Prix Goncourt 2017, l’écrivain qui aime s’aventurer dans les coulisses de l’Histoire, explore cette fois la guerre d’Indochine, dans « Une sortie honorable ». Entretien.
Eric Vuillard (DAMIEN MEYER / AFP)
Vuillard s’en va-t-en guerre. Encore une fois. Après la Première Guerre mondiale (« la Bataille d’Occident »), après l’Anschluss dans « l’Ordre du jour », prix Goncourt 2017, l’écrivain s’intéresse à la guerre d’Indochine, dans « Une sortie honorable » (Actes Sud). Eric Vuillard ne se prend pas pour le Coppola d’ « Apocalypse Now ». Ce qui l’intéresse n’est pas le grand spectacle obscène des batailles, mais comme toujours, les coulisses, les tractations qui se jouent dans les salons feutrés, à l’Assemblée ou dans les conseils d’administration. C’est l’éternelle guerre des puissants contre les faibles que le romancier met en scène dans chacun de ses livres, avec une colère froide, méthodique et cette écriture si implacablement minutieuse. Dans cet entretien, il revient sur la colonisation, évoque Virginia Woolf et éclaire sa façon de travailler cette matière inflammable qu’est l’Histoire en la faisant entrer en résonance avec notre présent.
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Après le génocide des Amérindiens, l’Anschluss ou encore la Révolution française, vous vous saisissez d’une autre page d’Histoire : la guerre d’Indochine et la défaite de Dien Bien Phu. Comment choisissez-vous les événements que vous mettez ensuite en récit ?
Il y a quelques années, on m’a offert un guide de voyage. Il datait de 1923, c’était un guide de voyage en Indochine. Ce guide commençait par un petit lexique à l’usage des touristes : « Va chercher un pousse-pousse, va vite, va lentement, relève la capote, monte la capote… » Ce petit lexique fait une impression pénible, on y entend une violence atavique, indiscutable. On n’y trouve pas un seul mot de politesse. C’était le vocabulaire de base du touriste français au Vietnam.
Je me suis alors dit que cela fournissait une indication, à la fois évidente et obscure. Ce que l’on entendait dans ce lexique pratique, brutal, c’était le bourdonnement de la vie coloniale. Il permettait aussitôt d’en saisir la violence ordinaire, très loin de la guerre et du travail forcé, là où nous sommes les plus détendus, gais, oisifs, curieux des autres, durant les vacances. Or, ce petit lexique est d’une rare violence. Une violence en partie muette, feutrée, et plus instructive que bien des archives.
C’est ainsi que naissent les livres, au gré de mes lectures, des films que je regarde, des conversations, des photographies. Il arrive soudain que quelque chose, un guide de voyage, un simple lexique, vienne bouleverser les connaissances que je croyais avoir. Mais il est avant tout nécessaire d’écrire, cette petite révélation a besoin de l’écriture pour prendre forme, elle ne se manifeste à moi qu’en écrivant. Ainsi, le petit lexique m’avait laissé une impression pénible, j’en avais bien sûr mesuré aussitôt la brutalité, mais ce n’est ensuite qu’en écrivant que j’ai saisi qu’il m’offrait une sorte de clé, au sens musical, pour interpréter la vie coloniale d’une manière intime, profonde, là où le roman lui-même, en général, ne se compromet pas.
Etrangement, la guerre d’Indochine est sans doute moins familière pour le public français que celle du Vietnam, surreprésentée dans les films américains notamment. Elle demeure peu racontée, comme nombre d’épisodes de l’Histoire coloniale française. C’est votre avis ?
Vous avez raison, elle occupe très peu de place dans nos bibliothèques. En réalité, son récit a été préempté par l’extrême droite. Elle forme le fond héroïco-sentimental de sa vulgate sur l’abandon de nos harkis, la grandeur passée, nos promesses trahies. Elle est également peu étudiée. Quant au cinéma américain, il raconte abondamment la douleur des GI durant la guerre du Vietnam, mais il ne raconte rien d’autre, ni la vie coloniale, ni les intentions politiques, ni les intérêts économiques. On dirait que les soldats américains vivent une sorte de tragédie isolée de tout, une catastrophe dénuée de cause, contre un ennemi insaisissable, abstrait. Leur geste douloureuse est l’une des formes ordinaires, contemporaines, du roman d’apprentissage, on y reconnaît une dénonciation généreuse de toute forme de guerre, une étape essentielle de la contre-culture. Pourtant, dans ces films, les Vietnamiens ne sont que des figurants, leurs souffrances apparaissent à peine, les causes de leur engagement sont absentes.
L’effacement du point de vue vietnamien est à la fois un prolongement culturel de la violence coloniale, et la forme narrative qu’adopte un anticommunisme primaire. On regrette tantôt Ferhat Abbas, tantôt le Việt-Quốc, on déplore la radicalité du FLN, du Vietminh, mais en réalité on ne voulait ni des uns ni des autres. Rappelons-nous qu’au plus fort du mouvement des droits civiques, William Faulkner recommandait aux noirs « la patience ». Ce n’est pas une position isolée. La révolte des opprimés ne s’illustre jamais comme il faut, ni au bon moment, ni de la bonne manière.
« La prose est un étrange moyen d’investigation »
Récemment, l’écrivain américain d’origine vietnamienne Viet Thanh Nguyen disait à « l’Obs » qu’il était pour le moins déconcerté par la façon « romantique » avec laquelle les Français abordaient cette période, dans des films comme « l’Amant » ou « Indochine ». Dans votre livre, on est très loin de cette vision romantique…
En effet, ce romantisme est une forme d’oppression, sa composante folklorique lui donne un air d’innocence, mais le folklore colonial est un discours politique. Les chapeaux pointus, les barges, c’est un folklore du pousse-pousse, une violence de carte postale bien réelle cependant. Il suffit d’ailleurs de jeter un œil aux véritables cartes postales, celles que l’on vendait alors au Vietnam, on y trouve un éventail qui va des monuments remarquables jusqu’aux têtes coupées.
Rien de plus triste, obscène, que ces cartes postales, où les mots ordinaires, l’émotion de l’absence, l’ivresse du voyage, sont associés à des photographies atroces. Nous avons tous écrit quelques phrases affectueuses sur un petit rectangle cartonné. Au dos d’une photographie rapidement choisie sur le tourniquet d’un bureau de tabac, nous avons tous désespérément cherché le petit poème de notre vie, un ton naturel, sincère, une phrase à la fois modeste et sensible, tendre et pudique. Saïgon, le 2 décembre 1925. Bien chère amie, nous voici enfin à Saîgon depuis le 15. A bientôt plus longuement. Signature illisible. Adressée à Madame Marcelle Braconi, 25 rue du Général Arnould, Bordeaux, Gironde. La carte représente le boulevard Charner. Un homme en tenue coloniale blanche traverse la scène. On aperçoit deux chaises à porteur. Saïgon, le 1 juillet 1953. Ma petite fille chérie, reçois de ton papa qui t’aime bien et qui languit des millions de bisous et de caresses. Ton petit papa. La carte postale représente une station de cyclo-pousses. Le laconisme même est émouvant.
Les formules toutes faites sont un gage de sincérité. Ainsi, au dos d’une carte postale tout à fait ordinaire que j’ai brocantée voici quelques années, on peut lire ceci, Très affectueusement, signé Raimund Herrsch. Elle est adressée à un soldat en garnison dans le Var. En soi, la carte est innocente, c’est un petit mot caractéristique, semblable à tant d’autres. Mais de l’autre côté, au revers de ce signe de sympathie, si simple, si anodin, on tombe sur une vignette que l’on met un instant à comprendre. La carte postale montre une rangée de têtes, mais ce sont des têtes coupées, ce sont des Asiatiques décapités, dont les têtes ont été jetées pêle-mêle. On retourne la carte, on relit le petit mot : Très affectueusement, on cherche fébrilement une indication, un signe, quelque chose ! Mais cette carte postale n’est peut-être pas envoyée par Raimund Herrsch, et elle n’est peut-être pas adressée à un soldat en garnison dans le Var. Elle est peut-être envoyée depuis le passé jusqu’à nous. Oui, c’est à nous, sans doute, que cette carte postale est destinée, précisément parce que nous ne pouvons plus la comprendre, et que, pour cette raison, nous en saisissons toute l’horreur.
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Comment travaillez-vous ? Quel genre de recherches effectuez-vous avant d’écrire ? Peut-on parler d’une « méthode » Vuillard, cette façon de retourner les faits pour en montrer l’envers…
Le livre vient en écrivant, à partir d’une chose anodine, une carte brocantée, un guide de voyage que l’on m’offre et qui déclenche le désir d’écrire. C’est après qu’il faut aller aux archives, feuilleter le journal officiel, lire les correspondances des parlementaires, parcourir les procès-verbaux de la Banque d’Indochine, approfondir la scène, enquêter sur ses protagonistes. Mais c’est en écrivant que je crois saisir quelque chose, comme si le fait d’écrire nous plongeait dans un élément étranger, nous libérait un peu de nos préjugés, pas entièrement, bien sûr, mais assez pour nous livrer à la rumeur de l’universel, au jugement des autres, dans la solitude relative, et cependant réelle, de l’écriture, cette scène assise, physiquement étriquée, où tout semble un instant possible.
C’est cela qu’on appelle la prose, apparue avec Balzac, et qui est un étrange moyen d’investigation, l’écriture, mais une écriture séculière, tournée vers le monde, qu’elle retrouve autrement dans le pli des mots. Cet instant où tout est possible, où l’on pourrait enfin tout dire, où, selon la très belle formule de Victor Hugo, l’Histoire pourrait passer aux aveux, il me semble que c’est cela le véritable travail, une sorte de transmutation, irréductible à la simple réflexion, qui est la part des mots, et où nous sommes tous un peu plus et un peu moins que nous-même.
Comme Forster, le grand romancier anglais, parvient à nous faire éprouver un conflit de classes, l’incommunicabilité des êtres, en mettant en scène trois familles à l’époque édouardienne, autour d’une maison, « Howards End ». Et c’est au creux des mots, lorsque se dessine, sur notre rétine intérieure, cette maison, à la fois fantasme, utopie, nostalgie de l’enfance, et simple patrimoine de la bourgeoisie, que la société édouardienne apparaît, dans l’épaisseur du langage, comme si Forster était enfin parvenu à interviewer le passé.
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Quelles ont été vos sources principales pour ce livre ?
Archives, mémoires, correspondances, photographies, elles sont nombreuses, d’autant plus que c’est un livre sur lequel j’ai travaillé plus de dix ans, et qui est donc composé de diverses sédimentations. Mais chaque chapitre s’enroule autour d’une archive. Par exemple, le livre commence par le récit d’une inspection du travail sur une plantation d’hévéas. Cette archive, ce rapport de l’inspection du travail, est tout à fait incroyable, très détaillé, avec des bouts de dialogues, des descriptions précises. Mais en écrivant la scène, en épousant les événements décrits, la narration, le fait de raconter, vous aventure, vous expose. L’attitude des protagonistes, les incidents qui se produisent, une fois pris dans ce composé de vocabulaire, de grammaire et de subjectivité que l’on appelle l’écriture, parce qu’ils vous exposent en même temps que vous les exposez, manifestent quelque chose.
Ainsi, le moment où le directeur de la plantation découvre un coolie attaché, presque nu, le dos couvert de plaies, et se rue sur lui en criant : « Pourvu qu’il ne se soit pas mutilé ! », ce moment peut, à la simple lecture, heurter, étourdir, mais c’est en le reprenant par l’écriture que j’ai cru saisir à travers lui, non seulement le simulacre odieux qui fonde la vie coloniale, mais peut-être aussi la mauvaise foi inhérente au pouvoir, à toute position prépotente. Cette façon de nous leurrer, de se jouer de nos émotions, dont abusent trop souvent ceux qui se qualifient de « responsables », et qui, en réalité, lorsque les problèmes arrivent ne se sentent jamais responsables de rien, qui toujours se défaussent, introduisant profondément, dans les manières et dans le langage, une forme de duplicité.
Pour prendre un exemple que tout le monde aura à l’esprit, rappelez-vous combien le président Sarkozy se drapait dans la responsabilité, affirmant sans cesse qu’il n’était pas le genre d’individu à se cacher derrière un autre, à ne pas assumer ses responsabilités, à grand renfort de mimiques et de gestes. Aujourd’hui, la liste de ses condamnations, le tableau judiciaire de ses collaborateurs, de ses proches, prouve à quel point il mentait, et cependant il invoque encore la responsabilité, il se drape dans la même toge. Et si son parcours judiciaire est exceptionnel, son irresponsabilité n’est pas inédite. Pendant la guerre d’Indochine, Mauriac écrivait très justement dans son Bloc-notes : « Plus on approche du pouvoir, moins on se sent responsable. » C’est ce que j’entends dans le cri du directeur de la plantation ; même face au coolie torturé, même devant l’évidence, il continue de nier, de tricher, de mentir.
« La caricature est un chemin vers la vérité »
Vous faites preuve d’un talent de caricaturiste qui rappelle un peu le trait de Daumier, notamment lorsque vous décrivez les parlementaires, députés cacochymes, souvent en place depuis des décennies. Se pose, derrière ce tableau pathétique, la question de la légitimité de la représentation…
Daumier nous livre une vérité décisive, irrécusable même. Ce que l’on nomme la caricature est un chemin vers la vérité. Ses trente-six petits bustes de terre crue sont une branche des sciences humaines. Les célébrités du juste milieu, les doctrinaires, ces monarchistes libéraux, sont davantage que des parodies, ce sont des vérités accentuées.
Ainsi, sur Guizot, son buste nous enseigne bien davantage que le célèbre portrait de Jean-Georges Vibert, qui ne nous apprend rien. Vibert est certes précis, réaliste, mais il peint pour les Vanderbilt et les Astor, ses clients sont de grands bourgeois et des milliardaires américains. Daumier travaille pour tout le monde. Dans le visage qu’il pétrit à Guizot, on voit l’ennemi irréductible du suffrage universel, une sorte de folie obnubilée, le ministre de l’intérieur, amer, déterminé. Reprenant Pascal, Lacan écrivait « le style, c’est l’homme à qui l’on s’adresse ». Daumier s’adresse à tous les hommes, à chacun. C’est un peu comme la publicité des débats, chacun en devient l’examinateur et le destinataire. Avec Daumier, l’art devient un moyen de la démocratie. Et tandis que Guizot ne parle que pour quelques-uns, veillant à assurer le pouvoir du petit groupe des privilégiés, Daumier s’adresse à n’importe qui. Cette adresse générale, ouverte, est le gage de la vérité qu’il peint, modèle. Tout le monde peut en sentir palpiter quelque chose en soi et, aujourd’hui encore, jugez si l’on apprend davantage sur les parlementaires en observant les figurines de Daumier ou en assistant à un colloque à Sciences-Po !
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Les militaires ne sont guère mieux traités. Vous faites des portraits pour le moins cruels de De Lattre qui se ridiculise à la télé américaine, de Castries et de ses frasques sexuelles, de Navarre et de ses erreurs stratégiques. Des commentaires moqueurs se glissent parfois comme un « pauvre chou » au sujet de De Lattre. On sent votre écriture portée par une certaine colère. Est-ce le cas ?
Pour s’en tenir à la description d’individus aimables, bienséants, en somme, pour écrire des moralités, il faudrait faire partie d’une élite qui s’observe, traque aimablement ses faiblesses, ses fragilités. Une partie inoffensive du cinéma français s’est d’ailleurs vouée à ça, la vie sentimentale des intellos, leurs déboires sans conséquence. La littérature a toujours eu, elle, d’autres projets. Les monologues intérieurs de « Mrs Dalloway » sont une longue variation féminine, où le désir, la sensualité, les regrets, viennent contrarier une représentation très approximative et phallocrate du monde. C’en est fini de la femme rédemptrice à la Dostoïevski, cette femme qui n’était que le reflet des fantasmes de l’homme, de son rôle.
Et après tout, peut-être y a-t-il de la colère dans l’écriture de Virginia Woolf. Dans son très bel essai, « Une chambre à soi », elle déclare que les femmes pourront enfin véritablement écrire lorsqu’elles ne connaîtront plus d’obstacle à vivre, et que leur écriture ne sera plus entravée par la domination de l’homme. Or, non seulement la domination est toujours présente, mais elle n’est pas subie que par les femmes. L’écriture doit donc repartir de là sans cesse, une écriture qui oublierait cela, qui négligerait les réalités de la vie sociale, pour ne décrire que les mœurs d’un petit groupe, autour d’enjeux puérils, frivoles, serait un simple auxiliaire du pouvoir, un pur divertissement.
A ce titre, si l’ironie de Voltaire fut efficace contre la religion, en revanche, son ton léger, mondain, contraste avec le sérieux de Rousseau, ses angoisses, sa colère. Mais il me semble que les protestations de Jean-Jacques, son effervescence, nous sont plus proches, plus intimes, sonnent plus vrais, et nous ont apporté davantage que les bons mots de Voltaire.
Au milieu de ce triste spectacle, deux hommes font figure d’exception : Abderrahmane-Chérif Djemad, député kabyle de Constantine, et Pierre Mendès-France…
On exalte sans cesse le mérite, on s’est beaucoup extasié sur la trajectoire de notre président, ce fils d’un couple de médecins, venu de province, et propulsé au sommet ; il y a pourtant pas mal de fils de médecin en politique, cela n’a rien d’exceptionnel, au contraire. Abderrahmane-Chérif Djemad était fils d’un paysan immigré en France, il fut lui-même terrassier, et fut élu député. Cela le signale. Mais ce n’est pas tout. Député à la Constituante, il fut un parlementaire très actif, déposant de nombreuses propositions. En 1947, il réclame la nomination d’une commission d’enquête sur les responsabilités des événements de Sétif, il réclame que soit réglementée la détention des armes de chasse en Algérie, il dresse un tableau sans fard du retard de la scolarisation et réclame des améliorations de l’enseignement primaire, il réclame encore le vote des femmes algériennes dans le cadre du nouveau statut. Il lance donc des débats de première importance, avec courage et détermination. Réglementer les armes de chasse en Algérie, cela était de toute première importance pour la population arabe, cela avait eu son importance dans les massacres de Sétif, c’est donc une réclamation fondamentale, ce n’est pas une réforme symbolique, mais efficace, intelligente. Idem, pour le vote des femmes, c’est à la fois un principe et une nécessité pratique, les Françaises voteraient désormais, et pas les femmes arabes ? Et pourtant, ce sera peine perdue, le droit de vote des algériennes doublerait le corps électoral. On voit que le souci obsessionnel que nous avons de l’égalité des sexes dans le monde arabe est une marotte récente.
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Quant à Mendès, c’est autre chose. Lorsqu’on l’observe, qu’on l’écoute parler, s’adresser aux Français ou à ses collègues députés, son ton de voix, son langage, ses arguments, l’enchaînement de ses raisonnements, tout semble indiquer qu’il s’adresse aux autres, leur parle, comme s’il voulait les convaincre, comme si un examen sérieux et un débat étaient soudain possibles. Il semble croire en la démocratie représentative, il semble convaincu qu’un discours clair, argumenté, prononcé sans mépris, et véritablement adressé à son auditoire, qu’un discours écrit avec l’aide de ses collaborateurs, certes, avec le souci légitime de ne rien oublier, de ne rien occulter, d’être limpide, sans effet oratoire, mais pas armé du seul souci de plaire, de biaiser, il semble croire qu’un tel registre de discours politique existe. Et pourtant, Mendès est un véritable homme politique, il n’est pas chaste en politique, ce n’est pas l’homme que l’on nous représente, le parangon de vertu, celui qui refuse le pouvoir pour ne pas corrompre ses idées, comme si le pouvoir était par essence empoisonné, comme s’il valait mieux pour lui rester vierge plutôt que de gouverner et ne pas pouvoir appliquer son programme à la lettre. Comme s’il n’était pas un animal politique, lui, plus jeune avocat de France, plus jeune député, plus jeune ministre. Alors ? Qui est donc Pierre Mendès France ? C’est cela que je voulais essayer de comprendre. Son visage décidé, un peu triste, ses sourcils relevés, son sourire séduisant, et cette profondeur dans le regard qui ne trompe pas.
Djemad insiste sur la présence des tirailleurs dans l’armée qui combat en Indochine. Les soldats coloniaux représentaient le gros des troupes…
Oui, ils représentaient déjà le gros de nos troupes durant la Seconde Guerre mondiale, nous leur devons la libération de notre territoire. Puis, il y a eu les massacres de Thiaroye, de Sétif, de Madagascar. Le soldat le plus inconnu est un Indochinois, un Arabe et un Noir.
« Le racisme dans l’armée n’est un secret pour personne »
Vous montrez aussi le racisme qui sévit en particulier dans l’armée.
Ce n’est un secret pour personne. Le racisme dans la police, non plus. On peut bien sûr faire semblant de croire le contraire. C’est cependant devenu difficile depuis la scène filmée où l’on voit un producteur de musique, noir, se faire allègrement tabasser. Puis, à l’arrivée de renforts, de jeunes musiciens, noirs eux aussi, venus à la rescousse, se font plaquer au sol et tabasser à leur tour aussitôt. Ils ne sont pas très rigoureux non plus les renforts, ils ont dû rater quelques cours de déontologie. Dans son très beau « Traité du style », Aragon écrivait : « […] j’ai bien l’honneur, chez moi, dans ce livre, à cette place, de dire que, très consciemment, je conchie l’armée française dans sa totalité. » Il écrit cela en 1928, ce qui en fait l’exact contemporain de l’inspection du travail que je raconte au début de mon livre, et où l’on découvre le travail forcé des coolies au Vietnam. Cette phrase est d’ailleurs provoquée par le contexte colonial, la guerre du Rif, où l’on retrouve Pétain, Franco, et malheureusement de Lattre.
Mais Aragon est alors adossé à tout un mouvement collectif, à un élan de protestation qui ne s’arrêtera qu’après les années 1970. Et peu importe ce que l’on pense, au fond, de cette déclaration, l’important est qu’il faut une somme de colère collective très grande pour qu’un écrivain, seul, du haut de sa pauvre chaise, puisse avoir le courage et la liberté d’écrire une telle phrase.
On a l’impression que vous prenez un certain plaisir à distiller des références à notre présent. Par exemple, quand vous parlez de Maurras comme d’un « polémiste », de la générosité de la Revue des deux mondes ou de la perspective d’un « conseil d’administration pour diriger la France ». Qu’est-ce qui vous semble, dans cet épisode historique, le plus résonner avec aujourd’hui ?
Le présent résonne sans cesse dans le passé tout entier. C’est même leur vocation réciproque, le temps perdu, le temps retrouvé. Les photographies posées sur nos cheminées nous font souvent pleurer. C’est pourquoi toutes ces références au présent me semblent, au fond, liées entre elles : l’ambiguïté morale, la corruption endémique, le goût pour l’entreprise. Voyez Fillon, l’ancien premier ministre en est désormais à travailler dans la pétrochimie, pour l’un des hommes les plus riches de Russie. Pas besoin de la Banque d’Indochine pour s’enrichir. Pas besoin de Daumier pour être ridicule.
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On pense aussi à l’Afghanistan, aux armées occidentales défaites par les talibans comme les Français puis les Américains l’ont été par le Vietminh considéré comme une armée de paysans.
A peine avais-je terminé mon livre, que les bulletins d’information se sont mis à parler de la chute de Saïgon à tout bout de champ à propos de celle de Kaboul, et, en effet, les médias avaient raison, c’était un nouvel épisode de nos sorties honorables. Il y a un an, le président Macron annonçait que la France allait « ajuster son effort » au Sahel, je crains que ce ne soit une nouvelle version, un autre élément de langage, destiné à dire, mais doucement, aimablement, que, désormais, nous cherchons là-bas aussi une sortie honorable. Et en Kanaky, on ne pourra pas se montrer tranchant jusqu’à la fin des temps, refuser le report d’un référendum si capital parce que la situation sanitaire serait désormais acceptable, le référendum était un accord politique, pas la clause d’un contrat de travail. Je crains donc qu’un jour, nous ayons là-bas aussi à trouver une sortie honorable.
Comme dans vos livres précédents, vous insistez sur les intérêts économiques qui motivent ces conflits - ici les plantations de Michelin, les mines de charbonnage… - et vous montrez les dominés se soulever contre les dominants. Diriez-vous que vous avez une approche marxiste de l’Histoire ?
Pas un journal libéral qui ne prône le primat de l’économie. C’est même ce qu’on appelle être réaliste. Il faut, nous dit-on, s’adapter à la mondialisation, et il ne s’agit de rien d’autre que de réalités économiques. Cette vérité est aujourd’hui admise par tout le monde. Pas besoin d’être marxiste pour comprendre que si François Fillon travaille à présent dans la pétrochimie, à cause d’un soi-disant « coup d’Etat judiciaire », ce n’est pas pour ses compétences techniques, ni pour son élégance vestimentaire, mais parce que son carnet d’adresses est susceptible de rapporter. Quant à ses motivations, elles ne peuvent pas être d’ordre patriotique. Pas besoin d’être Virginia Woolf pour les imaginer. D’ailleurs au début de ce très bel essai que je citais au début de notre entretien, évoquant les prestigieuses universités où les femmes ne sont, à l’époque, toujours pas admises, à propos de ces lieux vénérables, imaginant les fondations véritables de ces lieux, elle se demande : « qu’est-ce donc qui repose sous ses magnifiques briques rouges ? », puis « pourquoi un sexe est-il si prospère et l’autre si pauvre ? », et elle répond « De ces deux choses, du vote et de l’argent, l’argent, je l’avoue, me sembla de loin la plus importante. »
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Quelles sont les réactions des historiens à votre travail ?
Virginia Woolf n’était pas économiste et elle écrivit pourtant sur l’argent. Je ne sais pas ce que Keynes pensait d’« Une chambre à soi », mais il aimait certainement ce livre. Si Hayek [Friedrich Hayek, économiste britannique et penseur du libéralisme] l’avait lu, il ne l’aurait sans doute pas aimé, mais Hayek n’aimait pas la littérature. Keynes, lui, à sa manière, écrivait.
Propos recueillis par Elisabeth Philippe.
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