Mêlant archives amateurs, extraits de lettres et témoignages d’anciens appelés sur l’épreuve qu’ils ont vécue et qui les hante encore, Thierry de Lestrade et Sylvie Gilman offrent le récit intime et poignant d’une sale guerre longtemps passée sous silence. Dans « La Case du siècle », dimanche à 22.40 sur France 5.
« Algérie, la guerre des appelés »© What’s Up Films
Ils avaient vingt ans, et sans doute ils ne laisseront personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. De 1956 à 1962, deux millions de jeunes appelés furent envoyés en Algérie pour ce que l’on nomma d’abord une « opération de maintien de l’ordre » et qu’il fallut bien se résoudre à appeler « la guerre d’Algérie » : 30 000 soldats tués, 450 000 morts du côté des combattants et civils algériens, deux millions de déplacés, un million de pieds-noirs et de harkis rapatriés en métropole. Après leur retour, les appelés d’Algérie, pour la plupart, se sont tus. Du reste, dans la France des Trente Glorieuses et des années yéyé qui commençaient, on ne leur posait guère de questions, tout le monde – à commencer par cette génération, la dernière à avoir connu le feu – voulait oublier cette guerre longue, sale et traumatisante, commencée par des escarmouches et des attentats, marquée par une escalade de la violence et achevée dans l’amertume et le silence. Aujourd’hui, ils ont ressorti leurs photos, leurs films amateurs ; la parole qui se libère est difficile, les yeux s’embuent, la voix est parfois brisée par une émotion intacte. « Pendant quarante ans, j’ai oublié que j’étais allé en Algérie », dit l’un. « Il se passe pas un jour sans que ça se remette à péter dans ma tête », dit un autre. Ou encore : « J’aimais pas trop en parler. Aujourd’hui, je témoigne pour que cette “guerre oubliée” ne soit pas complètement oubliée. »
En 1956, le président du Conseil Guy Mollet, après avoir évoqué une « guerre imbécile et sans issue », fait volte-face et décide d’envoyer les appelés en Algérie et de prolonger le service militaire de 18 à 27 mois. Entre la rage d’avoir été arrachés à leurs existences et la fascination pour une terre exotique et inconnue, des milliers de gamins découvrent la réalité de la colonisation – le racisme à l’égard des « Français musulmans », l’injustice et la misère, une population « nu-pieds, sale, malade et apeurée » – et réalisent qu’ils ont pénétré dans une guerre. « Dans la nuit noire, tomber sur un égorgé qui émet encore des râles, c’est une confrontation dantesque. » Le quotidien est fait de peur, d’ennui, de cafard, d’oisiveté, de manque de sommeil et de nourriture, de frustration sexuelle... Certains tentent de se suicider, d’autres sombrent dans l’addiction à l’alcool. Pris entre deux injonctions contradictoires – la « pacification » à coups de canon ! –, ils ne comprennent rien à cette situation. Les Sections administratives spécialisées (SAS) sont chargées du soin, de l’instruction et de la gendarmerie (en somme, il s’agit de faire en quelques mois ce qu’on n’a pas fait en plus d’un siècle), mais elles sont de manière à peine voilée un outil de propagande et de renseignements auprès de la population. « Mais moi, j’étais un menuisier... un menuisier habillé en fusiller marin. »
« Poser des questions, c’était commencer à désobéir »
Quatre ans ont passé depuis le début de la révolte. C’est l’enlisement. Les « bandits » sont devenus des combattants rompus à la guérilla, armés de fusils-mitrailleurs. Mais l’ennemi est invisible, il se fond dans la population... qu’il faut faire parler. Le renseignement est l’arme du diable : la troupe connaît le sort commun aux armées d’occupation. « Il suffit qu’on vous mette une arme entre les mains, des rangers, une casquette... On était des sortes de voyous en uniforme. Je me comparais aux Allemands qui nous occupaient en 40. » Le reste est connu. Ce sont des méthodes héritées de l’Indochine. Les villages mis à sac, la « corvée de bois », les viols, les blessés achevés. La torture. Mais surtout, rendant cela possible, ce conditionnement des appelés, cette « anesthésie de la pensée » qui mène, à quelques exceptions près*, au « renoncement à toute velléité de résistance ». « Poser des questions, c’était commencer à désobéir. » Le silence des appelés est sans doute né précisément là. Et dans un sentiment cuisant de honte et de culpabilité. En métropole, on veut passer à autre chose et, en 1961, on approuve à 75 % le principe de l’autodétermination des Algériens. Plus tard, sur le bateau qui ramène les appelés chez eux, pour beaucoup, c’est le moment de « se réconcilier avec soi-même et avec les autres ». On aimerait être certain que tous y sont parvenus.
C.K.G.
* Sur 2 millions d’appelés, 11 000 se sont opposés à la guerre.
Guerre d’Algérie : programmation spéciale jusqu’à l'été
Il y a 60 ans, en juillet 1962, l’Algérie devenait indépendante. Quelques mois plus tôt, en mars, les accords d’Évian avaient mis fin à la guerre. Mais, si soixante années ont passé, la guerre d’Algérie continue de hanter les mémoires françaises et algériennes. Car cette guerre, c’est l’histoire de deux peuples déchirés un temps mais aussi liés à jamais par un passé commun. Il est donc temps de raconter ce chapitre de notre histoire dans sa globalité, sans tabou. Ouvrir toutes les archives. Éclairer les zones d’ombre. Donner la parole à tous les témoins. Pour regarder ensemble nos histoires et nos mémoires. Sur le chemin de la réconciliation.
Les antennes de France Télévisions se mobilisent jusqu’à l’été en proposant de nombreux documentaires aux regards multiples. Car le genre documentaire, au cœur de l’offre du service public, est celui du temps long, qui contribue à prendre de la hauteur, pour mieux éclairer notre monde et partager nos expériences collectives et intimes.
Ainsi, sur France 5, on retrouvera dans La Case du siècle : Algérie, la guerre des appelés ; La Tragédie des harkis ; Des Antilles au djebel ; Pieds-noirs, une histoire française ; Oran, le massacre oublié ou encore Les Vies d’Albert Camus.
Les réseaux régionaux et ultramarins de France Télévisions participeront également à cette mobilisation d’envergure qui sera accompagnée au long cours par nos émissions et nos éditions.
Algérie, la guerre des appelés
Printemps 1956 : le gouvernement français décide d’envoyer massivement les appelés du contingent en Algérie. Sans expérience de la vie, ces jeunes hommes sont confrontés à des dilemmes moraux auxquels aucune autre génération n’avait eu à répondre, et leur insouciance va se consumer dans une entreprise dont personne ne connaissait le but. Après des décennies de silence, à l’heure du bilan de leur vie, ils libèrent leur parole. À partir de leurs témoignages et d’images amateurs inédites, Algérie, la guerre des appelés, un documentaire en deux parties, raconte l’épreuve qu’ils ont traversée.
Documentaire (128 min - 2019) – Écrit et réalisé par Thierry de Lestrade et Sylvie Gilman – Conseiller historique Tramor Quemeneur – Commentaire dit par Johanna Nizard – Musique originale Stéphane Lopez – Production What’s Up Films – Avec le soutien de la ProcirepAngoa – Avec la participation du Centre national de cinéma et de l’image animée et de France Télévisions
Diffusion dans « La Case du siècle » sur France 5, dimanche 10 avril à 22.40
À voir et à revoir sur france.tv
https://www.francetelevisions.fr/et-vous/notre-tele/a-ne-pas-manquer/une-parole-difficile-algerie-la-guerre-des-appeles-11173
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