« Il est temps de mettre à la raison ces nègres qui croient que la révolution, ça consiste à chasser le Blanc et continuer en lieu et place, je veux dire sur le dos du nègre, à faire le Blanc. » Aimé Césaire. La tragédie du roi Christophe.
Que veut dire aujourd'hui être attaché à son pays?Beaucoup veulent le quitter, ils sont les plus bruyants, mais peu sont choisis. Au vacarme qui les entoure, on croirait que le même désir anime tout le monde, ceux qui partent et ceux qui restent. Certains pourraient s'en aller, mais restent attachés à leur pays, s'ils savent encore pour quoi, on ne les entend pas le crier, on ne leur demande pas d'en parler, on ne cherche pas à partager leur attachement. Tout se passe comme si nous étions tous complices, portés par un même élan : dépecer le pays et l'abandonner. Mais ne vous indignez pas, on ressemble à tellement de monde ! Nous nous serions offert un pays pour le dépecer, pas différents en somme de ceux qui nous avaient colonisés ou de ceux qui veulent abandonner la Terre et coloniser Mars après en avoir épuisé les ressources. Il est fort probable qu'un affrontement puisse se dessiner à l'avenir entre ceux qui ne peuvent pas quitter la Terre et ceux qui ne pensent toujours qu'à décoller. Commence à se dessiner l'opposition entre ceux qui veulent dissocier la Vie de la vie sur terre et ceux qui ne le peuvent pas. Il n'est pas difficile de deviner la suite. D'après la logique des antécédents, les opposants au « progrès » seront défaits.
Appartenir au monde sans cesser d'appartenir aux siens
Si « tout le monde » veut partir, les « sans-capitaux », les nouveaux « sans terre », ne le pourront pas. Contrairement à une première émigration, le monde ne veut plus accueillir les enfants de fellahs, qui ont du reste disparu, mais ceux qui sortent des universités. Aujourd'hui le monde capitaliste qui attire les « sans-terre » et les « sans-capitaux », n'a pas besoin de main-d'œuvre banale, ce sont désormais les universités qui produisent les nombreux candidats. Il ne s'agit plus de transférer des populations de l'agriculture à l'industrie, mais une population instruite vers des services. Partir n'est plus un déchirement comme avant, d'un certain point de vue le monde étant devenu un village. Il faut cependant regretter que les nouvelles générations qui vont refaire l'expérience de l'émigration poursuivront sur celle des anciennes qui s'est terminée comme on sait, par le regroupement familial, l'abandon de la terre natale. On n'aura pas pensé cet échec de l'expérience de l'émigration algérienne, la perte de substance qu'elle a occasionnée.
On s'expatriait au départ pour acquérir un capital et revenir chez soi. Nous formons désormais des proto-capitaux pour des centres étrangers de formation et d'accumulation d'où ils ne reviendront pas.
Nous voudrions dire dans ce texte que si les « sans-capitaux » et les « » sans-terre » » ne se mettent pas à aimer les leurs et leur pays, s'ils continuent à vouloir partir et imiter les propriétaires de proto-capitaux qui pensent achever la formation de leur capital et/ou le valoriser dans les sociétés capitalistes, s'ils ne se tournent pas vers eux-mêmes et ne s'occupent pas de densifier leurs relations, il y a peu de chance que ceux qui partent puissent un jour revenir pour être utile aux leurs et à leur pays. Si « tout le monde » veut partir, si ce sentiment est seul à occuper les cœurs, si nous ne nous accordons pas sur la question qui doit partir et qui doit rester et pourquoi faire, les propriétaires qui peuvent achever de former et de fructifier leur « capital » ailleurs, n'auront aucune raison de revenir. Ils attendront que leur pays leur fasse place, ils attendront que le pays « s'aime », densifie ses relations, constitue les centres d'accumulation qui puissent les accueillir. Ils attendront que des forces centripètes l'emportent sur les forces centrifuges. C'est donc du devenir des « sans-terre » et des « sans-capitaux » que dépend le retour des capitaux qui ont émigré.
Tout le monde ne peut pas être de partout et de nulle part. Il y a une différence entre ceux qui ne peuvent pas partir, parce qu'enchaînés, et de ce fait peuvent haïr le monde et leur pays et ceux qui peuvent partir, mais restent pour le bien de leurs familles, mais pas nécessairement pour le bien du pays ou de la société. Bien que peu nombreux, un nombre important de ceux qui restent distillent intentionnellement ou inconsciemment du venin dans le corps du pays ou de la société. Ils ont le cœur malade ou une revanche à prendre sur la société, ils ne veulent pas quitter leurs familles, mais en veulent à la société et lui feront payer le mal qu'ils subissent ou ont subi.
Ainsi, parmi les propriétaires de capitaux qui restent, beaucoup sont attachés à leurs familles, peut-être au pays, mais pas à la société. On peut être attaché à un pays, mais pas à sa population. C'était le cas des colons qui ont quitté le pays à l'indépendance. On peut vivre ensemble, mais séparés. On peut vivre ensemble, mais s'éloigner les uns des autres ou se rapprocher. On peut aimer un pays, sans aimer, ni haïr sa population. On peut finir par aimer ou haïr sa population.
Cela dépend du rapport entre les populations. Elles peuvent tendre à s'exclure, à se compléter ou se conjuguer. Les trois tendances coexistent, mais la coexistence n'est viable que si celle de la complémentarité l'emporte. Nos sociétés et leurs individus n'ont pas encore vraiment appris à vivre autrement que séparés. Tribales, de nos sociétés, cela était évident. Devenues urbaines, l'État sépare les individus. Le sentiment anticolonial a donné naissance au sentiment national. On nous reproche aujourd'hui de ne pouvoir entretenir le sentiment national autrement que par la réactualisation du sentiment anticolonial. Il n'y a pas que du faux et du mauvais dans une telle assertion. Il faut bien constater cependant que la population s'est densifiée, mais ses relations d'interdépendance se sont fragilisées. Son atomisation a servi les tendances qui la dispersent. L'individu n'aime pas sa société, il a poursuivi son détachement de sa terre et des siens.
Ceux que l'on distingue le moins, au-delà du discours nationaliste qu'entretiennent les institutions nationales, sont ceux qui sont attachés à leur pays, à leur société et aux leurs.
Ceux dont les biens ne détruisent pas les liens, ceux qui continuent de donner, de se lier davantage. Nous nous sommes disputé les choses rares, les choses étrangères, jusqu'à en faire notre fierté, au lieu de cultiver nos biens, nos choses abondantes.
Nous les avons délaissées et nous ne pouvons plus les partager. Nous avons cultivé un individualisme dont les conséquences négatives étaient chez nous pourtant évidentes, seulement parce qu'il était de coutume chez le monde qui nous servait de miroir. Nous avons confiance dans l'expérience des autres, mais pas dans la nôtre. Le savoir pourtant, ne devient savoir que parce qu'il est devenu expérience. Si nous n'expérimentons pas nous-mêmes, l'expérience d'autrui nous sera inutile. Apprendre, copier, sans comprendre, sans assimiler, c'est se décerveler.
Il y a un amour du pays, de nous-mêmes, que nous avons cessé de cultiver, de nous disputer. Seul l'amour du pays, l'attachement à une terre, peut nous réunir malgré les dissensions. Le consumérisme a défiguré le pays, il l'a transformé en poubelle pour mieux nous en séparer. Nous n'avons plus d'attachements au sol. Notre déracinement s'est poursuivi avec la modernisation.
Les propriétaires de capitaux, capital humain ou financier, peuvent nomadiser. Seuls, ils ont le choix, partir ou rester. Mais alors, pourquoi rester ? Si la société disposait de la réponse, elle serait moins livrée aux quatre vents. Le monde semble divisé en deux sociétés, une partie nomade qui est en mesure de partir en quête d'emplois rémunérateurs, une autre qui est cantonnée dans un territoire aux ressources dévastées. En somme une société qui appartient au monde, une autre qui appartenait à quelque part, mais qui n'appartient plus à nulle part. Le monde produirait dans un mouvement centrifuge comme deux sociétés condamnées à s'affronter parce que s'ignorant et ne pouvant être contenues dans les cadres qui sont les leurs(1).
Pour David Goodhart auteur du best-seller britannique « les deux clans : la nouvelle fracture mondiale » (2017/2019), « les sociétés des pays riches sont divisées par un grand clivage de valeurs entre « ceux qui se sentent bien partout » (les Anywhere) et « ceux qui se sentent de quelque part » (les Somewhere). « Les contacts et le dialogue entre les deux camps sont encore plus précieux dans cet affrontement sur les valeurs qu'ils ne l'étaient dans l'ancienne rivalité gauche-droite : il sera plus difficile de trouver des terrains d'entente sur des différends sociéto-culturels comme l'immigration ou l'avenir de la famille que sur des questions socioéconomiques comme la politique budgétaire ou l'égalité économique. Il y a là moins de terrain pour le compromis. » Derrière la catégorie des Somewhere (gens qui se sentent de quelque part), il faut voir cette autre catégorie qui la menace : la catégorie des gens qui se sentent de nulle part. Cette dernière catégorie marque déjà fortement les sociétés africaines. Une opposition plus nette se dessine entre ceux qui se sentent de partout et ceux qui se sentent de nulle part, ceux qui ont réussi à s'enraciner dans la modernité et ceux qui se déracinent toujours davantage, ceux qui ont une propension à appartenir au monde et ceux qui ont une propension à l'anéantissement.
Dans des textes précédents, j'ai repris la théorie chinoise du double circuit de l'économie, seule en mesure d'assurer une certaine intégration à l'économie mondiale qui ne soit pas une désintégration sociale. La déconnexion complète ne peut conduire qu'à une implosion et/ou une confrontation militaire et non à une transformation mondiale progressive. Le double circuit de l'économie se réalise dans le double mouvement de fermeture et d'ouverture de la société. La société doit pouvoir suffisamment s'introvertir pour pouvoir accumuler. Elle doit pouvoir suffisamment s'extravertir pour accueillir et assimiler les progrès mondiaux. Les zones franches sont de bons exemples de transit : on y produit ce que le monde comprend et on y apprend ce qu'il comprend.
Dans un texte plus récent, j'ai parlé de la nécessité que la société sans capitaux se préoccupe davantage d'elle-même plutôt que de céder au désir mimétique d'émigration. Il est urgent qu'elle puisse transformer son état de société de nulle part en société de quelque part, de société sans capitaux en une société non capitaliste(2). La société introvertie du double circuit de l'économie, que je dirai « non capitaliste » parce que non dominée par la propriété privée exclusive et dont la délocalisation des capitaux est par conséquent contrôlée, doit penser à son propre intérêt qui n'est pas dissociable de son ancrage dans la vie matérielle locale, plutôt que de continuer à jouer le jeu de la minorité qui veut et peut appartenir au monde, être de partout et de nulle part. Il s'agit de reconnaître l'existence d'une société duelle dont les deux parties seraient complémentaires et non exclusives, dont la partie extravertie complèterait la partie introvertie.
Il s'agirait comme d'inverser la tendance actuelle qui tend à transformer des capitaux non délocalisables en capitaux délocalisables, autrement dit, le capital naturel, social et politique en capital humain et financier. Il s'agit, pour la société « non capitaliste », de faire en sorte que la société « capitaliste » appartienne au monde sans cesser de lui appartenir. Il faudrait donc pour la société non « capitaliste » d'abord songer à s'appartenir avant de laisser une partie d'elle appartenir au monde. À vouloir appartenir au monde à tout prix, la société sans capitaux finira par s'enchaîner à un pays qui la repousse, légitimant ainsi la conduite de la classe « capitaliste » qui a renoncé à lui appartenir.
La société « non capitaliste » n'est pas sans « capitaux », elle est riche de « propriétés » collectives, matérielles et immatérielles. Elle est riche de propriétés matérielles publiques et collectives traditionnelles, elle est riche de « propriétés » immatérielles collectives, d'un capital social, d'identités et de traditions. « Propriétés » qui lui permettent d'enchâsser la propriété privée capitaliste de nature exclusive.
Tous de quelque part
Quant à la société de propriétaires de capitaux qui peuvent être accueillis par le monde, dont celle de propriétaires de capital humain au travers de politiques d'immigration choisie, et qui a concédé une rupture temporaire avec son pays d'origine, elle ne peut pas être considérée par la population d'accueil comme une masse inerte. On peut supposer que son mimétisme naturel la poussera à attendre de la population d'accueil une certaine réciprocité. Importée pour résoudre des problèmes de coûts sociaux et économiques, la population d'accueil ne lui consentira pas pour autant une égalité de fait, ce que la population importée pourra accepter de subir, mais lui rappellera son origine. Ses salaires ne seront donc pas établis en fonction des salaires locaux et donc de la productivité, mais en fonction des coûts d'opportunité (A. Lewis). Mieux que les salaires du pays d'origine, mais moins que les salaires du pays d'accueil.
Il faut donc admettre que la société d'accueil importe une population non pas pour lui accorder l'égalité, mais pour lui accorder un statut adéquat au besoin qu'elle en a. Il s'agit pour elle de faire face à des problèmes économiques et démographiques, telles les crises des systèmes de santé et de sécurité sociale. Il faut réduire les coûts croissants en matière de santé d'une population vieillissante et traiter le problème de la décroissance de la population active relativement à la population inactive (nombre d'actifs par retraité) ainsi que la part croissante de la population d'origine étrangère que cela implique. La société d'accueil se trouve face à un dilemme : pour faire face aux problèmes de coûts, elle préfèrera importer de ses anciennes colonies, plutôt que des pays européens pour lesquels l'égalité ne peut être refusée. Pour les problèmes d'assimilation, elle préfèrera importer des pays européens(3).
On ne peut pas admettre donc, étant donné les circonstances, un rapport de réciprocité entre population immigrée et population d'accueil, mais seulement certains rapports d'échange satisfaisants. Une telle perspective peut être développée si l'on renonce à considérer séparément les rapports entre les trois populations (d'origine, d'accueil et migrante). Il faudrait que ce qui passe entre les deux populations étrangères au travers de la population migrante soit satisfaisant. La population d'origine a formé la population migrante dont la population d'accueil profite. Les deux populations, la migrante et l'autre d'accueil, doivent quelque chose à la population d'origine. La population migrante ne peut profiter de deux contextes différents sans que leurs populations ne le leur accordent. Elle ne peut bénéficier des salaires de la population d'accueil ni du pouvoir d'achat dans leur société d'origine, au moment de leur retraite par exemple. Toute la question est de savoir ce que la société d'accueil peut concéder à la population d'origine en échange de ce qu'elle lui apporte sans qu'elle n'y trouve préjudice. Les « proto-capitaux » de la société d'origine migrent vers la société capitaliste pour se transformer en capitaux. Un « capital » qui n'est pas validé par le marché mondial est un « proto-capital ». Sa conversion en une autre forme de capital n'est pas automatique. Les médecins, informaticiens ou autres diplômés doivent être réévalués et formés à nouveau par la société d'accueil. Pour que les capitaux exportés puissent payer leur dette à leur société d'origine, autrement dit y investir, il faut que celle-ci puisse accumuler. Alors que nous avons repoussé le colonisateur, que nous exportons des proto-capitaux pour former des capitaux, il faudrait maintenant créer le contexte d'une dynamique d'accumulation où ils pourraient revenir apporter leur contribution. Dans cette dynamique, il nous faut distinguer ceux qui doivent partir, achever leur formation en tant que capitaux internationaux, et ceux qui doivent rester pour former des capitaux locaux. Il y a ceux qui doivent importer un savoir-faire étranger et il y a ceux qui doivent se l'incorporer et développer un savoir-faire indigène. Exporter de la main d'œuvre universitaire est une bonne chose à condition qu'elle serve à importer un savoir-faire. Importer un savoir-faire suppose une demande locale. L'émigration tournante qui a caractérisé le premier âge de l'émigration algérienne[4] est un excellent exemple. On partait pour accumuler une expérience, un capital, dans un pays étranger pour revenir l'investir dans son pays.
Cela aussi était concordant avec une politique d'import-substitution qui pouvait concerner une partie de notre production.
Nous avons reçu en héritage un pays qui nous a épargné de peiner comme ont dû le faire les pays du Nord. Le territoire avait donné la subsistance à nos sociétés avant que le pétrole ne s'en charge. En comptant sur le pétrole pour assurer notre subsistance et non plus sur le territoire, nos besoins ont « décollé » et se sont tournés vers l'industrie. Avec l'échec de l'industrialisation, on ne pouvait plus obtenir de l'agriculture ou de l'industrie un revenu décent pour l'Algérien. Ce sont les services qui peuvent le lui fournir, ce sont eux qui sont désormais destinés à se développer dans le monde. Des services traditionnels et des nouveaux services aux entreprises et aux personnes. L'industrialisation de la puissance n'étant plus concevable à une échelle nationale. Il faudrait compter sur une agriculture et des services de qualité en mesure d'acheter notre part de la production industrielle globalisée. Agriculture de qualité et tourisme seuls peuvent constituer les piliers d'une intégration au marché mondial qui préserve notre autonomie. Notre pays est un pays où on a envie de vivre et non pas travailler, faisons-en ce qu'il est et peut-être. Il faudrait pour cela transformer un obstacle en avantage.
L'Islam est la principale barrière qui a été érigée entre le Nord et le Sud de la méditerranée. Il faudrait transformer l'islam conquérant par le sabre, en islam conquérant les cœurs par le commerce et les services. Ce qui ne peut pas être l'affaire des seuls musulmans ni séparé de la question : qui veut convertir qui ? Conquérir, convertir par la force, n'a pas été le fait des sociétés musulmanes depuis que l'Islam ne connaît plus de frontières. Qui veut assimiler qui ? Qui veut convertir qui ? Si l'Algérie rechigne à accueillir des étrangers, à faire du tourisme une réelle politique, c'est moins par crainte de convertir des touristes que par crainte de ne pouvoir résister au comportement des Anywhere, de ces gens de partout et de nulle part, qui se pose comme incontestable et auquel une minorité « éclairée » ne manquera pas de souscrire.
« Ceux qui se sentent bien partout » se comportent comme s'ils étaient partout chez eux. Il faut qu'ils puissent eux et leurs capitaux « circuler » librement. Ce comportement ne peut être supporté par une population anciennement colonisée qui a été violemment contestée chez elle par une force étrangère. Il ne peut pas y avoir de paix dans le monde si les gens n'ont plus de chez eux[5], si les gens de partout ne font pas de place au reste des gens. Les gens qui peuvent et veulent circuler partout doivent comprendre qu'ils sont comme tous les autres des gens de quelque part et non de partout et de nulle part.
Il n'y a que des gens de quelque part qui se font de la place. Il faudrait pouvoir accueillir la vieille population européenne qui migre vers le Sud pour sa retraite, comme on accueillerait une industrie étrangère dans une zone franche, en attendant que la zone franche puisse stabiliser ses rapports avec la société ou être assimilée par le corps social. Cette vieille population est caractérisée non seulement par des besoins, mais aussi par des capacités. Retraitée ou en voie de l'être au Nord, elle peut donner et recevoir, mieux vivre au Sud. Nous avons besoin de connaître l'histoire du monde. Pour bien faire avec les choses du monde, il faut connaître leur histoire. Le nouveau monde doit hériter de l'ancien, les jeunes des vieux. Rééquilibrer les échanges avec l'Europe est avant tout une question démographique, c'est rééquilibrer les rapports entre jeunes et vieux, du Nord et du Sud, c'est opérer un échange de populations. La politique actuelle qui vise à couper la population migrante de sa société d'origine, à la retourner contre elle, à édifier le mur de la religion entre le Nord et le Sud, est ce qui entretient l'Islam du sabre. Parce qu'elle démunit toujours davantage la société musulmane d'origine et ne lui laisse pas d'autre recours. Le monde a besoin d'une nouvelle répartition des centres d'accumulation. On ne pourra pas fixer les populations africaines si on ne leur accorde pas le droit d'accumuler chez elles.
Pour qu'une accumulation autochtone puisse voir le jour, pour que la société « indigène » ne perde pas de sa substance, ne dissipe pas ses ressources, la première condition consiste à établir une copropriété publique et collective des ressources naturelles. Dans la définition d'une telle copropriété, il faut comprendre les générations futures. Les ressources naturelles appartiennent aussi aux générations futures. La seconde condition par conséquent, consiste à prêter la rente du pétrole aux collectivités et non pas l'aliéner, pour préserver le droit des générations futures. L'État prête aux collectivités, les collectivités aux agents. La collectivité nationale étant l'une d'entre elles. Le gouvernement ne devrait pas avoir le libre usage de la rente. Il devrait avoir l'usage de ce que la société lui accorde de son revenu pour la réalisation de ses missions.
Il faut redonner au territoire la place centrale et rétablir les solidarités entre lui et la population au travers de la copropriété, entre la collectivité et les individus au travers du prêt, afin que puisse se former et se développer ses capitaux spécifiques. Car, il y a des capitaux qui sont attachés au territoire. Le capital naturel enchâssé dans le territoire est solidaire d'autres formes de capitaux qui le valorisent. Il n'existe pas de capital naturel qui soit indépendant d'un capital humain ou matériel. Le territoire est un milieu qui fait vivre ensemble différentes formes d'êtres vivants (humains et non humains) et non vivants (machines et autres objets).
Il ne faut plus s'imaginer au-dessus de la nature ni imaginer la nature comme un ensemble composé de substances séparées. Nous sommes des êtres vivants parmi d'autres, une espèce parmi d'autres, qui à la différence des autres, a la capacité d'allonger ou de raccourcir la liste des êtres présents sur un territoire. La capacité de former de nouveaux êtres vivants et non vivants pour composer le milieu dans lequel elle vit. Les nouveaux êtres ou objets que nous produisons cultivent ou détruisent le milieu dans lequel nous sommes destinés à vivre.
Le soleil est notre force et notre faiblesse. Tout comme l'eau. Comme force il peut nous aider à traiter notre faiblesse en eau. J'attire l'attention sur le fait que si nous pouvions faire bon usage de l'énergie solaire nous pourrions employer des machines au-delà de ce que peuvent le faire les nations du Nord avec la transition écologique. Il nous faut juste les machines appropriées que nous devrions fabriquer. Mais là encore, la production d'énergie doit cesser d'être le monopole de l'État, elle doit devenir la coproduction, la copropriété de l'État et de la société. Plus vite nous permettrons à la société de produire son énergie, plus vite l'innovation sociale et technique sera débloquée. Manquer d'eau et d'énergie et subir le réchauffement climatique, on ne pourrait connaître de destin plus tragique. Continuer à compter sur l'État, la bureaucratie et non les forces vives, c'est se condamner à faillir.
Notes
1- Hervé le Bras dans son livre « Serons-nous submergés » en réponse à celui de Stephen Smith « La Ruée vers l'Europe » affirme qu'« au lieu de s'en tenir à la croissance de la population du continent africain, comme l'a fait Stephen Smith, étudier l'évolution et les déterminants des migrations dans chacun des 47 États d'Afrique a rendu peu plausible la thèse d'une « ruée » à venir...
En réalité, la seule raison d'une augmentation des migrations est l'élévation du niveau d'éducation en Afrique et en Asie, car plus une personne a suivi des études, plus sa probabilité de migrer augmente. » On peut accepter cette thèse construite sur l'étude empirique du passé en se rappelant que c'est la seule que les pays d'immigration peuvent accepter, politique que la thèse idéologique de Stephen Smith va contribuer à établir. Car il ne faut pas croire que science et idéologie s'opposent toujours. Ici l'idéologie travaille à préserver les tendances réelles désirées que la Science révèle.
2- Je n'oppose pas les capitaux et la société non capitaliste. Toutes les sociétés disposent de capitaux. J'oppose les sociétés selon la hiérarchie sociale qui s'impose aux autres hiérarchies, selon la forme de capital qui s'impose aux autres formes de capital. La société dite capitaliste soumet ses capitaux au capital financier, ses hiérarchies aux hiérarchies de l'argent.
3- Voir la dernière partie de la note n°1.
4- Abdelmalek Sayad. Les trois âges de l'émigration algérienne en France ; Notes : Actes de la recherche en sciences sociales, n°15, juin 1977, pp. 59-79
5- Au Nord, les gens habitent leur vie privée.
par Derguini Arezki
Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.
Jeudi 3 mars 2022
http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5310390
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