Merci Mon Général
JACQUES PARIS DE BOLLARDIERE
Lors de la guerre d'Algérie -une guerre qui ne voulait pas dire son nom- le général Jacques Pâris de Bollardière s'est affranchi des règles de discipline en vigueur dans l'armée pour dénoncer jusqu'aux plus hauts niveaux de la hiérarchie militaire et au plus haut sommet de l'Etat, la pratique systématique de la torture contre les militants révolutionnaires du Front de libération nationale. Fort de ses convictions, ila osé s'opposer frontalement à un pouvoir politique tout puissant mû par les intérêts supérieurs inhérents à la raison d'Etat.
Né le 16 décembre 1907, le général de Bollardière est issu d'une vieille famille de la noblesse bretonne, fervente catholique. En dehors de la lignée ou du nom à particule, sa vraie noblesse fut bien celle du cœur et de l'esprit. Dans le sillage de son père et nombre de ses aïeux, Jacques Pâris de Bollardière embrasse très jeune la carrière des armes. A l'âge de vingt ans, il intègre l'Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr, après un cycle d'études au Prytanée national militaire de la Flèche. Après sa première affectation au 146ème régiment d'infanterie à Saint-Avold dans la Somme, le jeune soldat de Bollardière est affecté au 173ème régiment d'infanterie à Bastia en Corse. Ses supérieurs s'accommodent mal de l'indépendance d'esprit dont il fait montre dans l'exercice de sa mission militaire. Son caractère bien trempé ne l'empêche nullement d'accéder en 1932 au grade de lieutenant. Trois ans plus tard, il décide de changer de corps de rattachement et s'engage dans la Légion étrangère. A ses yeux, si le métier de soldat est d'obéir à des chefs militaires, il consiste aussi à servir une nation tant avec intelligence que courage et non d'obéir aveuglement. C'était là une ligne de conduite que Jacques Pâris de Bollardière va s'imposer avec constance tout au long de sa carrière dans l'armée.
Un militaire pétri de valeurs morales
Au déclenchement de la deuxième guerre mondiale, le ralliement de Jacques Pâris de Bollardière aux Forces françaises libres (FFL) lui vaut la destitution militaire par le régime de Vichy et une condamnation à mort. Quoi qu'il en soit, il était plus vivant que jamais dans son combat contre l'armée allemande et le fanatisme nazi. Il avait la certitude de servir non seulement la France, mais l'humanité entière menacée dans son devenir. Sans doute la rage dévastatrice des Allemands l'a-t-elle interrogé sur l'homme et les ressorts profonds qui commandent à ses actes. Peut-être a-t-il ressenti du dégoût, de l'abomination pour tous les excès que la guerre charrie dans son sillage.
En 1943, Jacques Pâris de Bollardière rejoint les services spéciaux de la France libre. Le 12 avril 1944, il est parachuté avec d'autres officiers à Mourmélon dans les Ardennes, ayant le commandement de la mission «Citronnelle» qui consistait à organiser le maquis des Manises. Mais une vigoureuse intervention militaire allemande compromet l'opération. Le 13 juin 1944, pas moins de 104 maquisards sont capturés et soumis à des interrogatoires sévères accompagnés de tortures, avant d'être tous fusillés et jetés dans des charniers. Témoin de telles atrocités, Jacques Pâris de Bollardière, alias «Colonel Prisme» pour les besoins de la mission Citronnelle, va en garder le souvenir le plus amer de la guerre. Il refusait de croire que la nature de la guerre emprunte à la nature humaine, que l'une est réductible à l'autre. Ses sentiments, ses pensées intimes le faisaient entrer, avec le recul du militaire, dans un débat de conscience sans fin. Deux aspects du même homme pesaient l'un avec l'autre, pour se fondre l'un dans l'autre par la vertu de la raison et du cœur.
Dans la tourmente de la deuxième guerre mondiale, Jacques Pâris de Bollardière vécut une lourde expérience à la fois en tant qu'homme et en tant que militaire. Des grands bouleversements du monde, il tira des enseignements pleins de vérité sur les vertus et les bassesses humaines, les sincérités et les ruses, les lâchetés et les courages, les abandons et déshonneurs, les résistances et sacrifices. Il prit la mesure de l'abîme qui sépare les hommes et plus que tout cette part de folie destructrice qui atteint à l'essence même de l'humanité. Sa conviction était que la volonté de puissance de l'Allemagne nazie, ses ambitions démesurées au prix des pires cruautés étaient la rançon de la civilisation. Combattant volontaire de la France libre, son engagement répondait à un impératif moral indissociable des valeurs qui fondent le respect de l'homme. Où était la gloire dont l'humanité s'honore dans les sciences et le progrès s'il fallait mettre en perspective le coût humain exorbitant de la guerre, les destructions à grande échelle, les assassinats d'otages, les camps de concentration, la déportation ?
Les évènements tragiques de la deuxième guerre mondiale affectèrent Jacques Pâris de Bollardière au plus profond de son âme. Tout l'homme en sera profondément marqué pour la suite de sa carrière militaire. C'est lors de la guerre d'Algérie qu'il va donner la pleine mesure de ses convictions personnelles.
Un général partisan de la prééminence de l'action sociale sur la répression militaire en Algérie
Jacques Pâris de Bollardière est promu, à l'âge de quarante-neuf ans, général de brigade. Il est alors le plus jeune général de l'armée française. En juillet 1956, il fait l'objet, à sa demande, d'un détachement en Algérie aux heures les plus intenses des affrontements entre combattants du FLN et forces armées françaises. Affecté à la Division militaire d'Alger, il se voit confier le commandement du secteur Est de l'Atlas blidéen, situé entre les dernières limites de la banlieue d'Alger et les premiers contreforts des massifs de Kabylie. Une zone sensible, particulièrement innervée par les réseaux nationalistes, où étaient implantées les grandes exploitations agricoles de la Mitidja et une population indigène en grande partie employée à leur service. Comme en Indochine, Jacques Pâris de Bollardière découvre que la France n'était pas en guerre pour une cause mais contre un peuple. Le poids des injustices s'y faisait lourdement sentir. Les inégalités sociales se doublaient de la violence coloniale. Un contexte où la révolution armée y trouvait un foyer des plus favorables.
Avec le lieutenant de réserve Jean-Jacques Servan Schreiber, futur patron de «L'Express», Jacques Pâris de Bollardière met en place des unités baptisées «Commandos nomades», dont la mission consistait à établir des contacts avec les populations indigènes et instaurer des liaisons administratives avec les douars les plus reculés. Dans ce cadre de nombreux projets virent le jour, mais ils étaient immanquablement privés de lendemain, faute de crédits et de moyens. Depuis le 30 août 1955, l'Algérie vivait sous l'état d'urgence, une mesure que vint renforcer la loi sur les «pouvoirs spéciaux» adoptée le 16 mars 1956. Dès lors, le gouvernement était habilité à prendre les mesures exceptionnelles propres à assurer le rétablissement de l'ordre en Algérie. Dotée des pleins pouvoirs, l'armée entendait en faire le plus large usage afin de décapiter la rébellion. Le haut commandement avait désormais les coudées franches dans la conduite de la guerre d'Algérie. Ce qui frappait si fort Jacques Pâris de Bollardière, ce qui le bouleversait amèrement, c'est que depuis le déclenchement de la révolution armée, il régnait au sommet des hiérarchies civiles et militaires de l'appareil d'Etat, une sorte de bonne conscience qui témoignait d'un large consensus sur la politique de radicalisation de la répression contre les insurgés, sans que nul ne fasse la part du feu dans l'incendie. Eprouvait-il un amour pour cette terre ou peut-être n'éprouvait-il rien ? Mais il n'était guère indifférent à la condition du peuple algérien. Pour lui, l'Algérie n'était pas seulement un territoire dans l'immensité des terres fertiles dédiées à la colonisation, mais une chair vivante dont il éprouvait les sensations secrètes et les sollicitations invisibles. Ainsi se sentait-il tiraillé par ce champ de forces contradictoires qui le portaient, le repoussaient ou lui résistaient. Les vérités essentielles de l'humanité lui apparaissaient dans leur évidence. Au nom de quelle loi supérieure des hommes étaient-ils proscrits ? N'étaient-ils pas tous pétris de la mêmepâte humaine ? Ne partageaient-ils pas une même condition humaine ?
Fidèle à sa ligne de pensée, Jacques Pâris de Bollardière estimait que si la logique de la guerre est de tendre vers la paix, rien à ses yeux ne le laissait percevoir en Algérie où il était fait appel à un usage inconsidérée de la violence contre un adversaire qui luttait pour conquérir le droit de vivre dans la liberté. C'est dans l'action sociale destinée à l'amélioration des conditions de vie de la population algérienne qu'il voyait une chance de salut et non dans le sang versé sur fond d'affrontements sans merci. Une opinion empreinte de vérité que Jacques Pris de Bollardière va défendre avec conviction, pour avoir vu la réalité de la misère et de la détresse du peuple algérien. Seule une solution politique qui privilégiait le respect absolu de la dignité humaine lui semblait être en mesure de préserver un avenir de coexistence entre les deux communautés, coloniale et colonisée. A-t-il été entendu ? La classe politique restait sourde à l'évidence.
L'institutionnalisation de la torture
Jacques Pâris de Bollardière a été de tous les combats de la France libre qui le menèrent sur de multiples théâtres d'opérations. Il a connu la guerre d'Indochine et ses sanglantes batailles. Il fit deux séjours dans la péninsule indochinoise, de 1946 à 1948 et de 1950 à 1953 en tant que commandant des troupes aéroportées. Il se prit de sympathie pour le peuple vietnamien en lutte pour son indépendance et ne s'empêcha pas d'exprimer ouvertement sa répugnance pour la guerre qui lui était faite. En toutes circonstances, il fit preuve d'un courage physique exemplaire et sut montrer dans le même temps un sens élevé des valeurs humaines. Rechercher la victoire au prix de l'avilissement de l'adversaire n'entrait pas dans sa vision de la guerre. Mais c'est lors de la bataille d'Alger en 1957 que va se révéler l'homme dans sa pleine dimension.
Que dut être difficile ce jour où Jacques Pâris de Bollardière apprit de son service de renseignement que des musulmans dans son secteur de Blida, partie intégrante de la Division militaire d'Alger placée sous les ordres du général Massu, étaient enlevés de nuit, sans qu'il en soit informé. Dans l'ignorance de leur sort, il ne pouvait répondre à l'appel angoissé des familles. C'est ce jour-là de l'année 1957, en pleine bataille d'Alger, que tout a commencé. Le général Jacques Pris de Bollardière va faire de la dénonciation de l'usage de la torture contre les militants du FLN, un engagement personnel. Ce fut une implication si personnelle qu'elle en deviendra le combat de sa vie.
Bien malgré lui, le général de Bollardière s'est trouvé pris dans l'engrenage de la nouvelle stratégie mise en place par le général Massu, qualifiée de guerre antisubversive. Celle-ci incluait la libre pratique de la torture parmi les méthodes de nature à démanteler les réseaux du FLN et décapiter la rébellion.
En mars 1957, une directive du général Allard, commandant du corps d'armée d'Alger, recommande d'utiliser dans toute l'Algérie « les procédés employés à Alger et qui ont fait la preuve de leur efficacité ». A partir de là, des « centres de renseignement et d'action » sont mis en place en divers endroits du territoire algérien. C'est l'institionnalisation de la torture. Les plus hautes autorités de l'Etat légitiment son usage et cautionnent tous les dépassements de l'armée que la censure militaire couvre d'un silence de plomb. Avec le général Massu la torture est pratiquée systématiquement, sans la moindre retenue. A chaque attentat du FLN, les arrestations se multiplient, toute trace des détenus disparait, tous condamnés d'avance au supplice à huis clos, lors d'interrogatoires appelés pudiquement «interrogatoires poussées», où la torture dans toute sa barbarie faisait loi.
La villa Sesiny d'El-Biar abrita un des principaux centres de torture d'Alger. L'odeur de chair brûlée, les appels de voix désespérés, les silences au goût de sang où se nouait la mort, hantent à jamais les lieux. L'épreuve de la baignoire ou du bac à eau, celle de l'électricité qui faisait tourner la gégène à plein régime, ou encore celle de la bouteille si avilissante, témoignent des atrocités commises par des militaires vidés de toute substance humaine, aguerris à l'horrible rituel des interrogatoires musclés. Devant ces procédés dignes des pires actes de barbarie, le général de Bollardière avait la vision aigüe d'une France qui perdait ses repères. Le désarroi des jeunes soldats du contingent pris entre la désobéissance aux ordres et la menace de mesures disciplinaires ajoutait à cette sourde colère qui le tenaillait en profondeur.
«Le devoir d'Antigone»
«Seul contre tous», ainsi pourrait-on dire du général de Bollardière, dans sa dénonciation de la torture et ses graves dérives lors de la guerre d'Algérie. Devait-il se taire et par là même se rendre complice des partisans de la torture ? Comment fermer les yeux sur une pratique qui lui était intolérablement cruelle, qui le blessait au vif de ses sentiments profonds ? Le recours généralisé à « la Question » pendant la guerre d'Algérie ignorait les fragiles barrières de la conscience et de la morale. Les actes de torture étaient considérés comme de simples bavures dues à des militaires trop zélés. Le général de Bollardière ne se résigna pas à cet état de fait. La torture l'atteignait dans son honneur militaire. C'est ce pourquoi il en fera sa cause. Face aux intérêts supérieurs de la raison d'Etat, il oppose les limites indépassables de la conscience humaine. Aucun rempart ne le fera fléchir dans sa détermination. Le risque de compromettre sa carrière ne lui effleurait guère l'esprit. Ce fut le combat sans concession d'Antigone.
Dans un message du 18 février 1957, le général de Bollardière s'adresse à tous les officiers de son secteur de l'Atlas blidéen, en ces termes : « La tentation à laquelle n'ont pas résisté les pays totalitaires de considérer certains procédés comme une méthode normale pour obtenir le renseignement doit être rejetée sans équivoque, et ces procédés condamnés formellement ».
Ce qui apparaissait comme une faute de discipline militaire va provoquer un malaise au sein du haut commandement de l'armée et une gêne infinie dans les milieux officiels. Ayant résolument pris le parti de prendre ses distances avec le mensonge, l'oppression et l'abus de pouvoir, le général de Bollardière exprime d'emblée son mépris pour la stratégie du général Massu fondée sur l'arme de la torture. Par devoir de conscience, il refuse catégoriquement sa collaboration à cet ami de longue date, son camarade de promotion à Saint-Cyr. L'entretien qu'ils eurent ensemble le 8 mars 1957, tourna au dialogue de sourds entre deux positions diamétralement opposées. Ils sont en total désaccord.
En quête d'un interlocuteur susceptible de partager son point de vue, le général de Bollardière remonte par degrés la chaîne de commandement. Cette fois-ci il s'adresse au général Raoul Salan, commandant en chef de l'armée d'Algérie qu'il a connu en Indochine. L'entrevue ne lui laisse aucune illusion. Ni sympathie ni soutien. Un mur d'incompréhension se dresse inébranlablement entre les deux généraux. Rien ne semblait pouvoir remettre en cause la pratique de la torture, son opportunité et sa légitimité.
En cohérence avec ses principes, le général de Bollardière ne se résout pas à s'enfermer dans ce sordide pacte du silence qui entourait l'usage de la torture en tant que stratégie de lutte contre les militants révolutionnaires algériens. Il voulait arrêter ce cercle vicieux de l'enchaînement de la violence et de la surenchère de la haine.
Après Massu et Salan qui l'éconduirent poliment, le général de Bollardière reprit son plaidoyer auprès du ministre résident, Robert Lacoste. Ses arguments contre la torture répondent à un impératif moral qui relève du code non écrit de l'honneur. Il n'est point de commune mesure entre le métier de soldat et le métier de tortionnaire, ne cesse-t-il de répéter au cours de l'audience. Il met l'accent sur les aspects dramatiques de la guerre antisubversive à laquelle la France se livrait au mépris des valeurs éthiques qui devaient en temps de guerre imprégner l'esprit de l'armée. Rien ne le révoltait autant que ces opérations de lutte contre le « terrorisme urbain » où des militants révolutionnaires sont mis au secret et torturés à mort. Il plaide pour cette France grande par ses valeurs et ses principes. Il n'y avait pas, selon lui, une France métropolitaine et une France africaine en Algérie, il n'était qu'une seule France qu'elle s'établisse de ce côté-ci ou de ce côté-là de la Méditerranée et une seule armée au service de la nation qui ne pouvait souffrir, sans grand débat de conscience, de pratiques honteuses indignes de son prestige. Peine perdue. Robert Lacoste, le ministre résident, s'abstint tout au long de l'entretien, de formuler la moindre critique sur les méthodes peu orthodoxes du général Massu et ses fidèles paras chargés des basses besognes, ces « bérets rouges » devenus si familiers aux instruments et techniques de torture.
A l'issue de sa rencontre avec Robert Lacoste, le général de Bollardière se sentait terriblement seul. Il avait épuisé son ultime recours. L'incantation du militaire laissait place à la plus amère déception. Il s'était investi de toute sa personne contre la torture. Il mit tout son poids de général sans pour autant réussir à en interdire l'usage.
Le 7 mars 1957, le général de Bollardière adresse au général Raoul Salan une lettre dans laquelle il demande à être relevé de son commandement. Il lui était difficile de rester dans une armée chargée d'histoire et de traditions, où la conscience morale était abolie, où la torture faisait injure à la France. Il estimait, en conscience, ne plus pouvoir exercer sa mission militaire.
Après avoir abandonné son commandement en Algérie, le général de Bollardière décide d'expliquer son geste à l'homme à qui il voue une confiance absolue, le général de Gaulle. Il avait besoin de parler de son cas de conscience avec celui qu'il admirait comme aucun autre, et dont il était le compagnon dans l'ordre de la Libération.
Dans une interview donnée, le 15 novembre 1971, à l'hebdomadaire « Le Nouvel Observateur », le général de Bollardière déclare en substance : « Le général de Gaulle m'a reçu immédiatement. Pendant une heure ou davantage, je lui ai expliqué en détail les raisons qui m'avaient conduit à demander à être relevé de mon commandement... Il m'a écouté avec une très grande courtoisie. Je suis incapable, cependant, de vous dire ce qu'il a pensé de ce que je lui ai dit. Il a très peu parlé. Il a pris acte ».
En vain, le général de Bollardière ne put briser le complot de silence noué autour de la torture en Algérie. Toutes les censures avouées ou occultes étaient de la partie. Les services de l'armée et de la police contrôlaient étroitement journalistes, photographes et cameramen afin de faire obstacle à leur travail d'investigation et d'information du grand public. Les gouvernements successifs, les différents corps constitués au premier rang desquels l'armée, entreprirent dès le début de la bataille d'Alger, de proposer aux médias une version des évènements expurgée de la torture. Celle-ci est passée sous silence, comme du reste toutes les exactions commises par l'armée française étaient mises sous le boisseau. Nombre de médias jouaient de bon gré le rôle de relais des pouvoirs civil et militaire. Une rhétorique de guerre manichéenne vantait la noblesse de l'action française en Algérie, la fidélité des musulmans à la France et leur refus de suivre les insurgés du FLN, l'ennemi juré du gouvernement de la métropole.
Fidèle à ses principes jusqu'au bout
Guère entendu, abandonné de tous ou presque, le général de Bollardière est mis à l'écart. Il sera nommé sur des fonctions honorifiques qui l'éloignent de tout commandement. Il garde un profond ressentiment envers tous ceux qui ont couvert de leur autorité l'usage de la torture, sous ses multiples formes, pour faire échec à l'insurrection armée et humilier les âmes. Cependant, il se refuse de reconnaitre sa défaite. Il ne peut accepter d'être traitre à ses principes, à la cause pour laquelle il s'est battu avec obstination. Une juste cause par sa dimension éminemment éthique.
Par un concours de circonstances, le général de Bollardière ne va pas tarder à rebondir sur la question de la torture en Algérie. Un évènement inattendu lui en donne l'opportunité. Le directeur de « L'Express », Jean-Jacques Servan Schreiber, publie en janvier 1957 un ouvrage intitulé « Lieutenant en Algérie », où il apporte un témoignage accablant sur les dures réalités d'une guerre coloniale qu'il a vue et vécue en tant qu'officier rappelé sous les drapeaux en août 1956. L'absurdité de la guerre d'Algérie s'y lit en filigrane. La réaction du ministre de la Défense nationale, Maurice Bourges Maunoury, ne se fait pas attendre. Jean-Jacques Servan-Schreiber doit répondre du chef d'inculpation d'atteinte au moral de l'armée. C'est l'occasion rêvée pour le général de Bollardière d'apporter non seulement son soutien plein et entier à cet officier qui a servi sous ses ordres pendant les dix mois qu'il a passés en Algérie, mais aussi de dénoncer publiquement les graves dérives qui entachaient l'action de l'armée et mettaient à mal les principes éthiques qui fondent la conception de la dignité et de l'intégrité physique de la personne humaine. Des principes qui ne pouvaient supporter la moindre dérogation. L'usage de la torture en Algérie prouvait tout le contraire. Le général de Bollardière se sentait le devoir moral de s'affranchir des règles strictes de l'armée quant à l'expression des opinions personnelles et d'ignorer les châtiments de la justice militaire. Il va porter la question de la torture sur la place publique et mettre le peuple français face à une sordide réalité, celle de la guerre d'Algérie dans toute sa vérité et son horreur.
Le 27 mars 1957, le général de Bollardière adresse une lettre à « L'Express », reprise dans « Le Monde » du 29 mars, dans laquelle il met l'accent sur « l'effroyable danger qu'il y aurait pour la France à perdre, sous le prétexte fallacieux d'efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu'à présent la grandeur de sa civilisation et de son armée ».
L'écrit du général de Bollardière fait grand bruit. Le secret d'Etat bien gardé sur la torture en Algérie est désormais connu de tous les Français. Le voile sur la torture est enfin levé par un dignitaire de l'armée. Le silence de connivence des plus hautes autoritésest brisé. Dès lors, le débat sur la torture s'invite dans les médias et les cercles officiels. Des témoignages directs de soldats viennent alimenter la polémique. Le peuple français vit un véritable drame de conscience. A l'étranger, l'image de la France est sérieusement écornée.
En conséquence de sa prise de position contre la torture qu'il rendit publique dans la presse, le général de Bollardière, héros de la Résistance, est frappé d'une sanction de soixante jours d'arrêt de forteresse. Il avait fait sciemment acte de désobéissance, sachant bien qu'un officier en activité n'a pas le droit d'exprimer ses opinions dans la presse sans avoir au préalable obtenu l'accord du ministre des armées.
Le départ anticipé à la retraite comme dernier recours
Le 21 avril 1961, en réaction à une conférence de presse que tint le général de Gaulle au cours de laquelle il se prononça pour une « Algérie algérienne », quatre généraux d'armée, en l'occurrence Jouhaud, Challe, Salan et Zeller, prennent le pouvoir à Alger dans l'objectif de s'opposer à toute politique d'abandon de l'Algérie française. C'est le putsch des généraux, un coup d'Etat militaire qui sera vite mis en échec par le gouvernement de la métropole. A la suite de cet événement inédit où des officiers généraux de premier rang se dressaient contre les institutions de la République, le général de Bollardière demande sa mise à la retraite après trente années de service actif dans l'armée. Sa décision est irrévocable. Pour ce militaire si fortement attaché à ses principes, qui n'eut de cesse de faire le procès de la torture en Algérie, la conjuration des généraux lui était intolérable. Il n'avait plus sa place dans une institution qui trahissait l'esprit de l'armée, tel qu'il le concevait.
Une vie dédiée au combat pour l'homme
Droit, noble d'esprit et vaillant, le général de Bollardière, Bollo comme l'appelaient les militaires, a toujours placé les exigences majeures de l'homme qu'il était au-dessus des intérêts étroits et des surenchères de la classe politique. La pureté des principes qui l'animèrent toute sa vie durant en porte témoignage. Ce brillant officier supérieur s'est fait le critique sévère de tout un système politico-militaire qui érigea la torture en arme de combat lors de la guerre d'Algérie. S'il n'a pas été entendu, il n'en fut pas moins dérangeant. Nul autre officier de son rang ne conçut respect plus vif de la dignité inhérente à l'être humain, y compris envers son propre ennemi. En cela, ses convictions proclamées et son engagement inflexible ne se démentirent pas, malgré les obstacles, les manœuvres hostiles, les tentatives de discrédit et de disgrâce. Par ses vertus humanistes, il a su prouver que le courage pour un militaire de son rang n'était pas seulement de combattre l'adversaire, mais aussi de refuser un combat qui supposerait admis le recours à cette pratique peu glorieuse, dégradante, qu'est la torture dans toute sa terreur. Il a refusé de servir dans une armée dont les chefs, aussi combatifs fussent-ils, avaient fait abstraction de toute conscience.
En dénonçant l'usage la torture pendant la guerre d'Algérie, le général de Bollardière n'avait pas la prétention d'écrire l'histoire, il voulait seulement ouvrir une brèche dans le mur de silence monolithique des politiques, des parlementaires et des membres du gouvernement. Son action aura eu le mérite de placer la question morale au-dessus de la question coloniale. Pénétré de cette vérité, le général de Bollardière n'a eu de cesse d'interpeller le gouvernement de la métropole sur la nécessité impérieuse d'interdire la torture pratiquée par l'armée française en Algérie, convaincu qu'une telle décision se situait, par essence universelle, au-dessus des considérations politiques.
En 1972, à la sortie de l'ouvrage que le général Massu a consacré à la bataille d'Alger, le général Jacques Pâris de Bollardière écrit en réplique : « Bataille d'Alger, bataille de l'homme ». C'est une réponse cinglante à Massu où il réfute sa version des faits et met les évènements en perspective. Il se confie en ces termes : « Massu a-t-il dit toute la vérité ? Il proclame en tout cas, avec une certaine forme de courage, les raisons qui l'ont poussé à assumer la terrible responsabilité d'actes abominables. Mais le vrai courage ne consiste-t-il pas à se voir soi-même sous le regard de celui qu'on vient de supplicier ? Cet autre dont nous avons nié les droits et la dignité ». Ces mots témoignent, à n'en pas douter, de la grandeur d'âme qui caractérisait cet acteur privilégié de la guerre d'Algérie.
En dépit du strict devoir de réserve auquel il était astreint, autrement dit un quasi devoir de se taire, le général de Bollardière a osé dire non à la torture. Entre le silence et la conscience, il a choisi de ne pas se compromettre dans un silence coupable, ni de cautionner des méthodes et des pratiques que sa conscience reprouvait totalement. Il fit montre d'un engagement sans faille pour le respect de la dignité de la personne humaine dans cette Algérie en lutte qui avait pris visage d'enfer par le fait des tortures, des mutilations et de la mort pour finir.
Le général de Bollardière fit le choix de l'homme sur le militaire. Un choix non pour une quelconque ambition politique, mais pour la morale. S'il fut brimé de tout commandement, ce n'était pas la sanction d'une nation, mais bien celle d'un pouvoir politique. La France coloniale aux prises avec sa fureur, ses aveuglements et ses surdités avait besoin de voix comme la sienne pour qu'elle revienne à la raison. L'histoire retiendra la détermination irréductible dont fit preuve ce général, unique entre tous, dans son combat contre l'usage de la torture lors de la guerre d'Algérie.
par Djamal Kharchi
Auteur. Ex-Directeur Général de la Fonction Publique - Docteur en sciences juridiques
Jeudi 3 mars 2022
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