Dès le début du XXe siècle, la situation des femmes algériennes est dénoncée par des militantes. Mais toutes n’ont pas le même rapport à la colonisation. L’historienne Christelle Taraud distingue trois courants.
Affiche du 5e bureau de la 10e région militaire datant de 1956 ou 1958. La question féminine est alors un terrain d’« action psychologique » pour l’armée française. (Service historique de la Défense (GR 1H 2504/D1))
Existe-t-il un mouvement algérien de libération des femmes durant l’occupation française ?
L’Algérie est à cet égard très en retard par rapport à des pays comme l’Egypte ou la Tunisie, où des associations et une presse féministes apparaissent dès les années 1920. Il faudra attendre les années 1970-1990 pour assister à l’émergence d’organisations spécifiques structurées, avec des personnalités comme Khalida Messaoudi qui crée le Rassemblement algérien des Femmes démocrates, ou voir des femmes diriger des partis, comme Louisa Hanoune avec le Parti des Travailleurs. En 1984, les militantes descendront dans la rue pour protester contre le nouveau Code de la Famille ; le mouvement ne cessera de prendre de l’ampleur à mesure que les droits des femmes reculeront, avec l’arrivée du Front islamique du Salut (FIS) et la guerre civile.
Néanmoins, ce retard n’a pas empêché l’Algérie coloniale de voir éclore des féminismes informels, que l’on pourrait ranger en trois catégories : un « féminisme colonial » de femmes blanches, sur place ou depuis la métropole ; un « féminisme révolutionnaire » adossé au mouvement nationaliste algérien ; et le chaînon manquant, dont on ne parle jamais parce qu’il embarrasse les deux côtés, un « féminisme algérien profrançais ».
Commençons par le « féminisme colonial » : en quoi consiste-t-il ?
Il a deux volets. Le premier implique des Européennes qui essaient d’obtenir des droits pour elles-mêmes, et notamment le droit de vote, dont elles sont exclues. Quelques groupes se constituent autour des années 1930 ; une section de l’Union française pour le Suffrage des Femmes s’ouvre à Alger. Mais le « féminisme des colonies » a toujours été beaucoup plus conservateur et nataliste qu’en métropole. Tout simplement parce que les femmes y incarnent la colonisation elle-même, ce qui se traduit par une hiérarchie racialo-sociale qui les empêche de voir les Algériennes comme étant tout à fait leurs semblables.
Et le second volet ?
Ce sont les grandes militantes féministes qui voyagent en Algérie à partir de la fin du XIXe siècle, telle la journaliste Hubertine Auclert, qui va y passer quatre ans, de 1888 à 1892, pour suivre son mari.
Hubertine Auclert publie en 1900 un livre pionnier, « les Femmes arabes en Algérie », qui, malgré ses poncifs, a le grand mérite d’attirer l’attention du public sur la terrible condition des Algériennes.
Elle y fait un survol des questions qui lui semblent poser problème, mais sans toujours les relier au contexte social : la polygamie, la répudiation, le voile, les harems… Même si elle se montre plus subtile que la plupart, Auclert ne voit malheureusement pas « des » femmes musulmanes, mais « la » femme musulmane. C’est toujours le même écueil, qui clive encore nos débats : celui des logiques surplombantes, qui consistent à penser l’autre comme inférieur, incapable d’articuler un discours, subissant forcément sa condition…
Elle rate ainsi la complexité des situations. Par exemple, le fait que certains pères de famille tiennent à scolariser leurs filles et les envoient dans des écoles confessionnelles – y compris d’obédience catholique – ou laïques. Un phénomène qui s’étend entre la fin du XIXe et le premier XXe siècle, surtout dans les villes. Ou encore le fait que certaines mères se battent pour leurs filles, comme l’explique Fadhma Aïth Mansour Amrouche dans « Histoire de ma vie ».
A l’opposé de ce « féminisme colonial », le « féminisme révolutionnaire », lui, s’inscrit dans le combat pour l’indépendance.
En effet. D’abord, le mouvement nationaliste fondé par Messali Hadj se développe aussi avec l’aide des femmes, qui pratiquent un « militantisme de la maison ». L’espace public leur étant difficilement accessible, elles organisent des réunions à domicile, durant lesquelles elles chantent des hymnes patriotiques, discutent de politique, vendent des photos de Messali Hadj… Sa compagne française, Emilie Busquant, va également tenir un rôle clé durant les emprisonnements du leader. La légende raconte qu’elle a cousu de ses mains le premier drapeau national. Lorsqu’elle meurt à Alger, en 1953, son cercueil est suivi par un cortège de 10 000 personnes.
Plus généralement, il y a au sein de ce mouvement nationaliste une volonté de promouvoir les droits des femmes.
Avec néanmoins ce hiatus, qu’on retrouve dans les projets révolutionnaires, entre faire avancer la condition de tous et faire progresser celle des femmes, comme si la première action pouvait automatiquement engendrer l’autre, ce que l’histoire dément toujours et partout.
Comment s’incarne donc cette volonté ?
Il existe des sections féminines, où sont portées des valeurs d’émancipation (droit de vote, travail salarié, etc.), dans la plupart des premiers partis nationalistes. Il faut ensuite souligner l’action majeure des « moudjahidate », les combattantes de la guerre d’Algérie, au sein du Front de Libération nationale (FLN). Si dans les villes les femmes ont peu de marge de manœuvre, elles s’imposent dans les maquis, où le FLN ne les voulait pas au départ. D’abord investies dans des activités dites féminines (soigner, nourrir…), elles sont rapidement nombreuses à s’engager, voire à prendre les armes. En réaction à leur statut personnel (voir encadré), qui les place dans une véritable situation de servage, elles vont utiliser leur position pour tenter de faire évoluer leur condition, surtout dans les milieux ruraux qui constituent, jusqu’à la fin de la colonisation, 80 % de la population algérienne. Elles conseillent les jeunes mères, sermonnent les hommes sur la question de la répudiation… Elles sont craintes et écoutées. Djamila Amrane raconte très bien leur courage dans son livre « Des femmes dans la guerre d’Algérie ».
Quant aux « fidayate » de la bataille d’Alger, parmi lesquelles on trouve les fameuses « poseuses de bombes », elles sont, avec les moudjahidate, les grandes figures de ce « féminisme révolutionnaire ». Après leur arrestation, elles sont souvent torturées, violées, puis emprisonnées en Algérie ou en métropole, où elles vont entamer des grèves de la faim pour être reconnues comme des prisonnières politiques.
Certaines de ces fidayate, comme la célèbre Djamila Boupacha, arrêtée et torturée en 1960, qui sera défendue par l’avocate Gisèle Halimi, vont d’ailleurs réaliser la jonction avec les féministes françaises.
Il faut en effet se rappeler la magnifique tribune de Simone de Beauvoir parue dans « le Monde » du 2 juin 1960 et qui commence par ces mots : « Ce qu’il y a de plus scandaleux dans le scandale, c’est qu’on s’y habitue. » Le comité Djamila Boupacha, que Beauvoir et Halimi ont créé ensemble dans la foulée, compte également des résistantes anciennes déportées, telles que Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle et Anise Postel-Vinay. On peut aussi citer le cas emblématique de Djamila Bouhired, défendue par Jacques Vergès, et dont l’Egyptien Youssef Chahine raconte la vie, alors qu’elle n’a que 23 ans et se trouve emprisonnée en France, dans « Djamila l’Algérienne » (1958), qui devient un des grands films du panarabisme.
Que deviendra Djamila Boupacha ?
Sa tête est sauvée de justesse et elle se retrouve emprisonnée en France, où son procès se tient à Caen, jusqu’aux accords d’Evian en 1962. Puis elle rentre en Algérie et devient, durant une dizaine d’années, une figure centrale de la section féminine du FLN, alors parti unique. Mais qu’a-t-on vraiment gardé en mémoire de son extraordinaire engagement politique de ? La fidaya violée.
Alors que Djamila Boupacha a été la voix et le visage de l’Algérie en guerre, elle a ensuite complètement disparu des radars. Comme d’ailleurs la plupart de ses sœurs. L’Algérie indépendante, rapidement, ce ne sont plus que des hommes qui la font.
C’est assez symptomatique de la manipulation dont ces femmes ont été victimes par les hommes de leur société. Elles ont disparu à partir du moment où elles n’étaient plus utiles au pouvoir ou ne pouvaient plus être instrumentalisées par lui.
Vous parliez, enfin, d’un « féminisme profrançais », peu étudié…
Il s’agit d’une mouvance née de la connexion entre des épouses de militaires français investies dans la philanthropie et des femmes algériennes éduquées, modernes, qui souhaitent sortir la société algérienne de son « archaïsme » et prônent l’émancipation des femmes sur le modèle des sociétés occidentales et laïques. Elles réclament le droit de vote, dont les femmes musulmanes d’Algérie ont été privées bien que ce dernier soit officiellement reconnu dans l’article 4 de la loi du 20 septembre 1947. En 1953, l’ONU va d’ailleurs critiquer la France pour ne pas avoir assuré sa mise en œuvre. Les Algériennes n’obtiennent finalement le droit de voter qu’en 1958, quelques mois avant le référendum constitutionnel du 28 septembre donnant naissance à la Ve République.
C’est cette mouvance qui va organiser la fameuse cérémonie du dévoilement sur la place du Forum, à Alger, en mai 1958. L’une de ses cheffes de file est Nafissa Sid Cara, aujourd’hui méconnue bien qu’elle occupe alors une position politique incroyablement importante. Elle est en effet l’une des premières femmes musulmanes à être élues députées (à Alger, en novembre 1958), puis elle est appelée par de Gaulle en 1959 comme secrétaire d’Etat « chargée des Questions sociales en Algérie et de l’Evolution du statut personnel de droit musulman » dans le gouvernement Michel Debré.
Nafissa Sid Cara met en avant une vision laïque de la société algérienne et souligne le caractère violent de la domination masculine dans le cadre patriarcal traditionnel. Seulement, elle le fait dans un contexte politique problématique : depuis un gouvernement dont la logique est encore celle de l’Algérie française.
Quel est son parcours ?
Elle a le parfait cursus honorum républicain. Fille d’instituteur, elle est née en 1910 près de Sétif, au sein d’une famille de sept enfants proche des idées d’Abd el-Kader, qui prône la fusion du meilleur des deux mondes, Orient et Occident… Excellente élève, elle passe tous les diplômes et devient professeure de lettres, avant de se lancer dans une carrière politique. Elle est intégrée à l’association Solidarité féminine, créée par les épouses des généraux Massu et Salan, Suzanne et Lucienne, dont l’un des objectifs est de s’attaquer à des symboles. Et donc au voile.
Comment organisent-elles cette spectaculaire cérémonie en mai 1958, où vont se dévoiler quelques dizaines de femmes ?
On en sait en réalité peu de chose. Il y a beaucoup de fantasmes autour de cette manifestation, qui n’est pas un événement spécifique au pouvoir colonial : au moment de l’indépendance en Tunisie, Bourguiba organise lui aussi des cérémonies de dévoilement public… A cette époque, les femmes ont l’espoir qu’ôter le voile puisse être le symbole de l’évolution réelle de leur condition. Mais pour le pouvoir français, c’est évidemment une opération de communication à trois bandes, en direction de l’Algérie, de la France et de ses alliés étrangers, en particulier les Etats-Unis, qui voient la guerre d’un mauvais œil. Il s’agit de montrer l’avancée de la mission civilisatrice – même si cela apparaît plutôt comme un constat d’échec, puisque après un siècle et demi de présence française, il est un peu tard pour s’intéresser aux droits des femmes.
Ce grand spectacle populaire est organisé place du Forum, à Alger, mais aussi dans d’autres villes comme Oran et Philippeville. La volonté est de convaincre les Algériennes que la France est de leur côté, qu’elle va les libérer de l’oppression patriarcale et qu’il faut aller voter pour de Gaulle en disant oui au référendum, alors même que le FLN a clairement demandé de ne pas se rendre aux urnes, comme un acte de résistance passive.
Cette propagande ne fonctionne évidemment pas.
D’autant que les militants anticolonialistes se mettent en branle, à commencer par le plus connu d’entre eux, Frantz Fanon, qui fait une saillie extrêmement violente contre cette cérémonie, présentant les femmes qui s’y sont dévoilées comme des traîtresses à leur pays, leur culture, leur religion… Ce qui est en soi aussi un problème, puisqu’on peut bien sûr être une patriote indépendantiste et vouloir se dévoiler, et que ces féministes profrançaises étaient engagées dans un combat de libération, dont on peut certes discuter la nature, mais qui n’en était pas moins très réel pour elles.
Peu après cette cérémonie, en 1959, Nafissa Sid Cara fera d’ailleurs un grand discours sur la condition féminine : l’épée de Damoclès est toujours au-dessus de la tête des femmes, puisqu’elles ne jouissent que d’une égalité constitutionnelle formelle, que dément leur statut personnel. Et cela ne fera que s’aggraver après le coup d’Etat de Houari Boumediene en 1965. L’histoire de Nafissa Sid Cara permet pourtant de penser le féminisme en Algérie autrement qu’au travers de la classique confrontation colonial-blanc/anticolonial-algérien. Mais ce que montrent les divers itinéraires de ces femmes, c’est bien que la question féminine a toujours été instrumentalisée par les pouvoirs de tous bords, hier comme aujourd’hui.
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https://www.nouvelobs.com/histoire/20220223.OBS54845/comment-les-algeriennes-luttaient-pour-leur-emancipation-au-temps-de-la-colonisation.html
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