L’heure est à la clarté dans l’administration Biden : il faut juger Poutine et les responsables russes des crimes de guerre commis en Ukraine, et la Cour pénale internationale de La Haye serait la juridiction idéale pour le faire. Problème : depuis sa création en 2002, Washington ne reconnaît pas son autorité.
Décidées par la Maison-Blanche, les sanctions américaines pleuvent sur les deux responsables. Plus de visa d’entrée sur le territoire américain, évidemment, ni pour eux ni pour leurs familles. Interdiction de faire des affaires avec ces proscrits, les Etats-Unis puniront ceux qui les soutiendraient. En un mot, ce sont des parias, au service d’une puissance « totalement corrompue et en faillite », insiste le chef de la diplomatie. Des oligarques russes ? Tout le contraire ! Nous sommes en septembre 2020 et Donald Trump vient de sortir son bazooka contre… la procureure en chef et un haut responsable de la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye.
Peut-on juger sans accepter d’être jugé ? Tel est le dilemme qui se pose à Joe Biden et sur lequel planchent activement ses conseillers, alors qu’il ne se passe pas un jour sans que de nouveaux crimes de guerre russes soient dénoncés. Mercredi 13 avril, c’était au tour de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) de considérer que la Russie commettait des crimes de guerre en Ukraine ; la veille, à Washington, Joe Biden estimait que les atrocités en cours constituaient le pire des crimes de guerre – un « génocide ».
Comment juger ces crimes ? La Cour pénale internationale est là pour cela. Entré en vigueur en juillet 2002, le traité international qui l’a créée, appelé « Statut de Rome », inclut les crimes de guerre dans la liste des crimes internationaux sur lesquels la cour a un pouvoir juridictionnel.
Ne rêvons pas. Avant de voir Poutine & Co jugés à La Haye, il faudra franchir une série impressionnante d’obstacles : recueillir les témoignages, rassembler les preuves, capturer les dirigeants russes (un détail !)… Mais de l’avis général, même une condamnation en l’absence de Poutine serait un acte fort de la communauté internationale, susceptible de gêner ceux qui sont tentés, comme Marine Le Pen, par un « rapprochement stratégique » avec Moscou.
Le Statut de Rome jamais ratifié par les Etats-Unis
Le Statut de Rome a été signé par 139 pays. Les Etats-Unis ne l’ont jamais ratifié. Ni la Russie, ce qui n’est pas un obstacle insurmontable : le statut de la cour prévoit qu’elle peut exercer sa compétence lorsqu’un non-membre commet des crimes internationaux sur le territoire d’une nation qui est membre de la CPI ou a formellement accepté la compétence de la juridiction. L’Ukraine l’a saisie en 2015.
Mais il y a un autre obstacle de taille, et celui-là est spécifiquement américain. En 1999 et 2002, le Congrès a adopté deux lois réaffirmant l’hostilité de Washington à la CPI. La première, en 1999, interdit tout financement « à l’usage ou à l’appui » de la CPI et bloque toute extradition d’un Américain vers un pays obligé de « remettre des personnes à la Cour pénale internationale », à moins que les Etats-Unis n’obtiennent la garantie que la juridiction ne mettra pas la main sur cet Américain. La deuxième loi, adoptée en pleine guerre d’Afghanistan en 2002, empêche presque toute coopération avec la CPI et interdit que l’on livre un membre de l’armée américaine à La Haye.
Avec l’élection de Trump, les relations de Washington avec la CPI deviennent carrément hostiles. Le nouveau président punit par les sanctions déjà mentionnées les velléités de la cour d’enquêter sur les atrocités commises en Afghanistan, non seulement par les talibans mais également par l’armée américaine. S’ajoute à cela un autre chiffon rouge : une enquête, ouverte en 2015 après que la Palestine a saisi la CPI, sur les comportements illégaux présumés en territoire palestinien.
Le 2 avril 2021, Biden annule les sanctions de Trump. Mais le secrétaire d’Etat Antony Blinken précise, en annonçant la nouvelle :
« Nous continuons d’être en profond désaccord avec les actions de la CPI relatives aux situations afghane et palestinienne. Nous maintenons notre objection de longue date aux efforts de la cour pour affirmer sa compétence sur les citoyens d’Etats non parties tels que les Etats-Unis et Israël. »
Comment, désormais, se rallier à la CPI ?
Avec l’invasion de l’Ukraine, cette tiédeur est devenue intenable et la Maison-Blanche étudie la façon dont elle pourrait se rallier plus franchement à la CPI. Dans le camp des « pro-La Haye », plusieurs arguments sont avancés. Pourrait-on poursuivre en justice Poutine devant un autre tribunal international que la CPI, comme cela avait été fait, avant qu’elle n’existe, pour la Yougoslavie et le Rwanda ? Cela passerait par une résolution du Conseil de Sécurité, où la Russie dispose d’un droit de veto. Doit-on se laisser décourager par les lois de 1999 et 2002 ? Un mémo de 2010 du département de la Justice, révélé par le « New York Times », indique que les Etats-Unis ne peuvent pas apporter un soutien institutionnel à la CPI, mais sont en mesure d’offrir une assistance « dans des cas particuliers ».
Surtout, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent au Congrès, y compris chez les Républicains, pour traduire Poutine en justice, envisageant pour cela de changer la législation existante. Au Sénat, une résolution a été adoptée à l’unanimité, le mois dernier, soutenant toute enquête sur les crimes de guerre commis par les forces russes et leurs mandataires. La résolution fait l’éloge de la Cour pénale internationale et encourage « les États membres à demander à la CPI » d’enquêter sur les atrocités commises par les Russes et d’engager des poursuites contre eux (plus d’une quarantaine l’ont déjà fait).
Plus étonnant : l’un des artisans d’une proposition de loi en cours d’élaboration, qui faciliterait la coopération avec la CPI, est le sénateur Lindsay Graham, un proche allié de Trump. Il justifie ainsi son changement d’attitude vis-à-vis de la Cour :
« Je dirais que c’est l’un des plus grands accomplissements de Poutine. Je ne pensais pas que c’était possible mais il l’a fait : c’est lui qui est responsable de la réhabilitation de la CPI aux yeux du parti républicain et du peuple américain. »
Le poids d’un passé qui a créé des habitudes
La conversion n’est pas intégrale, loin s’en faut. Dans le camp des « anti-La Haye », il faut compter le Pentagone, toujours très opposé à la perspective que ses troupes puissent un jour être jugées par une cour internationale. Et les isolationnistes à la Trump, dans le camp républicain, sont loin d’avoir dit leur dernier mot.
Le problème, pour Biden, est le poids d’un passé qui a créé des habitudes dont il est aujourd’hui difficile de se débarrasser. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont été en pointe dans la création d’institutions multilatérales, dont ils ont très largement bénéficié. Alex Pascal, dans un article de « The Atlantic » en 2019, l’expliquait bien :
« Ces institutions et le style de leadership multilatéral de l’Amérique ont été essentiels pour gagner la guerre froide, la dernière compétition entre grandes puissances. Pourquoi ? Parce que Washington a obtenu le soutien de pays et de personnes en les convainquant que l’Amérique ne pensait pas qu’à elle. »
Mais en même temps qu’il vantait le multilatéralisme, Washington n’a jamais accepté, sur certains sujets, que ses citoyens puissent être soumis à une autorité qui ne soit pas américaine. Cette constante ambiguïté – ou double jeu, disent les critiques – a pris fin avec Trump et son unilatéralisme brutal et assumé. Biden tente aujourd’hui de réparer les dégâts, mais il n’est pas sûr que l’Amérique soit jamais prête à accepter, pour ce qui la concerne, l’autorité d’une cour internationale comme la CPI. Elle veut juger Poutine, mais refuse qu’on puisse un jour la juger.
·Publié le
https://www.nouvelobs.com/guerre-en-ukraine/20220415.OBS57154/juger-poutine-difficile-pour-une-amerique-qui-n-a-pas-reconnu-la-cour-penale-internationale.html
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