Des centaines de volontaires arabes rejoignirent les Brigades internationales pour défendre le gouvernement espagnol contre les forces nationalistes de Franco.
Nuri Anwar Rufail, un volontaire irakien, apparaît debout à droite sur cette photo de la 15e Brigade internationale du front de l’Ebre, prise en août 1938 (Tamiment Library)
Il y a tout juste 85 ans, le destin de Madrid, capitale espagnole, était en jeu lorsque les forces nationalistes insurgées lancèrent leur assaut contre la ville et ses défenseurs républicains.
L’élément militaire clé de l’offensive, qui débuta le 8 novembre et se prolongea jusqu’à la chute de la ville en mars 1939, était constitué de soldats marocains combattant au sein de l’Armée d’Afrique du chef nationaliste et futur dictateur, le général Francisco Franco.
Si la participation arabe à la guerre d’Espagne est un fait largement reconnu dans les livres d’histoire, le rôle joué par les Arabes pour la cause républicaine est en revanche plus méconnu.
La durée du siège de Madrid, un affrontement de 28 mois pour le contrôle de la ville qui suivit l’assaut de novembre 1936, s’explique en partie par le soutien que les républicains ont reçu des Brigades internationales, des unités militaires composées de volontaires étrangers – principalement européens – qui affluaient du monde entier par milliers pour défendre le gouvernement espagnol.
Le 9 novembre, la 11e Brigade internationale, forte de 1 900 hommes, était sur le front de Madrid. Parmi eux figuraient très probablement des volontaires arabes.
Les Arabes au secours de la République
Compte tenu de la documentation limitée et du manque de suivi historique, on sait peu de choses sur les Arabes qui ont pris les armes pour défendre l’Espagne et la protéger des griffes du fascisme. Par conséquent, de nombreux noms de volontaires arabes demeurent inconnus.
Il est également difficile de déterminer leur nombre exact : certains historiens affirment qu’un millier d’Arabes pourraient avoir rejoint les Brigades internationales.
Cependant, l’historien catalan Andreu Castells, qui a mené des recherches approfondies sur le sujet, a trouvé 716 cas enregistrés.
La disparité des chiffres est le résultat d’une tenue irrégulière des registres parmi les forces républicaines, d’erreurs de traduction et d’une confusion liée à des questions de citoyenneté coloniale.
De nombreux Arabes qui se sont portés volontaires ont été enregistrés comme citoyens français, car de nombreux pays d’Afrique du Nord étaient encore sous domination coloniale lorsque la guerre civile espagnole a éclaté. En outre, les noms arabes étaient souvent mal orthographiés et donc enregistrés plusieurs fois.
Environ la moitié des Arabes qui se sont portés volontaires en Espagne étaient algériens : ils sont 493 à avoir rejoint les forces républicaines et 332 d’entre eux ont survécu.
« Il y avait un mouvement anarchiste assez fort en Algérie à l’époque, ce qui a motivé beaucoup de personnes à s’engager, mais en pratique, il était plus facile pour eux de rejoindre l’Espagne car il y avait des bateaux qui allaient directement d’Oran à Alicante », explique la cinéaste égyptienne Amal Ramsis, qui a réalisé You Come From Far Away, un documentaire sur la participation arabe à la guerre d’Espagne.
Selon les chiffres d’Andreu Castells et les archives d’État russes consacrées à l’histoire sociopolitique, 211 Marocains, 11 Syriens, 4 Palestiniens, 3 Égyptiens, 2 Irakiens et 1 Libanais ont également pris les armes pour les Brigades internationales.
En dépit des raisons diverses de leur participation à la guerre d’Espagne, Amal Ramsis estime que les Arabes étaient animés par l’idéal de leur propre libération future.
« Les volontaires arabes ne se sont pas seulement engagés par solidarité avec l’Espagne, mais aussi pour défendre leur propre avenir », affirme-t-elle.
« Pour eux, une victoire républicaine en Espagne signifiait la décolonisation du monde arabe à plus long terme, cela aurait été le début de leur libération. »
Un Palestinien sur le front
L’un des plus éminents Arabes à avoir participé à la guerre civile était Najati Sidqi, un journaliste palestinien communiste qui était convaincu que la chute du fascisme européen aurait favorisé l’autodétermination et l’indépendance des peuples arabes.
« Il n’y a aucune excuse pour exclure les Arabes du volontariat. Ne demandons-nous pas nous aussi la liberté et la démocratie ? », a-t-il écrit dans un témoignage intitulé « Cinq mois dans l’Espagne républicaine : mémoires d’un combattant arabe au sein des Brigades internationales ».
« Le Maghreb arabe ne serait-il pas en mesure de concrétiser sa liberté nationale si les généraux fascistes étaient vaincus ? »
Najati Sidqi se présenta aux milices gouvernementales locales en ces termes : « Je suis un volontaire arabe, je suis venu défendre la liberté des Arabes sur le front de Madrid. Je suis venu défendre Damas à Guadalajara, Jérusalem à Cordoue, Bagdad à Tolède, Le Caire en Andalousie et Tétouan à Burgos. »
Traduction : « Le communiste palestinien Najati Sidqi est né le 15 mai 1905. Celui qui a étudié à l’Université communiste des travailleurs d’Orient a combattu lors de la guerre d’Espagne, où il n’est pas parvenu à convaincre les communistes espagnols de militer pour l’indépendance du Maroc. »
S’il ne s’engagea pas formellement dans les Brigades internationales, Najati Sidqi fut envoyé en Espagne par l’Internationale communiste (Komintern) pour une mission de propagande visant à déstabiliser les forces nationalistes.
Il arriva dans le pays en août 1936 en se faisant passer pour un Marocain sous le pseudonyme de Mustafa ibn Jala ; il fut chargé d’organiser une propagande dans le but d’inciter les forces marocaines du camp nationaliste à déserter.
Dans le cadre de cet objectif, Najati Sidqi se mit à écrire dans le journal communiste Mundo Obrero, forma l’Association antifasciste hispano-marocaine, anima des émissions de radio en arabe, diffusa des pamphlets et visita les tranchées le long des lignes de front pour convaincre les Marocains du camp opposé de rejoindre les rangs républicains.
Mégaphone en main, il criait, selon les témoignages : « Écoutez-moi mes frères, je suis un Arabe comme vous. Je vous conseille d’abandonner ces généraux qui vous traitent si injustement. Venez avec nous, nous vous accueillerons comme il se doit, nous verserons à chacun de vous un salaire journalier et ceux qui ne voudront pas se battre seront ramenés dans leur pays. »
Les efforts qu’il déploya pour encourager les désertions massives furent majoritairement vains. Peu de Marocains quittèrent les rangs de Franco et il commit l’erreur de délivrer ses messages en arabe classique, que beaucoup de Marocains au service de Franco ne parlaient ni ne lisaient.
Le racisme des républicains
Les idéaux que le camp républicain prétendait défendre et qui attirèrent de nombreux Arabes à la cause ne furent pas toujours mis en pratique.
De nombreux Arabes qui combattirent avec les républicains furent traités avec hostilité et subirent le racisme de leurs frères d’armes espagnols.
La méfiance à l’égard des Arabes était monnaie courante dans la société espagnole de l’époque, alimentée par des divisions historiques, des préjugés raciaux et des stéréotypes négatifs, mais aussi entretenue par la presse républicaine.
« Il y avait un racisme intrinsèque parmi les médias républicains, ils exacerbaient les préjugés historiques ancrés dans la société espagnole. L’image qu’ils donnaient des Maures et des Arabes était humiliante et complètement déshumanisante », explique Marc Almodóvar, journaliste et historien.
Par exemple, dans une caricature intitulée « La civilisation chrétienne », publiée par le journal républicain Fragua Social, un soldat musulman est représenté en train d’attaquer une femme et un enfant, alors qu’un croissant et une étoile sont clairement visibles sur son casque de style oriental.
Najati Sidqi témoigna également de cette méfiance généralisée en décrivant sa première rencontre avec les milices républicaines à son arrivée à Barcelone, où il reçut un accueil incrédule.
« Tu es vraiment un Arabe ? Tu es un “Moro” – un Marocain ? », lui demanda un homme.
« C’est impossible, les Marocains marchent avec les voyous fascistes, ils attaquent nos villes, ils nous tuent, ils nous pillent et ils violent nos femmes », lui répondit-on.
Cette attitude était sous-tendue par une incapacité à comprendre les Arabes qu’ils rencontraient comme des individus dotés du même sens moral, comme l’explique Marc Almodóvar à Middle East Eye : « Tout baignait dans ce racisme […] [Ils] ne les considéraient pas comme des êtres politiques ayant leurs propres critères et leur propre plan politique. »
La forte présence de soldats marocains au sein des forces franquistes renforça et aggrava les stéréotypes négatifs existants à l’égard des Arabes.
Les propositions pro-arabes de Najati Sidqi se heurtèrent également à la résistance du Parti communiste espagnol, en particulier de Dolores Ibárruri – une des figures de proue du parti à l’époque, connue pour son célèbre slogan « ¡No pasarán! » lancé pendant la bataille de Madrid.
La création de l’Association antifasciste hispano-marocaine de Najati Sidqi provoqua également des tensions au sein du parti.
Son projet de priver les forces franquistes de chair à canon en provoquant une révolution anticoloniale dans le Rif marocain fut fortement rejeté. Dolores Ibárruri aurait refusé toute idée d’alliance avec les « hordes de Maures, des sauvages bestiaux ivres de sensualité qui violent nos femmes et nos filles ».
Frustré par l’hostilité des républicains, Najati Sidqi quitta l’Espagne en décembre 1936.
« Il y avait un manque total de confiance envers tout Marocain », s’est-il souvenu. « Plus d’une fois, nous avons été surpris d’apprendre des meurtres de prisonniers marocains [commis par des républicains]. Je comprenais au fond de mon cœur que ma mission était en train d’échouer. »
Les Marocains dans les rangs de Franco
Les Arabes qui combattirent sur le front républicain étaient beaucoup moins nombreux que les membres arabes de l’Armée d’Afrique de Franco, sur laquelle le dictateur s’appuya fortement tout au long du conflit. L’Armée d’Afrique était composée d’environ 60 000 soldats marocains, dont environ 18 000 à 20 000 furent tués.
L’Armée d’Afrique, un héritage de la guerre du Rif des années 1920, était composée de recrues locales venues de tout le nord du Maroc. Beaucoup furent persuadés de rejoindre la cause nationaliste par le prétexte d’un devoir religieux collectif face aux républicains anti-religieux, ainsi que par les récompenses financières liées à leur participation aux combats.
« Des efforts ont été déployés pour mobiliser les recrues du côté nationaliste en parlant de leur lutte commune contre l’athéisme »
- Sebastian Balfour, historien
« Des efforts ont été déployés pour mobiliser les recrues du côté nationaliste en parlant de leur lutte commune contre l’athéisme », explique Sebastian Balfour, historien et professeur d’études contemporaines espagnoles à la London School of Economics.
« Fondamentalement, c’était une opportunité pour des personnes très pauvres de gagner un peu d’argent pour leur famille. »
Bien qu’ils aient constitué un élément clé des forces franquistes, les Marocains « ont été essentiellement envoyés au combat en tant que chair à canon », indique Sebastian Balfour.
Néanmoins, les nationalistes accordèrent un respect et une attention particulière à leurs besoins religieux en faisant venir des imams et en les autorisant à effectuer leurs prières quotidiennes.
« Ils les traitaient du mieux possible parce qu’ils formaient les troupes de choc de la cause nationaliste. Ils étaient précieux pour les nationalistes en tant que soldats aguerris, ce dont ils ne disposaient pas parmi la population espagnole », ajoute Sebastian Balfour.
À la fin de la guerre, Franco fit de la Guardia Mora (« garde maure ») son escorte cérémonielle personnelle. Montés à cheval et drapés d’un manteau à capuche blanc et rouge, ses membres accompagnaient la Rolls Royce du dictateur lors des défilés officiels jusqu’à sa dissolution en 1956.
Cependant, la gratitude de Franco envers les Marocains qui combattirent pour lui avait des limites. Ceux qui servirent furent rapidement mis de côté à la fin de la guerre et renvoyés au Maroc, le plus souvent avec rien de plus qu’une maigre pension.
« Il y avait un certain désintérêt des nouvelles autorités nationalistes pour le sort des vétérans de la guerre civile. En dehors des pensions, je ne pense pas que l’on ait prêté beaucoup d’attention aux conditions de vie qu’ils ont endurées à leur retour au Maroc », poursuit Sebastian Balfour.
Dans le documentaire intitulé Los perdedores, un Marocain qui combattit pour les nationalistes résume son expérience : « Franco était un salaud ingrat, après avoir gagné la guerre, il nous a oubliés. Nous ne lui étions plus d’aucune utilité. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-enquetes/espagne-republicains-arabes-guerre-civile-franco-histoire
.
Les commentaires récents