"Les Algériens sont devenus maîtres d'eux-mê
Mohammed Harbi est né en 1933 près du port de Skikda. Il s'engage dans un prmeier temps dès l'âge de 15 ans au sein du parti du peuple algérien de Messali Hadj (grande figure du nationalisme algérien). Étudiant à Paris, il devient l'un des principaux organisateurs du FLN en France.
À partir de 1958, il travaille pour le gouvernement provisoire de la république algérienne, le GPRA. Il participe aux négociations des accords d’Evian en mars 1962. Après le cessez-le-feu, il est un conseiller de Ahmed Ben Bella, le premier président de la république algérienne indépendante.
Il est un militant de la “gauche du FLN”, puis de l’opposition au régime militaire mis en place par colonel Boumédiène, à partir de juin 1965. Il est incarcéré par le régime. En 1973, il réussit à s’évader d’Algérie et vit en exil à Paris. Mohammed Harbi est devenu un historien reconnu de la guerre d'indépendance.
TV5MONDE : Quel a été le facteur qui a déclenché votre engagement pour l'indépendance de l'Algérie ?
Mohammed Harbi : L'histoire de la famille de ma mère a beaucoup compté. Deux hommes de la famille de ma mère sont morts durant la répression de l'insurrection de Sétif en mai 1945 (Les massacres de Sétif, Guelma, et Kherrata sont des répressions sanglantes des manifestations anti coloniales des Algériens, ndlr). Au lycée, beaucoup de mes amis étaient de Guelma.
Malgré mes origines sociales aisées, je n'étais pas indifférent à ce que je voyais dans les rues, dans les différentes classes de la société coloniale.
Mohammed Harbi, ancien cadre du FLN.
Et malgré mes origines sociales aisées, je n'étais pas indifférent à ce que je voyais dans les rues, dans les diiférentes classes de la société coloniale. La lecture m'a aidé. J'ai commencé à lire très tôt les journaux français dont Le Monde et La Tribune des nations. Une annecdote a marqué le début de mon engagement.
Dans notre classe, nous sommes allés défilés devant le Monument aux morts pour le jour de la victoire, le 8 mai. Et nous avons croisé un groupe d'Algériens, musique en tête, qui allait dans la même direction. Et un des éleves qui était dans ma classe qui a dit :"Vive la liberté !" Et il est sorti du rang pour rejoindre le cortège des Algériens. Le lendemain il a été exclu de l'école. Et il a rapidement été pris au début de l'insurrection pour être interné dans un camp.
J'ai rejoint le groupe étudiant du MTLD, Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (Parti indépendantiste de Messali Hadj). On collait des slogans sur les murs pour demander la libération de Messali Hadj, le fondateur du nationalisme algérien.
TV5MONDE : Vous êtes ensuite parti en France étudier ?
Oui, je suis parti en France dès la classe de première. J'ai ensuite suivi les cours de grands professeurs à l'université de la Sorbonne, comme Charles-André Julien spécialiste de l'histoire du colonialisme. Je suis devenu ensuite un cadre du FLN et j'ai rejoint la lutte armée. Personnellement je suis rentré dans la clandestinité en 1955. La DST (Direction de la sécurité du territoire), le contre-espionnage français, me recherchait.
De France, je suis parti vers l'Allemagne. J'ai rejoint la Tunisie et ensuite j'ai été ambassadeur à Conakry en Guinée pour le gouvernement provisoire de la république algérienne (le GPRA). J'ai été également le Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères du GPRA, au service du ministre. J'ai été également directeur du cabinet politique de Krim Belkacem ( chef de la délégation des négociateurs algériens à Évian, le 18 mars 1962, ndlr).
Le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA).
Il est le bras politique du Front de libération nationale. Il est formé en 1958 au Caire sous la protection du président Nasser. Il s'installe ensuite à Tunis à partir de 1960.
Le premier président du GPRA est le leader historique du nationalisme algérien, Fehrat Abbas. Son vice président est Krim Belkacem. Le GPRA va négocier les accords d'Évian du 18 mars 1962 avec les autorités françaises. Le GPRA n'est pas reconnu par le gouvernement français lors des négociations. Les Français parlent de "délégation du FLN".
TV5MONDE : Et donc c'est dans ce cadre que vous avez participé aux première négociations de ce que seront les accords d'Évian du 18 mars 1962 entre la France et l'Algérie.
J'ai été nommé dans une commission d'experts mais je n'étais pas vraiment un expert. Ma carrière était celle d'un militant qui par sa pratique politique et ses connaissances a été porté sur le devant de la scène. Dans les première négociations, on m'a donné le titre de président de la Commission des experts.
On abordait les questions juridiques mais également les questions politiques. On regardait ce qui s'était passé à Chypre. Il fallait éviter qu'un scénario à la chypriote (une division du territoire entre deux entités politiques, le gouvernement français voulait gardait une partie de l'Algérie sous pavillon français lors des premières négociations, ndlr) se reproduise en Algérie.
Des experts travaillaient sur les frontières de la future Algérie. L'Algérie coloniale était plus grande que l'Algérie ottomane.
Des morceaux de territoires du Maroc et de la Tunisie avaient été intégrés dans l'Algérie coloniale. Mon rôle aussi était de sonder les réactions des Français aux premières négociations. Je travaillais avec les mouvements de la paix en France et dans le monde pour expliquer également la démarche du gouvernement provisoire de l'Algérie.
Les accords d'Évian du 18 mars 1962.
Le 18 mars 1962, les autorités françaises et une délégation du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) signent les accords d’Évian. Ces accords mettent fin à 132 années de présence coloniale française en Algérie et à une des guerres les plus féroces que le continent africain a connues au XXe siècle. Ces accords sont l’aboutissement de dix-huit mois de pourparlers secrets et de compromis entre négociateurs français et algériens.
TV5MONDE : Comment avez-vous réagi lorsque vous avez compris que les Français voulaient enfin négocier ?
J'ai réagi positivement. La question du contenu de la négociation même faisait débat au sein du GPRA à Tunis. Le docteur Francis, un des négociatieurs (Ahmed Francis, homme politique algérien, ministre de l'Économie du premier gouvernement de l'Algérie indépendante, ndlr) était pour une négociation pour une indépendance par étapes. Fehrat Abbas ( président du premier gouvernement provisoire de la République algérienne) militait lui pour une indépendance de l'Algérie du nord en attendant l'indépendance du reste du territoire.
Il fallait éviter une indépendance par étapes. Et il fallait que les organes de sécurité en Algérie ne soient pas encore aux mains de la colonisation après la reconnaissance de l'indépendance.
Mohammed Harbi sur les négociations avec la France.
Les débats étaient vifs. Un des négociateurs lui voulait une indépendance rapide et complète. C'était était un simple fils de berger, de maquignon. Le docteur Ahmed Françis lui reprochait de faire la fine bouche devant les représentants français. le négociateur est venu au réunion en disant au Docteur Ahmed Francis : "Certes je ne suis qu'un berger mais je viens ici pour vous surveiller". Voila l'ambiance de l'époque.
La reprise des négociations par les Français a été une joie à Tunis. Des premières négociations n'avaient pas abouti auparavant. La situation du FLN (en mai 1961) n'était pas aussi bonne qu'avant. Au sein de la population algérienne et de ses nombreux réfugiés, la joie l'a emporté à l'annonce de la reprise de ses négociations alors que les conclusions de ses négociations n'étaient pas effectives.
TV5MONDE : Vous avez participé à la mise en place d'une feuille de route pour les négocations dès les premiers échanges avec les représentants du gouvernement français.
Une feuille de route de négociations a été mise en place par les différents ministères du gouvernement provisoire de la république algérienne. Celle-ci était très précise. Dans les discussions j'ai insisté sur un point capital. J'ai mis l'accent sur la nécessité très stricte de la nomination d'un gouvernement le plus rapidement dans l'Algérie libre. J'avais bien étudié ce qui s'était passé en Tunisie et au Maroc. Il fallait éviter une indépendance par étapes. Et il fallait éviter que les organes de sécurité en Algérie soient encore aux mains de la colonisation après la reconnaissance de l'indépendance.
En d'autres termes, il ne fallait pas que l'armée française reste sur le territoire algérien même après la reconnaissance de l'indépendance. L'armée française est d'ailleurs restée quelques temps après l'indépendance en Algérie mais dans d'autres conditions qu'en Tunisie ou au Maroc (la France occupera des bases militaires en Algérie comme Mers-El-Kébir ou Bou-Sfer pendant quelques années, ndlr.)
TV5MONDE : Est-ce que vous sentiez que les autorités politiques françaises dans le cadre des négociations, voulaient sortir rapidement du conflit algérien ?
Il y a deux paradigmes. Il y a celui de la lutte armée bien entendu. Il y avait celui, très important, de la question diplomatique. Lorsque le FLN a été militairement affaibli (au lendemain du plan Challe, vaste opération militaire française contre le FLN de février 1959 à avril 1961, ndlr) la question diplomatique a pris le dessus sur la lutte armée. Nous, le GPRA, étions présents dans de nombreux pays. Nous avions des radios dans de nombreux pays et nous n'étions pas encore indépendants. Nos réseaux de communication étaient mondiaux.
Le mouvement du tiers-mondisme jouait également pour nous. Nous étions reçus dans les ambassades. Nous avions des passeports diplomatiques tunisiens ou marocains et puis nous avons eu ensuite nos propres passeports du GPRA valables dans tout le tiers-monde. Les Français étaient dans une situation compliquée internationalement. La France était isolée. Il fallait que les Français sortent de cette situation difficile.
TV5MONDE : Qu'avez-vous ressenti lors de la signature des accords d'Evian qui actaient de fait l'indépendance de l'Algérie ?
Pour nous c'était une très grande victoire. Mais je ne dis jamais que nous avons gagné la guerre. Nous étions disposés à la paix. C'était le cas des Français aussi, de plus en plus isolés internationalement. Pour moi l'indépendance était un espoir sans rivages. Mais les luttes internes au sein du FLN ont rapidement repris le dessus. Nous sommes arrivés le 3 juillet 1962 en Algérie (date de la reconnaissance par le gouvernement français de l'indépendance de l'Algérie, ndlr) au moment où les luttes internes s'installaient parmi les combattants.
Lorsque je suis rentré en Algérie en juillet 1962, j'ai vu un État naissant qui traitait les gens de manière inaceptable.Mohammed Harbi, ancien cadre du FLN.
Les divisions s'étaient déjà installées en Tunisie. Certains, au sein du GPRA, voulaient conclure rapidement la paix à n'importe quel prix. Certains d'entre eux connaissaient l'exil depuis sept ans, vivant sous la contrainte du patriotisme et sous la contrainte de la France qui avait mis le paquet pour garder l'Algérie française.
En Algérie nous avions une société qui était totalement militarisée avant l'heure et l'autre coté les Algériens. Lorsque que je suis rentré en Algérie, j'ai ressenti une impression d'ombre et de lumière. L'État naissant traitait les gens de manière inaceptable. On sentait déjà cette pression de celui qui a les armes sur ceux qui n'en avaient pas.
Les Algériens sont maîtres d'eux-mêmes et de ce qu'ils font en bien ou en mal, ils en sont les responsables. C'est le principal bilan de cette indépendance.
Mohammed Harbi, ancien cadre du FLN.
TV5MONDE : Quel bilan faites-vous de l'indépendance, soixante ans après les accords d'Evian ?
Les Algériens sont maîtres d'eux-mêmes et de ce qu'ils font en bien ou en mal, ils en sont les responsables. C'est le principal bilan de cette indépendance. Avec le développement de certaines richesses, on aurait aimé que le pays sorte du sous-développement et se débarrasse de cette barbarie interne. Cela reste une plaie. La question des libertés n'a pas été résolue. Les Algériens ne sont pas encore citoyens chez eux, jusqu'à ce jour.
TV5MONDE : Comment percevez-vous le Hirak , le mouvement pro-démocratie né le 22 février 2019 ?
J'appuie ce mouvement. Le Hirak représente pour moi une forme d'éclosion de l'Algérie. On pouvait enfin brandir un drapeau berbère sans penser à remettre en cause l'unité de l'Algérie. La vie culturelle a connu une effervescence. Hélas, la répression est très dure.
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