Avant l’adhésion de Sadek Hadjerès au PCA en 1951, son premier engagement avait été, en 1944, à l’âge de 16 ans, au PPA/MTLD [1]. En 1949, il avait été exclu de ce parti pour avoir voulu, avec deux autres militants, poser en termes politiques la question de la nation algérienne et du nécessaire pluralisme en son sein [2]. A la fois du pluralisme ethno-linguistique — prenant en compte en particulier l’existence du fait minoritaire berbère au sein de la nation algérienne — ; et du pluralisme politique — tenant compte de l’existence de partis ou de courants distincts au sein du mouvement national algérien [3].
Avant le début des années 1950, les rencontres de Sadek Hadjerès avec des militants communistes d’origine européenne l’avaient dissuadé d’adhérer au PCA. Alain Ruscio, dans son ouvrage, Les communistes et l’Algérie, des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962 (éditions La Découverte, février 2019), relève que, pour ce jeune lycéen puis étudiant en médecine, le discours sur la société algérienne des communistes d’origine européenne, très majoritaires alors dans le PCA, affirmant que l’Algérie ne pourrait jamais être indépendante, l’en avait tenu éloigné, lui qui était persuadé de l’existence d’une nation algérienne et de l’aspiration à l’indépendance d’un nombre important de ses habitants :
Dans ses Mémoires, Sadek Hadjerès raconte cette anecdote. En 1943 (il est alors jeune militant du PPA), il engage le débat avec un militant, Gachelin « un des Européens communistes les plus sympathiques et les plus actifs du village ». Pourquoi, lui demande-t-il, parais-tu « si tiède envers la revendication d’indépendance ? ». Gachelin rétorque : « Ëtes-vous sûrs que l’indépendance est une bonne chose pour vous ? Vous auriez plus de liberté avec une France socialiste. Dans tous les cas, vous, les musulmans, vous n’y arriverez jamais. — Mais pourquoi donc ? — Parce que vos femmes sont voilées ! » Derrière cet échange se cachait un véritable choc des cultures : même ce « communiste actif et sympathique » ne pouvait jamais imaginer une sortie de la situation coloniale à l’initiative des musulmans, soit de neuf Algériens sur dix… Combien étaient-ils, les militants européens d’Algérie dans ce cas ? [4] »
Mémoires 1928-1949, annotées et postfacées par Malika Rahal.
Le front algérien et l’évolution de l’orientation du PCA
Une évolution s’est dessinée néanmoins à partir de 1947 au sein du PCA, avec l’adoption à son 4e congrès d’un rapport du premier secrétaire, Larbi Bouhali, qui proposait de « transformer l’Algérie de colonie qu’elle est en pays libre » et de former pour cela un « Front national démocratique algérien, pour la liberté, la terre et le pain [5] ». Cette évolution s’est poursuivie lors du 5e congrès, du 26 au 29 mai 1949, qui a lancé un Appel au peuple algérien [6], et surtout du 6e congrès, du 21 au 23 février 1952, qui a adopté un rapport intitulé « Action unie sur le sol national pour une Algérie libre et indépendante [7] », où l’objectif de l’indépendance est clairement désigné [8].
C’est cet infléchissement de l’orientation politique du PCA qui a fait qu’en 1951, Sadek Hadjerès a adhéré à ce parti. Il avait alors commencé des études de médecine à Alger et était devenu en 1950 le président de l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord (AEMAN), dont le siège, le foyer d’étudiants de La Robertsau, dans les hauts d’Alger, au Telemly, était le lieu de nombreux débats très ouverts sur l’avenir de l’Algérie et sur les problèmes internationaux. Au sein du PCA, il a pris rapidement des responsabilités : élu à son comité central en 1952, il l’a été, en 1955, à son bureau politique et à son secrétariat.
Le foyer d’étudiants de La Robertsau au Telemly, dans les hauts d’Alger, de l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du nord (AEMAN) de 1949 à 1955.
Sadek Hadjerès (2e à partir de la droite) lors de son internat de médecine à l’hôpital El Kettar à Alger, en 1952. DR.
C’est le moment où un Front algérien pour la défense et le respect des libertés (FADRL) est constitué entre les Ouléma [9], l’UDMA [10], le PPA/MTLD et le PCA. Son assemblée constitutive a lieu le 5 août 1951 au cinéma Donyazad à Alger, rue de Constantine (aujourd’hui rue Abane Ramdane), en bas de la Casbah. Sadek Hadjerès y a assisté et se souvient de l’enthousiasme suscité par les déclarations des orateurs en faveur d’une Algérie libre du joug colonial où tous ses habitants auraient leur place. Le plus éloquent à défendre cette idée étant le représentant des Ouléma, Larbi Tebessi, qui déclara : « Ce Front ne demande à personne s’il est musulman, chrétien ou juif. Il ne lui demande que ceci : es-tu décidé à lutter pour le droit et à combattre pour la liberté ?… Nous ne faisons pas de différence entre Algériens de naissance et de cœur. Nous ne faisons pas différence entre Fatima et Marie [11]… »
Le PCA, persistant dans sa volonté d’unité avec les trois courants nationalistes, a participé avec eux à l’été 1953 aux obsèques des victimes de la répression meurtrière du 14 juillet 1953, à Paris, place de la Nation, du cortège du PPA/MTLD, après le transport de leurs corps depuis la France dans leurs différents villages d’origine [12]. Le 12 novembre 1953, il a publié dans son journal Liberté un appel solennel pour un « Front national démocratique algérien [13] ».
Cet appel à la lutte pour l’indépendance et cette volonté d’unité avec les Ouléma, l’UDMA et le PPA/MTLD a provoqué le ralliement au PCA de toute une génération de jeunes militants algériens, dont certains ont d’abord milité au sein de l’Union de la jeunesse démocratique d’Algérie (UJDA) [14] — tels Ahmed Khellef, Ahmed Akkache, William Sportisse, Nour Eddine Rebah ou Mustapha Saadoun — et d’autres ne sont pas passés par l’UJDA, comme l’étudiant en médecine Mohammed (Abdelhamid) Gherab, membre du bureau de l’AEMAN, ou Boualem Khalfa, Abdelhamid Benzine, Hamou Kraba et Abdelkader Guerroudj, provenant de plusieurs régions d’Algérie. Tous participeront ensuite à la guerre d’indépendance algérienne. Mais, comme l’a expliqué en 2009 un autre membre de la direction d’alors du PCA, Ahmed Akkache : « Les communistes, qui n’avancent que lentement dans leur politique d’algérianisation, pourtant recommandée depuis longtemps par le Komintern [15], sont paralysés par les pesanteurs de la composante européenne de leur parti, en majorité réticente à l’égard de l’idée de nation algérienne et d’indépendance [16] ». Il faut compter aussi sur le poids de l’influence du PCF, dont le PCA a longtemps été formellement la structure locale en Algérie, car le parti français avait tendance à estimer que c’était à ses propres instances — notamment via les délégués successifs qu’il envoyait dans ce territoire comme « instructeurs » auprès des communistes algériens — de fixer l’orientation politique des communistes en Algérie, et cette orientation était subordonnée aux choix politiques du PCF pour la France.
Les lendemains du 1er novembre 1954
Le déclenchement de l’insurrection par le FLN a créé cependant une situation nouvelle qui a eu des répercussions décisives au sein du PCA. Au lendemain du 1er novembre 1954, à son secrétariat, siégeaient avec Hadjerès : Larbi Bouhali, Bachir Hadj Ali, Paul Caballero, Ahmed Akkache et André Moine [17]. Les militants de ce parti d’origine autochtone, Larbi Bouhali, Bachir Hadj Ali, Ahmed Akkache et Sadek Hadjerès, ainsi que Paul Caballero, né en Algérie dans une famille d’origine européenne, étaient favorables à ce que le PCA s’y engage pleinement. Hadjerès et Hadj Ali avaient, avant même le déclenchement de l’insurrection, noué des contacts avec certains de ceux qui la préparaient, tel Omar Ouamrane, qu’ils ont rencontré, en compagnie de Larbi Ben M’hidi, en juin 1954 dans le restaurant, rue Auber, à Alger, de Akli Saïd, qui préparait avec Omar Ouamrane l’intendance des premiers maquis FLN de Kabylie [18]. A la veille du 1er novembre 1954, ils s’étaient rendus en Kabylie et avaient compris ce qui se préparait. Au lendemain de l’insurrection, sur le trajet de retour vers Alger, Sadek Hadjerès se souvient que Bachir Hadj Ali ne cessait de répéter : « Pourvu que ça tienne… pourvu que ça tienne ! » Leur opinion était partagée par la plupart des membres du bureau politique, qui a publié, dès le 2 novembre 1954, une déclaration entièrement consacrée à la dénonciation de la répression et soutenant les aspirations nationales des Algériens pour l’indépendance [19] — contrairement à sa prise de position, par exemple, au lendemain du 8 mai 1945 où il s’en était pris, en même temps que le PCF, aux nationalistes algériens accusés d’être responsables des violences.
Cette position du PCA était différente de celle prise le 8 novembre par le PCF, qui, quant à lui, continuait à s’en prendre, sans les nommer, aux actions des nationalistes algériens du FLN [20]. Alain Ruscio écrit : « On sait aujourd’hui que le parti algérien dépêcha d’urgence à Paris l’un de ses responsables les plus influents, Bachir Hadj Ali. Celui-ci aurait déconseillé la formule « recours à des actes individuels » à ses camarades français. Il aurait été reçu par Jeanette Vermeersch, écouté poliment, mais non invité à participer à la réunion du secrétariat qui suivit immédiatement et qui maintint la formule [21] ».
Dans ce contexte, explique Sadek Hadjerès, il s’est produit au cours de l’année 1955 une accélération du processus d’autonomisation du PCA par rapport au « grand frère » que constituait le PCF [22]. Un processus d’autonomisation qui — on l’a vu — avait commencé au début des années 1950, mais Sadek Hadjerès souligne qu’un tournant majeur a été opéré durant cette année 1955, quand le secrétariat du PCA a décidé qu’André Moine, qui apparaissait comme le délégué du PCF au sein du PCA, cesserait, en mars, d’être membre du secrétariat, puis, en mai, de siéger au bureau politique [23]. On lui reprochait notamment d’avoir contribué à faire échouer le rapprochement du PCA avec les Ouléma, l’UDMA et le PPA/MTLD, de 1952 à 1954, dans le cadre du « front algérien », en préconisant que le PCA se limite à transposer les journées d’action, uniquement sociales, décidées en France par le PCF et en s’opposant à ce qu’il qualifiait de « dérives nationalistes » du « front algérien » défendu par les autres membres du secrétariat. Il employait le terme de « provocation » au sujet du 1er novembre et de ses suites et s’était opposé à ce que le militant du PCA de Biskra, Maurice Laban, ami d’enfance de l’un des chefs du FLN, Mostefa Ben Boulaïd, rejoigne à sa demande les maquisards FLN dans l’Aurès [24].
L’entrée du PCA dans la lutte armée
C’est dans le premier semestre de l’année 1955 que, simultanément à la rétrogradation d’André Moine, le PCA a défini son orientation politique, différente de celle du PCF, de participation à la lutte armée d’indépendance nationale déclenchée par le FLN. Il a décidé de mettre en place sa propre organisation militaire, les Combattants de la Libération (CDL), avec ses propres objectifs et méthodes, mais en ne voulant pas se dissoudre en tant que parti, ni abandonner le travail politique et social, y compris parmi les européens d’Algérie, au profit de la seule action armée. Il souhaitait que le FLN se transforme en un véritable front, un « Conseil national algérien de la Résistance », où divers courants ou organisations garderaient leur autonomie.
La mise en place des CDL décidée dès mars 1955 par le secrétariat du PCA est entérinée vers le 20 juin par une réunion semi-clandestine du comité central du PCA qui a lieu à Bab El Oued. A la tête de cette structure clandestine dont le rôle était clairement l’organisation d’opérations militaires se trouvaient Bachir Hadj Ali, Sadek Hadjerès et Jacques Salort. Dès l’été 1955 le CDL d’Alger a été mis en place, commandé par Abdelkader Guerroudj et dont faisaient partie notamment Abdelhamid Benzine, Fernand Iveton, Georges Acampora, Yahia Briki, Jean Farrugia, André Castel, Nour Eddine Rebah et, dans cette ville, plus d’une centaine de militants. Il s’agissait de constituer aussi des CDL dans les autres localités. Sadek Hadjerès se souvient notamment avoir profité à ce moment d’un déplacement à Constantine à l’occasion d’un congrès médical pour rencontrer le comité régional du PCA à la Maison des syndicats et y avoir jeté les bases d’un CDL local à partir de quelques militants sûrs. Abdelkader Babou, avec comme adjoint Odet Voirin, a fait de même à Blida où un CDL a regroupé une trentaine de militants, dont Ali Longo. Il en a été de même à Oran, sous la responsabilité de Boualem Khalfa, secondé par Gabriel Gimenez et Antoine Salmeron. La direction des CDL a tenté d’organiser des maquis dans trois localités où l’ALN n’était pas encore implantée : Bouinan (dans la région de Blida), Cherchell et Tenès [25], mais son principal maquis sera constitué au début de 1956 dans l’Ouarsenis.
Ce choix de participer à la lutte armée a fait que, le 13 septembre 1955, le PCA a été interdit, ainsi que son journal Liberté, l’UJDA, le journal Alger républicain et toutes les associations qui lui étaient liées. Début novembre, une édition clandestine de Liberté reparaît, une imprimerie est installée dans une villa de la banlieue d’Alger, louée à la demande du PCA par un médecin membre du parti, Georges Hadjadj. Comme les principaux dirigeants du PCA, Sadek Hadjerès va être contraint d’entrer dans la clandestinité, il quitte — à contre cœur — son travail de médecin et de chercheur quand, fin 1955, La Dépêche de Constantine a publié que Laïd Lamrani, le bâtonnier de Constantine et Maurice Laban, tous deux membres du PCA, « se trouvaient dans les rangs terroristes ». Il était alors installé comme médecin au cabinet médical ouvert par son confrère membre du PCA, Reda Zemirli, qui était en contact avec les militants FLN de Maison Carrée (El Harrach) et soignait en particulier les maquisards du « commando Ali Khodja ». Désormais clandestin, Hadjerès parviendra à échapper aux recherches tout en restant en liaison étroite avec le principal dirigeant, de fait, du PCA, Bachir Hadj Ali. Il sera condamné par contumace, le 23 mars 1957, par le tribunal militaire d’Alger, à vingt ans de travaux forcés pour « association de malfaiteurs et atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat ».
La condamnation par contumace de Sadek Hadjerès, par le tribunal militaire d’Alger, le 23 mars 1957, à vingt ans de travaux forcés pour « association de malfaiteurs et atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat ».
Sadek Hadjerès se souvient avoir eu, précisément le 13 septembre 1955, une conversation avec Maurice Audin, qui était membre de la section Langevin du PCA (la section dite « du Plateau »), pour lui expliquer cette orientation politique et il avait constaté qu’il était pleinement d’accord avec elle. En ce qui concerne le travail propre qui lui était demandé, Hadjerès lui a expliqué que le parti le chargeait de poursuivre un travail politique à l’université, auquel s’ajoutaient l’hébergement à leur domicile de hauts responsables du PCA, et des missions clandestines de convoiement de certains d’entre eux. C’est ainsi que Maurice Audin continuera à fréquenter le foyer Robertsau jusqu’à sa fermeture. Sadek Hadjerès se souvient qu’il était très à l’aise avec les étudiants algériens autochtones et qu’il se considérait comme un citoyen au même titre qu’eux de la future Algérie indépendante [26]. A l’automne 1956, il a été chargé de l’exfiltration clandestine par le port d’Alger du premier secrétaire du PCA, Larbi Bouhali (opération délicate car, en avril 1956, un arrêté du ministre résidant gouverneur général de l’Algérie, Robert Lacoste, avait exigé que toute personne voulant sortir d’Algérie demande une autorisation et un tel départ clandestin exigeait la complicité de marins communistes), en compagnie de l’instituteur Christian Buono — qui avait épousé sa sœur, Charlye Audin —, membre lui aussi du PCA et alors non encore clandestin [27]. Christian Buono a relaté comment Maurice Audin avait, sur le port d’Alger réussi à faire embarquer le premier secrétaire du PCA ; revenant au bout d’une heure, Audin lui avait dit : « Quel pot ! Des chaînes, des grilles, des flics, des mouchards partout… ». Durant les quatre mois précédents, Christian et Charlye Buono avaient hébergé le premier secrétaire du PCA, et, au retour, Maurice Audin et Christian Buono ont pris en charge un autre secrétaire clandestin du PCA, Paul Caballero. C’est lui qui, quelque huit mois plus tard, hébergé temporairement au domicile de Josette et Maurice Audin, sera à l’origine de l’arrestation, le 11 juin 1957, de Maurice Audin [28]. Sadek Hadjerès explique que telles étaient les missions confiées à Maurice et Josette Audin, l’un et l’autre continuant leur travail d’enseignants, mais il témoigne aussi de ce qu’ils étaient tous deux pleinement en accord avec l’orientation politique prise à partir de l’été 1955 par le PCA dont ils étaient membres [29].
Les actions militaires des Combattants de la Libération (CDL)
C’est l’opération de détournement d’armes de l’armée française au profit de l’ALN et des CDL, organisée le 4 avril 1956 et supervisée directement par la direction du PCA, en particulier Bachir Hadj Ali et Sadek Hadjerès, qui a favorisé l’armement des CDL et permis au PCA d’entamer des discussions avec les dirigeants du FLN. Préparée depuis le mois de janvier, elle reposait sur la participation d’Henri Maillot, membre du PCA à Alger, alors rappelé à l’armée et affecté à une compagnie du train, qui, avec le GMC rempli d’armes qu’il était chargé de convoyer, a rejoint l’endroit où l’équipe de militants du PCA/CDL devait l’intercepter. Bachir Hadj Ali et Sadek Hadjerès avaient repéré le lieu propice dans la forêt de Baïnem et Hadjerès avait notamment procuré à Maillot le chloroforme destiné à endormir le militaire qui se trouvait avec lui à l’avant du camion. En plus du commando armé chargé de l’embuscade et du transbordement des armes, composé de Jean Farrugia, Joseph Grau, Clément Oculi et trois autres hommes, tout un dispositif était prévu mobilisant une trentaine de militants pour dissimuler les caisses d’armes et de munitions (132 mitraillettes, 140 revolvers, 57 fusils, un lot de grenades) dans différents lieux, dont la villa louée par Georges Hadjadj. Le 8 avril, un communiqué du PCA/CDL a annoncé la réussite de l’opération et qu’Henri Maillot avait rejoint la résistance armée [30].
C’était un argument de poids pour entamer le dialogue avec les dirigeants du FLN. Dès l’opération réussie, le 4 avril, Sadek Hadjerès s’est rendu rue Marengo, dans la Casbah, chez Rabah Kerbouche, un jeune médecin qu’il avait connu pendant ses études de médecine et côtoyé au sein de l’AEMAN, dont il savait qu’il avait rejoint le FLN, et, le lendemain matin, quand celui-ci a découvert le titre de L’Echo d’Alger, « Un important chargement d’armes disparait dans la forêt de Baïnem », il a compris l’objet de sa visite. Il lui a aussitôt arrangé, au cabinet dentaire, place Bugeaud, de Mokrane Bouchouchi [31], membre à la fois du PCA et du FLN, une rencontre entre les directions du PCA, représenté par Bachir Hadj Ali et Sadek Hadjerès, et du FLN, représenté par Abane Ramdane et Benyoucef Benkhedda, pour organiser la participation des communistes algériens à la lutte armée du FLN/ALN. Il y avait déjà eu des contacts entre les dirigeants du PCA et des militants du FLN [32], mais il s’est agi de la première rencontre de direction à direction. Il a été convenu qu’une partie des armes saisies sera remise au FLN. Le reste est réparti entre les CDL, un lot important étant acheminé vers l’Ouarsenis, via « une véritable chaîne humaine » de membres des CDL [33]. Sadek Hadjerès se souvient que l’institutrice Marie-Lise Benhaïm et Tayeb Boura y ont joué un rôle important.
Dès mars 1956, en effet, avait commencé à se constituer le maquis des CDL dans la vallée du Chlef, dans l’Ouarsenis, au sud-est d’Orléanville. L’un de ses organisateurs, Abdelhamid Boudiaf, un cousin du fondateur du FLN Mohammed Boudiaf [34], aura cette formule à propos de leurs efforts pour obtenir l’appui d’une personnalité locale : « il savait que nous étions des communistes FLN ». Le 22 mai, Henri Maillot, condamné à mort par contumace par le TPFA d’Alger, a rejoint ce maquis des CDL dans l’Ouarsenis, tout comme Maurice Laban, et un autre appelé déserteur, Mohamed (Abdelhamid) Gherab, un ancien membre du bureau de l’AEMAN, devenu militant de la même cellule Langevin du PCA que Maurice Audin, à qui Hadjerès avait demandé de différer sa désertion jusqu’à l’opération Maillot. Le 4 juin, les maquisards entreprennent leur première action armée, l’exécution de quatre collaborateurs de l’armée française nommément désignés [35]. Mais, le 5 juin, près de Lamartine (aujourd’hui Karimia), un groupe de ces maquisards tombe dans une embuscade de l’armée française. Maurice Laban, Belkacem Hannoun et Djillali Moussaoui sont tombés les armes à la main, Henri Maillot et Abdelkader Zelmatt sont faits prisonniers puis froidement assassinés [36]. Plusieurs dizaines de survivants de ce maquis des CDL de l’Ouarsenis, dont Mohamed (Abdelhamid) Gherab, parviendront à échapper à l’armée française et rejoindront l’ALN [37].
A Alger, les CDL ont entrepris également en 1956 plusieurs actions armées. Le 1er juillet, lors d’une nouvelle rencontre entre les représentants du PCA et du FLN, le PCA refuse sa dissolution mais un accord est conclu sur « l’unification militaire » des CDL et du FLN. L’Humanité publie le 4 juillet un encadré qui témoigne d’un approfondissement du désaccord entre PCF et PCA : il dénonce « certains individus [qui] se présentent […] comme délégués du PC algérien » et ne sont « que de vulgaires provocateurs », disant que la politique des communistes en Algérie est celle définie par le CC et le BP du PCF. Pourtant, le PCA formalise par une lettre du 12 juillet sa volonté « d’organiser dans l’immédiat la coopération avec le FLN, coopération, qui, en fait, a déjà commencé d’une façon fructueuse ». Le CDL d’Alger dirigés par Abdelkader Guerroudj est placé dans l’organigramme de la zone autonome d’Alger sous la responsabilité de Yacef Saadi (branche armée) et de Larbi Ben M’hidi (direction politique du FLN, le CCE), il n’avait de ce fait plus aucune attache organique avec le PCA clandestin. C’est un groupe du CDL d’Alger, dont font partie Yahia Briki et Fernand Iveton, qui est à l’origine de l’incendie spectaculaire en 1956 des Bouchonneries internationales de liège à Hussein-Dey ainsi que de sabotages de wagons sur le port d’Alger. Et, le 28 août 1956, un commando des CDL dont fait partie Yahia Briki exécute Gérard Etienne, un activiste ultra colonialiste, actif dans les groupes terroristes qui préfiguraient l’OAS, qui enlevaient et tuaient des Algériens qu’ils soupçonnaient de sympathies nationalistes, propriétaire du bar et du cinéma Rex d’El Biar et beau-fils du maire d’El Biar. Des tracts sont laissés sur place pour expliquer cette action.
Le 1er septembre 1956, un groupe des CDL dont fait partie, là encore, Yahia Briki organise à Alger, au Frais Vallon, sur la route qui mène d’El Biar à Bab El Oued, un attentat contre le général Massu, dont le domicile (dans une résidence appelée le « Village céleste ») et l’itinéraire quotidien avaient été repérés (l’instituteur André Castel, membre des CDL, y a joué un rôle). Hadjerès explique que l’opération a échouée car l’arme, provenant du stock de l’opération Maillot, s’est enrayée. Briki sera arrêté en décembre et condamné à mort, mais ne sera pas guillotinés [38]. Le 14 novembre 1956, le militant du PCA Fernand Iveton dépose une bombe dans l’usine de gaz du Hamma où il travaille, réglée pour exploser à une heure où elle ne pourrait pas faire de victimes. L’opération est organisée par le CDL d’Alger. La bombe, qui avait été transmise par Jean Farrugia à Jacqueline Gueroudj, remise par elle à Fernand Iveton, est découverte et désamorcée ; Farrugia en dépose une autre sous un car de CRS, qui n’explose pas. Iveton est arrêté et torturé. Jugé le devant le tribunal militaire d’Alger, il est condamné à mort le 24 novembre et guillotiné le 11 février 1957 dans la prison de Barberousse. A son livre consacré à l’affaire Fernand Iveton, Jean-Luc Einaudi a donné comme titre, « Pour l’exemple », car le résultat de son enquête était que l’acharnement à mettre à mort ce communiste, algérien d’origine européenne — qui pourtant n’avait tué personne —, était une décision politique destinée à dissuader les communistes algériens à persister dans leur participation à la guerre d’indépendance algérienne. Daniel Timsit, membre du PCA mais travaillant aussi bien pour le CDL d’Alger que pour la « zone autonome » du FLN, fabrique des bombes dans un laboratoire installé dans une ferme de Birkhadem, au sud de la ville, qui est découvert le 8 octobre 1956, et il est lui-même arrêté [39]. En janvier, Jean Farrugia, Abdelkader Guerroudj, puis Jacqueline Guerroudj sont également arrêtés [40]. En mars 1957, le PCA revendique publiquement son action militaire commune avec le FLN dans une brochure intitulée Pour une nation algérienne libre, souveraine et heureuse, qui reproduit les lettres du PCA au FLN du 12 juillet (voir ci-dessous) et du 16 août 1956, annonçant l’« unification militaire » des CDL avec le FLN. Cette coopération est facilitée par le fait que les militants des CDL d’Alger ont des relations personnelles de longue date avec des militants FLN. Ainsi, l’exécution, le 28 décembre 1956, par le FLN, du leader « ultra » qui avait organisé la « journée des tomates » du 6 février 1956 et obtenu qu’on recoure à la guillotine, Amédée Froger, a été rendue possible par un renseignement qui a été transmis au FLN par le CDL d’Alger, via Jean Farrugia et Abdelkader Guerroudj [41].
Lettre du PCA au FLN du 12 juillet 1956 acceptant « l’unification militaire » des CDL et du FLN, mais refusant la dissolution du PCA (reproduite dans l’ouvrage de Hafid Khatib cité à la note 13).
De son côté, après l’été 1956, le FLN d’Alger, décide de répliquer à la répression violente pratiquée par les autorités et au terrorisme meurtrier des européens « ultras ». En riposte aux exécutions à la guillotine dans la prison de Barberousse qui bouleversent la Casbah voisine [42], en riposte aux « ratonnades » qui provoquent la mort de dizaines de simples passants algériens, aux nombreux enlèvements d’Algériens soupçonnés de nationalisme suivis de leur assassinat, et à l’attentat rue de Thèbes dans la Casbah, le 10 août 1956, organisé par des extrémistes de l’Algérie française qui a fait plusieurs dizaines de victimes algériennes, le FLN a opéré des attentats qui ont provoqué des victimes civiles européennes. Le 30 septembre 1956, des bombes du FLN explosent au Milk Bar et à la Cafeteria à Alger ; d’autres, le 26 janvier 1957, dans des bars d’Alger, l’Otomatic et le Coq-Hardi, tuent quatre femmes et font des dizaines de blessés. Le 10 février 1957, un autre attentat a lieu au stade d’El Biar qui fait plusieurs morts. Et, quatre mois plus tard, lorsque, du côté de Massu et Lacoste, on pensait avoir démantelé le FLN à Alger et mis fin à cette série d’attentats, le 3 juin, trois bombes posées au pied de lampadaires dans le centre de la ville ont fait huit morts, dont trois enfants et plus de quatre-vingt-dix blessés, et, le 9 juin, une bombe du FLN déposée au Casino de la Corniche fait huit morts et quatre-vingt-douze blessés. Outre le laboratoire de Daniel Timsit à Birkadem, un autre militant, ancien responsable de l’UJDA et proche du PCA, Abderrahmane Taleb, en a monté un autre à Alger, à la « villa des roses » à Birtraria. C’est un ami d’enfance du militant PCA/CDL Nour Eddine Rebah, qui rejoindra en juillet 1956 un maquis de l’ALN et est le frère aîné de Mohamed Rebah, membre du PCA, proche de Maurice Audin qui lui donnait des leçons particulières de mathématiques [43]. Les deux bombes de l’opération CDL du 14 novembre 1956 à laquelle a participé Fernand Iveton ont été fabriquées par Abderrahmane Taleb [44], qui a été arrêté en juin 1957 dans un maquis de l’ALN et sera guillotiné à la prison de Barberousse le 24 avril 1958. Le 10 octobre 1956, l’un des assistants d’Abderrahmane Taleb, Rachid Kouache, est mort après une mauvaise manipulation dans le laboratoire de confection de bombes mis en place par Taleb [45]. Ceux qui ont organisé à partir de janvier 1957 la grande répression d’Alger (appelée communément la « bataille d’Alger »), les chefs militaires, Salan et Massu, et le ministre résidant gouverneur général, Robert Lacoste, ont, lors de cette reprise des attentats en juin 1957, la conviction que le FLN et le PCA/CDL, qui coopèrent dans la lutte armée, ont partie liée et constituent un même ennemi.
Pourtant, les méthodes de la lutte armée définies par la direction des CDL sont différentes de celles des responsables de la zone autonome d’Alger du FLN. Ses consignes étaient que les attentats devaient viser des personnes identifiées comme responsables d’actes précis. Quand des policiers ou des militaires étaient ciblés, il devait s’agir de tortionnaires ou de tueurs désignés personnellement. Aucun civil d’origine européenne non visé en tant que tel ne devait être victime d’un attentat. Quand des activistes ultras étaient ciblés, il fallait expliquer, comme pour l’exécution de Gérard Etienne, par des tracts laissés sur place, les raisons de ces attentats afin que tous les européens ne se sentent pas menacés de la même façon. Les préoccupation d’Albert Camus, qui avait été membre du PCA de 1935 à 1937 [46], et qui, dans sa pièce Les Justes soulève le problème des préoccupations morales devant conduire des militants menant des opérations armées dans un combat légitime à renoncer à certains attentats si des innocents risquaient d’en être victimes, ne sont pas étrangères aux préoccupations des responsables du PCA/CDL dans la conduite des opérations armées qu’ils décidaient. Cette question des objectifs des opérations armées, du soucis d’épargner ou pas les civils non ciblés individuellement, a été une question récurrente au sein du FLN/ALN durant toute la durée de la guerre, question à laquelle tel ou tel de ses responsables militaires des maquis ou des combattants des villes n’ont pas répondu de la même façon.
C’est dans ce contexte qu’en juin 1957, trois responsables du PCA ont été successivement arrêtés et se sont trouvés aux mains des parachutistes : Georges Hadjadj (arrêté le 10 juin 1957), Maurice Audin (le 11 juin) et Henri Alleg (le 12), et que Maurice Audin a été assassiné par eux, probablement le 21 juin 1957. Ce meurtre est intervenu à un moment où le pouvoir à Alger de Salan, Massu et Lacoste était à son zénith puisque la France se trouvait sans gouvernement depuis la chute, le 21 mai, du gouvernement Guy Mollet et que celui de Maurice Bourgès-Maunoury était en train de se constituer. Cet assassinat relève-t-il d’une volonté délibérée, comme dans le cas de Fernand Iveton, de « faire un exemple » et de « donner un avertissement » au PCA/CDL engagé dans un combat commun avec le FLN ? Les sources manquent pour l’affirmer.
Quoi qu’il en soit, Sadek Hadjerès rapporte que Josette Audin a continué, après l’assassinat de son mari, à militer au PCA et à en partager l’orientation politique. Il se souvient qu’elle est venue à une réunion dans l’un de ses locaux les plus clandestins, rue l’Abbé-de-l’épée, où il lui a expliqué les tâches qui lui étaient assignées. Elle s’est impliquée, en particulier, dans le soutien aux familles de prisonniers politiques internés à la prison de Barberousse (Serkadji). Cela en liaison étroite avec Djamila Briki, la femme de Yahia Briki, auteur, on l’a vu, de plusieurs attentats des CDL, qui y était incarcéré. Il a même été convenu que Djamila Briki serait supposée travailler chez Josette Audin comme femme de ménage, ce qui légitimerait leurs contacts. Tous les jours, Djamila se rendait devant la prison pour organiser les protestations des femmes de détenus [47].
Les communistes algériens « plombés » par l’orientation du PCF ?
Dans ces années 1955-1957, il y a eu de la part du PCF et du PCA deux orientations politiques différentes. Si le PCF n’a pas cessé de dénoncer la répression contre les Algériens, il a voté, le 12 mars 1956, les pouvoirs spéciaux qui ont permis, avec l’envoi des rappelés et l’allongement du service à vingt-sept mois, de faire accroitre le nombre de soldats français en Algérie de 80 000 en 1955 à 220 000 au début 1956, puis à environ 400 000 à la fin de l’année. Et cela a rendu possible l’arrêté chargeant en janvier 1957 les parachutistes de la 10e DP du maintien de l’ordre, avec les conséquences que l’ont sait. Au moment où le PCA décidait d’organiser des actions armées dans le cadre de l’insurrection lancée par le FLN, puis d’inviter ses militants à rejoindre les maquis de l’ALN, le PCF a choisi une tout autre orientation. Il a considéré que la question algérienne ne devait pas être prise comme la question essentielle mais devait être subordonnée à son combat principal qui était le combat politique en France pour une sorte de « nouveau front populaire » avec les socialistes. Vue d’Algérie, cette position apparaissait comme la position « des communistes » en général, sans faire la distinction entre la position du PCF et celle du PCA.
Cette assimilation de la position du PCF à celle du PCA a été rendue possible par le fait que les différences entre elles n’ont été rendues publiques ni par l’un, ni par l’autre. Le PCF a choisi d’entretenir le flou à leur propos. Dès le lendemain du 1er novembre 1954, il a parlé à la fois d’un « fait national algérien », et même d’« indépendance », tout en disant, par exemple, que l’Algérie devrait faire partie d’« une véritable Union française » et sans reconnaitre que le FLN avait rassemblé dès la fin de 1956 l’ensemble des courants politiques représentatifs au sein de la population de l’Algérie, tous devenus favorables à l’indépendance.
D’une certaine façon, le PCA a, lui aussi, entretenu le flou. Il n’a pas rompu ni critiqué publiquement le PCF, contrairement, par exemple, à Aimé Césaire, qui, le 25 octobre 1956, a rendu publique une « Lettre à Maurice Thorez » qui adressait au PCF des critiques fondamentales : « la question coloniale ne peut être traitée comme une partie d’un ensemble plus important, une partie sur laquelle d’autres pourront transiger ou passer tel compromis qu’il leur semblera bon de passer eu égard à une situation générale qu’ils auront seuls à apprécier […]. Le Parti communiste français pense ses devoirs envers les peuples coloniaux en terme de magistère à exercer, et […] l’anticolonialisme même des communistes français porte encore les stigmates de ce colonialisme qu’il combat [48] ». De ce fait, le PCA a payé le prix fort. Il s’est exposé à recevoir les griefs que les nationalistes algériens adressaient au PCF, alors que son orientation était différente, mais le fait de ne pas l’avoir fait savoir publiquement l’exposait à cet amalgame. La Plateforme adoptée par le FLN à son congrès de la Soummam, fin août 1956, comporte un réquisitoire visant « les communistes » en général et exprimait une nette méfiance vis-à-vis de la présence des communistes du PCA dans les maquis [49]. Ceux qui avaient fait le choix sincère de rejoindre la lutte du FLN/ALN ont subi une injuste suspicion, alimentée, certes, par les préjugés anticommunistes de certains maquisards et certains courants du mouvement national, mais aussi par les reproches que méritait le PCF et qui ont rejailli sur eux. Les communistes algériens qui, à l’époque du congrès de la Soummam, étaient partie prenante de la lutte armée pour l’indépendance, auraient-ils pu l’éviter en se démarquant explicitement du PCF ?
Si tel avait été le cas, la part positive de la culture politique dont les communistes algériens étaient porteurs, leur attachement à la justice sociale, leur conception politique et « non ethnique » de la nation et leur souci de la structuration démocratique de la vie nationale, qui, paradoxalement, étaient, à bien des égards, loin du monolythisme politique soviétique, auraient peut-être pu leur permettre de peser davantage sur le cours des évènements, pendant la guerre comme après l’indépendance.
publié le 11 février 2019 (modifié le 8 décembre 2021)
https://histoirecoloniale.net/1955-1957-la-participation-du-parti-communiste-algerien-a-la-lutte-armee-d.html
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