Cette semaine est jugé, à Paris, Aurélien Chapeau, ancien militaire arrêté alors qu’il semblait préparer des actions terroristes d’extrême droite. Il est l’un des premiers de l’ultradroite française à comparaître en justice. Nous republions ici notre enquête consacrée à cette mouvance.
Cheveux ras, regard ordinaire, qualifié de « solitaire » par ses proches, Aurélien Chapeau est un ancien militaire. Il s’est reconverti dans la sécurité privée, y compris pour des bâtiments publics. Professionnellement, ce Limougeaud de 38 ans est irréprochable. Mais sur Facebook, il s’ouvre à d’autres mondes, à la lisière de la légalité… A compter de 2017, il apparaît proche du groupe d’extrême droite Génération identitaire, dissous en mars dernier en raison de son « discours de haine ». Très vite, il figure ensuite dans la frange la plus radicale des « gilets jaunes ». Il appelle à détruire les symboles juifs et francs-maçons.
Lorsque la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) apprend, en mai 2020, qu’il a acheté un pistolet automatique et un revolver, elle débarque chez lui. Stupeur : le discret vigile possède des explosifs, prétendument pour faire des essais en forêt. Il a repéré la synagogue de Limoges. Et a développé une secrète admiration pour Brenton Tarrant, le suprémaciste australien qui a tué 51 personnes dans deux mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, en mars 2019. Tarrant avait diffusé le film de son attaque, dix-sept minutes, sur les réseaux sociaux. Aurélien Chapeau a-t-il été touché par cette propagande ? Durant l’enquête, il a toujours affirmé qu’il en restait aux mots et ne serait jamais passé à l’action. Jugé pour entreprise terroriste individuelle à Paris le 26 janvier prochain, il devra convaincre de son innocence.
Montée en puissance inquiétante
L’itinéraire d’Aurélien Chapeau résume bien la récente montée en puissance d’une ultradroite particulièrement inquiétante. Alors que les projecteurs sont braqués sur le procès des attentats du 13-Novembre, c’est de ce côté-là que les coups de filet se sont multipliés ces derniers mois : arrestations de « loups solitaires » comme Chapeau ou encore « Simon », un jeune homme de 19 ans interpellé fin septembre, admirateur d’Hitler et d’Anders Breivik (l’auteur des attentats d’Oslo et d’Utoya en 2011), qui projetait de perpétrer dans son ancien lycée une tuerie « pire que Columbine » (aux Etats-Unis, en 1999) et d’attaquer, lui aussi, une mosquée. Les enquêteurs ont également visé des groupes constitués, comme les 13 membres organisateurs de Recolonisation France, une nébuleuse de 110 personnes, interpellés fin novembre ; ou l’entourage du complotiste Rémy Daillet, déjà poursuivi dans l’affaire de l’enlèvement de la petite Mia, en avril, et désormais mis en examen pour « association de malfaiteurs terroriste criminelle ». Avec sa structure de 300 personnes, ce royaliste ne projetait rien de moins que prendre l’Elysée. Son projet, pompeusement baptisé « opération Azur », a capoté.
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Faut-il s’inquiéter de cette menace qui semble grandir en France ? Le renseignement, en tout cas, lui prête une attention soutenue. A la DGSI, on note :
« Que ce soit à l’ultragauche ou à l’ultradroite, des individus considèrent que le seul moyen légitime de faire progresser leur combat, c’est la violence, au-delà des mouvements politiques existants. Auparavant, c’était essentiellement une menace d’ordre public, mais on observe des modalités plus clandestines et des projets d’action. »
Depuis 2017, sept enquêtes sont ouvertes par le parquet national antiterroriste (PNAT) concernant des projets d’attentats d’ultradroite. En 2014, un texte de loi sur « l’entreprise individuelle terroriste » avait été bâti à la hâte afin que la justice soit en mesure de poursuivre les djihadistes. A l’usage, il a peu servi contre les membres de l’Etat islamique, plus structurés ; il nourrit en revanche l’accusation dans plusieurs affaires visant l’ultradroite.
Comme pour les djihadistes, explique un magistrat fin connaisseur de tous ces dossiers, il existe « une rapidité dans la radicalisation, un basculement vers des cibles très identifiées ». Jusqu’ici, tous les passages à l’acte terroriste de ces mouvances droitières ont été déjoués en amont. Le seul acte criminel recensé ces dernières années s’est déroulé le 28 octobre 2019, à Bayonne : un homme de 84 ans, connu pour ses propos extrémistes, avait tenté d’incendier la porte de la mosquée puis tiré sur de vieux travailleurs musulmans assis là, les blessant. Le parquet antiterroriste ne s’était cependant pas saisi de l’affaire, les autorités judiciaires considérant que l’auteur des faits n’avait pas tout son discernement. L’individu est mort avant d’être jugé.
« Ardeur juvénile incontrôlable »
Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite en France, explique :
« Cette propension à envisager des actes violents de nature terroriste a émergé après les grands attentats qui ont frappé la France en 2015 et 2016. Se sentir assiégé par le terrorisme islamiste a entraîné certains individus à se dire que l’ennemi n’est pas l’islamisme, mais l’islam. Ces hommes échafaudent des plans, certains ont des armes, le plus souvent de manière légale ; parfois moins légale. »
Le phénomène est si nouveau que ce n’est qu’en octobre 2021 que, pour la première fois depuis les années 1980, le tribunal correctionnel de Paris a prononcé des condamnations sous la qualification terroriste contre l’un de ces groupes. Concernés : OAS et son fondateur, Logan Nisin. Cette Organisation des Armées sociales, référence explicite à l’Organisation de l’Armée secrète qui, dans le contexte de la guerre d’Algérie, multiplia les attentats à la bombe sur le territoire national, n’était pas seulement une entité virtuelle aux yeux des juges.
« Loin de s’arrêter à un projet collectif fantasmé, les auteurs se sont structurés et ont jeté les bases de leurs actions. Tous ces éléments attestent de l’imminence du passage à l’acte potentiel, a expliqué le président du tribunal en rendant son jugement. Une ardeur juvénile incontrôlable mêlée à une haine farouche et une crainte du déclassement ont rendu ce groupement éminemment dangereux. »
Leurs cibles ? « Rebeux, blacks, racailles, migrants, dealers, djihadistes, toi aussi tu rêves de tous les tuer… Nous en avons fait le vœu, rejoins-nous ! » avait écrit sur une affiche effrayante, restée dans son ordinateur, l’un des membres d’OAS. Cinq néonazis – faisant partie du groupe Honneur et Nation et soupçonnés pour certains d’être en lien avec Rémy Daillet, qui le dément – ont de leur côté été mis en examen fin septembre en Moselle ; ils projetaient d’attaquer une loge maçonnique. Enfin, Emmanuel Macron est régulièrement visé par des messages de haine d’une virulence hors du commun… Jean-Yves Camus poursuit :
« A partir du début de son quinquennat, on constate une détestation du président de la République qui n’atteignait pas ce niveau sous Sarkozy ou sous Hollande. Macron est décrit comme un homme de la haute finance – il n’a pourtant travaillé que trois ans chez Rothschild. »
Dès novembre 2018, les « Barjols », un groupuscule identitaire, semblaient vouloir s’en prendre à lui lors des commémorations du 11-Novembre. « T’es chaud pour choper la pute ? » demande, sur le réseau crypté Telegram, l’un des cinq individus qui seront arrêtés six jours avant l’anniversaire de l’Armistice. Les services avaient décidé d’agir avant que les suspects ne se déplacent sur les lieux de la cérémonie, potentiellement armés d’un couteau en céramique indétectable.
« Détestation du système »
Ce magma d’ultradroite est bien plus varié que les caricatures ne le laissent penser. « 113 mouvements nationalistes existent en France », a revendiqué l’un des lieutenants d’OAS, semblant rêver à un grand réseau prêt à l’action. Schématiquement, la mouvance se divise en trois groupes : les royalistes, dont les plus anciens s’étaient fédérés autour de l’Action française ; les identitaires (Unité radicale, Génération identitaire, Bastion social, GUD, Dissidence française…) ; et les ultranationalistes composés de l’Œuvre française, de Jeune Nation, d’OAS et de néonazis ou de skinheads. Jean-Yves Camus estime :
« Ces gens sont confus, certains n’ont pas la lumière à tous les étages, ils peuvent être royalistes, intégristes, néonazis… mais à un moment leurs querelles s’effacent devant ce qui les unit : la détestation du système. »
Plusieurs suspects mettent en avant une volonté de « s’organiser », pour « être prêts ». Voire de profiter des tensions qui traversent la France et la placeraient, à leurs yeux, dans un moment de bascule potentielle. C’est « l’accélérationnisme », un concept en vogue chez les ultras. « L’idée, c’est de dire que puisque tout cela se terminera par une confrontation ethnique, autant qu’elle vienne le plus vite possible pour qu’on puisse porter le coup final, explique Camus. Pour ce faire, il faut attaquer l’Etat, ses symboles, ses installations électriques, ferroviaires : tout ce qui peut plonger le pays dans le chaos. Ensuite, c’est dire que la violence, y compris les attentats, peut être un moyen de réveiller une population moutonnière. »
A Marseille, Jacques, la quarantaine, assume ainsi s’être inscrit au Renversement, le mouvement de Rémy Daillet. Colleur d’affiches du Front national jusqu’en 2014, il en a été exclu. « Je défendais trop Jean-Marie Le Pen, la peine de mort et la préférence nationale », dit-il. Il n’a jamais été « mariniste ». Pour lui, « le Rassemblement national est un énième parti du système, soumis à l’islam radical et au mondialisme » – un discours récurrent chez les ultras, qui ne se retrouvent plus dans ce débouché politique. Lui qui refuse de porter « la cage de papier » (le masque) vomit le métissage et le président « Macrasse », affiche son hostilité à « la dictature sanitaire et l’idéologie de gauche ».
Il y a un an, lorsque Daillet annonce en vidéo, martial, vouloir mettre à bas la République, Jacques s’inscrit. « J’ai reçu un formulaire d’enrôlement. On me demandait mes compétences civiques, intellectuelles, mon niveau d’études. J’ai dit que je pouvais courir, grimper, si on devait se battre en tant qu’insurgés. On me demandait si je pouvais assumer des missions à pied sur les derniers mètres. » Très vite, un « agent de liaison » de Paris le recontacte par e-mail. « Il voulait me nommer capitaine mais ça n’a pas abouti. »
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En avril dernier, « l’Obs » avait pu s’entretenir avec Rémy Daillet, bien avant qu’il ne soit arrêté. L’homme, vaguement menaçant dans ses propos contre « la presse d’occupation », semblait mégalomane : « J’ai fait une déclaration en octobre disant que je souhaitais renverser ce gouvernement, ils ont trouvé une occasion rêvée pour me dézinguer [l’affaire Mia, NDLR]. C’est téléguidé. Mais ça va leur retomber sur le nez. Nous avons des amis dans le monde entier, aux Etats-Unis, en Russie, l’ONU est au courant. Ils ne me laisseront pas être éliminé », disait-il alors avec emphase. « Rémy Daillet était en effet parfaitement connu ; son site, totalement public : on pouvait télécharger son manifeste [sa « Constitution » en 81 points proposait par exemple de supprimer le réseau 5G, NDLR] mais personne ne l’a pris au sérieux tellement il était délirant, reconnaît Jean-Yves Camus. C’est très intéressant du point de vue de la lutte antiterroriste : il faut regarder tout le monde. »
Le complotiste Eric-Régis Fiorile, fondateur du CNT (Conseil national de Transition de la France), du mouvement des « ronds verts », et adepte de l’obscure « démosophie » (une société « idéale » qui serait dirigée par l’élite intellectuelle), avait bien tenté, lui aussi, de « prendre » l’Elysée, le 14 juillet 2015 : 300 sympathisants s’étaient rassemblés, sans causer de troubles. Il a été entendu en décembre 2020 par la DGSI pour une suspicion de projet violent (en lien avec les Barjols) finalement écartée.
Décomplexer certains esprits
L’ultradroite ne se résume pourtant pas à des groupes qualifiables de terroristes. Dans le dossier Recolonisation France, ce sont douze hommes et une femme de 21 à 52 ans, au profil plutôt lambda, qui ont été interpellés. « Des gens bien insérés, qui ont une famille, un boulot, voire des responsabilités de direction entrepreneuriale », confirme une source informée. Des gens mus par un « amour sincère de la France ». Sur Telegram, leur page invite à rejoindre « la Fosse », leur groupe communautaire. Et dans une de leurs vidéos sur YouTube, deux hommes masqués avec un visage de squelette, portant des capuches, mettent le feu à un drapeau algérien, après diffusion d’images des croisés. « Rejoins tes frères, rejoins ton clan », conclut la vidéo. Quatre personnes de cette organisation découpée en régions ont été mises en examen pour « participation à un groupe de combat », une infraction qui ne débouche que sur des peines relativement légères. Et qui a été créée en 1936, alors que les ligues d’extrême droite battaient le pavé, menaçant d’abattre la République…
1936 ? Ce parallèle, bien qu’un peu facile, amène à tenir compte du climat politique dans lequel s’inscrivent ces groupuscules radicaux. « On ne peut pas analyser l’itinéraire de ces hommes sans prendre en considération la libération de la parole politique sur le terrain de ces idées-là. Leurs discours se calquent sur celui de personnalités qu’ils considèrent comme des sachants, tel Eric Zemmour. Ils répètent ces paroles, se structurent, mais est-ce vraiment du terrorisme ? » s’interrogent, en défense, les avocats Mes Gabriel Dumenil et Marc Bailly, qui ont assisté plusieurs « ultras » devant la justice.
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L’ambiance générale, en effet, peut contribuer à décomplexer certains esprits. Comme quand l’hebdomadaire d’extrême droite « Valeurs actuelles », en août 2020, a publié une caricature de Danièle Obono en esclave, alors que les insultes racistes et sexistes contre cette députée noire de La France insoumise (LFI) étaient monnaie courante depuis son élection en 2017. La publication a été condamnée fin septembre pour « injure raciste », mais récemment, un groupe animant le canal Telegram « Les vilains fachos » a poussé plus loin la menace. Après s’être illustrés dans une vidéo en train de tirer dans une forêt sur des cibles représentant un Noir, un juif et un Maghrébin, des individus, par ailleurs colleurs d’affiches pour Eric Zemmour, ont mis en ligne une image représentant différentes personnes le front marqué d’une cible rouge, comme si elles étaient à abattre. En lien : un site où se procurer des armes.
« C’est l’image de « Valeurs actuelles » qui a servi de cible dans ces jeux de mise à mort… », constate Danièle Obono. Pour elle, qu’un journal se soit permis ce dérapage ne pouvait que libérer des ardeurs. Mathieu Molard, le rédacteur en chef du site StreetPress qui a révélé l’existence de la vidéo des « vilains fachos », a par ailleurs été menacé lui aussi : « On a alerté le commissariat, qui a envoyé une équipe dans la demi-heure. Les policiers sont venus visiter nos locaux. Leur réaction a été : prenez ça au sérieux. Je n’imagine pas un commando, mais qu’une bande sur laquelle j’ai écrit fasse une descente et pète tout à la barre de fer, c’est très possible. » Le site a depuis annoncé devoir débourser 8 500 euros pour renforcer sa sécurité.
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Le dimanche 5 décembre, c’est au meeting d’Eric Zemmour que des journalistes de « Quotidien » ont dû être exfiltrés ; ceux de Mediapart ont été molestés. Dans la salle étaient présents les Zouaves Paris, des bastonneurs fidèles à une tradition « plus classique » de l’ultradroite : attaquer physiquement des militants opposés à leurs idées. Ceux-là ne frappent pas de manière aveugle, comme dans le cas du terrorisme, et les connaisseurs des nébuleuses extrémistes appellent donc à la nuance. Mais « la désinhibition est réelle », assure un responsable de haut niveau, qui parle d’« une petite sphère qui s’autoalimente ».
L’ultradroite n’est pas comparable à l’Etat islamique qui disposait d’une idéologie forte, capable d’attirer des centaines de « soldats » pour son califat, d’une structure étatique et d’une base arrière territoriale pour organiser des attaques. N’empêche. Des militaires, parfois toujours actifs, sont régulièrement identifiés dans ces groupes. Avec leur expertise dans le maniement d’armes, voire d’explosifs… Les services de renseignement craignent avant tout de voir surgir un individu isolé qui, comme Anders Breivik (77 morts en Norvège en 2011) ou Brenton Tarrant (51 morts en Nouvelle-Zélande en 2019), serait capable à lui seul de ravages considérables.
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