Avec « Soleil Amer », son second roman, Lilia Hassaine se penche sur la condition humaine et l’environnement social qui l’entoure, en y ajoutant brillamment une dimension historique. Elle était en lice pour le Prix Goncourt. Rencontre.
Deux livres, deux ambiances. Lilia Hassaine, auteure et journaliste française d’origine algérienne de la troisième génération, a été remarquée avec son premier roman, L’Œil du paon, en 2019. Héra, une jeune femme innocente était contrainte de quitter son île et se heurtait de plein fouet à la vie parisienne. Dans Soleil Amer, il est aussi question d’un départ, celui d’une famille algérienne pour la France en 1959 sur les traces du père, Saïd, parti quelques mois auparavant pour y travailler. C’est la genèse d’une saga ample et admirablement maîtrisée. Le titre, tiré du Bateau ivre d’Arthur Rimbaud, est un oxymore, figure de style qui consiste à allier deux mots de sens contradictoires. Il illustre le clair-obscur qui traverse le livre, les sentiments mêlés qui accompagne l’histoire de cette famille. Ainsi, Lilia Hassaine nous dévoile, sur trois générations, un chemin sinueux mais teinté d’espoir, de la wilaya de Setif à la cité d’une banlieue française.
Les premiers temps pleins de promesses dans les HLM sont suivis d’une lente dégradation. Les lieux déteignent sur les personnages à moins que ce ne soit l’inverse. Les parents donnent naissance à des jumeaux, Amir et Daniel. Ce dernier est élevé par Kader, le frère de Saïd, et Ève, sa femme. En secret, ce qui va avoir des conséquences insidieuses sur les destins fendus en deux. Soleil Amer est une fresque foisonnante qui comme son titre l’indique, réunit les extrêmes, le souffle romanesque et la sobriété du ton. Lilia Hassaine parle de la condition humaine, capte un environnement social et le situe dans sa dimension historique. Ce roman puissant a été sélectionné pour un bon nombre de prix, dont le plus prestigieux, le Goncourt. Si les mots de Lilia Hassaine sont doux-amers, sa parole est lumineuse : elle nous éclaire sur ses intentions d’écrivain et sur le regard qu’elle porte sur le monde. Les deux se rejoignent et n’empruntent aucun raccourci, l’apanage de la vraie littérature.
Jeune Afrique : Pouvez-vous raconter le cheminement qui vous a conduite à écrire ?
Lilia Hassaine : J’écris depuis toute petite parce que j’étais très solitaire. Je pouvais m’évader, inventer un autre monde. J’aimais lire, donc j’écrivais pas trop mal et j’avais de bonnes notes en rédaction. Quand on est encouragé et qu’on a de bons résultats, on est enclin à poursuivre. À 20 ans, j’ai postulé au Monde Académie, un programme qui proposait à des jeunes entre 18 et 25 ans, sans contact dans les médias, d’envoyer un article de presse de 12 000 signes. Mon papier était un roman-feuilleton entre littérature et journalisme. Il a été publié dans un blog et beaucoup de commentaires me réclamaient la suite. J’ai compris que j’avais peut-être un chemin à tracer en littérature.
Comment avez-vous franchi le pas du premier roman puis de Soleil Amer ?
J’ai mis à peu près quatre ans pour écrire L’Œil du paon, mon premier roman, parce que je n’étais pas sûre de moi. Auparavant, j’avais eu l’idée, inspirée de faits réels, de Soleil Amer. Je n’étais pas forcément prête à la raconter dans mon premier roman et même dans le deuxième, je pensais que ce serait autre chose, mais je n’arrêtais pas d’y penser.
Quelle est la part autobiographique de Soleil Amer?
Je suis une petite-fille d’immigrés et à ce titre, j’avais des choses à raconter sur cette histoire avec mon regard. J’avais l’histoire de mes parents, de mes grands-parents. Je porte le regard de la troisième génération sur une histoire dont on ne parle finalement pas beaucoup.
TOUS MES PERSONNAGES SONT CONSTRUITS EN MIROIR
Vous avez situé votre roman entre 1959 et 1997. Pourquoi ?
Quand on parle de la banlieue, on parle des années 1990, parfois des années 1950. Les années 1960, 1970, 1980 ne sont pas forcément traitées en longueur. En parlant avec ma mère, je voyais tout ce que je pouvais faire de cette période, celle de son enfance. J’ai compris à quel point elle avait été déterminante et, forcément, la génération qui arrive devient le fruit de cette transmission. Je trouve que cela permet de comprendre encore mieux notre époque.
Votre livre parle de gémellité et de secret. Amir et Daniel, sont des frères jumeaux séparés à la naissance. Est-ce une allégorie de la relation France/Algérie ?
Je ne l’avais pas forcément élaboré comme ça mais effectivement, tous mes personnages sont construits en miroir. J’ai été intriguée par cette histoire des deux enfants de mère algérienne. L’un qui va être élevé par une femme française, l’autre dans sa famille algérienne. À travers eux, on devine toute cette relation si complexe qui se déploie entre l’Algérie et la France. On voit à quel point en France on parle énormément de l’Algérie, tout en disant que l’Algérie est obsédée par la France. Le travail de mémoire n’a pas été fait et il continue de ne pas être fait, malgré quelques avancées. Je le regrette. Pour le 17 octobre 1961, par exemple, j’ai regardé la cérémonie à la télé, enfin ce que j’ai pu en voir, car les chaînes d’info ne s’y sont pas intéressées. Il y avait vingt personnes autour d’une gerbe, pas un discours, pas un mot. Il faut arrêter de se voiler la face. Ça ne veut pas dire que du côté algérien, il ne s’est rien passé non plus, mais au moins il faut dire les choses.
L’histoire de la famille est-elle le reflet de celle des lieux où elle vit ?
La question de l’urbanisme est très intéressante. Quand quelqu’un grandit entre des murs en cité HLM, ce n’est pas que du béton, c’est du bruit aussi. On met des gens dans des endroits qui, à l’origine, étaient tout beaux, tout neufs. Ça allait parce qu’il y avait encore de la mixité sociale, des services publics. À partir du moment où il n’y a plus les écoles, où il n’y pas plus de centres de loisirs, où il n’y a plus de maisons des femmes, où les banlieues pavillonnaires ont leurs propres établissements scolaires, les cités HLM sont isolées. La distance qui sépare les banlieues de Paris est plus que kilométrique. Le message que renvoient les murs est signifiant. Les cités HLM sont faites dans un béton qui n’est pas destiné à durer. Au contraire, à Paris, on trouve de la pierre, des balcons en fer forgé, des matières nobles qui sont déjà des morceaux de patrimoine. On se rend compte qu’il y a une transmission, que l’appartement a été légué par la grand-mère, qu’il y a une gardienne qui en prend soin. On envoie un message aux gens en fonction de leurs lieux de vie.
ON SE RETROUVE À CRÉER DES TENSIONS « INTERRACIALES » LÀ OÙ IL Y A LA MÊME SOUFFRANCE SOCIALE
Vous mettez en scène de façon savoureuse une famille bourgeoise de gauche. Pour vous, est-il pertinent de parler lutte des races, en plus de la lutte des classes ?
Je n’aime pas du tout ce mot. Je crois que fondamentalement, si on regarde de quoi souffrent les Français, ce sont de problèmes sociaux. Les enfants d’agriculteurs sont autant en souffrance que les enfants de banlieue. Sauf que ce sont des gens qui ne se rencontrent plus, donc ils ne font plus classe sociale. On est en train de faire croire à ces enfants du milieu agricole que des enfants vont prendre leur place parce qu’ils sont musulmans, qu’ils sont dans des ZEP où ils vont avoir accès à des bourses et pas eux. Eux qui appartiennent parfois à des classes moyennes vont être en colère contre des gens encore plus pauvres qu’eux. On se retrouve à créer des tensions « interraciales » là où il y a la même souffrance sociale.
Vous écrivez : « Notre mémoire ne devrait pas devenir une pierre qui nous tire vers le fond, mais une vie contenue dans la nôtre qui, par un jeu de poupées russes, donne de l’épaisseur au temps et de la perspective aux choses. » Donner de l’épaisseur au temps et de la perspective aux choses, est-ce votre ambition ?
Exactement. il y a quelque chose de nos parents qui reste en nous, des secrets qu’ils transmettent. Cette transmission du silence – car les non-dits se transmettent aussi – c’est aussi une manière de communiquer. Je pense que c’est un problème individuel, familial, collectif, qui prendra du temps. Et c’est ce que je dis à la fin du livre, je préfère regarder vers les cimes que vers la terre, parce qu’il y a l’avenir qui se prépare.
Une des leçons de votre roman est-elle que ce qui définit l’identité, c’est plutôt où l’on va plutôt que d’où l’on vient ?
L’identité est très mouvante. Entre frères et sœurs, on est très différents. Il y a des choses qui sont liées à la famille et il y a des identités qui se construisent par ailleurs. On a dénié aux gens leur individualité et leur caractère. On classe beaucoup : tu es arabe, c’est une identité. On parle d’immigration à la télé, c’est un mot, ça ne veut rien dire. Parfois il s’agit de migrants, parfois d’immigrés, parfois d’exilés, parfois de gens qui demandent le droit d’asile. On comprend que ce sont des gens un peu basanés qui viennent d’ailleurs en bateau mais c’est absurde. Dès qu’on se remet dans l’histoire individuelle – le rôle du roman – on se rend compte que les choses sont beaucoup plus complexes.
QUAND ON A SES PARENTS ENTERRÉS SOUS UN AUTRE SOL, IL Y A CETTE ENVIE DU RETOUR
Celles qui transmettent la mémoire et qui portent les familles, ce sont des femmes. Avez-vous voulu écrire un roman féministe ?
C’est un mot derrière lequel on met tellement de choses que je ne sais plus trop ce qu’il veut dire. Evidemment, je ne vois pas comment on peut ne pas être féministe, c’est absurde, à moins de dire qu’on n’aime pas les femmes. Les mères sont celles qui ont porté beaucoup de choses, il y avait des hommes qui étaient parfois un peu démissionnaires parce qu’ils étaient fatigués. Ma mère m’a raconté comment les hommes ont construit des autoroutes avec des marteaux-piqueurs de 30 kilos, les oreilles non-protégées, sous la chaleur… Vers 50 ans, à ce rythme, on n’est plus apte à surveiller ses gosses. Ce sont souvent les mères qui allaient travailler, faire des ménages, prendre en charge la famille. Quand la mère va bosser et que le père n’est plus là, on a réuni toutes les conditions d’une catastrophe.
La honte, la discrétion, le renoncement traversent votre roman. Est-ce que ce sont des caractéristiques des populations immigrés ?
Sans doute. C’est une immigration qui s’est faite parce qu’on avait besoin de cette population, puis peu à peu, non. Ces gens ne savaient pas s’ils allaient retourner au pays, parce que quand on a ses parents enterrés sous un autre sol, il y a cette envie du retour. Il y a cette tension entre rester et partir, car les enfants sont nés ici. Cette génération a dû se faire discrète en France, comprenant que ça allait être compliqué de s’intégrer et que c’était aussi compliqué dans leur pays d’origine. Cette immigration a été mal « utilisée » : ils sont venus, on les a mis dans des foyers de travailleurs, ensuite on a compris qu’au bout de trois ans sans voir sa femme et ses enfants, ce serait difficile de les cadrer, donc on a fait venir femmes et enfants. Ce regroupement familial, dont on nous parle aujourd’hui, c’était un regroupement pour que les usines continuent de tourner. Giscard qui était un président de droite, n’avait pas à cœur de faire des bonnes œuvres.
IL N’Y A RIEN DE PIRE QUE DE RÉPONDRE À L’EXTRÊME-DROITE, QUI EST DANS UNE LOGIQUE D’EXCLUSION, EN FAISANT LA MÊME CHOSE
La question du lieu de l’enterrement est-elle une question fondamentale dans l’identité ?
Oui, beaucoup de personnes de la première génération d’immigrés se sont fait enterrer en Algérie. Pour la deuxième, il y a plus de personnes enterrées en France et pour la troisième, ce sera encore plus. Encore une fois, ce sont des sujets dont on ne veut pas trop parler et quand c’est abordé, c’est par Zemmour, et c’est n’importe quoi.
Un élève dit à un moment : « Les Français, ils sont racistes ». Que répondriez-vous à un jeune qui vous dirait cela ?
On ne peut pas faire de généralités, sinon on ne s’en sort pas. Il n’y a rien de pire que de répondre à l’extrême-droite, qui est dans une logique d’exclusion, en faisant la même chose. Quand on parle de séparatisme, la vérité, c’est que ce sont des gens qu’on a séparés et je le montre dans le livre. Se séparer soi-même, c’est donner raison à ces gens qui pointent le séparatisme. C’est pourquoi je ne peux pas être communautariste car je crois profondément à cette communauté d’âmes, de gens qui s’entendent, tout en connaissant son histoire, en sachant pertinemment qu’il y a eu des dualités.
Soleil Amer de Lilia Hassaine, Gallimard, 158 pages, 16,90 euros
À la fin des années 50, dans la région de l'Aurès en Algérie, Naja élève seule ses trois filles depuis que son mari Saïd a été recruté pour travailler en France. Quelques années plus tard, devenu ouvrier spécialisé, il parvient à faire venir sa famille en région parisienne. Naja tombe enceinte, mais leurs conditions de vie ne permettent pas au couple d'envisager de garder l'enfant...Avec ce second roman, Lilia Hassaine aborde la question de l'intégration des populations algériennes dans la société française entre le début des années 60 et la fin des années 80. De l'âge d'or des cités HLM à leur abandon progressif, c'est une période charnière qu'elle dépeint d'un trait. Une histoire intense, portée par des personnages féminins flamboyants.
Lakhdar Bentobbal. Mémoires de l'intérieur. Récit mémoriel par Daho Djerbal. Chihab Editions, Alger 2021, 399 pages, 1.200 dinars
On aimera ou on n'aimera pas... Mais on ne peut que respecter et saluer le travail d'enregistrement, de recherche, de transcription et de rédaction effectué par Daho Djerbal («Un travail accompli en présence et avec la collaboration pour l'entretien du Pr Mahfoud Bennoune» -aujourd'hui décédé-ancien membre de l'Aln, ancien secrétaire du colonel Bentobbal). Un travail qui a commencé fin décembre 1980 et achevé en juillet 1986. Un travail à chaque fois soumis à l'appréciation critique de Bentobbal. Un travail refusé d'édition par la défunte Sned (qui ne voulait garder que les initiales de toutes les personnes citées, car le «livre était un brûlot pour la conjoncture de l'époque» !), et par les éditeurs français qui ne voulaient pas publier les deux tomes, mais un seul... condensé, destiné surtout au «lectorat français». Tout cela du vivant de Lakhdar Bentobbal. Un travail qui a attendu 35 années l'«accord» de la famille Bentobbal (Voir l'entretien de Daho Djerbal accordé à Mustapha Benfodil/El Watan, lundi 22 novembre 2021).
A vrai dire, il était temps que cet ouvrage, tant et tant attendu, paraisse, restituant aux Algériens, jeunes et moins jeunes, les détails (et non plus les généralités, ainsi que les «vérités» publiées outre-mer) d'un pan important de leur Histoire.
Important et cela se vérifie au fil des pages, Bentobbal allant au fond des choses, et n'épargnant personne, lui-même et son environnement y compris. Le tout, accompagné chaque fois d'une analyse politique assez fine, ce qui permet de mieux comprendre les situations de l'époque... et même celles d'après-guerre.
Cela a commencé avec la présentation de son enfance, au sein d'une famille milévienne (Mila) au départ extrêmement démunie, dont la vie allait se dérouler dans «une Révolution anonyme», avec la découverte du nationalisme, les premières épreuves (Ppa, Aml...), le 8 mai 45, le tournant électoraliste, les premiers maquis, l'Os, la réunion des «22»...
Suit «l'An I de la Révolution par les armes» (et la mort de Didouche», un «guide»), les passes difficiles, le 20 août 55, l'organisation du peuple et la marche vers le Congrès de la Soummam et, cerise sur le gâteau, un témoignage palpitant et assez direct du Colonel Ouamrane (p 286 à 304), cet autre grandissime baroudeur, ayant pris le maquis bien avant novembre 1954.
Et cela se termine avec «le tournant de la Soummam», la préparation et la tenue du Congrès et toutes les questions de «primauté», l'épreuve des faits, dont la mort de Zighout Youcef, la crise des Aurès -Nementcha, le deuxième congrès de la wilaya II..., la question du pouvoir (dont l'arrestation des «cinq»), la grève des 8 jours et le départ «pour un autre monde» (pour la Tunisie !).
Vivement les «Mémoires de l'extérieur» ! Croisons les doigts.
Les Auteurs : Maître de conférences en histoire contemporaine (Université d'Alger). Directeur de la revue «Naqd», depuis 1993. Plusieurs travaux en histoire économique et sociale. Et il s'oriente vers le recueil de témoignages d'acteurs de la guerre de libération nationale.
-Lakhdar Bentobbal (8 janvier 1923-21 août 2010), originaire de Mila, militant de la lutte d'indépendance dès l'âge de 15 ans, membre du Ppa dès 1940, membre du Groupe des «22», Chef de la wilaya II, ministre de l'Intérieur du Gpra, un des négociateurs des Accords d'Evian.
Sommaire : Avertissement/Une Révolution anonyme (huit chapitres)/L'An I (trois chapitres)/Le tournant de la Soummam (trois chapitres)/Annexes/Index des noms.
Extraits : «Il y avait la domination des notables sur nos parents, la domination des hommes sur les femmes, des aînés sur les cadets, des adultes sur les enfants et, par-dessus tout, il y avait le colonialisme français qui trônait tout en haut de la pyramide de l'oppression (...). C'est dans cet univers oppresif que notre génération a grandi» (Lakhdar Bentobbal, 16),» Ce n'est que plus tard que nous avons compris que la lutte contre la présence française n'était pas la seule que nous avions à mener, qu'il fallait commencer par le début, c'est-à-dire par la transformation des mentalités rétrogrades (L. B., p 33), «Les gens n'ont jamais cru en eux-mêmes; ils ne se sont jamais coinsidérés comme une force capable de chasser la France. Il était très difficile de les convaincre qu'un peuple, en acceptant le sacrifice suprême et ayant foi en lui-même pouvait l'emporter sur n'importe quel adversaire. On ne trouvait pas un seul Algérien qui ait eu foi en lui-même» (L. B., p 51), «Nous étions jeunes et, comme tous les jeunes, nous avions besoin de héros mythiques ou d'hommes légendaires que nous prenions comme modèles» (L. B., p 92), «Toute loi, tout programme fait par une équipe, que ce soit celle que nous représentions ou une autre qui nous a précédés, n'est en fait qu'en fonction de ce que peut faire l'équipe dirigeante et non pas la base (L. B., p 176), «Skikda était la kasma du Mtld la plus importante d'Algérie. C'était l'unique kasma qui comptait 2.600 militants et elle venait avant les Aurès qui en comptait 2.400» (L. B., p 206), «Les premières institutions de l'Etat algérien indépendant ont vu le jour dans ces parcelles de terres libérées que les Français avaient déclarées «zones interdites» (L. B., 249).
Avis : Enfin, une approche (universitaire donc assurément scientifique) de l'écriture de l'histoire de la guerre de libération nationale..., une écriture algérienne, en ce sens qu'elle va à la rencontre des acteurs algériens, d'abord du Mouvement national ensuite du Fln et de l'Aln. Ici, certes, les «Mémoires» d'un acteur incontournable -personnage central de la guerre, homme d'action, homme de terrain, engagé, habité par la cause, à la vie spartiate- mais un matériau (une sorte de recueil de souvenirs et de «confidences», et selon l'auteur la «traduction la plus fidèle et la plus exacte possible de la pensée et de l'action de S. L. Bentobbal sans aucune adjonction dans le texte initial, et sans interprétation» (p 7, Avertissement), lequel a été soumis aux mêmes règles méthodologiques de distance critique appliquées au document écrit. Quant aux contenus (affirmations, précisions, jugements, témoignages, révélations... parfois des «boumbattes» sur les populations, les groupes, les idées et les individus), chacun est libre de les apprécier à sa manière. Quant à l'auteur, il est assez grand et expérimenté pour se défendre contre les éventuelles critiques ou «attaques». Les autres historiens n'ont qu'à opérer les vérifications et autres recoupements pour confirmer ou infirmer. Morale de l'histoire : vive la «liberté d'écrire librement l'Histoire»... Tout particulièrement celle qui appartient à tout le peuple algérien. Et, en attendant, Ave Bentobbal !
Citations : «Les Ulémas n'ont jamais pris position sur la question de l'indépendance nationale» (L. B., p 64), «En politique, la force de l'exemple est quelque chose d'essentiel. On ne peut assurer une autorité morale quelconque sur un militant si l'on n'est pas soi-même un homme sain. Le comportement individuel est une donnée très importante «(L. B., p 69), «Dans le Nord, le militant lutte pour un idéal qu'il a mûrement réfléchi. Ici, le courage tient au fusil, si celui-ci est retiré, le courage disparaît avec lui» (L. B., 135), «Lors de la réunion (note : des «22» ), c'est surtout le français qui a été utilisé comme langue de travail. Ben Boulaïd a présenté son exposé entièrement en français, langue qu'il maîtrisait parfaitement. Mais, pour des choses aussi sérieuses, la langue utilisée importait peu» (L. B., p 152), «L'Algérie a perdu en Didouche (Mourad) un cadre et un guide irrempaçable. Beaucoup d'événements néfastes qui se sont produits après sa disparition et qui ont affecté la révolution auraient certainement pu être évités si des dirigeants de son envergure avaient été encore là» (L. B., p 208), «D'après ce que j'ai appris, une génération ne retrouve jamais une occasion historique qu'elle a perdue une première fois (...). Une génération n 'a jamais fait deux révolutions et (qu')une génération qui a raté le rendez-vous de l'histoire n' a jamais vu l'histoire revenir sur ses pas (L.B p 249), «Quand la révolution a grandi, même le concepteur s'est trouvé prisonnier des lois, il n'était lui-même plus libre par rapport aux lois qu'il avait conçues (...).Quand l'organisation ne s'impose pas, c'est le règne de la force pure, le fort s'impose au faible et c'est le peuple qui en fin de compte subit le plus grad préjudice (...). Si celui qui porte les armes devient l'élément principal, cela débouche sur un Etat dont les fondements reposent sur la force pure et non sur la loi» (L.B, p268), «Est-ce que le peuple est révolutionnaire ? Je dirai non (note : au début de la guerre ). Il n'a jamais combattu pour la révolution.Il croit en la révolution mais il ne lutte pas pour elle.Il croit en la remise en cause et au chambardement de toute la société pour qu'il puisse prendre les rênes du pouvoir, mais ce qu'il vise en fait, c'est l'intérêt individuel.Le peuple n'était pas encore formé. D 'abord, l'idéologie n'existait pas.C'était une idéologie non codifiée, même chez les djounoud» (L.B, p363)
Docteur Mohamed Lamine Debaghine. Un intellectuel chez les plébéiens (Préface de Djilali Sari). Essai de Rachid Khettab, Les Editions Dar Khettab, par Daho Djerbal. Boumerdès 2021, 400 pages, 1500 dinars
Il est né à Hussein Dey (et non à Cherchell ainsi que beaucoup le pensent.Il y a effectivement vécu son enfance et il y est allé à l'école primaire). Collège (Blida). Baccalauréat... avec pour condisciples plus jeunes S. Dahlab, B. Benkhedda,M. Yazid, R.Abane, A. Boumendjel... Maître d'internat au lycée Duveyrier de Blida (lycée Ibn Rochd ). Ancien de l'Aeman, déjà militant du Ppa, il aura une influence capitale dans leur politisation. Etudes de médecine (par accident, dit-il, car pour un Algérien à l'époque, on ne pouvait espérer devenir que professeur dans l'enseignement ou avocat), interrompues par des «séjours-prison»... Sétif comme remplaçant du Dr Francis... Installation à Saint Arnaud (El Eulma)... où il y a habité.
La suite est une grande aventure. Doctrinaire de l'aile activiste du Ppa-Mtld (celle qui enfantera l'Os) en 1947, opposant à Messali Hadj en 1949 (à propos de la rénovation du Ppa-Mtld et de la mise en place d'une stratégie de la lutte armée comme moyen de libération), occupant plusieurs postes importants au cours de la guerre de libération,dont celui de ministre des Affaires extérieures du Gpra après avoir dirigé «avec autorité et intelligence» (F.Abbas, dixit) le bureau central du Caire...
Lui, c'est le Dr Mohamed Lamine Debaghine (décédé le 20 janvier 2003 à l'âge de 86 ans et enterré au cimetière de Sidi M'hamed)... qui n' a déposé son dossier de retraite (moudjahid) qu'en 1988... à l'âge de 71 ans.Il avait, aussi, refusé un poste d'ambassadeur (du temps de Boudiaf), il n'avait répondu à une invitation officielle qu'une seule fois (du temps de L. Zeroual) et il avait refusé la «sollicitude» de Bouteflika... et le Colonel Ouamrane dira de lui : «Les deux personnes les plus honnêtes de la révolution algérienne furent Abane Ramdane et Lamine Debaghine» (p 324). Un document à lire absolument. Alors député à l'Assemblée française, il prononça, lors des débats concernant le Statut de l'Algérie en 1947, un discours retentissant. Une plaidoirie remarquable pour affirmer l'existence de la Nation algérienne et le rétablissement de la souveraineté, comme il dénia à la France de légiférer au nom du peuple algérien.Il revendiqua «une Assemblée constituante algérienne souveraine, seule légitime pour décider de l'avenir de l'Algérie». Hocine Ait Ahmed dira de lui : «Lamine était fantastique !»
L'Auteur : Sociologue de formation, diplômé d'universités (Montpellier et Paris), après avoir exercé plusieurs métiers, il fonde sa maison d'édition en 2006... et ce, afin d'offrir au public des ouvrages de référence dans différents domaines.Déjà deux dictionnaires biographiques à caractère historique : «Frères et compagnons» consacré» aux Algériens d'origine européenne et de confession juive durant la Guerre de libération nationale et «Des amis, des frères» qui traite des soutiens internationaux à la lutte de libération nationale
Sommaire : Préface/Introduction/ 1ère partie (6 chapitres)/ 2ème partie (4 chapitres)/ 3ème partie (1 chapitre)/ 4ème partie (6 chapitres)/ 5ème partie (2 chapitres)/Conclusion/Bibliographie/Annexe/Table des matières
Extraits : «La conscience politique de Lamine Debaghine est née de la juxtaposition de la revendication indépendantiste chère aux militants de la vieille garde de l'Ena, issus de l'émigration ouvrière et de l'émergence au sein de la société algérienne d'une nouvelle couche urbaine moderniste née dans l'ombre de la colonisation, dont Lamine Debaghine est issu.Cette société est en pleine ébullition et sa culture n'a pas encore coupé totalement avec la culture traditionnelle» (p25), «Le débarquement des Américains fut l'un des moteurs de la dynamique de changement qui s'est opérée dans la mentalité des Algériens.Il a constitué sur plusieurs points une rupture, un choc tellurique qui ébranla à jamais leur perception qu'ils avaient de la suprématie de la France et l'impératif de penser à la refondation d'une nation, d'un Etat» (pp 58-59), «Ils (les «trois B») avaient besoin de civils parmi eux.Il leur fallait des têtes politiques.Ils s'allient aux civils, pour partager le pouvoir, mais dès que ces civils les contestent, ils les remettent à leur place» (p256)
Avis : Un ouvrage qui, enfin, «rend à César ce qui appartient à César». Un illustre «méconnu» - du grand public- du Mouvement national,des années 40 jusqu'à l'indépendance. C'est, peut-être, le vrai père de la Diplomatie algérienne. Une personnalité et un rôle si peu mis en valeur... comme beaucoup d'autres presque victimes des «non-dits» de notre histoire contemporaine et du rôle de l'intellectuel dans le processus de prise de conscience nationale. Il est vrai que «sa doctrine reposait sur une martyrologie sans référent religieux, une forme de mysticisme de l'engagement politique.Il n'était pas seulement homme de pensée, mais homme d'action» (p 357). Sorte d'électron «libre», au caractère trop «trempé», sans «soutien», se retrouvant presque toujours dans des positions fragiles. Trop (Très ?) Dérangeant ?
Citations : «J'ai toujours joué le rôle de remplaçant ; même plus tard lorsque la situation était difficile, on faisait appel à moi» (M-L Debaghine, p 384
Des soldats français bloquent l'accès à l'entrée de la Casbah à Alger ce 18 mai 1956 lors de la bataille d'Alger.
AP Archives
De 1954 à 1962, plus d’un million et demi de jeunes Français sont partis faire leur service militaire en Algérie. Ils ont été plongés dans une guerre qui ne disait pas son nom. Depuis lors, les anciens d’Algérie sont réputés n’avoir pas parlé de leur expérience au sein de leur famille. L'historienne Raphaëlle Branche a cherché à comprendre les raisons de ce silence familial dans son ouvrage "Papa, qu'as-tu fait en Algérie ?". Cette longue enquête auprès de nombreuses familles françaises est publiée, au moment où le président français Emmanuel Macron entend résoudre les conflits mémoriels entre l'Algérie et la France.
Raphaëlle Branche est professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris-Nanterre. Elle vient de publier aux éditions La Découverte "Papa, qu'as-tu fait en Algérie " Raphaëlle Branche est connue pour ses travaux pionniers sur la guerre d'Algérie et la violence coloniale. Elle a entre autres publié La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962) en 2001. L'entretien se divise en quatre périodes chronologiques : le conflit proprement dit, le retour en France, les années 1970 et les années 2000.
Retrouvez l'intégrité de l'entretien en vidéo :
TV5MONDE : Combien de jeunes Français sont partis faire leur service militaire en Algérie ? Combien d’entre eux ont été témoins d’exactions ou auteurs d’exactions ?
Raphaëlle Branche : L'ouvrage s’intéresse à l’armée française en tant qu’armée de conscription. Le nombre de conscrits envoyés en Algérie est autour de 1,5 million de personnes. Il faut ajouter à cela les militaires de carrière et les auxiliaires militaires qui ont aidé l'armée française. Cela fait beaucoup de gens si on ajoute leur famille. Pour répondre à votre question selon laquelle ils auraient été confrontés à des exactions, ce ne sont pas des exactions dont il s’agit mais la manière dont la guerre a été menée en Algérie.
La guerre a été une guerre totale faite à la population avec des méthodes particulièrement violentes et des méthodes surprenantes. Construire une école pouvait être une manière de faire la guerre. La panoplie des actions auxquelles ont pu être confrontés les soldats est très vaste et la réduire à la question des violences les plus extrêmes ou aux crimes de guerre est réducteur. On ne peut pas chiffrer combien de soldats ont été confrontés à ces violences extrêmes mais c’est de l’ordre de l’exception.
Dans votre ouvrage, ce qui frappe c’est le silence qui domine. Durant le conflit dans leur correspondance les soldats parlent peu. S’agit-il d’une autocensure ou d'une réelle censure de la part de l'armée ? Comment expliquer ce premier silence ?
Ils ont posé des mots dans leurs journaux intimes où ils ont décrit la guerre et puis ils ont écrit pour les proches. De manière assez classique dans le cas des guerres, les combattants rapportent peu de choses à leurs proches. L’essentiel est de rassurer, de leur dire que tout va bien. L’idée est de dire : « Je vais bien, je suis en vie et je vais rentrer entier ». Les correspondances tournent autour de cela. Il faut maintenir le lien avec la famille. Il faut la rassurer. Après, certains racontent quand même. On ne peut pas écrire seulement pendant deux ans que « tout va bien et que je vais bien ».
L'ouvrage est publié aux éditions La Découverte.
La Découverte
Il va falloir ainsi raconter autre chose. Dans les lettres, ils racontent leur vie quotidienne. Et cette vie quotidienne est faite de très peu de combats. Elle est faite de la découverte d’un pays, d’un territoire, d’une société qui peut les étonner, les choquer, les surprendre au vu de ce qu’ils pouvaient en connaître. C’est-à-dire pas grand-chose en fait. Et puis il y a la violence de la guerre qui arrive et qui peut parfois exister dans les lettres. Mais c’est vrai, ce n'est pas souvent dit. Et c’est aussi difficile à comprendre aussi pour leurs proches.
Une communication suppose que deux personnes, qui se parlent, se comprennent. Pour cela, il fallait que je comprenne ce que les Français de cette époque pouvaient imaginer derrière les mots d’un appelé. Quand un soldat écrivait par exemple qu’il est arrivé dans un village et que son unité avait fouillé les habitations. Qu’est-ce que les gens qui lisent alors ces lettres ont comme imaginaire ? Les Français, les proches qui ont vécu l’occupation allemande durant la Seconde Guerre mondiale ont ce genre de scènes dans leur imaginaire. Tout cela permet de ne pas dire beaucoup pour que les proches comprennent. Fouiller un village, cela peut dire aussi faire peur à des enfants ou violenter des civils. C’est ce genre de choses que j’essaie d’établir. Quel sens avaient les mots à l’époque ?
C’est un silence mais rempli de plein de choses.
C’est un silence rempli de plein de choses. Il ne faut pas opposer le silence à la communication. Le silence est une manière de communiquer d’un côté et de l’autre. Le silence c’est aussi les questions que l’on ne pose pas ou que l’on n’ose pas poser. Le silence c’est aussi les récits qui restent sans réponses des proches. Je me souviens de cette correspondance où le soldat raconte et où la femme reste sur ses écrits. Elle raconte sa vie, celle des enfants et lui il reste sur son discours. Il raconte la guerre, les horreurs qu’il voit. Et on a l’impression qu’elle ne le lit pas. Bien sûr, elle le lit mais elle ne réagit pas. Elle ne réagit qu’en maintenant le lien avec la famille et les enfants.
Les appelés du contingent
Des soldats français occupent un poste avancé dans la région de Constantine ce 8 février 1958.
AP Archives
De 1954 à 1962, un nombre grandissant d'appelés du contingent fut envoyé en Algérie pour participer au conflit, commencé le 1er novembre 1954. Leur nombre a dépassé le demi-million à la fin de la guerre en 1962, pour une conscription de 28 mois. En tout plus d'un million et demi d'appelés participèrent à la guerre d'Algérie. La mobilisation générale durant la guerre constitue le dernier appel aux citoyens français (engagés volontaires et réservistes exceptés). Leur statut d'ancien combattant au sein de la société française ne fut reconnu qu'en 1974. La République française ne reconnaitra qu'en 1999 que ce que l'on appelait "les évènements d'Algérie" constituaient de fait une guerre.
La censure existe-t-elle à l’époque ?
C’est une question classique que l’on se pose lorsque l’on travaille sur la question de la guerre. Mais en l’occurrence, la guerre d’Algérie n’est pas considérée comme une guerre à l’époque. Les soldats partent faire leur service militaire et donc il n’y a pas de contrôle postal puisqu’il y a aucune raison en démocratie de contrôler ce que les gens s’écrivent dans une lettre. Le service militaire ne justifie pas qu’il y ait une dimension secrète. Ce qui justifie la censure en temps de guerre c’est de ne pas dévoiler l’armement, l’endroit où l’unité se trouve… En temps de service militaire ce n’est donc pas justifiable. Donc l’Etat ne peut pas se permettre de censurer. Il n y’a pas de censure. En revanche il y a une autocensure.
Comment expliquez-vous ce silence du retour ? Par le fait de vouloir se reconstruire ?
Ce silence n’est pas lié à ces hommes de retour. Il est lié au contexte dans lequel ils rentrent. Ce contexte est familial et social. Qu’est-ce que l’on attend d’eux ? On attend d’eux qu’ils s’installent, qu’ils aient un métier et qu’ils fondent des familles. Ils ont fait en Algérie ce qu’ils avaient à faire. Ils y ont fait leur devoir, leur service militaire. Beaucoup de familles considèrent que ces deux années, qui certes étaient nécessaires par devoir, ont été volées à la famille et aux projets familiaux. Et donc de la part des soldats et des proches on ne veut pas s’appesantir sur ces deux ans. Durant le conflit, ces soldats se projettent beaucoup sur ce qu’ils vont faire lorsqu’ils vont renter. Est-ce que je vais trouver du travail ? Est-ce qu’elle m’aimera toujours ?
À leur retour ils veulent se mettre dans autre chose. On comprend bien que dans un premier temps on ferme la porte derrière soi lorsqu’on quitte l’Algérie et on est encouragé dans ce sens par ces proches et par une société. À l'époque dans cette France, il y a du travail pour tout le monde. La France est alors en pleine croissance. Cette France est en grande mutation. Il y a beaucoup d’adaptation aussi à faire pour eux. Il y a des changements professionnels, des changements de vie. Toutes ces transformations les happent. Et pendant quelques années, quelques décennies, ils en parlent peu. On ne les interroge pas, on les identifie peu comme des hommes qui reviennent d’Algérie. Et cela ne fait pas forcement partie de leur identité.
Pourtant malgré ce silence, il y a des signes. Certains de ces hommes font des cauchemars, d‘autres tombent dans la violence contre leur conjoint. Certains souffrent de stress post-traumatique et sont peu pris en charge par les professionnels. Vous citez notamment ce cas de l’hôpital psychiatrique de Besançon en 1967 où face aux patients atteints de stress post-traumatique aucun médecin ne les interroge sur leur expérience algérienne. Et ce sont les infirmiers, eux-mêmes anciens combattants, qui font ce travail.
Il reste que beaucoup d’hommes effectivement ont du mal à se réadapter. Ils ont beau en avoir la volonté, ce n’est pas toujours possible pour eux. Les troubles adaptatifs au retour sont très majoritaires. Ces troubles peuvent durer quelques semaines ou quelques mois. Un trouble adaptatif c’est par exemple avoir du mal à s’endormir sur un lit confortable quand on a dormi un an sur le sol. C’est aussi avoir peur des bruits secs. C’est avoir du mal à se mettre au dos d’une fenêtre ouverte. Les troubles adaptatifs c’est cela et puis progressivement cela se calme. Mais ces troubles peuvent aussi s’installer et devenir des troubles du fonctionnement beaucoup plus lourds. Et quand ces hommes consultent un médecin et quand j’en trouve la trace dans les archives, les médecins et les psychiatres ne font pas le lien avec l’Algérie. Ils vont penser qu’il y a un dysfonctionnement familial. Il va falloir attendre surtout les années 80-90 pour que le rapprochement avec la guerre d'Algérie soit fait. Et donc il va falloir attendre trente ans pour arriver à l'idée d'une prise en charge par l’Etat de ces troubles.
Ils se trouve aussi que certains souffrent de ce que l’on appelle des trouble post traumatiques. Ce sont aussi des troubles qui peuvent se déclencher bien après le choc. Certains de ces troubles se sont aussi déclenchés dans les années 1990-2000 et même les années 2010. L’évènement, le choc, a été bien antérieur mais il y’a eu des mécanismes de défense psychique. Ce choc a été gardé à l’intérieur de soi. Cela a provoqué des dysfonctionnements mais ces hommes n’en avaient pas conscience. Désormais l’écoute de ces hommes blessés existe. La reconnaissance par l’Etat est acquise. Les familles comprennent désormais ces comportements. Cela peut être de l’alcoolisme de la dépression, de la violence… On trouve également des comportements suicidaires qui peuvent être rattachés à l’expérience algérienne.
Comment ont réagi les proches, les compagnes, lors des premiers troubles au retour de la guerre d’Algérie. Ont-elles cherché à briser le silence ?
Il y a deux types de compagnes. Il y a les compagnes qui ont le même âge qu’eux. Ces compagnes partagent avec eux une enfance marquée par le poids de la Première Guerre mondiale souvent avec des pères et des oncles qui ont combattu en 1914-1918 et qui sont des héros avec un discours très positif et très valorisant de l’Etat et de la société sur ces combattants. Ce sont des femmes aussi qui ont vécu enfant l’expérience de la Seconde Guerre mondiale et qui vont comprendre à demi-mots leur expérience et ne pas la partager au-delà. Elles vont aussi comme référent ce qu’est une guerre. Et la guerre ce n’est pas ce que leur compagnon ont vécu en Algérie.
Il y a ainsi une espèce d’auto-dévaluation et de dépréciation de l’expérience algérienne comme n'étant pas vraiment une guerre. Et leur mari n’est donc pas vraiment un ancien combattant. Le silence des femmes s'explique par de l’implicite comme un : « ce n’est pas aussi grave que mon père qui a été gazé en 1915, quand je pense à mon père qui a été arrêté à Dunkerque en 1940 et qui a été détenu pendant de longues années. Ce n’est pas très grave ce qui est arrivé en Algérie ». Le silence, il peut venir de là et aussi de l’incapacité à réagir. Beaucoup de ces compagnes m’ont dit que leur compagnon faisait des cauchemars la nuit. Elles voulaient que qu'il s’endorme et elles essayaient de l’apaiser. Et le lendemain on n’en parlait plus. Qu’est-ce qu’elles auraient pu faire ?
Et puis on trouve les femmes plus jeunes que les anciens soldats ont rencontré après la guerre. Elles sont plus jeunes qu’eux et sont nées après la Seconde Guerre mondiale. Il y a beaucoup moins d’expérience de la guerre en commun. Il y a une différence dans le couple dans l’appréciation de ce qui s’est passé en Algérie. Ces femmes sont d’une autre génération et elles ont beaucoup plus de mal à s’imaginer ce que ces anciens soldats ont pu vivre. Comme ils les ont rencontrées après la guerre, ces hommes ne leur en parlent pas du conflit. Ces femmes ne les questionnent pas. Ces questions arrivent bien plus tard, trente ans plus tard.
Dans les années 70, quelques signes apparaissent sur cette mémoire de la guerre d’Algérie. On parle d’objets, de chansons, de romans…. S’agit-il d’un premier déclic ?
Il ne faut pas avoir cette image que rien ne s’est passé avant En fait, il y a des signes tout le temps. C’est là où le silence est rempli. On trouve dans les années 70 des chansons, des films, des romans, des allusions dans les manuels scolaires. Il n’y a pas d’invisibilité. Je raconte l’histoire des objets. On trouve une assiette une couverture, une théière, que les hommes ont rapporté de la guerre. Ces objets pour eux sont associés à un moment de la guerre. Ces sont des objets qu’ils ont peut-être volés ou achetés dans un contexte très particulier. Après l’objet est banalisé par la famille dans son usage quotidien mais cet objet est toutefois là. Or il y a quelque chose mais il n’y a pas forcément de récit sur l’expérience de la guerre qui lui est rattaché
Le récit commence à apparaitre dans les années 2000 avec la révélation pour le grand public de l’ampleur de la torture pratiquée par l’armée française durant le conflit.
Cela commence avant. Mais à partir des années 2000 il y a une forme d’autorisation à parler de façon bien plus large. En 1999, la France pour la première fois par le biais de ses parlementaires reconnait que l’on peut parler de guerre à propos de ce que l’on appelait les évènements d’Algérie. Cette espèce de sanction officielle, tellement tardive par ailleurs, accompagne une libération de la parole. « Ah oui j’ai fait la guerre, ah oui papa a fait la guerre », peut-on entendre. Il y a un contexte dans les années 99, 2000 2001 et 2002, plus favorable pour permettre de raconter leur histoire. Ils pensent qu’ils vont être écoutés. Et de fait des questions leurs sont posées.
La force des témoignages
Ne pas pouvoir dire les mots. Cela aura été sans doute le drame de nombreux soldats revenus d'Algérie, pour ceux souffrant de stress post traumatique. Raphaëlle Branche remonte le fil dans les archives et donne des exemples. Albert Ballot fut interné à Villejuif en 1966 pour des troubles psychiatriques qui datent de plus de sept ans.
"Il voit son frère se promener dans sa cellule jouer avec des pièces de monnaie et le bruit qu'elles font en s'entrechoquant lui font penser qu'il s'agit de l'explosion d'une bombe". Il est jugé schizophrène. Il sort six mois plus tard mais il est à nouveau interné en 1967. Aucune question concernant son passé en Algérie lui est posée. Cet exemple est le plus frappant.
Il faudra attendre les années 1980 pour que ces personnes atteintes de troubles puissent parler de l'Algérie aux médecins. L'enquête de l'historienne regorge d'histoires moins spectaculaires de ces soldats qui ne peuvent pas parler face aux exigences de la société ou de la famille.
Et ces questions sont posées par les petits-enfants, peut-on lire dans votre ouvrage.
Ce n’est pas très original et ce n’est pas lié seulement à la guerre d’Algérie. Souvent on a du mal à parler à la première génération, celle de ses enfants. On a plus de facilité à communiquer avec les petits enfants. Et on comprend cela intuitivement. Le rapport parent-enfant est complexe. Il est riche d’énormément de choses. Dans nos sociétés contemporaines, en tout cas en France, le lien grand parent-petit enfant n’est jamais un lien de cohabitation. Il n’y a pas de quotidien partagé. C’est une relation qui est choisie. Pour les grands-pères, cela donne une liberté de parole absolument inédite. Il y a comme une espèce de rattrapage vis-à-vis des enfants à qui on n’a pas raconté. Pour les petits enfants, c’est une relation qui est complètement différente.
Dans les témoignages que vous citez, notamment celui du soldat Maurice Barthélemy, le sentiment de culpabilité semble dominer, celui de ne pas avoir dit non.
Je ne pense pas que l’on puisse généraliser et dire que l’ensemble des soldats éprouve de la culpabilité ou des regrets sur le fait de ne pas avoir dit non. En revanche ils éprouvent une très grande difficulté à rendre compte aujourd’hui de ce qui s’est passé en Algérie et notamment de leur acceptation de la guerre. On a beaucoup de mal aujourd’hui à faire comprendre à des plus jeunes que l’on n’avait pas le choix.
À l’époque, l’objection de conscience n’existait pas. Refuser amenait à faire beaucoup de prison. Et de toute façon socialement il n’y a pas d’espace pour penser le refus de la guerre. Ceux qui refusent sont une extrême minorité. Et donc on y va pour faire son devoir de citoyen pour faire plein de choses qui n’ont pas grand-chose à voir avec le colonialisme, avec les violences qu’ils vont commettre ou être témoin en Algérie. Et néanmoins, ils vont se retrouver dans cette histoire et ils vont y participer. Et il est difficile de raconter. Il est difficile pour eux de trouver les mots. Certains trouvent des biais. Pour d’autres, c’est plus complexe. Le racisme pour certains est également un mode d’expression dans le récit. « Ces gens-là n’étaient pas comme nous ». Les questions qui leur sont posées sont souvent choquantes. C’est compliqué pour eux. Le récit n’est pas un robinet où l’eau coule facilement. Effectivement la honte, la culpabilité et la peur d’être mis en accusation sont des sentiments diffus chez beaucoup mais ces sentiments ne sont pas dominants. Le sentiment dominant est celui d’avoir fait une guerre et d’avoir été les instruments d’une politique sur laquelle ils n’avaient aucune maîtrise. Et ça ce n’est pas seulement leur sentiment, c’était aussi une réalité.
Est-ce que ce long silence dans les familles a pesé dans les relations franco-algériennes sur les questions mémorielles ?
Les relations affectives, personnelles entre les Français et les Algériens sont marquées par l'histoire des appelés en Algérie. Elles le sont aussi par la présence de centaines de milliers d’Algériens en France dès la guerre de Libération. C’est aussi la présence des Français rapatriés. Ce sont toutes ces personnes qui ont des liens avec l’autre côté de la Méditerranée qui sont des liens de familles, des liens affectifs, des souvenirs qui colorent notre perception de ce qui se passe en Algérie. À cela s’est ajoutée la guerre en Algérie dans les années 90. Mais le lien entre l’Algérie et la France est unique.
La France va ouvrir « avec 15 ans d’avance » les archives judiciaires de la guerre d’Algérie. L'annonce faite vendredi matin par Roselyne Bachelot est destinée, selon la ministre française de la Culture, « à regarder la vérité en face » et elle pourrait être de nature à apaiser quelque peu les relations entre Paris et Alger très tendues ces derniers mois.
Annoncer l’ouverture de telles archives, aussi sensibles, 48 heures après la visite de Jean-Yves Le Drian à Alger, « n’est pas un hasard », décrypte un bon connaisseur des relations franco-algériennes. « C’est une démarche qui va dans le sens du rabibochage », poursuit-il, et ce après la grave crise de ces dernières semaines entre les deux pays.
Dans un contexte électoral tendu, difficile pour Paris de faire un geste sur les visas. Le dossier mémoriel apparaît ainsi pour notre source comme le « seul domaine où le gouvernement peut essayer d’avancer un petit peu ». La France a donc voulu adresser un message à l’Algérie en annonçant vendredi l’ouverture de ces archives concernant les enquêtes de gendarmerie et de police, soit toutes les procédures judiciaires ouvertes sur le sol algérien ainsi qu’en métropole, entre 1954, début de la guerre et 1966, quatre ans après la signature des accords d’Évian.
Des archives jusque-là accessibles uniquement sur dérogation
« Cela couvre aussi bien les faits relatifs à la répression de ceux qui voulaient l’indépendance, confie hors micro une source au sein des archives de France, que à l’inverse ceux qui étaient partisans de l’Algérie française ». Ces archives étaient jusque-là accessibles mais uniquement après demande de dérogation. Une demande qui pouvait être refusée car leur délais de publication était fixé à 75 ans. Ces archives seront donc accessibles avec 15 ans d’avance sur la date prévue.
Pour l'avocat Jean-Pierre Mignard, fin connaisseur des relations franco-algériennes, cette nouvelle est une bonne chose. « Peut-être ne pouvait-on offrir que ça, mais ce "ça" est quand même très important pour les historiens, et puis pour nous tous, pour savoir ce qu’il en est, estime-t-il. Aux Algériens aussi de faire la même démarche il n’y a plus de droit à attendre, il n’y a plus de poursuites judiciaires, il n’y a pas de jugement à attendre, il n’y a que la vérité historique, le travail historique, celui fourni par les historiens de part et d’autre. Je pense aussi que c’est essentiel pour éviter que le part et d’autre quelque fois des faits non vérifiés, ou des faits grossis servent à altérer la relation entre les deux pays ».
C’est une avancé incontestable, même si beaucoup de dérogations ont quand même été accordées aux chercheurs. Certains fonds, par exemple le fonds de commission de sauvegarde, c’est un fonds qui comprend des milliers de cas de signalement de disparitions à la fois d’algériens, d’européens, etc…
Publié le :
Fabrice Riceputi, historien et spécialiste de l'Algérie
Le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, a indiqué ce 11 décembre que les manifestations du 11 décembre 1960 ont été une preuve édifiante de la force de la glorieuse Révolution et un indice inéluctable de la fin du colonialisme.
Dans son message à l’occasion du 61e anniversaire des manifestations du 11 décembre 1960, le Président Tebboune a souligné que ces évènements “ont été, du point de vue organisationnel, une preuve édifiante de la force de notre glorieuse Révolution et un indice inéluctable de la fin du colonialisme”.
Sur le plan diplomatique et médiatique, ces manifestations ont “conforté les positions du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et donné de l’espoir aux peuples opprimés, après l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies, lors de sa 15e session, d’une résolution appelant à la décolonisation et déclarant que la sujétion des peuples à une domination et à une exploitation étrangère constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme, et est contraire à la Charte des Nations unies et compromet la cause de la paix et de la coopération mondiales”, a-t-il ajouté.
“Ce même jour de l’année 1960, les enfants (filles et garçons) du peuple algérien ont participé à des manifestations massives à travers la plupart des régions du pays, à l’appel du Front de libération nationale, scandant tel un seul homme que le peuple algérien a atteint dans sa marche vers la liberté et l’indépendance un point de non retour”, a rappelé le président de la République.
A cette occasion, le Président Tebboune a mis en avant “la symbolique de l’organisation, dans la wilaya de Naâma, des célébrations officielles de ce mémorable anniversaire dans la mesure où elles coïncident avec la tenue du colloque national sur +le symbole de la résistance populaire dans le sud ouest cheikh Bouamama+, qui a dirigé une résistance populaire et levé haut l’étendard de la lutte pour défendre l’honneur de sa patrie et de sa nation dans notre grand sud ouest”.
Il a en outre souligné que ce colloque était “l’occasion de s’incliner à la mémoire d’un homme unique et singulier au regard de son savoir, de ses oeuvres, de sa foi et de sa résistance”, le qualifiant de “chef charismatique et clairvoyant, d’homme politique chevronné et visionnaire, doué de capacités exceptionnelles dans l’organisation stratégique et la planification militaire”.
Le Président Tebboune a également affirmé que “le message sacré que nous ont légué notre héros Cheikh Bouamama et tous les héros de notre résistance populaire ainsi que nos martyrs, est lourd de sens.
Il exige d’unifier les rangs et de se tourner vers l’avenir, et de faire de la cohésion des enfants d’Algérie avec l’Armée nationale populaire (ANP), digne héritière de l’Armée de libération nationale (ALN), une force unifiée capable de relever les défis et de consacrer les nobles valeurs et les idéaux de notre peuple à travers les époques et les siècles”. Et d’ajouter qu’en ce jour où “notre vaillant peuple commémore cette glorieuse épopée du 11 décembre 1960, alors qu’il s’apprête à célébrer le 60e anniversaire de la fête de l’indépendance, nous devons nous préparer à fêter cet événement mémorable qui consacre le recouvrement de la souveraineté nationale”.
Le président de la République a appelé à ce propos “tous les secteurs, les institutions, et tous les acteurs de la société civile à l’élaboration de programmes à la hauteur de cet événement, par fidélité à notre mémoire et en reconnaissance des sacrifices des martyrs”, relevant la nécessité de “saisir cette occasion pour mettre l’accent sur la nécessité de sensibiliser les nouvelles générations à notre glorieuse histoire et de consacrer notre attachement à la mémoire de notre nation”.
L’ouverture anticipée des archives judiciaires françaises en rapport avec la guerre d’Algérie est le dernier en date d’une série de gestes mémoriels de Paris envers Alger sous l’ère Macron.
Depuis son accession au pouvoir en 2017, Emmanuel Macron dit vouloir regarder en face « les blessures » de ce conflit (1954-1962), afin de « réconcilier les mémoires » entre Français et Algériens, mais sans « repentance ».
« Crime contre l’humanité »
En février 2017, Emmanuel Macron, en pleine campagne pour la présidentielle, déclare à Alger qu'« il est inadmissible de faire la glorification de la colonisation », qui fait « fait partie de l’histoire française » et « est un crime contre l’humanité ».
Pas « prisonnier du passé »
« Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller » avec la colonisation ?, lance le président Emmanuel Macron à un jeune homme croisé dans une rue d’Alger en décembre 2017. Il lui demande de « ne pas être prisonnier du passé ». Il promet que les restes de 24 insurgés algériens tués au XIXe siècle par l’armée française et conservés au Musée de l’Homme à Paris seront restitués à Alger. Ce sera fait en 2020, Alger saluant « un grand pas ».
Harkis de Charente:une mémoire en souffrance
Hier, c’était la journée nationale d’hommage aux harkis Le gouvernement a annoncé des mesures «Insuffisant», disent les harkis charentais qui souhaitent une véritable réparation de leur sacrifice.
« Pardon »
Le 14 septembre 2018, Emmanuel Macron demande « pardon » à la veuve de Maurice Audin, Josette, alors âgé de 87 ans, 61 ans après la mort, en 1957 à Alger sous la torture, de son mari, jeune mathématicien communiste de 25 ans. « Au nom de la République française », il reconnaît que Maurice Audin a été torturé à mort, ou torturé puis exécuté par l’armée française.
Il annonce aussi l’ouverture des archives sur la disparition des civils et militaires, français et algériens, durant le conflit. Alger réclame à la France la remise de « la totalité » des archives (1830-1962). Quelques jours plus tard, il promeut une vingtaine de harkis, combattants algériens ayant servi la France avant d’être abandonnés en nombre par Paris dans des conditions tragiques, dans les ordres de la Légion d'honneur et du Mérite.
« Apaisement »
« Il importe que l’histoire de la guerre d’Algérie soit connue et regardée avec lucidité », explique Emmanuel Macron en confiant en 2020 une mission à l’historien Benjamin Stora. Aux Mureaux en octobre, il déclare que le « séparatisme » islamiste est en partie « nourri » par les « traumatismes » du « passé colonial » de la France et de la guerre d’Algérie, qui « nourrit des ressentiments, des non-dits ». « Moi, j’ai envie d’être dans la vérité et la réconciliation », dit-il en novembre.
« Actes symboliques »
Après la publication du rapport Stora, en janvier 2021, M. Macron s’engage à des « actes symboliques », mais exclut toute « repentance » et « excuses ». Le 3 mars, il reconnaît, « au nom de la France », que l’avocat nationaliste Ali Boumendjel a été « torturé et assassiné » le 23 mars 1957 par l’armée française, contredisant la version initiale d’un suicide.
Le 20 septembre, M. Macron demande « pardon » aux harkis qui furent « abandonnés » par la France. Suit en novembre un projet de loi actant ce « pardon » et tentant de « réparer » les préjudices subis. Le 2 octobre, Alger rappelle son ambassadeur à Paris après des propos d’Emmanuel Macron disant que l’Algérie, après son indépendance, s’est construite sur « une rente mémorielle » entretenue par « le système politico-militaire ».
Le 16 octobre, commémorant les 60 ans du massacre de manifestants algériens à Paris le 17 octobre 1961, il déclare que ces « crimes » commis « sous l’autorité de Maurice Papon » sont « inexcusables pour la République ». Le 8 décembre, le chef de la diplomatie française Jean-Yves Le Drian, en visite à Alger, appelle à une « relation apaisée » avec Paris.
Délégation du GPRA (à sa tête, Krim Belkacem) lors de la signature des accords d'Évian, le 18 mars 1962 qui ont mis fin à la guerre d'Algérie. De gauche à droite : Taïeb Boulahrouf, Saâd Dahlab, Mohamed Seddik Benyahia, Krim Belkacem, Benmostefa Benaouda, Redha Malek, Lakhdar Bentobal, M'Hamed Yazid et Seghir Mostefaï.
C’est l’image-histoire, celle de la délégation algérienne qui a négocié à Evian avec le gouvernement français. une image et une date qui font encore enrager les nostalgiques de l’ordre colonial : à Béziers, Robert Ménard, maire pro-front national va mettre aujourd’hui les drapeaux en berne après avoir « effacé » l’indésirable date du 19 mars d’une rue de Béziers pour le remplacer par le nom d’un membre de la sinistre OAS (organisation armée secrète).
On voit dans cette image Krim Belkacem, chef de la délégation du GPRA (gouvernement provisoire de la république algérienne) aux négociations d’Evian. Ses accompagnateurs de moment sont Mohamed Seddik Benyahia, Tayeb Boulehrouf, Lakhdar Bentobal, Redha malek et M’hamed Yazid.
L’image a fait le tour de monde. Elle ne marque pourtant pas un « tournant », elle fixe une conclusion. Celle d’un long et douloureux combat des Algériens pour l’indépendance et la libération. Mais aussi celle de négociations dures entre le FLN et la France.
Le 18 mars 1962, Krim Belkacem, chef de la délégation algérienne et ministre les affaires extérieures du GPRA (gouvernement provisoire de la république algérienne) et Louis Joxe, ministre les affaires algériennes de de gaulle, signent, après onze jours de discussions à l’hôtel du parc, les accords d’Evian, un document de 93 pages et de 2026 mots.
Les accords proclament un cessez-le-feu dès le lendemain, 19 mars 1962, devenu en Algérie le « jour de la victoire » (youm ennasr). Ils prévoient l’organisation rapide d’un référendum pour que les populations « choisissent leurs destins ».
19 mars le cessez-le feu, la victoire
Une conclusion à laquelle ne se résigneront pas les tueurs de l’OAS (organisation armée secrète) qui engageront la politique de la terre brûlée en multipliant les tueries et les ratonnades et en créant un climat de haine et de peur qui poussera les français d’Algérie à quitter le pays.
Le temps des indigènes
53 ans, plus tard, Robert Ménard, maire de Béziers et ex-président de reporters sans frontières, n’a toujours pas digéré le « conclusion » de 19 mars, il met les drapeaux en berne, il continue, sur les thématiques du front national, la guerre perdue pour son « paradis perdu ».
La photo de la délégation algérienne fixe un moment. Celui les « indigènes », d’une humanité de « second collège » qui, à la suite d’un combat dur et sanglant, négocie fermement l’indépendance sans aucune concession sur l’intégrité territoriale.
Réda Malek, membre de la délégation algérienne, évoquera dans son livre (l’Algérie à Evian. Histoire des négociations secrètes 1956-1962. Paris, le seuil 1995) un psychodrame et un feuilleton à rebondissement. De « suspension en reprise, de pourparlers publics en conciliabules secrets », les négociations entamées secrètement par l’intermédiaire de la très discrète diplomatie suisse, vont durer une année. Ce n’était pas la première négociation entre le FLN et les autorités françaises. Les discussions secrètes et parfois publiques ont commencé dès 1956.
Evian était bien une conclusion. Le général de Gaulle, ainsi que le rapporte Yves Courrière, dans sa série sur la guerre d’Algérie, appelait régulièrement Louis Joxe, pour poser la question/ « alors, c’est pour bientôt ? ». Le 19 mars 1962, la France officielle a pris acte de la fin de l’Algérie coloniale.
(*) Article publié le 19 mars 2015 dans le Huffpost Algérie
La Cour de Tipasa a décidé, samedi, de reporter pour la deuxième fois successive, au 25 décembre courant, le réexamen de l’affaire de l’ex-wali d’Alger Abdelkader Zoukh, condamné dans trois affaires de corruption à des peines allant de 4 à 5 ans de prison ferme. La chambre correctionnelle de la cour de Tipasa a décidé de réexaminer l’affaire de l’ex-wali d’Alger poursuivi dans 3 affaires de corruption, après exécution de l’arrêt de la cour suprême qui a accepté un pourvoi en cassation contre les jugements prononcés précédemment.
Ce deuxième report du procès intervient à la demande de la défense, alors que le premier procès qui était programmé pour le 4 décembre passé, a également fait l’objet de report suite à la demande de la défense.
La Cour de Tipasa a confirmé le 15 février 2021, en appel, les jugements rendus en première instance condamnant à des peines de deux fois 4 ans et 5 ans de prison ferme, l’ancien wali d’Alger, Abdelkader Zoukh poursuivi dans des affaires de corruption.
Le verdict dans cette affaire a été rendu suite à l’audience tenue le 6 février dernier, lors de laquelle le parquet a requis des peines de 10 à 15 ans de prison ferme contre l’ancien wali d’Alger pour des affaires impliquant des membres de la famille de l’ancien Directeur général de la sûreté nationale (DGSN), Abdelghani Hamel, le président de l’ex FCE, Ali Haddad, l’homme d’affaires Mahieddine Tahkout et des membres de sa famille.
Abdelkader Zoukh purge actuellement une peine de prison prononcée à son encontre en décembre dernier par le tribunal de Tipasa qui l’a condamné à des peines de 4, 4 et 5 ans de prison ferme, assorties d’un amende d’un million de DA dans chacune des affaires pour lesquelles il est poursuivi, en plus de 10 millions de DA de compensations pour les pertes subies par le Trésor public. Il a été également interdit d’occuper des postes de responsabilité au sein de l’Etat et de se porter candidat pour des postes politiques pendant 5 ans après l’expiration de sa peine.
Zoukh a été poursuivi en tant que principal accusé dans l’affaire de la famille de Abdelghani Hamel (son épouse, son fils Chafik et sa fille Chahinez), pour « dilapidation délibérée de deniers publics par un fonctionnaire », « utilisation illégale de biens et de deniers publics qui lui ont été confiés en vertu de sa fonction », « abus de fonction et violation des lois et règlements dans le but d’obtention d’avantages pour un tiers ». Pour ce qui est des charges retenues contre Zoukh dans l’affaire de Ali Haddad, l’ancien président du FCE (témoin dans l’affaire), elles portent sur l' »abus de fonction et octroi d’indus privilèges ».
Dans l’affaire relative à l’octroi de privilèges à la famille Mahieddine Tahkout, Zoukh a été poursuivi pour « octroi délibéré de privilèges non justifiés à un tiers lors de la conclusion d’un marché et d’accords illégaux, corruption dans l’attribution de marchés publics et de contrats, dilapidation de deniers publics, abus de fonction, conflit d’intérêts, agrément d’exonérations fiscales et de réductions sans justificatif légal ».
IPASA - Les premières neiges de la saison sont venues recouvrir de leur manteau blanc dimanche les hauteurs de Sidi Semiane, à l'ouest de Tipasa, après quatre saisons d'absence, à la grande joie de la population de cette région à vocation agricole.
Les habitants de la ville montagneuse de Sidi Semiane, située à 16 km au Sud-ouest de la ville côtière de Cherchell et à 900 m d'altitude, ont été agréablement surpris, à leur réveil, par les beaux paysages enneigés qu'ils n'ont pu voir depuis quatre ans, a déclaré à l’APS Sofiane. B, un habitant de cette localité.
"La joie a gagné la population de cette région à vocation agricole avec l'arrivée de la poudreuse, augurant une belle saison agricole", a-t-il dit, tout en rappelant que les dernières chutes de neige remontent à l’hiver 2016/2017, alors que la diminution de la neige commençait à se faire sentir depuis 2012, année durant laquelle de fortes chutes de neige ont causé la fermeture des axes routiers.
De belles photos de la région emmitouflée dans son manteau blanc ont été partagées sur les réseaux sociaux, augurant une"bonne saison agricole", a indiqué à l'APS le secrétaire général de la Chambre d'agriculture, Chokri Benchabane.
Pour leur part, les agriculteurs de la wilaya se sont dits particulièrement "optimistes" quant à ces importantes chutes de neige, mais aussi par les appréciables précipitations enregistrées ces dernières semaines, rappelant que Tipasa, qui est une wilaya agricole par excellence, a beaucoup souffert ces dernières années d’un déficit sévère en pluie, ce qui a affecté l'activité agricole.
Limitée au Sud par Arib (wilaya d’Ain Defla), la commune de Sidi Semiane, à l'instar des localités montagneuses de l'Ouest et du Sud, notamment Menaceur et Beni Mileuk, est particulièrement dépendante des activités agricoles traditionnelles, de l’élevage, l’aviculture et l’arboriculture fruitière, notamment les amandiers.
La wilaya de Tipasa enregistre depuis près d'un mois et quotidiennement des rigueurs du climat, qui se traduisent par d'importantes chutes de pluie, à l’origine d’une hausse du volume d'eau emmagasiné par le barrage de Boukerdane (commune de Sidi Amar) en passant de 500.000 M3 à six (6) millions de mètres cubes, selon la direction des ressources en eau.
Les responsables en charge du barrage Kef Eddir de Damous, à l'extrême Ouest de Tipasa, non encore opérationnel, ont, pour leur part, procédé à un lâcher d'eau afin d'éviter toute menace sur la population, en raison du volume d’eau stocké qui a dépassé les 90 millions de M3.
A noter qu’un bulletin spécial (BMS) de l'Office national de météorologie diffusé, hier samedi, a annoncé un niveau d'alerte orange pour un nombre de wilayas, dont Tipasa.
Un nouveau BMS diffusé, dimanche, a annoncé la poursuite des chutes de pluie orageuses.
« Elle veut quoi, la négresse ? » : c’est la question que lui lança un jour un commissaire… La gloire, l’héroïsme dans la Résistance et même un château : elle voulait tout, Joséphine Baker, et elle a tout eu. Et même quelques belles occasions de dire « merde aux racistes ». Récit à cent à l’heure de François Forestier.
Pour acheter le hors-série de « l’Obs » sur Joséphine Baker, qui entre au Panthéon le 30 novembre, c’est ici. L’intégralité de nos articles sont aussi à retrouver sur le web dans ce dossier.
Seize bananes, voilà tout. La célébrité, le Panthéon, l’immortalité, l’entrée au Paradis, tout est dû à cette satanée ceinture imaginée par un décorateur facétieux, refusée puis acceptée par Joséphine Baker, « Vénus noire » qui bouleversa les Français et qui fit rêver tout Paris – messieurs et dames compris.
Soyons justes : la petite « câpresse » – mot antillais désignant une métisse – qui caracolait sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées avait un corps… Un corps… Ah mes enfants… Un corps qui percuta les commentateurs, les critiques de danse, les mondains, les curieux, les par-hasard, les snobs et les autres. Dont Simenon, le feu aux joues :
« C’est sans contredit la croupe la plus célèbre du monde, la plus désirée aussi… Elle pourrait faire l’objet d’un culte.»
Ce splendide culte méritait des poèmes : il y en eut. Des propositions de mariage, il y en eut également (à un moment, deux mille). Des protestations, aussi : il en plut. Dames patronnesses, hérauts du bon goût, soldats de la moralité chrétienne, tous criaient à la décadence de la civilisation.
Celle-ci s’en remit aisément. Joséphine Baker aussi. Arrivée avec trois plumes et un sourire de gavroche, elle se réinventa en maharané des Folies-Bergère, en chanteuse de charleston, en mannequin de la haute couture, en patriote tricolore ayant « deux amours », en gaulliste intransigeante, en résistante contre la peste brune, en mère adoptive rêvant d’une famille « arc-en-ciel », en vieille dame luttant contre le mauvais sort et en personnage mythologique réussissant sa sortie ultime – sur scène. A ceux qui pensaient assister à un spectacle pornographique en venant voir un de ses shows, son manager répondait : « Ils seront déçus. » Joséphine Baker le remerciait pour la cédille.
Elle était arrivée à Paris dans l’air du temps, dans l’ère du « Tumulte noir ». Elle sortait d’un monde abject, fracturé par un racisme terrible, qu’elle combattit toute sa vie. Aux Etats-Unis, elle était une bamboula. En France, elle fut une vedette. Liaisons houleuses, bisexualité scandaleuse, mariages foireux, prises de position bizarres (dont un éloge de Mussolini), caprices innombrables, qu’importe ?
La seule ligne traversière, celle qui nous touche infiniment, c’est celle-ci : jamais Joséphine Baker ne recula devant le combat – nécessaire, ardent, constant – contre le racisme. Accueillie dans un commissariat par un sonore : « Elle veut quoi, la négresse ? », elle n’oublia jamais l’humiliation des hôtels de la ségrégation, les remarques haineuses, les insultes mortelles. On l’accusa d’être un clown, elle fut une ninja de la cause noire. Elle sut, avec hauteur, dire merde aux racistes. Au Panthéon, au Walhalla, aux Folies-Bergère, au Cotton Club, où qu’elle soit aujourd’hui, on est avec elle. Racistes, crevez.
Les flammes de l’enfer faillirent l’engloutir, pourtant. Joséphine Baker était une survivante.
Joséphine Baker dans les années 1920. (AKG-IMAGES)
Lynchages
Eté 1917. Freda, une petite fille de 11 ans regarde, au loin, l’incendie. Elle est noire, maigre, mal aimée, terrifiée. A Saint-Louis, ville plate au confluent du Mississippi et du Missouri, des hordes de Blancs avancent, la torche à la main. Ils sont plusieurs milliers, ouvriers des abattoirs, maçons des usines de ciment, employés des chemins de fer : la cité, qui se trouve sur le chemin des migrants noirs venus du Deep South, absorbe des milliers de demandeurs d’emploi, venus d’Ukraine, d’Italie, du Kansas, de Chicago.
La population noire, elle, remonte des Etats ruraux – la récolte du coton commence à être mécanisée – vers les grands centres industriels. Les grèves se succèdent, le mécontentement grandit, les usines engagent de la main-d’œuvre noire pour compenser l’absentéisme des grévistes blancs, notamment dans les entrepôts de l’Aluminium Ore Company, l’une des plus importantes usines de bauxite des Etats-Unis.
Le 2 juillet, tout explose. La rumeur assure que les « nègres » vont charcuter les femmes blanches. Les Blancs foutent le feu. Et lynchent à tour de bras. En sous-main, le Ku Klux Klan manipule les émeutiers. Les femmes, les enfants noirs sont traqués par des assassins ivres de sang. On pend des cadavres aux poteaux télégraphiques. Les quartiers noirs, constitués de cabanes pourries, de wagons hors d’usage, de clapiers tapissés de journaux, se vident.
C’est là que la famille Mcdonald survit – tout juste. Le père de la gamine, désigné sur la feuille d’état civil par trois lettres (« Edw. ») est-il Eddie Carson, batteur de jazz à ses heures ? Ou bien est-ce un autre gugusse de passage ? Carrie, la maman, est blanchisseuse, et son compagnon, Arthur Martin, est un loqueteux qui pue violemment des pieds (c’est Joséphine qui le dit dans ses différentes autobiographies) et ne fait rien.
La gamine traîne, la rue est son royaume : elle regarde les « minstrels shows », ces petits groupes de musiciens qui vont de cachet en cachet, elle chasse les rats qui courent sur sa paillasse, elle observe les putes de East Saint Louis, livrées à tous les vices ; l’une des spécialités les plus demandées, dit-on, est « la chatte en feu ». Un peu d’essence sur le pubis de la prostituée (noire, de préférence), et une allumette, pour rigoler…
Le pont, c’est le salut, lors de l’émeute. L’Eads Bridge enjambe le Mississippi : deux kilomètres de béton et d’acier qu’il faut franchir, en pleine nuit, hors d’haleine, avec les barbares derrière. Joséphine, dans les jupes de sa mère, court pour échapper aux « rednecks » qui allument des croix de feu. Un homme, près d’elle, tombe, le visage lacéré par une balle. Une femme enceinte est éventrée. La garde nationale, appelée à la rescousse, se joint aux émeutiers.
Au petit matin, on dénombrera des centaines de cadavres et six mille foyers noirs ont été détruits. Il n’y a pas de photos de cette nuit sauf une, prise de loin, aujourd’hui conservée au Smithsonian National Museum of African History. Joséphine Baker, elle, garde des images dans sa tête. C’est la guerre en Europe, c’est la guerre à Saint-Louis. La Russie a inventé les pogroms, l’Amérique les perfectionne. Freda Josephine Mcdonald va se fabriquer une autre vie, une autre identité. Sa vocation lui viendra d’une autre guerre, achevée.
La naissance du jazz
1898. Les soldats américains sont rentrés de Cuba, après le conflit avec l’Espagne. Les colonies des Caraïbes ont été nettoyées, et les troupes – souvent noires – débarquent à La Nouvelle-Orléans. Elles trimballent, dans leur paquetage, des cuivres : trompettes, trombones, bugles, saxophones, tubas, hélicons, clairons, cornets à pistons, mellophones, que sais-je ? Le jazz naît ainsi.
A Paris, Judith Gautier, la fille de l’auteur du « Roman de la momie », publie « les Musiques bizarres à l’Exposition de 1900 ». Bizarres ? Entendez : sons japonais, luth javanais, dawr égyptien, mais aussi jazz. Joséphine Baker s’imprègne de cette musique, dans la rue, dans les bouges, dans les arrière-cours. Elle se marie à 13 ans. Elle ramasse quelques dollars, çà et là, et l’un de ses copains musiciens précise : « Elle bougeait ses fesses comme un coq qui secoue ses plumes. » Elle traîne avec des artistes noirs, sous l’égide de la T.O.B.A., la Theater Owners Booking Association, sorte de syndicat pour les « Coloured ». C’est un point important.
Elle ne le sait pas, mais la T.O.B.A. est prise en main par la Mafia. La prohibition, décrétée le 16 janvier 1920, va faire la fortune des voyous. Le monde du spectacle est une proie toute trouvée. Duke Ellington appartient, littéralement, à un truand d’origine anglaise, Owney Madden, surnommé « The Killer ». C’est le propriétaire du fameux Cotton Club. Joséphine se débrouille comme elle peut, se marie une deuxième fois avec un porteur de chemin de fer nommé Baker. Elle gardera un bon souvenir du gars – elle a quinze ans – et son nom. C’est peu, mais c’est beaucoup. Elle prend la route.
Les Blackbirds, une troupe de chanteurs et danseurs noirs de New York, arrivent à Paris au milieu des années 1920. (ROGER-VIOLLET)
A Paris, le 22 septembre 1925, la gare Saint-Lazare résonne de cris joyeux, de notes de saxophone, d’interjections colorées. Sur le quai, trente gaillards et drôlesses manifestent leur liesse. Les hommes portent des chaussettes vertes avec des lacets rouges, les femmes ont sur la tête des « petits jardins avec des myosotis ». La bande vient de débarquer du « Berengaria », l’un des six paquebots qui dégorgent cinq mille Américains par semaine. Malgré la pluie, l’euphorie l’emporte.
André Daven, le directeur artistique du Théâtre des Champs-Elysées, qui les a engagés à l’aveuglette, note :
« Des jupes safran, des blue-jeans framboise, des chemises à larges damiers ou à pois ensoleillent la grisaille. Sous un bibi extravagant, en salopette de jardinier à carreaux noirs et blancs, une jeune femme longue se détache et s’avance : « So, this is Paris ! » »
Joséphine découvre deux futurs amours, « mon pays et Paris ». Oui, this is Paris. La Ville-Lumière est en plein « Tumulte noir » : la négritude est à la mode. Vlaminck s’extasie devant deux statuettes du Dahomey dans un bistrot d’Argenteuil (il est bourré), Braque achète un masque sogho du Gabon, Picasso acquiert un masque grebo, Poulenc donne une « Rapsodie nègre » truffée de dialogues de pacotille (« Kati moko, mosi bolou » et « Caca nunu »), le premier Congrès panafricain a eu lieu en 1919 au Grand Hôtel du boulevard des Capucines.
Les tirailleurs sénégalais démobilisés après la boucherie de la Grande Guerre se répandent dans Paris, jouent et dansent au Bal nègre de la rue Blomet ; le héros noir de l’aviation Eugène Bullard ouvre une boîte de nuit à Montmartre ; Fernand Léger ramasse des « nègreries » ; Sidney Bechet ravit les amateurs ; la Butte est littéralement prise d’assaut par les musiciens américains, notamment par l’orchestre de James R. Europe le bien nommé. Blaise Cendrars s’en mêle et se moque de l’influence du docteur Jacobus X, médicastre qui a publié en 1893 « l’Art d’aimer aux colonies », livre dans lequel il s’intéresse notamment au « violon anal » (?). Noble Sissle, musicien de jazz réputé, constate : « We have Paris by the balls. » Joséphine Baker va s’en apercevoir vite.
La Vénus noire qui hanta Baudelaire
Les premières répétions sont catastrophiques : les artistes font des claquettes pendant deux heures devant des décors peints par… John Dos Passos, qui est en train de mettre un point final à « Manhattan Transfer ». Tout juste démobilisé, il est étudiant à la Sorbonne, en anthropologie, ça tombe bien. Jacques-Charles, magicien des grandes scènes, intervient :
« L’orchestre nègre est remarquable, et seule une artiste, dont j’avais remarqué le corps sculptural, se refusa à se dévoiler un peu plus et à se montrer au public vêtue seulement d’une ceinture de bananes. Elle pleurait à chaudes larmes et me demandait à grands cris de reprendre le bateau… »
Paul Colin, jeune affichiste de talent, est convoqué. Il s’enferme dans son studio avec Joséphine Baker, la déshabille, la dessine, crée une affiche sublime, et couche avec elle. Lors du filage, quelques jours plus tard, le Tout-Paris se presse : Mistinguett, Van Dongen, Cécile Sorel, la princesse Murat, la correspondante du « New Yorker » Janet Flanner, le compositeur à succès Vincent Scotto… Celui-ci a le coup de foudre pour cette sorte de « Tanagra noire ». D’un seul coup, la java, le fox-trot, la polka, la chaloupée, le quadrille sont enterrés. Les « frétillements des dernières gommeuses » font pâle figure. Paris s’enflamme. Un restaurateur a le mot juste : « Quel cul elle a ! »
Il y a les pour. André Levinson : « C’est la Vénus noire qui hanta Baudelaire. » Paul Reboux loue « les agitations de sa chaste et ferme poitrine ». Jacques Patin : « miss Baker, qui fait songer à quelque idole noire, est une liane vivante. » Gérard d’Houville (pseudonyme de Maria de Heredia) : « un papillon extravagant. » Il y a les contre. Maurice Hamel : « Un nouveau coup porté à la civilisation. » Yvon Novy : « Le danseur noir est préhumain, sinon bestial. » Une Ligue contre le jazz se forme, car le jazz « est une forme de bolchevisme musical ».
Joséphine Baker dans les années 1920. (BRIDGEMAN IMAGES)
Pire : le Ku Klux Klan implante une branche à Paris. Par chance, les autorités françaises réagissent : dissolution immédiate. A Berlin, le journaliste Billy Wilder écrit dans « Die Stunde » :
« Le jazz, vous êtes pour ? Contre ? Du kitsch ? De l’art ? C’est une régénération essentielle du sang calcifié de la vieille Europe. »
Mais quand Joséphine Baker arrive à Vienne avec « la Revue Nègre », elle est accueillie par des manifestations d’étudiants qui protestent contre les « Schwarze », les « Neger ». La police intervient. On brûle des affiches. Bientôt, on brûlera des hommes.
A Paris, Joséphine Baker devient une star. Elle habite momentanément rue de Fleurus, en face de la librairie de Gertrude Stein. Passent Hemingway, Scott Fitzgerald, James Joyce. Elle rompt ses contrats, achète des animaux qui souillent sa chambre – perroquets, poulets, cochon, chien, lézard, guépard –, fréquente des amants (dont Simenon, qu’elle consomme séance tenante dans une loge de théâtre) et des amantes (dont Bricktop, la plus célèbre tenancière de boîte américaine black de Paris), se peint les ongles en laque dorée, apprend à conduire (mal), se fait voir au Bœuf sur le toit avec Cocteau, se produit en grand tralala sur la scène, est consacrée par Alice B. Toklas (la compagne de Gertrude Stein) dans un livre de cuisine où on peut apprendre à faire la custard Josephine Baker (« Battez trois œufs avec trois cuillères de sucre. Mélangez deux cuillerées de farine avec un peu de lait… »), reçoit le président Albert Lebrun au Bal des Petits Lits blancs (il a « la curiosité de voir ce joli phénomène noir » de plus près), et dit à Paul Derval, maître d’œuvre des Folies-Bergère : « Mon cher ami, arrangez-vous comme vous voudrez pour votre mise en scène, mais je veux toujours être au milieu. »
Renée Vivien, grande prêtresse des soirées lesbiennes, la prend en belle amitié. Colette aussi. La bisexualité a un avantage : elle double les chances d’être invité(e) le vendredi soir. Joséphine est donc conviée partout. Elle se fait photographier, nue, sur le toit du Théâtre des Champs-Elysées – et tous les habitants de l’avenue Montaigne se mettent à la fenêtre. Toute sa vie, Joséphine entretiendra des relations amicales avec les photographes, garants de son image.
En décembre 1926, elle ouvre aussi une boîte à son nom, Chez Joséphine – c’est l’usage. Dans la rue Fontaine, à Pigalle, il existe déjà des clubs de jazz où l’on peut prendre des leçons de charleston – c’est ce que fait le prince de Galles – ou bien se procurer une compagne ou un compagnon pour la nuit, voire un peu de poudre blanche.
Le cinéma, évidemment, fait appel à Joséphine Baker, pour « la Sirène des tropiques », dont le scénario est imbécile (Maurice Dekobra) mais le générique alléchant : Mallet-Stevens pour les décors, Pierre Batcheff pour le rôle principal, Luis Buñuel pour porter les cafés. Denise Tual, alors petite main, se souvient : « A cette époque, Joséphine était à l’apogée de son succès. Insupportable, elle faisait des caprices, piétinait les colliers de verroterie qui lui servaient de cache-sexe, exigeant une cape de chinchilla sans laquelle elle refusait de tourner… »
Joséphine Baker, avec son mari et manager, le « comte » Giuseppe Abatino, dit « Pepito ». (ALBERT HARLINGUE/ROGER-VIOLLET)
Depuis peu, Joséphine a un nouveau compagnon, Pepito, catalogué à la Préfecture comme « plâtrier » italien. Celui-ci se pare d’un fantaisiste titre de comte – il est en fait « instructeur de danse », comprenez gigolo. Jusqu’à une période récente, il a travaillé au Grand-Duc, la boîte de Joe Zelli, son cousin, qui a ouvert des bordels à Londres, des cafés à Tours, le club Chez les Nudistes à Pigalle, et qui est financé, en sous-main, par Owney « The Killer » Madden. Les truands américains, de Frank Nitti à Lucky Luciano, en passant par Al Capone (qui a une carte de visite assurant qu’il se consacre au « commerce de mobilier d’occasion »), s’intéressent à Paris, où la vente de cocaïne commence à rapporter. Mais les Corses de la Butte ne l’entendent pas de cette oreille, et quelques échanges de plomb règlent la question.
Le « comte » Pepito Abatino, lui, éduque sa compagne : il lui apprend les bonnes manières, examine ses contrats, choisit ses robes, lance des produits comme la brillantine Bakerfix pour les cheveux et l’huile Bakeroil pour bronzer, passe des accords avec les plus grands couturiers de Paris, fait la publicité des chaussures Perugia et des voitures Delage, distribue des étiquettes à coller sur toutes les bananes des marchandes de quat’saisons, engage George Balanchine pour des (vrais) cours de danse, transforme Joséphine en vamp, à la grande fureur de Mistinguett, qui voit sa royauté lui échapper.
Joséphine : « A New York, on m’appelait la Sarah Bernhardt de la danse. Mais à Paris, je monte en grade. Je deviens la Mistinguett noire. » Mistinguett, qui croise sa rivale lors d’une première au cinéma Apollo, crache à la figure de la « négrillonne ». Laquelle est pressentie pour être la reine de l’Exposition Coloniale de 1931, ce « concept-escroquerie » dénoncé par les surréalistes. Quelques esprits chagrins font remarquer que Joséphine Baker n’a rien à voir avec les colonies françaises : elle est Américaine. Peu importe : elle joue dans une opérette d’Offenbach, fait un tabac au Casino de Paris, séduit Max Reinhardt à Berlin, et, enfin, remet les pieds aux Etats-Unis, aux Ziegfeld Follies, la plus célèbre salle de débauche de plumes, un paradis de girls à damner un saint. Avec quinze malles, des centaines de chaussures et de costumes de scène et soixante-quatre kilos de poudre de riz, ses chiens et ses cacatoès, voici Joséphine, enfin, revenue au pays.
Joséphine Baker, avec le couturier Paul Poiret (1879-1944), lors de la fête de la Sainte-Catherine à Paris, le 25 novembre 1925. (BORIS LIPNITZKI/ROGER-VIOLLET)
Elle a deux tubes au répertoire : « la Petite Tonkinoise » – « Je suis vive, je suis charmante, comme un p’tit oiseau qui chante, il m’appelle sa p’tite bourgeoise, sa Tonkiki, sa Tonkiki, sa Tonkinoise » – et « J’ai deux amours ». Les deux rengaines ont été composées par Vincent Scotto, le seigneur de la chanson française (4 000 titres à son crédit). Le public américain n’est pas aussi enthousiaste que celui de Paris (« What is ton kiki ? » demande un journaliste), malgré les costumes magnifiques d’un nouveau venu, Vincente Minnelli, futur réalisateur d’« Un Américain à Paris ». Surtout, surtout, l’ignominie de la ségrégation est bien présente. A l’hôtel St. Moritz, 50 Central Park South, le directeur (pourtant immigrant grec), impose à Joséphine Baker de prendre l’escalier de service.
Mais Pepito, lui, a le droit de monter dans l’ascenseur. Joséphine accepte mal cet apartheid quotidien. Ses frères de race non plus. Alors qu’elle demande un café, en français, une employée noire, exaspérée par ces façons de « mal blanchie », lance : « T’es juste pleine de merde ! » A Harlem, on la considère comme une renégate. Elle n’a qu’à savoir où est sa place, dit-on. Pour les Américains, c’est au lavoir. Pour elle, c’est à Paris, Chez Joséphine, où elle passe de table en table, tire les moustaches, caresse les messieurs chauves, et remâche sa colère. Depuis les émeutes de Saint-Louis, donc, rien n’a changé ? «Les USA sont une terre barbare vivant dans une fausse démocratie de style nazi », dira-t-elle plus tard.
Joséphine résistante
Les nazis, justement. Les nègres, inférieurs, sont une menace pour la pureté de la race germanique, et il convient de faire une grande purge, notamment dans les milieux artistiques. Un danseur noir, Hilarius Gilges, est assassiné en 1933 à Düsseldorf. Joséphine Baker fait partie des « artistes décadents » et une publication patronnée par Goebbels la dénonce, photo à l’appui.
Tandis qu’elle jongle avec un nouveau mariage boiteux (avec Jean Lion, industriel raffineur de sucre), son amant Jean Menier (les chocolats) et ses bonnes œuvres (distribution de nourriture dans les quartiers pauvres), les nuages s’accumulent. Depuis la mort de Pepito – cancer du rein – elle dérive. Elle n’a aucun – aucun ! – sens de l’argent. Ni de l’organisation. Quant aux engagements… Comme le disait Samuel Goldwyn, « un accord verbal ne vaut même pas le papier sur lequel il est écrit ». Maxime valable pour les contrats écrits, même gravés dans le marbre de Carrare, dans l’univers de Joséphine Baker. Elle se dédit constamment, à la grande satisfaction des avocats.
En septembre 1939, alors qu’elle prépare avec Maurice Chevalier le show « Paris-London » au Casino de Paris, les Alliés déclarent la guerre. Quelques mois plus tard, Joséphine Baker est recrutée par Jacques Abtey, chef du contre-espionnage militaire à Paris. Méfiance, quand même : Mata Hari, lors de la Grande Guerre, était aussi une artiste de music-hall, et a fini dans les fossés de Vincennes, sous les balles de douze zouaves, avant d’être dépecée par les collectionneurs de souvenirs. Devant ce nouveau rôle d’héroïne de l’ombre, Joséphine Baker n’hésite pas : « C’est la France qui a fait de moi ce que je suis. Vous pouvez faire de moi ce que vous voulez. » Abtey obtempère. Il couche avec elle.
Quel rôle une femme noire, célèbre, dont les caprices et les écarts sont connus de tous, peut-elle jouer dans un réseau secret ? En se promenant dans les réceptions d’ambassade avec son guépard Chiquita, peut-elle ramasser des informations pour l’armée des ombres ? En plongeant dans les milieux du showbiz qui fricotent avec l’ennemi – Maurice Chevalier va rester en tête de liste comme collabo (selon Joséphine) –, peut-elle noter des secrets militaires ? Sa détermination ne fait aucun doute. Comme le dit Jimmie Daniels, musicien au Hot Cha de New York : « Elle a des couilles. » L’image, quoique anatomiquement fausse, est juste. Joséphine Baker a du courage. Mais de la discipline ?
En février 1945, pendant la bataille d’Alsace, Joséphine Baker rend visite à des soldats dans un cantonnement près de Strasbourg. (ECPAD)
Elle se rend sur la ligne Maginot pour chanter, fréquente les diplomates italiens, dîne avec des amis japonais, tourne un film, « Fausse Alerte » (excellent titre pour la « drôle de guerre ») avec Micheline Presle et Georges Marchal, participe à des émissions de radio, expédie des photos de marraine de guerre, élève des souris blanches, visite des centres d’hébergement. Sur le conseil d’Abtey, elle se rend en zone libre, aux Milandes, un château du XVe siècle de cinquante pièces en Dordogne, qu’elle a loué en 1937. Elle y arrive le 7 juin 1940, et va y rester trente ans. Son fantôme s’y promène encore.
Avec Paulette, sa bonne, François, son valet, madame Jacobs, son assistante, toute une smala de familiers, elle tricote des écharpes pour les soldats, accueille Jacques Abtey qui fuit Paris après avoir entendu l’appel du général de Gaulle, collectionne les passeports (faux et vrais), et offre refuge à des officiers en fuite.
Fake news
Paul Paillole, capitaine du 5e bureau de l’état-major, qui anime un service contre « les agents de l’étranger » incite Joséphine à passer en Espagne, avec Abtey. Sans hésiter, elle fonce. Ils parviennent à Lisbonne, puis à Casablanca. Elle n’oublie pas sa guenon, deux autres singes, son chien danois, ses souris blanches. Ni ses bagages, vingt-huit malles. Elle va servir de messagère, au Maroc, à Séville, à Madrid, en Libye, au Caire, et sa mort sera annoncée par le « Chicago Defender », « victime d’Hitler ». Elle rectifie, dans une interview à « The Afro-American » : «Il doit y avoir une petite erreur. »
La petite erreur rencontre de Gaulle à l’opéra d’Alger. Il lui fait remettre une Croix de Lorraine en or. En Corse, à la Libération, elle voit deux batteries de DCA, baptisées « Joséphine » et « J’ai deux amours ». Quand elle rentre à Paris, en octobre 1944, des milliers de gens sont là pour l’accueillir. Désormais, quand elle apparaîtra en uniforme, ce sera la poitrine bardée de médailles, bariolée comme une affiche de Paul Colin, clinquante comme un gradé soviétique. D’ailleurs, à ce propos, on la verra à Moscou chanter « la Marseillaise » avec le maréchal Joukov, l’ombre de Staline.
Une autre histoire commence, lambeaux de célébrité, chapitres de faillites, déclarations d’intention, désordre intime. Deux constantes traversent toujours sa vie, jusqu’à la fin. En premier lieu : le manque d’amour – Joséphine Baker, malgré ses mariages et ses liaisons, n’aimera jamais vraiment personne, homme ou femme, autant que ses douze gosses, ses perroquets ou son cochon domestique. En deuxième lieu : la haine du racisme.
A Juan-les-Pins en 1964, avec sa « tribu arc-en-ciel », les douze enfants qu’elle a adoptés. (TOPFOTO/ROGER-VIOLLET)
Son nouveau mari, Jo Bouillon, est un chef d’orchestre réputé. Il l’aide, la soutient, s’occupe du château des Milandes, qui, après la guerre, a l’ambition de devenir le Disneyland de la fraternité humaine, avec musée, piscine, ferme moderne, casino, gymnase, centre de remise en forme, hôtel de luxe, restaurant vingt étoiles, tout le toutime. Elle adopte une tripotée d’enfants de couleurs, de religions et d’origines différentes, en commençant par un petit Japonais et un petit Coréen.
Les années s’abattent sur elle, le maquillage devient plus lourd, les costumes moins révélateurs, les dettes s’accumulent, les shows se succèdent. Le village de Castelnaud, au départ conquis, se retourne contre elle : trop d’impayés, trop de traites en souffrance, les paysans ne pardonnent pas. Se côtoient désormais des gamins de partout, Jari le Finlandais, Luis de Colombie, Moïse d’Israël, Koffi de Côte d’Ivoire… et la situation se détériore. Entre Jo Bouillon et Joséphine Baker, le torchon brûle. Il est homosexuel, elle le traite de « pédérace » en public. Il finira par prendre sa valise pour s’installer au bout du monde, en Argentine. Impossible d’aller plus loin, sauf à tomber dans le grand vide cosmique.
Elle fait ériger une statue de dix mètres du Christ, puis une de Bouddha, de Moïse, de Mahomet et d’Erzulie (n’oublions pas que le premier prénom de Joséphine est Freda, divinité vaudoue). Les enfants, laissés à eux-mêmes ou pris en main par des nounous interchangeables, forment une « tribu arc-en-ciel » émiettée. La présence permanente de Joséphine serait nécessaire.
Pour autant, dans les années 1950, elle n’arrête pas de remonter sur les planches, annonçant sa retraite, avant de revenir pour clamer son retour. C’est fatigant, cette valse-hésitation, ponctuée de reprises d’Offenbach et de Poulenc, ces « Kati moko », ces « Tonkiki Tonkiki », et cette scie des deux amours, le plus gros succès de Scotto. Elle danse avec des méharistes sur scène, se retourne sur son passé, cite le cher Max Jacob qui, avant d’être assassiné par les nazis, estimait que « le jazz et les dessins animés sont les évènements artistiques du XXe siècle », donne des interviews dont une à Dotson Rader, pour le magazine américain « Parade », qu’elle conclut par un « Enough, child. » Cet « Assez, mon enfant » sonne comme un aveu. Elle est fatiguée, et Dotson Rader, justement, est l’auteur d’une pièce intitulée « Dieu s’est détourné ». Dieu, en effet, regarde ailleurs.
En 1973, deux ans avant sa mort, lors d’un concert au château de Versailles. (AFP)
A la vérité, les années d’après-guerre de Joséphine Baker sont un lent naufrage, auquel on n’a guère envie d’assister. Où est-elle, la créature recouverte de poudre de riz décrite par Maurice Hermite, le grand ordonnateur des femmes nues des Folies-Bergère ?
« Mais où avais-je pris qu’elle était noire ? Elle est blanche. Parfaitement ! Comme vous. Comme moi. Un teint de lys et de roses. Maquillée rose bonbon, comme une marquise XVIIIe. Avec une mouche au coin de la lèvre, comme un Watteau… mouche. »
Anita Loos, la piquante auteure des « Hommes préfèrent les blondes », rêve d’un show qui s’intitulerait « Gentlemen Prefer Bronze ». On est à l’orée du « Black is beautiful », des poings gantés des athlètes aux JO, des films de Shaft et de la constitution des Black Panthers. A l’orée, seulement. Ça viendra. Mais pour l’instant, Joséphine Baker retourne aux Etats-Unis. Le Copa City, à Miami, lui offre un salaire royal, 10 000 dollars par semaine, une secrétaire, une limousine avec chauffeur, des conditions somme toute acceptables.
Miami est une ville fortement sujette à la ségrégation : les citoyens noirs se voient imposer un couvre-feu à partir de 6 heures du soir, et le public du Copa City est uniformément blanc. Joséphine Baker tempête, exige une audience mélangée. C’est non. Elle tape du poing. C’est oui. Elle s’installe, douce vengeance, à l’hôtel Arlington, classé « Whites only ». Sur scène, elle affirme :
« C’est le plus important moment de ma vie. Je suis dans une ville où je peux me produire devant mon peuple… »
Joe Louis, le champion de boxe, applaudit. Prochaine étape : Los Angeles. Au RKO Hillstreet Theatre, un spectateur gueule : « Retourne d’où tu viens ! » Elle : « Et toi, tu es d’où ? » La salle se lève en applaudissant.
Une rouge pour le FBI
Mais ce n’est pas fini. Elle dîne dans un restaurant à Miami, entend un client qui rage : « Je ne reste pas dans un endroit où il y a des nègres. » Elle convoque la police, qui ne fait rien, et effectue un « citizen’s arrest », une arrestation citoyenne, pour « breach of peace » (atteinte à l’ordre public). Le gros con fauteur de trouble, Fred Harlan, 45 ans, est un VRP texan. Il écope d’une amende de 100 dollars (soit 1 000 dollars d’aujourd’hui) et d’une nuit en prison, dont on espère qu’elle s’est passée en compagnie d’un Noir balèze et de préférence mal disposé.
Direction New York. Le soir du 16 octobre 1951, Joséphine Baker va prendre un verre au Stork Club, le bar huppé de Manhattan, avec des amis. Walter Winchell, le journaliste le plus en vue du moment, spécialisé dans les potins, est là. Accessoirement, c’est aussi un informateur du FBI, copain avec J. Edgar Hoover, le cinglé raciste qui dirige le Federal Bureau of Investigation depuis la nuit des temps. Le patron du Stork, Sherman Billingsley, ami intime de Frank Costello, capo di tutti capi de la Cosa Nostra, est un ancien bootlegger. Billingsley fait le tour du club, aperçoit la négresse, et siffle, rageur : « Qui l’a laissé rentrer ? »
Elle a commandé un steak, elle ne l’aura pas. Les mafieux n’aiment pas les « jus deréglisse » (Sammy Davis aura le nez cassé cinq fois de suite). Joséphine Baker fait un scandale, alerte l’avocat de la National Association For the Advancement of Colored People, trépigne, convoque la presse, prend à témoin Walter Winchell, qui ne veut rien savoir. Il se prépare à aller voir « le Renard du Désert », un biopic sur Rommel, et les histoires de « mangeuse de noix de coco » ne l’intéressent pas. Il est néanmoins accusé, publiquement, d’être raciste. Il contre-attaque dans les journaux : Joséphine Baker est antisémite, dit-il, elle a soutenu Pétain et, pire, elle est communiste (tout est archifaux). Dix minutes plus tard, J. Edgar Hoover fait ouvrir un dossier numéroté 62-95384. Désormais, Joséphine Baker sera considérée comme une « rouge », acharnée à la perte des Etats-Unis.
La Mafia, en douce, s’en mêle : quand elle va faire un récital à La Havane, sous Batista, elle prend une suite à l’hôtel Nacional. Manque de chance, l’auberge appartient à Lucky Luciano (c’est là qu’Al Pacino se rend pour traiter avec Hyman Roth, dans « le Parrain 2 »). Les voyous empêchent Joséphine Baker de monter sur scène, une manifestation dégénère, il y a un mort. La star est arrêtée, interrogée. Fait-elle partie des subversifs bolcheviques ? Non, mais la police de Batista, brutale et raciste, va la convaincre du bien-fondé du combat des barbudos de la Sierra Maestra. Quelques années plus tard, lors de la création de la Tricontinentale, qui réunira à Cuba Che Guevara, Mehdi Ben Barka, Ahmed Ben Bella, Amílcar Cabral et Fidel Castro, elle sera là.
La politique est entrée dans sa vie par effraction, une nuit d’été 1917. Désormais classée « ennemie de l’Amérique » par le FBI, elle a besoin d’un visa pour revenir aux Etats-Unis. Refusé. Robert F. Kennedy, attorney general of the United States, intervient personnellement.
Joséphine Baker prend la parole devant le Lincoln Memorial. Elle sera la seule femme à faire un discours ce jour-là. (PAUL SLADE/ARCHIVES PARIS MATCH/LA SCOOP)
Et le 28 août 1963, debout en uniforme des FFL, sur les marches du Lincoln Memorial, le lieutenant Joséphine Baker se tient face aux deux cent mille participants de la marche des droits civiques sur Washington, aux côtés de Martin Luther King. Ce dernier, d’une voix incantatoire, magique, dit :
« Je fais un rêve, sur les rouges collines de Géorgie, les fils des anciens esclaves et les fils des anciens propriétaires d’esclaves s’assiéront ensemble à la table de la fraternité… »
Les visages, noirs et blancs, sont graves, les gorges se serrent, les larmes coulent. Il y a là Bob Dylan, Joan Baez, Odetta, Mahalia Jackson, Marian Anderson qui chantent. Joséphine Baker ne chante pas. Seule femme à prendre la parole, elle dit simplement : « Nous sommes à l’aube d’une victoire totale. Vous ne pouvez vous tromper. Le monde est avec vous ». Silence. Puis : « Poivre et sel. C’est ainsi que ça doit être. » We shall overcome, certes, certes. Utopie, oui. Mais quand même : une vague d’émotion, encore aujourd’hui.
Le 12 mars 1969, elle est éjectée des Milandes, manu militari. Trop de dettes, une gestion démente, trop de coups de menton. Tout se termine par un cliché terrible, publié dans mille journaux : Joséphine Baker, assise sur une marche de la cuisine des communs du château, une couverture sur les genoux, près des poubelles, pauvresse brutalisée par un capitalisme sauvage. C’est la fin ? Voire. Les célébrités, Brigitte Bardot, Grace Kelly en tête, se mobilisent. Les oboles pleuvent. Le public, alerté par une presse pathétique, la soutient. On l’aime, notre Joséphine.
En avril 1975, elle revient sur une scène qui a fait les beaux jours du music-hall, Bobino, rue de la Gaîté. Lors de ses répétitions, un jeune journaliste accompagne la rédactrice en chef, pour le grand article à venir dans « l’Express ». Les délais d’impression, alors, sont importants : quinze jours entre la remise du texte et la parution dans le magazine, photos à l’appui. Quand le papier paraît, titré « l’Eternel retour », Joséphine Baker est déjà enterrée. Le jeune journaliste, c’était moi.
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