(PATRICK SWIRC/MODDS)
(A nos lecteurs : cet entretien a été réalisé deux semaines avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine)
Rien que ce mois-ci, l’interprète de l’éditeur Dauriat d’« Illusions perdues » est à l’affiche de quatre films, « Adieu Paris », « Maison de retraite », « Robuste » et le « Maigret » de Patrice Leconte, au début duquel le médecin lance au commissaire fatigué : « Vous devriez prendre du repos. » Gérard Depardieu, lui, ne veut pas en prendre. Il tourne, voyage, se démène, parle beaucoup. Ou observe un silence de plomb, lorsqu’on l’interroge sur sa mise en examen, après la plainte d’une jeune comédienne qui l’accuse de viol : « Je ne veux pas en parler. »
Parfois, il fait une halte dans sa maison parisienne du quartier de Montparnasse, où il s’adonne à une consommation pantagruélique de livres, qui s’entassent, ouverts, annotés, écornés, retournés, sur sa grande table. Il y a là du Artaud, du Bernanos, du Zweig, le prix Goncourt de Mbougar Sarr, qu’il a beaucoup aimé, « Anéantir » de Houellebecq, qui l’a déçu (« Trop de Bercy, trop d’ennui ! »), le « Proust amoureux » de Patrick Mimouni, les « Amitiés d’écrivains » de Patrick Berthier, le Coran, des textes saints, des ouvrages historiques…
Il est tellement plein de ces livres qu’il ne répond plus à une question sans les citer. Ils sont les arguments de ses incessantes et flamboyantes digressions. On l’interroge sur son ami Vladimir Poutine, dont il dit qu’il lui a donné « d’excellentes leçons de géopolitique », et il dérive, on ne sait comment, de Kiev à Harar, où il marche sur les traces de Rimbaud, avant de louer les récits russes de Sylvain Tesson et la Cordoue du XIVe siècle. On le lance sur la France et la prochaine présidentielle, dont il prétend se désintéresser, et il assène que notre pays est « dans un état pitoyable » depuis… des centaines d’années, qu’il y a ici « trop de misère intellectuelle », que « la pensée y est bridée », qu’il n’a pas envie d’être « un Luchini, un discutailleur », et le voici qui en appelle à Balzac, Stendhal et Proust, au « Malheur indifférent » de Peter Handke et aux « Confessions » de saint Augustin.
De Gérard Depardieu, « acteur amphibien » dont elle a fait le héros de « Robuste », la réalisatrice Constance Meyer dit qu’il « s’autodocumente à travers tous les rôles qu’il joue ». On pourrait ajouter qu’il s’autodocumente aussi à travers tous les livres qu’il lit. Et même ceux qu’il écrit, et dont les titres le résument bien : « Innocent », « Monstre », « Ailleurs »… Rencontre, chez lui, un matin de février, où, contrairement à ses personnages du moment, il était en pleine forme.
Dans les films que, ces derniers temps, vous avez tournés, de « Des hommes » à « Maigret » et « Robuste », vous avez des rôles d’hommes usés, au bout du rouleau, mélancoliques, voire dépressifs, et obsédés par la mort…
C’est vrai, mais j’espère que, à part mon personnage, j’allais dire « mon double », dans « Robuste », ils ne me ressemblent pas. Que je ne ressemble pas à Feu-de-Bois dans « Des hommes », de Lucas Belvaux, qui vit retranché chez lui avec un fusil et menace le seul Arabe du village. Je les ai bien connus autrefois, à Châteauroux, ces appelés d’Algérie qui étaient encore, à la fin des années 1960, des zombies traumatisés par une guerre absurde. Il faut remonter loin dans l’histoire d’Algérie, jusqu’en 1814, lorsque le dey d’Alger asséna des coups de chasse-mouche au consul de France et provoqua le blocus puis la conquête de l’Algérie, pour comprendre tout le mal qu’on a fait là-bas. Et qui s’est poursuivi jusqu’à l’indépendance. J’ai choisi ce rôle pour dénoncer ces fonctionnaires qui, de tout temps, ont envoyé des gamins au casse-pipe. Et pour ne jamais oublier le Châteauroux de ma jeunesse, où il y avait d’ignobles ratonnades lancées par des abrutis dans les cités où habitaient des Algériens. La haine et l’injustice m’ont toujours révolté.
Dans le film de Patrice Leconte, vous campez un Maigret épuisé, à qui son médecin demande d’arrêter de fumer et de boire. Il court derrière le fantôme d’une jeune morte, qui lui rappelle sa fille, sans même se soucier de savoir qui l’a tuée.
D’abord, j’ai découvert en Patrice Leconte un homme absolument charmant, humainement exceptionnel. Un des derniers à tenir sa caméra, sans la déléguer à d’autres, à faire lui-même le cadre, à connaître ses focales. Il rehausse, il reblasonne ce métier abîmé. Il m’a réconcilié avec le grand écran que, comme spectateur, j’ai quitté depuis une dizaine d’années. Et puis j’adore Simenon, un génie du détail comme Balzac, et j’adore Maigret, un grand flic, dont Charles Laughton avait autrefois donné une belle interprétation, qui s’inscrit dans la tradition de l’inspecteur Javert des « Misérables » et du juge-inspecteur Porphyre Petrovitch de « Crime et châtiment ». Maigret, ici, vous avez raison, ce n’est presque plus le commissaire du 36, c’est un bouleversant père blessé, qui a le cœur aussi grand que fragile. J’aime beaucoup ce film, où j’ai aussi été heureux de retrouver l’admirable directeur de la photo Yves Angelo, qui a fait de moi, il y a longtemps, « le Colonel Chabert ». Ça, c’est du cinéma ! Jean-Paul Rappeneau était de la même trempe que Leconte, Xavier Giannoli aussi, avec qui j’ai tourné « Quand j’étais chanteur » et ces magnifiques « Illusions perdues », d’après mon cher Balzac. Vous avez remarqué, et ça n’est pas un hasard, que tous ces réalisateurs sont de fins lettrés ? Avec eux, on va directement à l’essentiel. Et quand Xavier Dolan dit le texte des « Illusions » en voix off, même ceux qui, comme moi, ont horreur des livres audio, ont l’impression de tourner les pages du roman.
C’est pour vous reposer de ces rôles noirs et lourds que vous avez accepté, comme une récréation, « Adieu Paris », d’Edouard Baer ?
Il a suffi qu’il m’appelle et me dise « Viens ! ». J’y suis allé. Pas au déjeuner de la Closerie des Lilas, mais dans le film. Surtout que je n’avais qu’une journée de tournage. Je n’accepte plus les rôles pour les performances, je les accepte pour les copains. Et j’aime l’écriture d’Edouard. Je dis bien « l’écriture ». Au point que je n’ai pas eu envie de voir au théâtre ses « Elucubrations d’un homme soudain frappé par la grâce », j’ai pris mon pied en lisant le livre [publié au Seuil, NDLR]. Edouard est un vagabond, un poète, un Jehan-Rictus d’aujourd’hui, un romantique élégant et parfois souffrant.
Comment avez-vous rencontré Constance Meyer, qui vous donne, dans « Robuste » le bien nommé, un rôle à votre mesure, à votre démesure ?
Ce fut d’abord une rencontre… auditive (rires). Constance était ma souffleuse, autrement dit « mon oreillette » dans « la Bête dans la jungle », d’après Henry James, la pièce que je jouais en 2004 avec Fanny Ardant au Théâtre de la Madeleine, dans une mise en scène de Jacques Lassalle. Elle faisait plus que me dire le texte dans l’oreillette, elle l’interprétait avec les meilleures intonations. Cela m’était d’autant plus précieux et confortable que j’étais monolithique et souvent bourré. Et puis je pense que ça ne sert à rien d’apprendre des répliques – je rêverais de jouer un Molière rien qu’avec une oreillette. Cela dit, tout le monde ne sait pas s’en servir, je connais des acteurs qui n’y arrivent pas. Il faut un troisième cerveau pour en faire un bon usage et y gagner en liberté. Après cette expérience, Constance Meyer, qui est d’une intelligence et d’une fraîcheur remarquables, a fait des études à la Tisch School of the Arts de New York et a réalisé des courts-métrages, où elle me prenait toujours comme le grand frère que je suis pour elle.
Au début du film, on est chez Georges, une star de cinéma vieillissante, et ça ressemble beaucoup à la grande pièce où nous enregistrons cet entretien…
Oui. Dans « Robuste », Constance a voulu reconstituer au plus près mon univers, ma maison avec la piscine en bas, ma cuisine, où je m’active toujours beaucoup, ma table pleine de bouquins, là où je suis vraiment dans mon jus.
Votre personnage lâche : « J’en ai marre de faire le guignol. » Vous aussi ?
Oui, moi aussi. Quand, dans le film, je dis que le texte à apprendre est chiant, que ça m’emmerde de faire des essais, de me faire coiffer, habiller, c’est encore moi. Et, en même temps, ce texte que Georges trouve chiant, il finit par se l’approprier, le transcrire avec ses propres mots, en faire sa vie, comme un enfant perdu qui retrouverait son chemin. Et ça, c’est beau.
Georges dit aussi : « J’aimerais être mort pour qu’on me foute la paix… »
Sauf qu’aujourd’hui on ne fout même plus la paix aux morts. En fait, dans ce film de Constance, qui me connaît si bien, je ne cherche que la sérénité et l’humanité. J’ai besoin de rapports simples avec des gens simples. Les personnes importantes m’insupportent. Je n’ai plus de temps à perdre avec elles. Le métier ne m’intéresse que s’il est fait avec humanité. Et si j’ai tellement besoin de vivre à l’étranger, c’est pour entendre, en Sibérie ou en Ouzbékistan, en Chine ou au Japon, des conversations dans une langue dont je devine le sens mais que je ne comprends pas.
« Quand il joue, dit de vous Constance Meyer, ça ne passe pas par le cerveau, mais par le corps. » Vous êtes d’accord avec elle ?
Elle a raison. Un acteur qui pense pue. Il a une haleine d’emmerdements. Je dis souvent aux comédiens qui psychotent et réfléchissent trop sur leur rôle : ne pense pas, t’auras une haleine de mandarine.
« La célébrité, ça flingue », dit un autre personnage de « Robuste » en parlant de vous. C’est ce que vous pensez ?
Je ne dirais pas que la célébrité, dont je n’ai rien à foutre, me flingue, disons qu’elle me dessert. En France. Car à l’étranger, elle m’aide au contraire à avoir des relations profondes et vraies. Là-bas, ce sont les autres qui m’intéressent, ce n’est pas moi.
« Ailleurs » (Le Cherche Midi, 2020), c’était justement le titre d’un de vos livres. Car vous écrivez aussi…
Mon père ne savait ni lire ni écrire. J’ai beau avoir été déscolarisé et être arrivé autrefois à Paris avec un langage onomatopéique, j’ai de plus en plus le goût d’écrire. Dans « Monstre », je cite cette phrase de mon ami Peter Handke, que je vois souvent : « Je ne sais rien de moi à l’avance. » Et il ajoute : « Mes aventures m’arrivent quand je les raconte. » Voilà pourquoi j’écris. Et puis j’ai la chance d’avoir l’oreille musicale, ça aide. Je n’ai pas plus la grammaire que Barbara n’avait le solfège. Ça ne l’a pas empêchée d’écrire les plus belles des chansons. Moi, je m’inspire du kyudo, le tir à l’arc japonais : tendre sans tirer. Je serais incapable d’écrire un roman, mais des fragments, c’est dans mes cordes. Je ne le fais bien qu’ailleurs, précisément.
Quel est votre « ailleurs », aujourd’hui ?
Même si j’ai encore la nationalité et un passeport français, je suis désormais citoyen russe et dubaïote. Mais ma vie se déroule le plus souvent en Méditerranée. J’ai deux bateaux pour la pêche au gros, l’un à Dubaï, l’autre, qui servait pour la pêche au thon et dans lequel j’ai fait aménager un appartement, à Istanbul. Je sillonne, je dérive, ça me va très bien… La France, j’y serai toujours pour tourner, mais de moins en moins pour y vivre. Je vais d’ailleurs mettre en vente mon hôtel parisien et mes vignes.
Mais vous allez toujours présenter en France, de ville en ville, votre récital Barbara, comme vous le faites depuis cinq ans, n’est-ce pas ?
(Il chantonne « Drouot » et ses « paniers d’osier de la salle des ventes ».) Non. Je vais jouer le spectacle en avril au Théâtre des Champs-Elysées, mais après je ne le présenterai plus qu’à l’étranger. En France, tu chantes vingt chansons, et le fisc t’en prend quatorze. Tu es payé sur six ! D’ailleurs, ce n’est pas vraiment un spectacle, c’est, comme le disait Barbara, un « moment ensemble » où on communie avec les spectateurs autour de ses chansons sublimes. Ça ne vaut que si c’est éphémère. D’où ma colère, l’été dernier, au Festival de Ramatuelle, quand on m’a annoncé que c’était filmé. C’est un non-sens. Je ne chante Barbara que pour la retrouver, pour être toujours avec elle. Elle me fait toujours monter les larmes aux yeux. Je ne cesserai jamais de la pleurer.
BIO EXPRESS
Né à Châteauroux (Indre) en 1948, Gérard Depardieu, révélé en 1974 dans « les Valseuses », de Bertrand Blier, a tourné dans plus de 200 films, joué au théâtre et chanté. Vladimir Poutine lui a accordé la citoyenneté russe en 2013, et il a été nommé ambassadeur du tourisme pour l’Ouzbékistan en 2019. Il sera bientôt à l’affiche, au cinéma, des « Volets verts », de Jean Becker, et d’« Umami », de Slony Sow.
Qui, après Camus, ose écrire sur Tipasa sans trembler ? La ville est tellement marquée par son empreinte qu'on est saisi de frayeur à l'idée d'en parler. C'est que Noces et Retour à Tipasa donnent le vertige. Ils demeureront à tout jamais l'étalon d'or pour évaluer tout texte que quiconque osera écrire sur une ville qui, si elle n'est peut-être pas habitée par les dieux, l'est certainement par l'âme de Camus. Qui ose défier Camus ? Tipasa lui appartient comme Paris appartient à Zola, Dublin à James Joyce et La Havane à Hemingway.
Marquée de l'empreinte des dieux et d'un chantre par ces mêmes dieux inspiré, Tipasa n'a plus rien à recevoir mais tout à offrir, pourvu seulement qu'on en soit digne. Et cette passion qu'elle reçoit en retour est son dû, la dîme à payer en échange des parfums et des sons et de ces jeux d'ombres et de lumières sur un rocher ou sur une barque au bord de l'eau. C'est le prix à payer pour que la ville reste encore là et ne disparaisse dans une brume matinale, faute d'être aimée. Déjà que Tipasa a un pied ici et un autre posé sur la rive opposée qui, par deux fois, l'a engendrée. N'est-elle pas issue de ces innombrables va-et-vient des marchands et des guerriers aux impatients navires ? N'est-elle pas née de l'échange entre les races et les cultures méditerranéennes, elle qui fut phénicienne puis romaine pendant des siècles et qui a beaucoup appris de la Grèce comme sa voisine Cesarea (Cherchel) et comme en témoigne son musée ? Succédant aux Romains en 534, 534 ap. J.-C., les Byzantins occupèrent Colonia Aelia Tipasensis pendant deux siècles et lui redonnèrent sa ferveur chrétienne mais aussitôt après leur départ, la cité sombra dans le silence des ruines. Cependant, au XIXe siècle, le fabuleux site ne laissa pas insensibles les derniers conquérants, qui y édifièrent une ville au milieu des figuiers et des ruines. Tant de poésie à la fois ! Après l'oubli, Tipasa Oppidium, la cité ainsi nommée dans la cosmographie de Julius Honorius, renaissait comme le sphinx de ses cendres, ville blanche d'Occident posée telle une perle sur une rive d'Afrique. Depuis, Tipasa ne cesse de se prosterner face à la mer et peu importe que nous ne sachions pour quel dieu.
A tous ces mythes et ces charmes, ajoutez les parfums de bougainvilliers et de jasmin et les odeurs enivrantes de l'absinthe ! Mais c'est trop ! Même pour Camus, c'est irrésistible.
Tipasa, tel un mirage
Au sortir de Bérard, entre pins maritimes et roseaux, surgit le Chenoua, gigantesque odalisque couchée sur le dos avec presque tout le ciel pour lit. Etendue bleue sur fond bleu. Un panache d'excès. On a hâte d'y être.
Voilà, voilà qui coupe le souffle ! Mais c'est depuis la colline ardente de la Sainte Salsa que l'on voit mieux la ville splendide émerger dans un écrin de verdure : blancheur immaculée et chapeaux de tuiles rouges. De ce promontoire, à l'aube, elle jaillit tel un mirage : un halo tremblant ou une espèce de voile blanchâtre qui soudain se déchire et c'est déjà le jour. Une lumière écrue, torride vient de frapper la ville de plein fouet ! Cinglée par tant de lumière, Tipasa se remue un peu, puis apparaît dans son absolue nudité, majestueuse dès cet instant.
Sur le quai, la sardine frétille dans les cageots. Des grappes humaines se déversent dans les rues, les rideaux grincent, les commerçants arrosent les trottoirs, des bus bondés s'ébranlent. Ici le nouveau jour toujours recommencé est jour de noces pour les uns et synonyme de labeur et parfois de peine pour d'autres.
Le soleil est oblique. La ville hurle déjà sous ses dards. Même les bougainvilliers, cascades purpurines sur les façades, implorent pitié ; les pierres se calcinent et les rues semblent vouloir, dans la ville, laisser s'engouffrer la mer, comme si un naufrage valait mieux qu'un incendie. Mais la mer ne se fait jamais prier. Les clameurs habitent déjà la ville. Souveraine est la mer. Plus souveraine encore est la mer à Tipasa.
De quelque direction que l'on arrive ici, on accède toujours par les lieux où se reposent les morts. A l'ouest, nous accueille un petit cimetière punique et à l'est, l'immense nécropole chrétienne antique, presque mitoyenne du cimetière musulman où les géraniums sourient à fleurs rouges et roses au soleil qui se fracasse sur une ville comme née de ses entrailles. Alors, pour la mémoire des morts et des peuples bâtisseurs d'autrefois - qui ne nous ont pas légué des pierres seulement la beauté de l'esprit - entrons dans le royaume des ruines avant d'entrer dans la ville limpide.
Un soleil vorace tournoie comme un vautour avant d'abattre sur Tipasa une nuée de rayons semblables à des coups de poing. La mer : multitude de paillettes d'acier sous un ciel, plutôt une tôle chauffée à blanc, d'un éclat insoutenable. On croit entendre hurler la pierre. Allons nous réfugier dans le cœur des ruines, auprès de nos ancêtres ! Certes, venir ici pour y rechercher des légendes et des mythes n'est pas une passion commune, mais peut-on vraiment aimer des paysages si on ne sait pas à quel point d'autres avant nous les ont aimés ?
Il est des moments où on oublie même les siens et on se rapproche des pierres, alors, fidèle aux légendes, moi je m'en vais là-haut sur la colline.
“La basilique Sainte Salsa est chrétienne, mais chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Sainte Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques.” ( Noces, Albert Camus).
Cette colline est une immense zone d'inhumation, considérée comme l'une des plus belles nécropoles du monde occidental. Les excavations ont livré un important mobilier funéraire dont une partie est exposée au musée de la ville. Utilisé dès l'époque punique, ce cimetière continua à l'être jusqu'au Ve s. ap. J.-C.
Sarcophages et pierres taillées
Un sentier sinueux se faufile au milieu d'enclos funéraires, de tombes à caissons et de sarcophages, par centaines, par milliers peut-être, et de toutes tailles ! Il nous promène. Nous prenons même le temps de regarder la mer, à l'ombre bienvenue d'un figuier ou d'un tamaris. Toutes ces tombes, tous ces sarcophages, alignés dans un ordre parfait, comme pour le jour où les âmes rejoindraient le Seigneur, nous deviennent vite familiers. Déjà nous avons l'impression que nous ne nous promenons pas au milieu des mânes mais dans le domaine d'êtres encore en vie. En tout cas, leur esprit est là, dans la beauté nue des sarcophages, dans cet alignement mathématique et dans l'austérité et la dignité qui s'en dégagent. Non, ce lieu n'est pas habité par la mort mais par la force lisse, diamantine de l'esprit !
L'air est léger. Quelques arbres ébouriffés par la brise. La mer palpite à peine - grande colère contenue - mais à son bruit sourd, on sait qu'elle est en train de mordre la falaise. En haut, le soleil guette une proie. Dans cette harmonie, qui soudain apparaît comme un brouillon de choses incompatibles, comme un chaos d'éléments jetés au hasard, seules les sépultures semblent ordonnées, profondément sereines dans leur alignement, dans leur grâce et leur dignité. Et c'est là, grâce à la beauté nue des sarcophages, que je comprends que sans toutes ces pierres taillées et retaillées par les hommes, tout le site, aussi loin que porte le regard, ne serait qu'un vulgaire paysage, qu'un ordonnancement banal d'arbres, de collines, de falaises…
Une force x a créé la Nature, mais c'est l'Homme qui rends cette dernière plus belle, plus digne d'admiration, puis les Hommes créent des dieux pour se sentir peut-être plus humbles.
Voilà pourquoi même la mer paraît fade devant cet alignement tombal plus remuant en nous que la vulgaire tache bleue qui pourtant va plus loins que l'horizon. Quelques pierres façonnées par les hommes pour y mettre leurs morts nous parlent soudain un langage plus fort que celui de la nature toute entière ! Les arbres, les rochers, les collines et le ciel où tournoie un soleil devenu fou, semblent pathétiques. Et plus pathétique encore, la mer ! Devant ces sarcophages, qui ne bougent pas, qui ne s'agitent pas inutilement, qui ne remuent rien et que rien ne remue, pas même le ciel s'il venait à voler en éclats. Le temps s'est arrêté et les ruines sont là, traces éternelles de la main humaine qui, dans la mutité du minéral, à immortaliser la force de l'esprit.
Tous les hommes ne le savent peut-être pas mais nous venons tous à Tipasa pour ces pierres et non pas pour la mer qui, d'ailleurs, partout est toujours la même : bleue, inutilement bleue. H2O.
C'est avec ces certitudes que je me dirige enfin vers la basilique de la Sainte Salsa, avec la certitude aussi que ce n'est pas pour y voir un amoncellement de ruines mais pour y découvrir la quintessence de l'esprit humain, cette lumière plus vive que le soleil et que rien, oui, rien, pas même les ténèbres dites éternelles ne pourront effacer ni éteindre. Enfant, j'y allais avec d'autres collégiens y chercher des pièces romaines, aujourd'hui c'est le parfum de l'âme que je suis convaincu d'y trouver, l'âme des Berbères Maures, l'âme des Puniques, l'âme romaine, tous ces bâtisseurs d'antan. Les côtés sombres, il faut s'en f… car désormais nous sommes convaincus que l'histoire à enseigner aux hommes ne doit plus être une histoire de haine mais une histoire d'amour. Elle doit nous apprendre à aimer l'Autre pour le bien qu'il nous a fait et pour toutes les leçons d'art et de sciences qu'il nous a apprises - et Dieu sait qu'elles sont nombreuses - et seulement pour cela, d'autant qu'il est notre semblable. Il ne sert à rien de rappeler les fracas des armes et les factices épopées guerrières ni de faire tinter les os de nos martyrs car il a aussi les siens, qui sont aussi les nôtres, comme les nôtres sont siens. Approcher cette basilique avec des pensées d'exclusion ou de règlement de comptes avec d'autres peuples par l'entremise de l'histoire, c'est offenser Sainte Salsa, la martyre si douce, “plus douce que le nectar” et qui est Tipasienne, notre lointaine compatriote dont l'âme avait été illuminée par la foi nouvelle. Chrétienne était-elle ? Ou seulement une agnostique révoltée contre des pratiques cruelles ? L'hagiographie nous dit que “Salsa avait quatorze ans quand, dans son indignation de voir adorer une idole de bronze, elle la jeta à terre, la brisa et en jeta la tête à la mer. Revenant au temple pour y rechercher d'autres fragments, elle se heurta à la population déchaînée qui la lapida et, à son tour, la précipita dans les flots… La mer se déchaîna dès qu'elle reçut le corps de l'enfant. Et un voyageur venant de Gaule retrouva miraculeusement la petite morte… Dès lors, la mer s'apaisa et le vent tomba. Et le corps de la jeune martyre fut porté dans une humble chapelle au-dessus même du port.” (J. Bardez, cité dans un texte de F. Djelti et S. Ferdi, intitulé Site et antiquités de Tipasa).
Nous aimons cette adolescente à peine pubère qui a ennobli l'esprit par un acte de révolte et parce qu'elle était une martyre, sans pour autant haïr ceux qui l'ont tuée. D'ailleurs, cette histoire est trop lointaine pour pouvoir susciter de la haine. Néanmoins, dans dix mille ans, elle nourrira encore de l'amour comme si elle était de la veille. Quelques murs, une abside, des arcades, voilà ce qui reste de la basilique qui, vers le IVe s., lui fut dédiée, mais avec les yeux du cœur vous verrez que tout l'édifice est là, suspendu sur ses colonnes de lumière, éternel comme l'esprit qui habite la colline.
Venez ici en automne ou en hiver par un jour de soleil frileux et vous entendrez, entre les rafales de vent et le hurlement des vagues, une espèce de souffle, je dirais divin. Ou sont-ce les soupirs chagrinés de Sainte Salsa qui pleure l'égarement des âmes hors des sentiers lumineux de sa foi ? Pourtant, même lorsque souffle le vent le plus glacial, des pêcheurs viennent ici jeter leurs hameçons et Sainte Salsa se sent moins seule.
C'est peut-être pour cela que parfois, on croit entendre un chant qui caresse la colline et descend vers Tipasa à l'heure où, en toussotant, des barques bleues et blanches reviennent au port.
Mais ce n'est plus dans les ruines qu'on trouvera le fil d'Ariane de la ville aujourd'hui paresseuse comme les bougainvilliers qui couvrent encore quelques murettes de ses villas comme ses ruelles qui déambulent en pentes douces vers le port, le point où convergent à la fois le labeur, l'ennui quotidien et une certaine douceur de vivre. C'est qu'on ne peut pas être plus exigeant que cela dans une ville où une beauté nue, désormais sans esprit, épouse l'innocence. Il est (pourtant) des jours où, en flânant à Tipasa, on s'attend à rencontrer un esprit éclairé, Camus ou Juba II - qui, quoique roi, fut un intellectuel et un homme très sensible - mais aussitôt on se ravise et on va rejoindre la foule, à la plage ou dans un café sombre où l'on remue des dominos - on est aussi venu pour ça, pardi ! Ensuite on les quitte définitivement, ces ruines, on disparaît, mais elles restent toujours là, vestiges de la première intelligence, témoins vivants de l'esprit qui a su épouser les contours du grès.
Mémoire des ruines
C'est l'heure où le soleil repeuple de ses flèches chaque pierre, chaque grain de sable. Il s'attarde sur une colonne, balaie le péristyle d'une demeure en ruines, se projette avec violence sur les toits rouges de la ville maintenant muette et cloîtrée dans la sieste qui la sauve du grand vautour en furie, pénètre à travers les frondaisons d'oliviers où crécelle un grillon inconsolable, griffe un mur et se faufile derrière une ombre bleue pour fendre de tous ses dards sur la place nue près du port où l'on vient se faire écorcher vif par cette charrue qui vous laboure tout entier.
Si vous êtes venu pour le culte du bronzage, le soleil à son zénith s'impatiente de vous rôtir.
Des pêcheurs reviennent au port. En toussotant, la barque fait une ellipse et caracole lentement vers l'abri où depuis plus de deux millénaires un immense tombeau punique, jeté là par Dieu sait quel hasard ou quelle force, se prend lui aussi pour un bateau. Pour l'anecdote, chère aux archéologues, c'est ce mausolée à moitié englouti qui a permis de dater Tipasa de l'époque punique.
En été, même les jetées servent de plongeoirs pour tous ces corps jeunes et bronzés qui célèbrent le culte immortel de Dionysos, mais dans leurs plongeons, dans leur regard et même dans leurs rires qui pourtant éclatent comme des pastèques trop mûres, on décèle une impatience : celle de revoir les touristes d'antan.
Ici, les jeunes ont les plages pour unique passion, voilà pourquoi ils s'ennuient en hiver, car en concevant des espaces pour festoyer le corps, la ville a oublié l'esprit. Puis, Tipasa nous étreint avec son charme, alors on oublie l'hiver et on se fait à l'idée qu'une belle ville n'est pas forcément une ville de l'esprit, d'autant que Tipasa n'a pas la prétention d'être une Rome ou une Syracuse en miniature. Site archéologique et balnéaire sans plus ! Et si Camus l'a rendue célèbre, la ville quant à elle n'a jamais cherché à glaner des lauriers. Pourtant, son passé la raccorde aux villes prestigieuses et c'est pour cela que vers le crépuscule, lorsque la mer est outremer et que le ciel flamboie, on a l'impression que la ville tremble comme pour s'arracher à la terre et s'en aller rejoindre la Grèce ou l'Italie. Depuis la fin de l'empire romain, Tipasa a perdu cette assurance royale qui ancrait les hommes à leur présent et une ville à une plus vaste contrée. Et si, aujourd'hui encore, il n'est pas rare d'entendre quelques-uns se vanter d'une certaine filiation latine, c'est tout simplement parce que le passé est têtu et qu'il n'est pas seulement dans la mémoire des ruines mais aussi dans celle des hommes.
Il y a à peine quinze siècles de cela, ici on parlait à la fois le punique, le latin et le berbère. Il y avait aussi un théâtre et un amphithéâtre.
C'est dans le crépuscule, une lumière rose se pose sur les épaules du Chenoua. Des milliers d'automobilistes prennent la route, repus de clameurs marines, d'orgies de soleil et d'agapes inoubliables dans une ville comme conçue pour le culte de Dionysos. Les Tipasiens, quant à eux, continueront à travailler pour ceux qui sont venus y passer tout l'été. Ah, j'allais l'oublier : à l'heure où le soleil bourdonne, prêt à exploser en bourrasques de plomb fondu, il vous est peut-être arrivé de voir, comme il m'arrive souvent de voir, sur l'esplanade du Forum, près de la Nymphée ou du Temple anonyme, quelques silhouettes anciennes habillées de toges ou de pagnes et qui disparaissent aussitôt qu'apparues. Pour moi, ces fantômes sont aussi réels que ces ruines et ce sont eux surtout qui m'attirent à Tipasa.
Ali El Hadj Tahar