire, ce quinquagénaire n’est même pas colonel. Et il ne supporte pas de voir ses camarades progresser plus vite et plus haut que lui.
Et puis, il y a cet ancêtre fascinant, rallié aux Russes pendant la Révolution française, un officier royaliste qui est allé combattre Napoléon dans l’armée d’Alexandre Ier et qui – sinistre ironie de l’histoire – a participé à la constitution de la « Nouvelle Russie » autour d’Odessa. Le lieutenant-colonel L. a-t-il voulu l’imiter et aider le tsar Poutine dans son entreprise impériale ? Le mystère sera probablement levé lors de son procès.
Quoi qu’il en soit, ses avocats assurent que leur client, qui a fait un an de détention provisoire, conteste « catégoriquement les accusations portées contre lui ». Ils ajoutent que « l’Obs » n’a pas le droit de publier le nom de ce militaire puisque son « identité est protégée par l’article 413-13 du Code pénal ». Ce qui signifie qu’il est, ou a été, membre d’un service secret français.
Ces dernières années, il y a eu bien d’autres affaires d’espionnage russe contre l’Alliance atlantique – et encore ne connaissons-nous que celles qui ont été rendues publiques, donc la partie émergée de l’iceberg. Par exemple, en 2020, deux officiers supérieurs bulgares sont incarcérés pour avoir vendu à des hommes du GRU des renseignements sur les modifications apportés à l’avion de combat américain F-18 que Sofia venait de commander.
En mars 2021, un capitaine de frégate italien affecté à l’état-major est pris en flagrant délit alors qu’il reçoit 5 000 euros en liquide des mains de son officier traitant russe. Et, le 15 mars dernier, après le début de la guerre en Ukraine, quatre officiers du GRU sont expulsés de Slovaquie. L’un d’eux a été filmé en train de donner des ordres à un blogueur prorusse. La mission de ce dernier : identifier parmi ses abonnés les militaires qui seraient susceptibles de collaborer avec les espions du Kremlin.
Dans la vidéo qui est visible sur internet, on entend le blogueur en question, un certain Bohus Garbar, demander à son officier traitant une rallonge d’argent à cause de « la hausse des prix du gaz » ! Le Russe lui glisse alors 1 000 euros…
Le siège de l’Otan à Bruxelles est évidemment le terrain de chasse par excellence des espions de Poutine. Et il est d’autant plus accessible que, depuis 1997, la Russie y est représentée par une mission diplomatique. A cette délégation officielle, le Kremlin affecte évidemment bien plus d’officiers de renseignement que de vrais diplomates.
Tels des loups dans la bergerie, les agents tentent de recruter à tour de bras. Dernière affaire en date, en janvier 2022, quatre d’entre eux sont priés de rejoindre Moscou, dont Alexandre Smushko, l’interprète personnel en anglais de l’actuel ministre de la Défense et dauphin putatif de Poutine, Sergueï Choïgou.
Missiles, engins militaires… : les secrets industriels ciblés
Focalisés sur la préparation d’une guerre contre l’Ouest, les espions du Kremlin cherchent aussi à voler des secrets industriels dans le secteur de la défense, notamment les missiles. En juin 2021, le contre-espionnage allemand arrête un employé du centre aérospatial allemand. Selon le procureur de Bavière, il aurait remis à son officier traitant, un « diplomate » du consulat de Russie à Munich, des renseignements sur le lanceur d’Ariane, en particulier sur les matériaux de la fusée − et donc des missiles balistiques − qui supportent de très fortes variations de températures. D’après le quotidien « Die Welt », il déposait 2 500 euros en cash sur son compte après chacune de ses rencontres avec l’espion russe – son salaire de taupe, en quelque sorte.
Quelques mois auparavant, c’est un Suédois d’origine russe, Kristian Dmitrievski, qui est pris en flagrant délit en train de recevoir 278 000 couronnes, soit 2 800 euros, de la main d’un officier du SVR. En échange, il lui livrait depuis deux ans des secrets de la firme Volvo où il travaillait. Selon les enquêteurs, il ne faisait pas de copie papier des documents confidentiels de cette société automobile qui possède une branche défense, notamment pour des engins de transport de troupes ; suivant les ordres de son officier traitant, Dmitrievski les chargeait sur son ordinateur puis les photographiait sur l’écran avec son smartphone.
Des lieux de pouvoir sur écoute
Autre terrain d’action des agents russes : la politique. Leur Graal étant de retourner un officiel proche du pouvoir. Ainsi, comme « l’Obs » l’a révélé à l’époque, Emmanuel Macron a, en décembre 2017, expulsé en catiminiun agent du GRU qui tentait depuis plusieurs mois de recruter une source importante dans l’appareil d’Etat français, en profitant de sa couverture diplomatique à la mission économique de l’ambassade russe à Paris.
Il y a plus simple : « sonoriser », comme disent les experts, les lieux de pouvoir. En Lituanie, un officier du SVR, Nikolaï Filiptchenko, vient d’écoper de dix ans de prison pour avoir recruté un membre des services de sécurité du pays : l’agent double devait poser un micro dans le bureau du président de la République. En novembre 2021, c’est un Allemand de 56 ans, qui travaille alors pour une firme de sécurité, qui est arrêté pour avoir livré à un agent russe un CD-Rom contenant les plans du sous-sol du Bundestag et de son réseau de communication sécurisée.
A Paris, la Russie a failli disposer d’un vaste espace pour écouter les hauts responsables français. En 2010, elle avait demandé que le terrain qu’elle venait d’acheter au bord de la Seine pour construire une cathédrale orthodoxe soit considéré comme emprise diplomatique, c’est-à-dire un lieu dans lequel la police française ne peut entrer sauf accord de l’ambassadeur.
Mais le contre-espionnage français a convaincu l’Elysée de ne pas accorder ce statut. Il redoutait que le Kremlin ne profite de ce statut protégé pour installer des systèmes d’écoute dans cet endroit situé au cœur du quartier des ministères. Est-ce un hasard ? De drôles de constructions ont été récemment installées sur le toit de l’ambassade de Russie, près du bois de Boulogne…
Recruter des agents d’influence, mode d’emploi
Les services secrets russes s’attellent également à une autre tâche : recruter des sources et des agents d’influence dans les partis, les médias ou les universités, dans le but de faire basculer les opinions publiques en faveur du Kremlin – mission cruciale si l’on a comme objectif d’envahir un pays européen. Pour ce faire, les espions font leur marché principalement parmi les activistes prorusses d’extrême droite. La plupart des pays européens sont touchés. Mais très peu de cas ont été rendus publics.
Ainsi, en mai dernier, un certain Janusz Niedźwiecki, militant connu de longue date par les observateurs de l’extrémisme, est arrêté par le contre-espionnage polonais pour avoir tenté de « recruter des personnalités politiques polonaises et étrangères, y compris au sein du Parlement européen et cela sur ordre d’un service de renseignement russe ». Chez lui, les enquêteurs ont saisi l’équivalent de 67 000 euros en liquide.
En Lituanie, un certain Pyotr Chagin, agissant sous le pseudonyme de Petras Taraskevicius, est arrêté pour avoir tenté de manipuler la minorité russophone des pays Baltes, grâce à une organisation montée de toutes pièces par le GRU. En novembre 2021, il est échangé au poste frontière de Nida contre un espion norvégien emprisonné en Russie.
Ailleurs, il y a de forts soupçons mais pas de preuves. En Italie, des enregistrements non confirmés de conversations entre un représentant du leader populiste Matteo Salvini et un responsable russe font état de versements de plusieurs millions d’euros à la Ligue (ex-Ligue du Nord). Il est fort probable que les services secrets russes ont pris part au moins à la livraison de la somme en cash. En Espagne, certains affirment que le parti indépendantiste catalan, à la recherche de financement et de soutien politique, aurait pris secrètement contact avec le Kremlin et les services spéciaux russes.
Le cyber, immense champ de bataille
Pour influencer le jeu politique occidental, les services russes utilisent aussi mieux que quiconque les ressources d’internet. En Grande-Bretagne, beaucoup sont convaincus que les agents secrets du Kremlin ont tenté de pousser le « Yes » lors du référendum sur le Brexit. Un rapport parlementaire de juillet 2020 regrette amèrement qu’aucune enquête officielle n’ait été conduite à ce sujet. « Le gouvernement britannique a activement évité de chercher des preuves d’une ingérence de la Russie »,écrivent les rapporteurs, qui notent pourtant l’utilisation massive de bots et trolls russes sur Twitter pendant la campagne référendaire.
A la décharge du gouvernement britannique, l’intervention massive des agents et des hackers russes dans un processus électoral n’est apparue clairement que quelques mois plus tard, dans les dernières semaines de la campagne présidentielle américaine de 2016. Un rapport du Congrès publié récemment désigne un coupable : l’Institut russe d’Etudes Stratégiques, organisme longtemps dépendant du SVR que Poutine a rattaché au Kremlin.
Depuis 2016, il est d’ailleurs dirigé par un proche du président russe, l’ancien Premier ministre Mikhaïl Fradkov, qui a été à la tête du SVR pendant dix ans. C’est cet institut qui aurait établi le plan d’action russe en faveur de Donald Trump. Baptisé « Projekt Lakha », ce dernier comprenaitles usines à trolls installées notamment à Saint-Pétersbourg ; la création de milliers de faux comptes Facebook soutenant les idées du milliardaire populiste contre Hillary Clinton ; et le piratage d’e-mails du Parti démocrate qui ont été partiellement publiés sur un site créé lui aussi par des agents russes.
L’année suivante, en 2017, les mêmes hackeurs à la solde du GRU ont piraté certains e-mails de la campagne d’Emmanuel Macron afin de les mettre en ligne sur le site WikiLeaks, entre les deux tours du scrutin. Toujours en 2017, lors du référendum sur l’indépendance de la Catalogne jugé illégal par les autorités, les services espagnols se sont inquiétés de l’activisme de deux agents du GRU soupçonnés de vouloir favoriser les indépendantistes, afin d’affaiblir ce pays membre de l’Otan.
Aujourd’hui, les services russes tentent d’influer plus directement encore sur le résultat des scrutins en s’attaquant aux ordinateurs des commissions électorales. De cette façon, ils pourraient modifier le résultat officiel si celui-ci ne convient pas au Kremlin. C’est pour éviter une telle fraude que la petite République du Guyana (ex-Guyane britannique), alors en plein scrutin législatif et présidentiel, a expulsé en mars 2020 un hackeur, officier du GRU.
Pirater des sites sensibles pour déstabiliser le jour venu
Les services russes ont développé d’autres capacités inquiétantes : la prise de contrôle à distance de centrales atomiques, de barrages hydroélectriques, de sites d’assainissement de l’eau, de réseaux de distribution de gaz, de pétrole, mais aussi le brouillage de télévisions ou de radios. Autant de piratages qui peuvent être terriblement déstabilisateurs en cas de tensions très fortes ou de conflit ouvert.
Le Kremlin y travaille depuis longtemps. En France, la première attaque d’envergure a lieu le 8 avril 2015. C’est TV5 Monde qui est alors visée. Pendant plusieurs heures, la chaîne qui émet dans 200 pays affiche un écran noir. Son site internet et ses comptes sociaux diffusent de la propagande djihadiste. Plus tard les spécialistes identifieront le coupable : APT28, aussi baptisé Fancy Bear, un groupe de hackeurs lié au GRU, qui mène des attaques coup de poing.
Un autre groupe de hackeurs russes fait également beaucoup de dégâts, mais à plus long terme. Il est surnommé APT29, ou Cozy Bear, et dépendrait, cette fois, du SVR. C’est à lui qu’en avril 2021 le FBI attribue la plus grande cyberattaque de l’histoire, baptisée « Solarwinds » du nom de la société qui commercialise un logiciel dont les hackeurs russes ont découvert une faille. Grâce à elle, ils ont pu, de mars à décembre 2020, prendre le contrôle des systèmes informatiques de centaines d’entreprises, d’ONG et d’infrastructures. L’affaire a conduit, en représailles, à l’expulsion de dix « diplomates » russes des Etats-Unis et la fermeture des deux derniers consulats américains en Russie, à Vladivostok et Iekaterinbourg.
Tuer… sans trop se cacher
Dernier outil, le plus féroce, dans la panoplie des agents russes : l’assassinat. En août 2019, un rebelle tchétchène est abattu en plein jour, à Berlin. Le tueur s’est approché de sa victime à vélo, avant de tirer sur lui à deux reprises avec un pistolet muni d’un silencieux puis de l’achever d’une balle dans la tête. En décembre dernier, l’assassin a été condamné à la prison à vie : selon le procureur, ce « commandant d’une unité spéciale des services secrets russes FSB » a bénéficié d’une « aide active » de l’ambassade de son pays.
L’année suivante, en 2020, un tueur du FSB arrive, sous couverture diplomatique, à l’aéroport de Prague. Il porte une mallette contenant selon la police tchèque de la ricine, un poison violent. Sa cible, d’après le magazine d’investigation « Respekt » : le jeune maire de Prague, Zdenek Hrib, qui, quelques semaines auparavant, avait décidé de rebaptiser la place située devant l’ambassade russe du nom de l’opposant Boris Nemtsov, assassiné en 2015 devant le Kremlin. Une gifle pour Vladimir Poutine. Mais le projet d’attentat est déjoué par les autorités tchèques. Depuis, le maire est accompagné, 24 heures sur 24, de gardes du corps.
A en croire les divers services occidentaux de contre-espionnage, certains contrats du Kremlin sont exécutés par un groupe du GRU : l’unité 29155. Deux de ses hommes ont, en 2014, fait sauter en République tchèque un dépôt d’armes à destination de l’Ukraine.
Un an plus tard, ils ont assassiné un marchand d’armes bulgare fournisseur de Kiev. Et en 2018, à Salisbury en Grande-Bretagne, ils ont empoisonné Sergueï Skripal, un ancien du GRU retourné par les services de Sa Majesté.
Pour cela, ils ont utilisé du Novitchok, un neurotoxique de fabrication soviétique − une façon de signer l’opération punitive et de mettre en garde les agents russes contre toute tentative de passer à l’Ouest. Quelques jours après cette tentative, Poutine a qualifié Skripal de « traître » et d’« ordure ».
Un responsable proche du renseignement français explique :
« Cet attentat à l’arme chimique contre Skripal, qui aurait pu tuer plusieurs personnes, aurait dû davantage nous alerter sur la dangerosité de Vladimir Poutine en Europe. Les capitales occidentales ont, en rétorsion, pris des sanctions contre le pouvoir russe. Mais ce n’était sans doute pas assez : à travers cet attentat quasiment revendiqué et d’une brutalité sans précédent, Poutine disait à son peuple et à nous-mêmes que, pour atteindre ses objectifs, il était prêt à tout. Nous l’avons compris trop tard, quand il a lancé l’invasion de l’Ukraine. »
Comment l’Occident riposte efficacement
Les difficultés que l’armée russe rencontre dans cette guerre en Ukraine montrent néanmoins que les espions de Poutine sont loin d’être infaillibles. Manifestement mal informé sur l’état de la société et de l’armée ukrainiennes, le maître du Kremlin a d’ailleurs, quelques jours après le début de l’invasion, limogé le patron de la branche du FSB chargé du renseignement dans les anciennes Républiques soviétiques, ainsi que l’a révélé le spécialiste des services russes Andreï Soldatov.
La veille de l’offensive, il a aussi publiquement humilié le directeur du SVR, Sergueï Narychkine, pourtant un ami de plus de quarante ans. Probablement parce que, malgré les centaines d’espions russes dépêchés aux Etats-Unis et en Europe, Poutine jugeait que les renseignements sur les intentions et les plans secrets des Occidentaux dont il disposait étaient insuffisants. Alors que les services américains de renseignement avaient, eux, découvert les plans de guerre du président russe et les détaillaient publiquement jour après jour.
Vladimir Poutine serait d’autant plus de fou de rage que la précision des informations sur les préparatifs de la guerre conduit à penser que Washington dispose d’une ou de plusieurs taupes au Kremlin. Ce ne serait pas la première fois. Si l’on en croit les médias américains, un diplomate russe de haut rang, Oleg Smolenkov, aurait informé la CIA pendant des années avant d’être exfiltré aux Etats-Unis en 2017. C’est lui qui, l’année précédente, aurait révélé l’implication personnelle de Poutine dans le « Projekt Lakha » visant à faire triompher Donald Trump. Humiliation suprême pour l’ancien colonel du KGB.
Mêlant archives amateurs, extraits de lettres et témoignages d’anciens appelés sur l’épreuve qu’ils ont vécue et qui les hante encore, Thierry de Lestrade et Sylvie Gilman offrent le récit intime et poignant d’une sale guerre longtemps passée sous silence. Dans « La Case du siècle », dimanche à 22.40 sur France 5.
Ils avaient vingt ans, et sans doute ils ne laisseront personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. De 1956 à 1962, deux millions de jeunes appelés furent envoyés en Algérie pour ce que l’on nomma d’abord une « opération de maintien de l’ordre » et qu’il fallut bien se résoudre à appeler « la guerre d’Algérie » : 30 000 soldats tués, 450 000 morts du côté des combattants et civils algériens, deux millions de déplacés, un million de pieds-noirs et de harkis rapatriés en métropole. Après leur retour, les appelés d’Algérie, pour la plupart, se sont tus. Du reste, dans la France des Trente Glorieuses et des années yéyé qui commençaient, on ne leur posait guère de questions, tout le monde – à commencer par cette génération, la dernière à avoir connu le feu – voulait oublier cette guerre longue, sale et traumatisante, commencée par des escarmouches et des attentats, marquée par une escalade de la violence et achevée dans l’amertume et le silence. Aujourd’hui, ils ont ressorti leurs photos, leurs films amateurs ; la parole qui se libère est difficile, les yeux s’embuent, la voix est parfois brisée par une émotion intacte. « Pendant quarante ans, j’ai oublié que j’étais allé en Algérie », dit l’un. « Il se passe pas un jour sans que ça se remette à péter dans ma tête », dit un autre. Ou encore : « J’aimais pas trop en parler. Aujourd’hui, je témoigne pour que cette “guerre oubliée” ne soit pas complètement oubliée. » En 1956, le président du Conseil Guy Mollet, après avoir évoqué une « guerre imbécile et sans issue », fait volte-face et décide d’envoyer les appelés en Algérie et de prolonger le service militaire de 18 à 27 mois. Entre la rage d’avoir été arrachés à leurs existences et la fascination pour une terre exotique et inconnue, des milliers de gamins découvrent la réalité de la colonisation – le racisme à l’égard des « Français musulmans », l’injustice et la misère, une population « nu-pieds, sale, malade et apeurée » – et réalisent qu’ils ont pénétré dans une guerre. « Dans la nuit noire, tomber sur un égorgé qui émet encore des râles, c’est une confrontation dantesque. » Le quotidien est fait de peur, d’ennui, de cafard, d’oisiveté, de manque de sommeil et de nourriture, de frustration sexuelle... Certains tentent de se suicider, d’autres sombrent dans l’addiction à l’alcool. Pris entre deux injonctions contradictoires – la « pacification » à coups de canon ! –, ils ne comprennent rien à cette situation. Les Sections administratives spécialisées (SAS) sont chargées du soin, de l’instruction et de la gendarmerie (en somme, il s’agit de faire en quelques mois ce qu’on n’a pas fait en plus d’un siècle), mais elles sont de manière à peine voilée un outil de propagande et de renseignements auprès de la population. « Mais moi, j’étais un menuisier... un menuisier habillé en fusiller marin. »
« Poser des questions, c’était commencer à désobéir » Quatre ans ont passé depuis le début de la révolte. C’est l’enlisement. Les « bandits » sont devenus des combattants rompus à la guérilla, armés de fusils-mitrailleurs. Mais l’ennemi est invisible, il se fond dans la population... qu’il faut faire parler. Le renseignement est l’arme du diable : la troupe connaît le sort commun aux armées d’occupation. « Il suffit qu’on vous mette une arme entre les mains, des rangers, une casquette... On était des sortes de voyous en uniforme. Je me comparais aux Allemands qui nous occupaient en 40. » Le reste est connu. Ce sont des méthodes héritées de l’Indochine. Les villages mis à sac, la « corvée de bois », les viols, les blessés achevés. La torture. Mais surtout, rendant cela possible, ce conditionnement des appelés, cette « anesthésie de la pensée » qui mène, à quelques exceptions près*, au « renoncement à toute velléité de résistance ». « Poser des questions, c’était commencer à désobéir. » Le silence des appelés est sans doute né précisément là. Et dans un sentiment cuisant de honte et de culpabilité. En métropole, on veut passer à autre chose et, en 1961, on approuve à 75 % le principe de l’autodétermination des Algériens. Plus tard, sur le bateau qui ramène les appelés chez eux, pour beaucoup, c’est le moment de « se réconcilier avec soi-même et avec les autres ». On aimerait être certain que tous y sont parvenus.
C.K.G.
* Sur 2 millions d’appelés, 11 000 se sont opposés à la guerre.
Guerre d’Algérie : programmation spéciale jusqu’à l'été
Il y a 60 ans, en juillet 1962, l’Algérie devenait indépendante. Quelques mois plus tôt, en mars, les accords d’Évian avaient mis fin à la guerre. Mais, si soixante années ont passé, la guerre d’Algérie continue de hanter les mémoires françaises et algériennes. Car cette guerre, c’est l’histoire de deux peuples déchirés un temps mais aussi liés à jamais par un passé commun. Il est donc temps de raconter ce chapitre de notre histoire dans sa globalité, sans tabou. Ouvrir toutes les archives. Éclairer les zones d’ombre. Donner la parole à tous les témoins. Pour regarder ensemble nos histoires et nos mémoires. Sur le chemin de la réconciliation. Les antennes de France Télévisions se mobilisent jusqu’à l’été en proposant de nombreux documentaires aux regards multiples. Car le genre documentaire, au cœur de l’offre du service public, est celui du temps long, qui contribue à prendre de la hauteur, pour mieux éclairer notre monde et partager nos expériences collectives et intimes. Ainsi, sur France 5, on retrouvera dans La Case du siècle : Algérie, la guerre des appelés ; La Tragédie des harkis ; Des Antilles au djebel ; Pieds-noirs, une histoire française ; Oran, le massacre oublié ou encore Les Vies d’Albert Camus. Les réseaux régionaux et ultramarins de France Télévisions participeront également à cette mobilisation d’envergure qui sera accompagnée au long cours par nos émissions et nos éditions.
Algérie, la guerre des appelés
Printemps 1956 : le gouvernement français décide d’envoyer massivement les appelés du contingent en Algérie. Sans expérience de la vie, ces jeunes hommes sont confrontés à des dilemmes moraux auxquels aucune autre génération n’avait eu à répondre, et leur insouciance va se consumer dans une entreprise dont personne ne connaissait le but. Après des décennies de silence, à l’heure du bilan de leur vie, ils libèrent leur parole. À partir de leurs témoignages et d’images amateurs inédites, Algérie, la guerre des appelés, un documentaire en deux parties, raconte l’épreuve qu’ils ont traversée.
Documentaire (128 min - 2019) – Écrit et réalisé par Thierry de Lestrade et Sylvie Gilman – Conseiller historique Tramor Quemeneur – Commentaire dit par Johanna Nizard – Musique originale Stéphane Lopez – Production What’s Up Films – Avec le soutien de la ProcirepAngoa – Avec la participation du Centre national de cinéma et de l’image animée et de France Télévisions
Icône d’Alger colonisée, la statue équestre du duc d’Orléans trônait sur l’ancienne Place du Gouvernement de 1845 jusqu’à la veille de l’indépendance en 1962.
Érigée à l’initiative des élites européennes de la colonie naissante, le bronze représente Ferdinand-Philippe, prince royal de France, fils aîné du roi des Français Louis-Philippe, mort dans un accident de voiture en 1842 après avoir participé à plusieurs campagnes de l'armée d'Afrique en Algérie pendant les années 30. Le monument, œuvre du sculpteur franco-italien Carlo Marochetti, commémore en même temps l’héritier du trône français et la conquête française de l’Algérie. Devenue un point de repère des Algérois pendant la période coloniale, la statue subit le même sort que la colonie dont elle commémore la conquête, lors de la décolonisation de l’Algérie. En 1962, tout comme beaucoup d’autres monuments coloniaux, elle est déboulonnée et ramenée en France. Oubliée pendant vingt ans dans un hangar militaire par la municipalité de Neuilly-sur-Seine, banlieue chic de Paris qui hébergeait au XIXè siècle le château de Louis-Philippe et de la famille d’Orléans, vient enfin l'heure de sa renaissance. Erigée sur une place de Neuilly, elle devient, comme d’autres monuments “rapatriés”, un lieu de mémoire pour certains pieds-noirs ainsi que le symbole des liens historiques entre la ville et l’ancienne famille royale.
La statue équestre du duc d’Orléans, dans son jus depuis son rapatriement d’Alger en 1962.
Dans cette commune, le logement social accuse un grave retard. Les maires successifs se défendent en arguant que la ville ne possède pas de friches. « L’urbanisme est figé, et de petites opérations se font au coup par coup », dit Fromantin, qui a livré 1 300 logements en trois mandats, faisant passer à près de 7 % le nombre de logements sociaux à Neuilly (au lieu des 20 % légaux).
Fromantin assure qu’il est délicat de préempter des logements dont les prix de marché sont si hauts. « Le patrimoine ne cesse d’augmenter », dit-il en vantant la faible pression fiscale de sa ville. Neuilly s’enrichit d’année en année : le revenu fiscal moyen annuel par habitant est de 123 000 euros, contre 46 000 euros au niveau départemental. La moitié du PSG détient des biens ici (on me cite Verratti, Di María, Marquinhos, Icardi, Messi). Ils déjeunent chez Livio, la guinguette italienne au sol carrelé en damier.
Les diplomates habitent côté bois. On s’installe ici pour la discrétion, les équipements et la sécurité. La piscine rectangulaire de mon époque, construite en 1967, est devenue un centre aquatique avec des bassins « ludiques » et des accès prioritaires pour les Neuilléens. Et quand le « gang des Rolex » a sévi à l’automne 2020, arrachant des montres aux feux rouges, Fromantin a appelé Gérald Darmanin « en direct » et « ils ont tous été appréhendés ».
Neuilly s’enrichit, mais des bouts de mon passé subsistent. Au fond du boulevard d’Inkermann, la statue équestre du duc d’Orléans n’a pas été nettoyée depuis qu’elle a été rapatriée d’Alger en 1962. Ferdinand est sale comme un peigne. « Oui, mais on attend le « “go” des Monuments nationaux pour le rendre propre et l’éclairer », me dit Fromantin qui ne sait pas qu’il vient de me porter le coup de grâce. J’exagère à peine : d’ici peu, cette statue pourra tourner dans une publicité Hermès.
Le parcours de la statue équestre du duc d’Orléans de Paris à Alger puis d'Alger à Paris, se situe donc au croisement des histoires coloniales et métropolitaines, celle du processus du peuplement européen en Algérie et celle de la vie politique de la France contemporaine. Suivre ses méandres permet de tracer une histoire croisée de la commémoration de la conquête de l’Algérie et de ses transformations entre colonie et métropole, depuis la période coloniale jusqu’au présent postcolonial.
Résidents
Jennifer Sessions, Université de l'Iowa
The Margueritte Affaire: Colonialism in Trial in Fin-de-Siècle Algeria and France
Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d'Algérie (Préface de Jean -Jacques Becker. Postface de Pierre Vidal-Naquet)... Essai de Sylvie Thénault, Editions Edif 2000, Alger 2010, 347 pages, 850 dinars
Elle n'avait que vingt ans lorsqu'elle était venue proposer comme thème de recherche en vue d'une maîtrise d'histoire «La manifestation du 17 octobre 1961» à un professeur qui avoue (préface) que si pour un homme de sa génération, c'était un événement qui avait une place précise dans la mémoire...», il n'en était pas de même pour les générations des années quatre-vingts. «Un événement déjà ancien, bien oublié. La guerre d'Algérie n'était plus un sujet de préoccupation et la manifestation du 17 octobre encore moins». Il se trompait lourdement, mais il avait accepté le sujet. Il venait de «lancer» une «historienne» qui allait se spécialiser sur «la guerre d'indépendance algérienne», découvrant de nouvelles sources alors ignorées, et posant mille et une vraies questions aux témoins encore en vie... ou à leurs héritiers. Six années après, elle soutenait sa thèse devant un jury qui comportait les meilleurs spécialistes français soit de l'Algérie, soit des problèmes de justice : Ageron, Stora, Vidal-Naquet, Farcy.
La recherche pour reconstituer le puzzle a été longue, difficile, fastidieuse ...peut-être facilitée par le fait que le point de départ était clair, net, précis. Cent-vingt années de colonisation ne pouvaient qu'enfanter un système judiciaire monstrueux. C'est ce que l'auteure écrit dès le départ : «Le système de répression élaboré après le 1er novembre 1954 rompt avec l'existence ordinaire de la justice, mais les hommes appelés à instruire et juger les nationalistes ne sont jamais que ceux qui exerçaient, déjà, avant le déclenchement de la guerre d'indépendance. Loin d'être vierges de toute expérience, ils connaissaient la société coloniale, la vivent, la reflètent même dans leurs pratiques...». De ce fait, «l'histoire de la guerre (et de la justice) ne peut s'écrire sans plonger dans ses origines profondes qui l'enracinent dans un contexte colonial et dans une continuité historique bien antérieurs à 1954». Et, hélas, cela va durer jusqu'à l'indépendance du pays. La justice franco-colonial (ist)e sera impitoyable à l'encontre des nationalistes et plus que laxiste, à la fin de la guerre, avec les terroristes de l'Oas.
L'Auteure : Sylvie Thénault, née en 1969, est une historienne française, agrégée et docteur en Histoire, directrice de recherche au CNRS. Elle est aussi membre du Centre d'histoire sociale du XXe siècle. Ses travaux portent sur le droit et la répression légale pendant la guerre d'indépendance algérienne. Elle a, en particulier, étudié des mesures ponctuelles, comme les couvre-feux en région parisienne et les camps d'internement français entre 1954 et 1962. Ses recherches s'orientent vers l'étude de l'internement à la période française dans son ensemble, dans le champ de l'étude de l'administration coloniale en Algérie : structures, législation, personnel, pratiques. Sa maîtrise d'histoire, en 1991, portait sur «La Manifestation des Algériens à Paris le 17 octobre 1961» et sa répression. Sa thèse soutenue en 1999 traitait de «La Justice dans la guerre d'Algérie», et l'ouvrage présenté dans le cadre de son habilitation à diriger des recherches porte sur «La violence ordinaire dans l'Algérie coloniale». Prix Malesherbes (2002). Dernier ouvrage : En co-direction avec Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou et Ouanassa Siari Tengour : «Histoire de l'Algérie à la période coloniale : 1830-1962», Paris, La Découverte, collection «Poche : Essais», 2014, 720 p.
Table des matières : Préface/ Introduction/ I. Génèse d'une situation controversée (1954-1956)/ II. Quand la guerre oblige la justice (1957- Mai 1958)/ III. La justice civile à l'heure du retrait (mai 1958-1962)/ Epilogue/ Postface/ Bibliographie/Index
Extraits : «Les trois départements de la rive sud de la Méditerranée n'ont jamais constitué une zone de droit à l'identique de la métropole» (p 20), «La compétence de la justice militaire et l'existence de camps d'internement restèrent les deux grands principes de la législation jusqu'à la fin de la guerre» (p38), «Sur le terrain, l'armée impose sa logique qui fait cohabiter la justice avec d'autres moyens de répression» (p93), «Aucun conflit ne surgit donc entre autorités militaires, judiciaires et politiques sur le fonctionnement de la justice. Malgré des logiques divergentes, tous s'accordent sur les nécessités de la répression» (p97), «Aux yeux du commandement, les avocats sont des adversaires à partir du moment où ils partagent les opinions des nationalistes qu'ils défendent» (p115), «Depuis le début de la guerre d'Algérie, il n'existe guère de hauts fonctionnaires qui n'aient, plus ou moins, directement ou indirectement, par action ou par abstention, participé à l'avènement du règne de la violence «(p139), «Dans l'idéal du commandement (note : de l'armée française d'occupation), l'instruction n'existe plus, les condamnations à mort sont multipliées et les exécutions quasi-immédiates» (p201), «L'étude des réactions du commandement aux instructions ministérielles démontre, elle aussi, une persistance de la pratique de la torture, des disparitions et des exécutions sommaires, tandis que l'impunité reste de mise «(p264), «La fiche («incomplète pour la fin de la guerre») de l'armée de terre comptabilise 1.415 condamnés à mort du 1er janvier 1955 au 15 septembre 1961, ainsi que 198 exécutions» (p313)
Avis : Un titre qui, à lui tout seul, résume la situation dans laquelle se sont retrouvés, volontairement (pour la plupart) ou non, empêtrés, les magistrats français en période d'une guerre dont on s'entêtait à ne pas vouloir reconnaître les causes et à dire les noms... La justice devenue une arme, elle a donc couvert (presque) tous les crimes colonialistes. Un travail quasi-complet qui fourmille de détails et qui, en même temps, déprime à la lecture de la description du fonctionnement de l'horrible «machine de guerre» encore plus redoutable qu'était la justice de l'époque.
Citations : «L'arme par excellence de l'historien, (c'est) la possibilité de recouper les sources les unes par les autres, car un document seul ne fait pas la vérité» (Jean-Jacques Becker, préface, p 2), «La guerre rend l'armée intouchable. Le silence sur ses violences s'impose» (p 158), «La crainte de desservir l'armée en agissant contre la torture, les disparitions ou exécutions sommaires explique en grande partie l'inaction dont les magistrats ont fait preuve (...). C'est d'une justice soumise à une logique de guerre qu'héritent les dirigeants de la Vè République» (pp 160-161), «En guerre, la solidarité avec les forces armées s'impose et contrarie toute politique de lutte réelle contre les illégalités» (p268), «(Entre1954 et 1962) la justice d'alors est bien plus un «rouage de l'Etat», c'est-à-dire une «machine judiciaire faite de textes et de juges qui les appliquent», qu'un «pouvoir judiciaire indépendant tenant la balance égale entre le Pouvoir et le citoyen» (Casamayor, octobre 1962 et 1968, cité p 320).
De 1954 à 1962, au nom du rattachement de l’Algérie à la France qui interdisait d’y appliquer le droit de la guerre et de considérer les nationalistes comme des combattants, la justice et son personnel prirent une part active à la guerre d’Algérie : instruction des affaires, condamnations par milliers infligées par les tribunaux correctionnels et militaires, rappel de magistrats sous les drapeaux, etc. Les seules condamnations à mort atteignirent les 1 500, dont près de 200 furent exécutées. Dans ce livre passionnant et très documenté, Sylvie Thénault montre que cette insertion de la justice dans un vaste système de répression la priva de fait de son droit de regard sur les arrestations, les gardes à vue, les détentions et les interrogatoires pratiqués par l’armée. S’appuyant sur des archives jusque-là inaccessibles de l’Armée de terre et du ministère de la Justice, elle met au jour une justice amputée et réformée par les législations d’exception.
Sylvie Thénault. Historienne et directrice de recherche au CNRS.
Ici on noya les Algériens. Essai de Fabrice Riceputi.Editions Media Plus, Constantine, 2021,287 pages, 1.200 dinars
Même en Algérie, pour des raisons plus politiciennes qu'historiques, on avait, jusqu'à un certain moment, mis entre parenthèses le drame vécu par les dizaines de milliers de manifestants Algériens (trente mille ?), ayant défilé pacifiquement (sans armes et parfois accompagnés de leurs familles dont les enfants...) au cœur de Paris... pour, alors, seulement dénoncer le couvre-feu imposé à la seule communauté par le Préfet de Paris de l'époque (Michel Debré farouche partisan de l'Algérie française, étant alors Premier ministre de Charles de Gaulle)... le sinistre Marcel Papon (celui-là même qui avait envoyé aux camps de concentration nazis, massivement, les juifs de France... et qui, par la suite, récupéré, devint, en tant que Préfet,durant la guerre de Libération nationale, le bourreau du Constantinois). Nommé à Paris en tant que Préfet de police, en mars 1958, il avait été alors chargé de mettre sur pied des unités de harkis dirigés par des officiers supérieurs des Sas, «importés» d'Algérie, qui devaient «combattre», tout en s'appuyant sur la police et la justice locales, par tous moyens (eux aussi «importés» comme la torture et les exécutions sommaires), la «rebellion».
Date : 17 octobre 1961. 20h30. A cinq mois de la fin de la guerre. Onze mille personnes sont raflées, brutalisées (par dix mille agents bien armés) et détenues dans des «camps de regroupements» improvisés. Plusieurs centaines de personnes (dont la petite Fatima Beddar, âgée à peine de 15 ans, retrouvée plus tard noyée dans le canal Saint Denis) sont frappées à mort et «noyées par balles» dans la Seine. Bilan OFFICIEL : Deux (2) morts... Un mensonge d'Etat... qui va durer plusieurs dizaines d'années. En realité, 246 décès dont 74 non identifiés... tous les crimes ayant abouti plus tard à des «non-lieux».
En France même, ce fut la chape de plomb sur les archives policières et judiciaires... pour protéger entre autres la police (et l'armée puisque les harkis «détachés» faisait partie de l'armée) et, aussi, Maurice Papon. Mais voilà qu'un «simple citoyen», n'ayant pas vécu la guerre (né en 1951), simple éducateur à la Protection judiciaire de la jeunesse, va se faire chercheur, en «héros moral» (Mohamed Harbi), «Pionnier de la mémoire de la guerre d'Algérie» (Catherine Simon). Jean -Luc Einaudi (décédé en mars 2014), durant trente ans, va surmonter une foultitude d'obstacles : omerta, archives verrouillées, menaces, procès (dont un intenté par.. Maurice Papon duquel il sortira vainqueur grâce à ses révélations qui «enfoncèrent» le Vichyste protégé par l'amnistie liée à la guerre d'Algérie,)... pour faire connaître et reconnaître le «crime d'Etat». Lequel avait été suivi, le 8 février 1962 par le massacre (neuf morts, tous «Français») au métro Charonne (une manif' non violente anti-Oas et pour la paix initiée, entre autres, par le Pc et la Cgt). Son premier livre (Il en a fait paraître 17 pour la plupart consacrés à la guerre d'Algérie), paru en octobre 1991, La bataille de Paris, dédié à Jeannette Griff, neuf ans, déportée de Bordeaux à Auschwitz en septembre 1942 et à Fatima Bedar, «allait modifier radicalement le rapport de force dans l'affrontement entre le déni officiel et l'exigence de vérité» (Edwy Plenel, 23 février 2021) . Un déni, qui hélas perdure bien que, depuis la massacre du 17 octobre est rappelé au souvenir des visiteurs par une plaque apposée sur un des quais de la Seine, celui faisant face à la Préfecture de police. Hélas, si les Français savent lire, peuvent-ils comprendre les drames racistes, esclavagistes et colonialistes ? On en doute.
Les Auteurs : Fabrice Riceputi : Historien et enseignant, il anime les sites «histoirecoloniale.net» et «1000 autres. org», consacrés à l'actualité des questions coloniales et post-coloniales et à la guerre d'indépendance de l'Algérie.
Edwy Plenel : Texte inédit Gilles Manceron: Préface Table des matières : Une passion décoloniale (Edwy Plenel)/ Préface à la première édition (Gilles Manceron)/Prologue Cour d'assises de Bordeaux, Octobre 1997/ La bataille d'Einaudi (4 chapitres) /La bataille des archives (3 chapitres) / La reconnaissance et ses enjeux (2 chapitres)
Extraits : «Le 17 octobre 1961 est d'abord une manifestation légitime contre une décision administrative sans précédent depuis le régime de Vichy : un couvre-feu raciste, fondé sur des critères ethniques» (Edwy Plenel,p 9), «L'histoire algérienne de la France, qui touche directement des millions de Français-es, leurs proches et leurs descendances - parce qu'ils en viennent, parce qu'ils en sont issus, parce qu'ils y ont participé, parce qu'ils en ont été témoins ou acteurs, etc-, attend encore son ubuntu (note : terme bantou désignant «la qualité inhérente au fait d'être une personnes avec d'autres personnes... ; terme intégré au premier texte constitutionnel sud-africain, de 1993, par Nelson Mandela et Desmond Tutu» (Edwy Plenel, p22), «Dans les années 2000, plusieurs travaux d'historiens ayant eu accès notamment aux archives policières et judiciaires souligneront que cette période fut, pour les Algériens de France, celle d'une véritable «terreur d'Etat, coloniale et raciste» (p102), «Dans les années 1990, l'«interdiction» des archives politiquement gênantes est, avec l'amnistie de1962, l'autre pilier légal sur lequel repose l'omerta française sur les crimes coloniaux» (p157), «(17 octobre 1961). Ce crime colonial n'appartient pas seulement à une séquence historique forclose en 1962. Événement matriciel, selon le mot de Pierre Vidal-Naquet, il montre, à la charnière des ères coloniale et postcoloniale, l'affreuse fabrique par la République de pratiques racialisées, notamment policières, qui sont très loin d'avoir disparu avec la fin de la guerre d'Algérie» (p223), «La véritable pratique identitaire qui agite actuellement les «élites» politico-médiatiques françaises est chargée de lourdes régressions politiques» (p283)
Avis : Un livre incontournable pour bien savoir ce qui s'est passé en octobre 61 à Paris... et pour comprendre les pratiques, actuelles, du contrôle racialisé. Pour connaître, aussi, les luttes menées, hier et aujourd'hui encore, par des intellectuels (chercheurs universitaires, journalistes, hommes de foi...) français en faveur de notre pays et de la Communauté algérienne résidente en France.
Citations : «17 octobre 1961 : Même si une telle occultation ne pouvait réussir à terme, vis-à-vis d'un événement qui, comme l'ont écrit les deux historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster, a été la répression la plus meurtrière d'une manifestation pacifique de le toute l'histoire contemporaine de l'Europe occidentale» (p31), «La liberté de la recherche historique doit avoir, en effet, pour corollaire une certaine tolérance dans l'appréciation de ses résultats» (p153), «C'est durant la guerre d'Algérie que s'est généralisée en France la pratique du contrôle racialisé» (p270).
Ici on noya les Algériens. Essai de Fabrice Riceputi.Editions Media Plus, Constantine, 2021,287 pages, 1.200 dinars
Même en Algérie, pour des raisons plus politiciennes qu'historiques, on avait, jusqu'à un certain moment, mis entre parenthèses le drame vécu par les dizaines de milliers de manifestants Algériens (trente mille ?), ayant défilé pacifiquement (sans armes et parfois accompagnés de leurs familles dont les enfants...) au cœur de Paris... pour, alors, seulement dénoncer le couvre-feu imposé à la seule communauté par le Préfet de Paris de l'époque (Michel Debré farouche partisan de l'Algérie française, étant alors Premier ministre de Charles de Gaulle)... le sinistre Marcel Papon (celui-là même qui avait envoyé aux camps de concentration nazis, massivement, les juifs de France... et qui, par la suite, récupéré, devint, en tant que Préfet,durant la guerre de Libération nationale, le bourreau du Constantinois). Nommé à Paris en tant que Préfet de police, en mars 1958, il avait été alors chargé de mettre sur pied des unités de harkis dirigés par des officiers supérieurs des Sas, «importés» d'Algérie, qui devaient «combattre», tout en s'appuyant sur la police et la justice locales, par tous moyens (eux aussi «importés» comme la torture et les exécutions sommaires), la «rebellion».
Date : 17 octobre 1961. 20h30. A cinq mois de la fin de la guerre. Onze mille personnes sont raflées, brutalisées (par dix mille agents bien armés) et détenues dans des «camps de regroupements» improvisés. Plusieurs centaines de personnes (dont le petite Fatima Beddar, âgée à peine de 15 ans, retrouvée plus tard noyée dans le canal Saint Denis) sont frappées à mort et «noyées par balles» dans la Seine. Bilan OFFICIEL : Deux (2) morts... Un mensonge d'Etat... qui va durer plusieurs dizaines d'années. En realité, 246 décès dont 74 non identifiés... tous les crimes ayant abouti plus tard à des «non-lieux».
En France même, ce fut la chape de plomb sur les archives policières et judiciaires... pour protéger entre autres la police (et l'armée puisque les harkis «détachés» faisait partie de l'armée) et, aussi, Maurice Papon. Mais voilà qu'un «simple citoyen», n'ayant pas vécu la guerre (né en 1951), simple éducateur à la Protection judiciaire de la jeunesse, va se faire chercheur, en «héros moral» (Mohamed Harbi), «Pionnier de la mémoire de la guerre d'Algérie» (Catherine Simon). Jean -Luc Einaudi (décédé en mars 2014), durant trente ans, va surmonter une foultitude d'obstacles : omerta, archives verrouillées, menaces, procès (dont un intenté par.. Maurice Papon duquel il sortira vainqueur grâce à ses révélations qui «enfoncèrent» le Vichyste protégé par l'amnistie liée à la guerre d'Algérie,)... pour faire connaître et reconnaître le «crime d'Etat». Lequel avait été suivi, le 8 février 1962 par le massacre (neuf morts, tous «Français») au métro Charonne (une manif' non violente anti-Oas et pour la paix initiée, entre autres, par le Pc et la Cgt). Son premier livre (Il en a fait paraître 17 pour la plupart consacrés à la guerre d'Algérie), paru en octobre 1991, La bataille de Paris, dédié à Jeannette Griff, neuf ans, déportée de Bordeaux à Auschwitz en septembre 1942 et à Fatima Bedar, «allait modifier radicalement le rapport de force dans l'affrontement entre le déni officiel et l'exigence de vérité» (Edwy Plenel, 23 février 2021) . Un déni, qui hélas perdure bien que, depuis la massacre du 17 octobre est rappelé au souvenir des visiteurs par une plaque apposée sur un des quais de la Seine, celui faisant face à la Préfecture de police. Hélas, si les Français savent lire, peuvent-ils comprendre les drames racistes, esclavagistes et colonialistes ? On en doute.
Les Auteurs : Fabrice Riceputi : Historien et enseignant, il anime les sites «histoirecoloniale.net» et «1000 autres. org», consacrés à l'actualité des questions coloniales et post-coloniales et à la guerre d'indépendance de l'Algérie.
Edwy Plenel : Texte inédit Gilles Manceron: Préface Table des matières : Une passion décoloniale (Edwy Plenel)/ Préface à la première édition (Gilles Manceron)/Prologue Cour d'assises de Bordeaux, Octobre 1997/ La bataille d'Einaudi (4 chapitres) /La bataille des archives (3 chapitres) / La reconnaissance et ses enjeux (2 chapitres)
Extraits : «Le 17 octobre 1961 est d'abord une manifestation légitime contre une décision administrative sans précédent depuis le régime de Vichy : un couvre-feu raciste, fondé sur des critères ethniques» (Edwy Plenel,p 9), «L'histoire algérienne de la France, qui touche directement des millions de Français-es, leurs proches et leurs descendances - parce qu'ils en viennent, parce qu'ils en sont issus, parce qu'ils y ont participé, parce qu'ils en ont été témoins ou acteurs, etc-, attend encore son ubuntu (note : terme bantou désignant «la qualité inhérente au fait d'être une personnes avec d'autres personnes... ; terme intégré au premier texte constitutionnel sud-africain, de 1993, par Nelson Mandela et Desmond Tutu» (Edwy Plenel, p22), «Dans les années 2000, plusieurs travaux d'historiens ayant eu accès notamment aux archives policières et judiciaires souligneront que cette période fut, pour les Algériens de France, celle d'une véritable «terreur d'Etat, coloniale et raciste» (p102), «Dans les années 1990, l'«interdiction» des archives politiquement gênantes est, avec l'amnistie de1962, l'autre pilier légal sur lequel repose l'omerta française sur les crimes coloniaux» (p157), «(17 octobre 1961). Ce crime colonial n'appartient pas seulement à une séquence historique forclose en 1962. Événement matriciel, selon le mot de Pierre Vidal-Naquet, il montre, à la charnière des ères coloniale et postcoloniale, l'affreuse fabrique par la République de pratiques racialisées, notamment policières, qui sont très loin d'avoir disparu avec la fin de la guerre d'Algérie» (p223), «La véritable pratique identitaire qui agite actuellement les «élites» politico-médiatiques françaises est chargée de lourdes régressions politiques» (p283)
Avis : Un livre incontournable pour bien savoir ce qui s'est passé en octobre 61 à Paris... et pour comprendre les pratiques, actuelles, du contrôle racialisé. Pour connaître, aussi, les luttes menées, hier et aujourd'hui encore, par des intellectuels (chercheurs universitaires, journalistes, hommes de foi...) français en faveur de notre pays et de la Communauté algérienne résidente en France.
Citations : «17 octobre 1961 : Même si une telle occultation ne pouvait réussir à terme, vis-à-vis d'un événement qui, comme l'ont écrit les deux historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster, a été la répression la plus meurtrière d'une manifestation pacifique de le toute l'histoire contemporaine de l'Europe occidentale» (p31), «La liberté de la recherche historique doit avoir, en effet, pour corollaire une certaine tolérance dans l'appréciation de ses résultats» (p153), «C'est durant la guerre d'Algérie que s'est généralisée en France la pratique du contrôle racialisé» (p270).
Une trentaine d'années avant le début de la colonisation de l'Algérie, en France, une médecine « spéciale » qui se donne pour objet l'étude et le traitement des lésions des fonctions de l'entendement, se constitue en science autonome.
En 1832, Jean-Etienne Esquirol, un des pionniers de cette nouvelle branche de la médecine, l'aliénisme, rédige un mémoire dans lequel il présente l'isolement comme « le moyen le plus énergique et ordinairement le plus utile, pour combattre les maladies mentales » 1, car, selon lui, l'isolement permet de « modifier la direction vicieuse de l'intelligence et des affections des aliénés2 ». Notons qu'à partir des années 1850, le terme de psychiatrie va peu à peu se substituer à celui d'aliénisme pour désigner l'étude et le traitement de la folie.
L'idée de l'asile, c'est-à-dire du confinement de l'aliéné dans un établissement spécialisé, comme «instrument de guérison» s'impose peu à peu. Le 30 juin 1838, à Paris, l'assemblée adopte une loi qui fait obligation à chaque département « d'avoir un établissement public, spécialement destiné à recevoir et soigner les aliénés, ou de traiter, à cet effet, avec un établissement public ou privé, soit de ce département, soit d'un autre département » 3.
En Algérie, cette loi n'est pas promulguée. Peu importe qu'elle le soit ou pas d'ailleurs, puisque la colonie qui est dépourvue d'asile se voit accorder, par l'adoption d'une mesure, le transfert vers la métropole de ses aliénés qui présentent le moins de chances d'une guérison prochaine ; les autres, notamment ceux du département d'Alger et de Constantine, étant retenus, pour les premiers, dans un quartier de l'hôpital civil d'Alger, pour les seconds, à l'asile spécial de Mila4, une ville située à l'est de l'Algérie. Ces transferts de malades, présentés comme une mesure provisoire en attendant la construction prochaine d'un asile, dureront en définitive près d'un siècle, le temps qu'il a fallu à l'Algérie pour fonder un réseau psychiatrique. La colonie, dont le territoire est déclaré d'abord possession française (ordonnance du 22 juillet 1834), puis territoire français (1848), ne fait pas figure d'exception en la matière ; certains départements métropolitains ne verront l'ouverture d'un hôpital psychiatrique5 que bien plus tard.
Lorsque les premiers aliénés coloniaux arrivent à l'asile de Marseille à la fin des années 1840, en France, il existe déjà une élaboration théorique psychiatrique et anthropologique sur la folie en terre d'islam, de laquelle a émergé une représentation des sociétés musulmanes caractérisée par les éléments suivants : rareté de la folie du fait d'une série de causes (civilisation peu avancée, mœurs, privation de liqueurs alcooliques, éducation, régime politique, etc.) ces causes étant la conséquence directe de la religion ; rareté du suicide du fait d'un esprit peu tourmenté ; rareté de la paralysie générale en raison d'une quasi absence de surmenage intellectuel ; forme d'aliénation particulière accompagnée de violence, de fureur ; conception magico-religieuse de la folie - le fou étant vu comme un favori de Dieu, il est vénéré.
Cette théorisation sur la folie dans le monde musulman trouve son origine non pas dans l'article de Jacques-Joseph Moreau de Tour6, disciple d'Esquirol, mais dans les tout premiers travaux de ce dernier, qui, dès 1805, sous l'influence de Jean-Jacques Rousseau, élabore au travers de sa thèse7, une théorie étiopathogénique qui fait des passions factices, produits de l'intelligence développée et de la civilisation, l'une des causes majeures de la folie et de la diversité de ses formes. Ce rapport de cause à effet établi entre folie et civilisation trouve en partie sa justification dans les écrits médicaux du début des années 1800, rédigés à la suite d'expéditions militaires (Égypte), de voyages ou de périples curatifs (Moreau de Tours) entrepris dans des pays musulmans. La folie y est décrite comme rare et ses formes peu variées.
Dans les années 1830-1840, ce discours des aliénistes sur la folie dans le monde musulman a déjà gagné le corps médical français. Les thèses développées sur la folie chez les indigènes musulmans algériens, au travers d'un article8 paru dans la revue des Annales médico-psychologiques, tiré d'un ouvrage9 rédigé suite à un séjour dans la colonie par un médecin italien installé à Paris, Salvatore Furnari10, témoignent de cette influence. L'ouvrage et l'article en question étant parus avant le début des transferts des aliénés de la colonie vers la métropole. Influence que l'on retrouve quelques années plus tard dans les travaux du Dr Abel-Joseph Meilhon, médecin aliéniste à l'asile d'Aix en Provence, établissement dans lequel sont traités les malades en provenance de la colonie à partir des années 1850. Dans une étude parue au milieu des années 189011, Meilhon, tout en reprenant les thèses soutenues par ses prédécesseurs sur l'aliénation mentale chez les Arabes, soutient qu'autant l'impulsivité que les autres spécificités de la folie chez ces derniers, entre autres, le nombre important des perversions génésiques, la fréquence de la manie, sont la conséquence d'une complexion psychophysiologique liée à la race, autrement dit qu'elles résulteraient d'une prédisposition raciale à la violence et aux autres formes spécifiques que peut revêtir la folie chez ces populations.
Les thèses de Meilhon tout comme celles qui les ont précédées ont joué un rôle important dans le traitement réservé aux aliénés musulmans internés à l'asile d'Aix. Composée de plusieurs quartiers, théoriquement, la répartition des aliénés au sein de l'asile d'Aix, comme dans n'importe quel autre asile, se fait en fonction et des éléments médicaux indiqués sur les feuilles d'évacuation établies pour chaque patient, dont ceux en provenance d'Algérie, et à la suite du premier examen médical que ces derniers subissent à leur arrivée. Or, à Aix, cette répartition s'opère non pas forcément, du moins pour ce qui concerne les aliénés venant de la colonie, sur des critères médicaux mais en fonction de l'origine ethnique. Ainsi, les aliénés arabes sont-ils systématiquement placés dans le quartier que l'on désigne sous le nom de « quartier des Arabes », c'est-à-dire le quartier des agités, un quartier de surveillance spéciale, où par ailleurs il n'y a pas que des Arabes12.
Ce placement systématique des aliénés arabes dans le quartier des agités s'explique par la barrière de la langue qui fait que le médecin n'est pas en mesure de savoir de quel trouble le malade est exactement atteint, d'une part. D'autre part, par le fait que les feuilles d'évacuation qui accompagnent le patient et qui sont souvent « plutôt sobres de renseignements », mais aussi et surtout, comme dit précédemment, par une certaine idée de l'aliénation mentale chez les Arabes, qui trouve sa source dans les travaux de Meilhon, entre autre. Comme « l'a si bien observé M. Meilhon, écrit Jean-Joseph Levet, successeur de Meilhon à l'asile d'Aix, , que le trait dominant de la folie des Arabes est la tendance à la violence », et « dans l'impossibilité d'examiner soit par l'interrogatoire, soit même par l'attitude, n'ayant aucun renseignement auquel il pût se fier, ce médecin écoute le conseil de la prudence, et le malade est placé dans le fameux quartier dit le quartier des Arabes » 13.
Ainsi, quel que soit son comportement, sa réaction, l'aliéné musulman est donc placé dans ce quartier des agités, comme l'affirme Levet à la veille de la première guerre mondiale : « Cela veut dire que si cet entrant est un malade tranquille ou déprimé, il vivra dans un quartier où prédominent les violents, les vicieux, les bruyants, où toutes les nuits il entendra chanter, crier, quereller, et où, en somme, il aura peine à se reposer des fatigues de son transfert inconfortable »14.
La même répartition ethnique sera adoptée à l'hôpital psychiatrique de Blida, au début des années 1930. Elle aura également pour fondement des thèses psychiatriques racialistes, les mêmes qui ont nourri l'idéologie qui sous-tendait et légitimait le régime colonial.
*Docteur en histoire (Université Lyon 2)
Notes
1-Esquirol (Jean-Étienne-Dominique), Des illusions chez les aliénés. Question médico-légale sur l'isolement des aliénés, Paris, Librairie médicale de Crochard, 1832, p. 31.
2-Ibid. p. 31.
3-Article 1er de la loi sur les aliénés du 30 juin 1838, cité in Castel (Robert), L'ordre psychiatrique, l'âge d'or de l'aliénisme, Paris, Éditions de Minuit, 1976, p. 316. Sur la loi du 30 juin 1838, voir aussi : Quétel (Claude), Histoire de la folie - De l'antiquité à nos jours, Paris, Tallandier, 2009 ; Goldstein (Jan), Consoler et classifier, L'essor de la psychiatrie française, op. cit.
4-Nous n'avons pas retrouvé d'éléments précis sur cet établissement.
5- Nouvelle dénomination pour désigner l'asile à partir de 19375. La substitution du terme asile par celui d'asile psychiatrique se fait par décret du 5 avril 1937, voir à ce sujet : Bueltzingsloewen (Isabelle von), « Réalité et perspectives de la médicalisation de la folie dans la France de l'entre-deux-guerres », Genèses, 2011/1 (n°82), p. 20. Il est à noter que certains départements ne seront dotés d'un hôpital psychiatrique que vers la fin des années 1950.
6-Moreau de Tours (Jacques-Joseph), « Recherches sur les aliénés en Orient - Notes sur les établissements qui leur sont consacrés », AMP, tome premier, 1843.
7-Esquirol (Jean-Étienne-Dominique), Des passions, considérées comme causes, symptômes et moyens curatifs de l'aliénation mentale, thèse de médecine, École de médecine de Paris, 1805.
9-Furnari (Salvatore), Voyage médical dans l'Afrique septentrionale ou de l'ophtalmologie considéré dans ses rapports avec les différentes races, Paris, Baillière, 1845.
10-Salvatore Furnari est un médecin spécialiste des maladies de l'œil. Il entreprend un voyage en Algérie à la demande du gouvernement français pour étudier et traiter les pathologies oculaires dont sont atteints les soldats français. Ce voyage est également l'occasion pour lui d'étudier les pathologies et les traitements ophtalmologiques chez les populations indigènes.
11-Meilhon (Abel-Joseph), « L'aliénation mentale chez les Arabes - Étude de nosologie comparée », Paris, AMP, tome III, 8e série, janvier 1896.
12- Levet (Jean-Joseph), « Etablissement d'aliénés - L'assistance des aliénés algériens dans asile métropolitain », AMP, n°9, 1909, p. 61.
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