Torture : la mainde l'armée
À la différence de ce qui se pratiqua du côté du FLN, la torture utilisée par les forces de l'ordre françaises appartint à un arsenal répressif dont les racines remontaient à la période coloniale et qui fut rationalisé et justifié pour gagner la guerre. Cette violence ne fut pas un dommage collatéral de la guerre ou le résultat d'actes minoritaires de militaires mal contrôlés, voire déséquilibrés. Elle fut au contraire une des violences centrales de cet affrontement dont le but était le maintien de l'« Algérie française » et le moyen pour l'obtenir, le contrôle de la population civile algérienne.
La torture était encadrée : elle était toujours ordonnée par un officier qui supervisait les séances. Les gestes accomplis étaient toujours les mêmes et l'armée française utilisait particulièrement une génératrice électrique (la « gégène », photo ci-après) , détournée de son usage premier, pour infliger des douleurs graduées aux personnes arrêtées. Elle a d'ailleurs fini par devenir un mot associé à la guerre dans l'imaginaire collectif français.
« Gestapo d'Algérie »
La torture repose fondamentalement sur la manipulation de l'idée de la mort : les victimes sont à la merci de leurs bourreaux. On peut mourir sous la torture ou être mutilé à vie. Cette peur est terrorisante pour les individus torturés, mais aussi pour tous ceux susceptibles d'être arrêtés. C'est cette dynamique qui rendit la torture particulièrement intéressante pour l'armée française. Non seulement elle était une violence pouvant conduire à une information donnée par un individu disant la vérité pour que cesse la douleur, mais également, et surtout, elle avait un effet terrorisant sur la population algérienne. Elle était un moyen de la contrôler à distance pour qu'elle refuse de nourrir des membres du FLN, qu'elle renonce à les cacher ou qu'elle marque sa préférence pour la France.
C'est pourquoi la torture a été présentée comme un moindre mal par certains officiers qui l'ont défendue ou par un aumônier comme celui de la 10e DP.
Au pays des droits de l'homme, il était pourtant plutôt souhaitable de cacher cet usage et de le camoufler. Ce que la population algérienne devait savoir, les Français de métropole devaient l'ignorer. La torture rappelait trop de mauvais souvenirs en France. Dès 1955, le résistant Claude Bourdet s'interrogeait ainsi sur l'existence d'une « Gestapo d'Algérie » et, en 1957, le rédacteur en chef du Monde se demandait si les Français étaient devenus « les vaincus de Hitler ». Mais les scandales furent des feux de paille et l'armée imposa son usage jusqu'au bout, allant jusqu'à encourager le développement de services de renseignements dans chaque secteur militaire et des services spécialisés dont elle dissimula l'existence aux autorités civiles le plus longtemps possible. À la fin de la guerre, une amnistie protégea les hommes qui s'étaient rendus coupables de ces violences et ce n'est qu'en 2018 que le président de la République reconnut que la torture avait été un système de grande ampleur.
FLN : des milliers d'enlèvements
On sait que des enlèvements massifs de Français d'Algérie fuent commis après le cessez-le-feu. En quelques mois, ce sont plus de 2 000 personnes qui disparurent du jour au lendemain, sur le chemin du travail ou même chez eux. Ces civils furent tués pour leurs biens, assassinés pour solder des comptes aiguisés par huit années de guerre ou retenus en otage le temps de faire chanter la famille. Ces enlèvements contribuèrent au climat de terreur caractéristique de la période qui s'étendit du cessez-le-feu à l'indépendance. Pour les Français d'Algérie, c'était le moment de choix radicaux. Ces enlèvements s'ajoutèrent en effet à la violence déchaînée de l'OAS, qui avait intimé aux Français de choisir entre « la valise ou le cercueil » : pour beaucoup, ils justifièrent le départ définitif du pays.
Ces enlèvements, qui continuèrent après l'indépendance, ne doivent pourtant pas faire oublier que des centaines de civils français furent aussi enlevés pendant la guerre. Partout sur le territoire, des fermiers, des chauffeurs routiers, des promeneurs furent capturés par l'ALN parce qu'ils étaient français. Les autorités françaises n'y prêtèrent pas grande attention, et pourtant c'étaient aussi à elles que s'adressaient ces enlèvements : le FLN revendiquait le droit des Algériens à disposer d'eux-mêmes ; tout Français devait se sentir en terre étrangère en Algérie.
Le texte est clair. Il est signé des deux ministres chargés de l'Algérie à l'été 1955 : « Il ne doit pas y avoir d'hésitation sur la conduite à tenir : tout rebelle faisant usage d'une arme ou aperçu une arme à la main ou en train d'accomplir une exaction sera abattu sur-le-champ. Le feu doit être ouvert sur tout suspect qui tente de s'enfuir. »
Pourtant, la réalité dessinée par ces mots si fermes manque de netteté. Ni le terme « rebelle » ni celui de « suspect » ne sont définis. Une interprétation maximaliste se répand alors dans toute l'armée : devient suspect tout individu qui tente de s'enfuir. Pour les unités militaires, il suffira dès lors de déclarer qu'un individu exécuté sommairement était un « fuyard abattu » pour ne pas avoir à rendre de compte. Dans l'argot des soldats, cela devient ce que l'on appelle une « corvée de bois », et la pratique se banalise très vite. On exécute des civils lors des fouilles de villages, mais aussi des prisonniers capturés. On se débarrasse aussi de gens trop durement torturés ou devenus gênants. Quand les autorités militaires cherchent à encadrer ce qui s'est transformé très vite en une routine, elles échouent. Quand elles tentent de réformer la justice et de la rendre plus efficace pour éviter ces violences expéditives, elles échouent là encore.
Jusqu'à la fin de la guerre, ces exécutions sommaires restent ordonnées et pratiquées en toute impunité. Si les chiffrer précisément est mission impossible, leur caractère massif est incontestable.
PAR RAPHAËLLE BRANCHE
daté mars 2022
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