Né à Constantine, l’intellectuel a vécu au plus près le drame algérien et reste frappé par « la solitude de ceux qui l’ont traversé » : Algériens, immigrés, pieds-noirs, juifs, harkis, appelés.
20 juillet 1962 : des pieds-noirs arrivent à Marseille après l’indépendance de l’Algérie. (KEYSTONE-FRANCE)
Propos recueillis par Sarah Diffalah et Nathalie Funès
Le fait d’avoir vécu mes douze premières années en Algérie, d’avoir des souvenirs de la guerre, des couvre-feux, des fouilles de l’armée, des attentats de l’OAS, d’avoir connu l’exil, a forcément influencé mon travail d’historien. Je me considère comme Français d’origine algérienne, ayant appartenu à un monde « indigène » et accepté l’acculturation française. Quand les juifs, présents depuis l’Antiquité, quittent l’Algérie en 1962, ils sont français depuis six générations. J’appartiens à cette histoire.
J’habitais Constantine, une ville de l’intérieur, à majorité judéo-musulmane, où les Européens étaient moins présents qu’à Alger ou Oran, sans la mer, le sable, le soleil ; une ville perchée à 600 mètres d’altitude, où il faisait froid et neigeait l’hiver. Comme beaucoup de juifs d’Algérie, les premières lettres que j’ai lues étaient en hébreu, à l’école du Talmud Torah, j’ai appris l’arabe en famille, avec mon père qui avait passé son baccalauréat en arabe littéraire, ma mère qui parlait l’arabe de la rue mais ne savait pas le lire. La seule langue que nous lisions et parlions était le français. Du côté de ma mère, les Zaoui, des bijoutiers, on était très attaché à la culture arabe, à la musique de Cheikh Raymond. Du côté de mon père, les Stora, des minotiers des Aurès, on était plus « assimilé », davantage lié aux notables musulmans, comme Ferhat Abbas, qui était un ami personnel de mon grand-père.
Au point de départ de mon métier d’historien, l’Algérie n’est pas présente. A Nanterre, j’étudie l’histoire, discipline très à la mode avec la sociologie à la fin des années 1960, je me passionne pour la politique et les mouvements révolutionnaires, qui sont les vecteurs de mon intégration. Aux côtés des Jeunesses communistes, je fais ma première marche pour la paix au Vietnam en 1967, et j’ai enfin l’impression de me sentir totalement français en 1968, quand j’entends la rue qui scande « les frontières, on s’en fout », « nous sommes tous des juifs allemands ». Mes parents avaient le sentiment que la France les avait trahis, que de Gaulle avait abandonné l’Algérie française. Ils avaient cru à une Algérie égalitaire, citoyenne, « camusienne ». Ils arrivent en France dans l’amertume, sans que je partage ce sentiment. En entrant en politique, je trouve une dignité, je deviens un militant. Je ne suis plus dans la solitude de la victime qui pleure sur son sort et qui accuse les autres. Ce que j’entendais souvent chez moi.
La chance de ma vie
L’Algérie me rattrape quand le leader nationaliste Messali Hadj meurt en 1974. Je suis étudiant en maîtrise et militant à l’OCI (Organisation communiste internationaliste). Je cherche un sujet de mémoire dans le socialisme ouvrier, l’Amérique latine, le Vietnam. Pierre Lambert, fondateur et dirigeant de l’organisation, qui sait que je suis né en Algérie, me dit : « Toi qui fais des études d’histoire, regarde dans le centre d’archives de l’OCI si tu peux retrouver des textes de soutien à Messali Hadj et des documents du Mouvement national algérien (MNA) ». Il me propose de rencontrer sa fille, Djanina, qui a conservé les Mémoires de son père, écrits à la main, encore inédits. Ce fut la chance de ma vie ! Mon directeur de maîtrise, Jean-Pierre Rioux, qui connaissait bien l’histoire de l’Algérie, me met en contact avec René Rémond qui m’encourage. Je me souviens encore de ses mots :
« Puisque vous aimez tant la révolution, pourquoi vous ne faites pas des recherches sur la révolution algérienne ? »
C’est la première fois que j’entends le terme « révolution algérienne ». Je prends la mesure de l’ampleur du combat des Algériens. J’écris donc mon mémoire de maîtrise sur le MNA, puis ma thèse de troisième cycle sur Messali Hadj.
Le monde universitaire des spécialistes de l’Algérie coloniale est alors bien petit. Jusqu’à la fin des années 1980, cela n’intéresse pas grand monde. Nous étions une dizaine, guère plus. Charles-Robert Ageron, Gilbert Meynier, René Gallissot, Claude Liauzu, Abdelmalek Sayad… On se retrouvait au séminaire de Charles-Robert Ageron, le samedi matin, à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS). Ageron n’avait à l’époque que deux étudiants, Guy Pervillé et moi. Il y avait aussi Jacques Frémeaux et Jean-Charles Jauffret, en province. C’était un moment pionnier.
L’Algérie ma rattrape une seconde fois
Mon travail prend une nouvelle tournure en 1985, lorsque je publie mon « Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens, 1926-1954 ». Je retourne en Algérie pour la première fois en 1982, vingt ans après en être parti. Je me rends compte que le nationalisme algérien n’est pas simplement la lutte des classes, mais qu’il y a aussi l’islam, la dimension anthropologique, des histoires de familles, d’assimilation culturelle… Les Algériens ont été tellement dépossédés de leur culture, jusqu’à la perte de la langue, que le recours à la violence a été un des moyens de lutte. Quand, avec mon dictionnaire biographique, je suis descendu à hauteur d’homme, les explications idéologiques devenaient insuffisantes.
A la fin des années 1980, l’Algérie me rattrape une seconde fois. Deux phénomènes progressent parallèlement. En France, la montée du Front national, où on ne parle, déjà, que des immigrés et des Algériens, et, en Algérie, celle du Front islamique du Salut (FIS). A partir de 1991, quand le pays plonge dans la « décennie sanglante », dans l’horreur, que des amis algériens meurent, les souvenirs de mon enfance remontent, la peur de la mort des êtres chers, l’angoisse de l’exil. L’Algérie redevient synonyme de guerre et de solitude, de façon plus intime. C’est aussi le moment du décès de ma fille. Je passe à l’histoire-mémoire et je publie « la Gangrène et l’Oubli ». Parce que je me suis aperçu que tous les acteurs de l’Algérie coloniale, à commencer par les membres de ma famille, répétaient que personne ne parlait d’eux. Pourquoi ce divorce entre la production académique, qui n’était pas négligeable, et le sentiment de vide, de solitude, la sensation d’abandon des porteurs de mémoires de l’Algérie ?
Je me suis dit qu’il fallait combler ce fossé et essayer de transmettre une histoire plus complexe qu’une version simplifiée, fantasmée, identitaire et quasi légendaire. A cette époque, il y a toujours très peu d’universitaires spécialisés. Ceux qui vont régulièrement en Algérie, qui connaissent ses acteurs, ou qui y sont nés sont encore plus rares. C’est le début de ma « notoriété ». « La Gangrène et l’Oubli » est publié à La Découverte, un éditeur grand public. Je passe pour la première fois de ma vie à la télé dans « le Divan » d’Henry Chapier. On commence à préparer l’année 1992, le trentième anniversaire des accords d’Evian. L’Algérie de la guerre civile ne quitte plus l’actualité. Je suis menacé de mort. Je pars en 1995 au Vietnam, puis au Maroc avec ma famille.
Les juifs d’Algérie entre l’assimilation et l’effacement
Quand je reviens en France, en 2002, je commence à écrire des récits plus personnels, « les Trois Exils. Juifs d’Algérie », « les Guerres sans fin. Un historien, la France et l’Algérie », « les Clés retrouvées. Une enfance juive à Constantine ». Des récits où je retrouve mes parents : mon père, que j’avais vu des journées entières allongé sur son lit, enfermé dans le silence, à son arrivée en France, ma mère, qui était devenue dépressive. Le fait qu’une mémoire « indigène » particulière, celle des juifs d’Algérie, est en train de se perdre me travaille. C’est une mémoire dont plus personne ne tient compte, ni les Français, qui ne la connaissent pas, ni les Algériens, qui ont effacé les juifs de leur histoire, ni les juifs eux-mêmes, qui sont dans une dynamique assimilationniste. Or l’histoire des juifs d’Algérie n’est pas celle des Français d’Algérie. « Les Trois Exils » sort en 2006, dans un moment troublé : révolte des banlieues, déclarations de Nicolas Sarkozy sur le Kärcher, montée de l’antisémitisme, assassinat d’Ilan Halimi.
A ce moment-là, de nombreux historiens émergent, brillants, Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault… A l’Inalco, où j’enseigne entre 2002 et 2009, j’ai une quinzaine d’étudiants en thèse : Tramor Quemeneur, Malika Rahal, Marie Chominot, Lydia Aït Saadi, Naïma Yahi, Linda Amiri, Emmanuel Alcaraz… L’appétit de connaissances sur la question coloniale, l’islam, la guerre d’Algérie, est désormais là. Les enfants de l’immigration maghrébine accèdent enfin au savoir et arrivent dans les universités avec l’envie de connaître l’histoire du pays de leurs parents. Il y a de plus en plus de livres d’historiens, tandis que les récits et les témoignages des acteurs, qui meurent peu à peu, se font moins nombreux.
Parfois je peux être « fatigué » de l’Algérie, quand j’ai l’impression que c’est toujours la même histoire, des choses que j’ai déjà dites. Mais le travail de l’historien est aussi de répéter la même chose. La lutte contre l’oubli en histoire est fondamentale. La nouvelle génération de chercheurs, qui a entre 35 et 55 ans, ne cherche pas à « déconstruire », pour reprendre un terme à la mode, mais à connaître davantage, explorer des pensées, des territoires, des éléments nouveaux, sur la justice, la torture, la presse, l’administration, le fonctionnement de l’appareil d’Etat, le drame des pieds-noirs ou des harkis, l’armée, la police, les représentations et les imaginaires. Personne ne leur interdira cette recherche au nom de je ne sais quelle idéologie. La recherche, forcément, « déconstruit » et remet en question les idées reçues, c’est le fondement même de la science historique.
Il me reste une grande interrogation, qui me renvoie une fois de plus à ma propre histoire, peut-être mon prochain livre : l’assimilation culturelle. Comment la France a-t-elle pu fabriquer une idéologie assimilationniste aussi puissante ? Quand j’arrive enfant de ce côté de la Méditerranée, je me sens à la fois français et étranger, comme une sorte d’immigré dans mon pays. Ma mère disait souvent « les Français » pour désigner ses concitoyens. Mon père s’angoissait de ne pas connaître les codes de la société dans laquelle il se retrouvait, de ne pas savoir à quelle porte frapper, à quelle personne s’adresser. On n’ose pas dire qui on est, d’où on vient, on veut effacer son accent… C’est la solitude de tous ceux qui ont traversé l’histoire de l’Algérie coloniale. Les Algériens, les immigrés, les pieds-noirs, les juifs, les harkis, les appelés. Cela a peut-être été un moteur de mon travail d’historien de ne pas les abandonner. Ce sont des vaincus de l’histoire.
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