L’objet de cette recherche est Marcel Hongrois (1924-2003), instituteur passionné par l’ethnologie et la culture arabe, ancien des Forces françaises combattantes, chef de maquis en Bourgogne durant le second conflit mondial, puis cadre dirigeant du Mouvement pour la Communauté (MPC) et de l’Organisation Civile du Contingent (OCC) en Algérie en 1961-1962. La contribution doit beaucoup à une source inédite, un manuscrit dactylographié de souvenirs rédigé par ce dernier en 1989 et que m’a gracieusement adressé son fils Christian en 2013 à la suite de la lecture de mon ouvrage sur l’OAS1. Celui qu’on appelle alors le « chibani » (il a moins de 40 ans mais sa chevelure poivre et sel est réputée le vieillir) y est évoqué à l’occasion d’un développement sur l’OCC où l’instituteur, très engagé dans le combat anti-OAS, a fait l’objet d’une enquête approfondie de l’organisation à son sujet à la fin de janvier 1962 qu’elle appelle « l’affaire Hongrois ». Alors qu’il vient d’être arrêté et emprisonné, l’instituteur d’Aïn Taya est présenté dans un tract de l’OAS comme « un pourvoyeur d’armes du FLN » et « un agent communiste international ayant déjà œuvré à l’étranger, en Libye en particulier2 ». Marcel Hongrois a démenti par la suite toute appartenance au PCA et souligné, en 1989, tout en se définissant comme un « militant éclairé », n’avoir « jamais voté ni appartenu à aucun syndicat SNI ou autre », ni « jamais milité dans un parti même gaulliste3 ». Présent dans les archives de l’OAS-Algérie4, dans certains ouvrages relatant son histoire5 ou l’histoire de la guerre d’Algérie6, évoqué avec chaleur dans l’autobiographie de Lucien Bitterlin, gaulliste de choc et figure en vue du Mouvement pour la Communauté et très impliqué dans l’affaire des « Barbouzes » anti-OAS7, Marcel Hongrois est absent des rares études consacrées aux opposants pieds-noirs à l’OAS8 ou à ceux que l’on a appelés les « pieds-rouges9 ». Certes, Marcel Hongrois ne saurait être compté parmi ces derniers, puisqu’il est un pied-noir resté en Algérie, mais on aurait pu l’imaginer évoqué dans de tels travaux puisqu’il est resté en Algérie jusqu’en 1973.
Le manuscrit confié par Christian Hongrois a une histoire, privée. C’est lui-même qui a demandé à son père, malade en 1988 de raconter ses souvenirs sur l’Algérie. La chose est d’importance car elle explique le format du document découpé en quinze chapitres, qui débute en 1957 pour s’achever en 1973 sur une citation de Kateb Yacine et cette signature, hautement symbolique : « Marcel Hongrois. Médaillé de la Résistance, Croix de Guerre 1939-1945. Officier du Nichan Iftikhar10. » La guerre d’Algérie occupe la majeure partie du récit mais on ne saurait passer sous silence, quoi que nous n’en traitions pas dans cette contribution, les longs développements que l’auteur consacre à son métier de directeur d’école après 1962 et qui sont accompagnés, comme le reste du récit, de nombreux documents iconographiques, notamment des photographies.
C’est le parcours politique algérien du « Chibani » qu’il s’agit de retracer en s’attachant à la fois aux éléments de singularité que permettent de mettre en évidence son récit dactylographié. Mais l’itinéraire de l’instituteur d’Aïn-Taya peut être aussi remis en perspective par rapport à d’autres et nourrir par conséquent le dossier, encore trop peu fourni, des opposants pieds-noirs à l’OAS en Algérie.
Lorsqu’il est nommé au début de 1957 au « douar des Heuraouas », commune d’Aïn-Taya, située à 35 kilomètres d’Alger, Marcel Hongrois effectue en réalité un retour en Algérie après avoir été détaché, avec sa femme, instituteur au Fezzan (Royaume uni de Libye). Le récit s’ouvre avec son installation dans l’école du douar « transformée en bunker » et que les enfants ne fréquentent plus à cause de la grève du FLN. Pour l’instituteur, âgé alors de 33 ans, ce moment est important car il va s’employer, une semaine durant, à aller rencontrer les familles pour que les élèves reviennent en classe. Dans son récit, Marcel Hongrois se montre très critique vis-à-vis des « tracasseries militaires » qu’il doit « supporter » et décide, en réaction, de se mettre à « circuler dans Surcouf [Aïn Chrob, son lieu d’habitation] avec un superbe chien berger allemand, [s] on pistolet P. 38 à la ceinture » et d’aller, ainsi, « acheter [s] on journal, [s] on paquet de cigarettes et avaler un bon café au bistrot “Le Richelieu”, faisant face au restaurant “Le Corail”, le dos toujours adossé au mur du fond, une balle dans le canon de [s] on arme, prêt à toute attaque11 ». Ces quelques notations plantent le personnage et le décor. Le « Chibani » est ainsi décrit par son ami Lucien Bitterlin comme « Bon vivant, grand buveur de café et gros fumeur » et à « l’accent bourguignon inimitable12 ». L’autobiographie inédite met aussi en situation un homme prompt à se mobiliser et à réagir, y compris via la provocation en lançant par exemple au garde-champêtre et aux joueurs de boules sur qui il braque son P. 38 : « Approchez, [...] ! Quel est le héros de l’Algérie française qui veut être transformé en écumoire13 ? » En agissant ainsi, Marcel Hongrois se coupe d’une grande partie de la population pied-noir et se voit même menacé d’expulsion de la commune pour insulte à un agent assermenté par le maire. Mais Marcel Hongrois est aussi un homme passionné par son métier, que les élèves appellent « Si Ali » et qui dispense, après 18 heures et sa classe du jour, des cours d’alphabétisation auxquels assistent, dans deux rangées de tables bien séparées, les adultes du douar et les harkis qui avaient entre-temps déposé leurs armes à l’entrée14.
Marcel Hongrois n’est pas seulement « l’instituteur du douar ». Comme beaucoup de ses contemporains, il appartient à l’Unité territoriale qui réunit dans la section qu’il fréquente des Européens d’Algérie, des Métropolitains mais aussi des « Français Musulmans » qui ont notamment participé à la campagne d’Italie. Capitaine de réserve, Marcel Hongrois s’y fait remarquer par des prises de positions hostiles à l’Algérie française ce qui le marginalise dans ces milieux. Son itinéraire politique, tel qu’il le relate, montre un homme très réservé sur le 13 mai et qui refuse d’aller manifester avec sa classe pour accueillir de Gaulle sur le parcours qu’il emprunterait après son atterrissage à Maison Blanche. Il se voit alors signalé comme « nationaliste algérien ». Après les barricades de janvier 1960, la Sécurité militaire considère qu’il serait membre du parti communiste algérien depuis six mois15. Lors du putsch de 1961, il se décrit chez lui, déjeunant avec ses voisins le 23 avril, lesquels lui demandent si « “cette fois” c’est la bonne » et auxquels il répond que « dans quatre jours tout va tomber en poussière16 ! ». Il s’étonne après coup de ne pas avoir été arrêté à l’hôtel des Tamaris à Aïn-Taya. Mais c’est après le putsch et la naissance de l’OAS que Marcel Hongrois se mobilise véritablement.
L’OAS ou plus précisément la lutte anti-OAS sont au cœur du combat politique et donc du récit de Marcel Hongrois. La justification qu’il en donne brosse en creux son image de l’OAS dont il balaie les raisons d’être et assimile ses membres à des « tueurs » :
« Je ne pouvais rester les bras croisés, laisser “enlever” des Algériens, assassiner les facteurs et les femmes de ménage arabes, détruire à coups de “stroungas” [attentats à l’explosif] les commerces des Algériens sympathisants du FLN et tuer des libéraux pour avoir clamé trop haut leur attachement à la politique de de Gaulle : l’indépendance17. »
Le combat débute donc pour lui à Aïn-Taya à partir d’octobre 1961, lieu où l’OAS est implantée, où le légionnaire Bobby Dovecar (un des assassins du commissaire Gavoury) a ses quartiers et où l’organisation conduit des attentats, notamment contre des commerçants pro-FLN. Marcel Hongrois rejoint alors le Mouvement pour la Communauté. Né en 1959 à Paris sous l’égide de Jacques Dauer et présidé à Alger par le cadi Ben Houra, le mouvement a commencé à s’implanter en Algérie quelques mois plus tard après le lancement par Bitterlin, en mai 1960, d’une Fédération algérienne du MPC. Le témoignage de Marcel Hongrois permet d’en savoir davantage sur le MPC à Aïn-Taya de même que sur ses activités anti-OAS à partir de décembre 196118. Selon le « Chibani », le MPC s’appuie sur lui-même mais aussi sur des Algériens dont il précise les noms : Brahim Chouider, Ali Bouzidi et Bouderba à Reghaïa, Chamouni à Rouiba, et Ali Bacha à Aïn-Taya19. Recoupant le récit proposé par Lucien Bitterlin, il raconte leur première rencontre sur Alger au siège de Force ouvrière. L’objectif selon Marcel Hongrois, qui assume le terme largement décrié de « barbouze », est clair : récupérer du « plastic » pour « répondre aux attentats de l’OAS20 ». Il s’agit aussi, dans l’esprit du responsable d’Aïn-Taya de faire le lien entre le MPC et l’Organisation Civile du Contingent (OCC) qui est active dans le secteur Aïn-Taya (Jean Dussud, René Lardillier), Reghaïa (le sous-officier Goffin) et Maison-Blanche où Menestrey assure la liaison avec Poggi de Blida. Au final, si Marcel Hongrois se lance dans une activité de propagande classique (collage d’affiches par exemple) son objectif est de lutter contre l’OAS par les mêmes moyens que cette dernière en organisant des « nuits bleues » contre ses responsables locaux. Ainsi, dans la nuit du 30 au 31 décembre 1961 des explosions font sauter fenêtres et portes des responsables de l’OAS sur Aïn-Taya21. La riposte ne tarde pas. Le 8 janvier 1962, Marcel Hongrois est victime d’une tentative d’assassinat perpétrée par l’OAS dont le récit est consigné par Lucien Bitterlin venu rencontrer le « Chibani » à son domicile de Surcouf. En fait, les membres du commando OAS22 ont été repérés par les gardes du corps de Bitterlin : si deux prennent la fuite, l’un d’entre eux, Michel Lievin, est capturé. Ramené dans la villa, il est « “encouragé” par Jim Alcheik23 » à parler et livre les noms des membres du commando : Chatelaine, dit Gaby, Stimbre, ex-sergent d’un régiment d’infanterie, Leca, meurtrier du commandant Poste. Le soir, Lievin est livré à l’École de Police d’Hussein-Dey où siégeait la mission anti-OAS « C » de Michel Hacq tandis que les recherches pour retrouver les membres du commando et auxquelles participent tant les gendarmes que le « Chibani » tournent court. Quelques jours plus tard, une nouvelle tentative d’assassinat contre lui est perpétrée par un dénommé Raoul Trujillo. Le récit de Marcel Hongrois est instructif quant à ses relations étroites avec la police : « Vers 20 heures, un commissaire de police d’ALGER-PLAGE était à la maison “essayant” de ficher quelques OAS du secteur. » C’est alors qu’une Dauphine s’arrête et que Marcel Hongrois est invité à sortir. Il entrouvre sa porte armé de son P. 38 et met le commando en fuite, lequel revient le lendemain matin... mais repart non sans que son numéro d’immatriculation ait été relevé. Alertée, la brigade anti-OAS d’Alger entre en scène et va cueillir le commando. La suite du récit est sans doute l’élément le plus intéressant et illustre ce qu’il en est des conditions du maintien de l’ordre sur Alger au début de 1962 :
« Il n’était pas bavard Trujillo mais ses deux compères racontèrent tout. La brigade vint encore me chercher à la maison et revêtu de ma cachabia et porteur de mon P. 38 je débarquai dans les locaux. Non, il ne savait rien, non il n’appartenait pas à l’OAS, c’était une erreur. Las de ces jérémiades, je demandai à rester seul avec lui. Devant la menace de mon P. 38, il me supplia de faire revenir les gendarmes à qui il “déballa” toute l’affaire24. Le 11 janvier 1962, j’étais convoqué au Tribunal de 1re instance d’Alger [...] le 18 janvier 1962 à 15 heures pour déposer comme témoin. [...] Il fallait me croire naïf pour me présenter à une telle convocation25. »
Marcel Hongrois ne se contente pas d’être en relations étroites avec les policiers et les gendarmes. Il raconte aussi comment, toujours durant ce mois de janvier 1962, Ben Youcef, le responsable de la zone 6 de la willaya 4 l’a contacté via Ali Bacha. Une rencontre a lieu qui débouche sur deux points d’accord essentiels :
Le résultat de cet accord, scellé par la remise de son fusil Mauser par le « Chibani » à Ben Youcef, se traduit par un afflux de renseignements qui permettent le démantèlement du réseau OAS de Rouiba et l’arrestation d’Henri Vinant, adjoint d’Alexandre Tislenkoff, responsable des émissions pirates de l’OAS et qui est ensuite conduit pour y être interrogé à la villa Andrea située à El-Biar et une des villas des « Barbouzes » où le Chibani se rend régulièrement pour y « toucher » son « allocation d’explosifs27 ». La question du renseignement est capitale et c’est à une véritable guerre que se livrent en la matière OAS, FLN, armée et forces de l’ordre. En entrant dans un tel combat, Marcel Hongrois s’expose et mesure d’ailleurs bien, après coup, le caractère tout à la fois précieux et éphémère du renseignement :
« Il fallait faire vite car des “fuites” avaient toujours lieu soit à la Sécurité militaire, soit à l’école de police d’Hussein-Dey. L’OAS s’était infiltrée dans tous les secteurs28. »
Le résultat de ses activités vaut au « Chibani » de se voir arrêté, chez lui le 27 janvier 1962. Circonstance aggravante, Ben Youcef a été arrêté avec son fusil Mauser. Conduit à la gendarmerie d’Aïn-Taya, Marcel Hongrois est ensuite transféré à la Tabac-Coop de l’Alma. Le récit qu’il fait de son internement et du dispositif opérationnel de protection où il est enfermé 48 heures durant dans un chenil avec des bergers allemands, sortant pour être interrogé par le lieutenant Montagne, chef du DOP, renvoie à son expérience du second conflit mondial et de la Gestapo. Il connaît ensuite la « chambre forte » de la brigade de gendarmerie de l’Alma où l’officier du DOP vient l’interroger et le confronte, sans grand résultat à Ben Youcef. Ensuite, le 8 février 1962, Marcel Hongrois est transféré à « Barberousse », la maison d’arrêt d’Alger. Son incarcération n’entame pas sa résolution anti-OAS et il s’emploie à récupérer, par le biais du capitaine Declercq chargé de la lutte anti-OAS, les photographies des membres des commandos OAS d’Alger pour les remettre au responsable FLN de la prison : « Ces documents allaient permettre aux commandos FLN d’ALGER de traquer et d’abattre ces tueurs29. » Marcel Hongrois reste interné à Barberousse jusqu’au 7 avril 1962, date à laquelle Bernard Tricot, délégué du Haut Commissaire en Algérie prend un arrêté lui interdisant « l’entrée et le séjour en Algérie ». Ramené en Caravelle à Marseille le 8 avril, il prend langue avec un de ses beaux-frères qui travaille à l’Évêché (siège de la DST) et quitte la Canebière pour Paris 48 heures plus tard. Il y retrouve non seulement sa famille (protégée à Aïn-Taya par le FLN et l’OCC30) mais aussi Lucien Bitterlin et Jacques Dauer.
1C’est l’occasion pour lui de solder les comptes de « l’affaire Hongrois » qui a défrayé la chronique quelques mois plus tôt à la suite d’une question écrite posée par Robert Abdesselam, ancien champion de tennis, député d’Alger et victime d’un attentat du FLN le 4 mai 1960 dont il réchappe miraculeusement. Ce chantre de « l’intégration » demande par une question écrite des comptes à Pierre Messmer, sur les agissements du MPC et met en cause, sans le nommer, un « instituteur chef du MPC pour la région d’Aïn-Taya ». Comme il pouvait s’y attendre, Robert Abdesselam n’obtient « qu’une réponse très évasive du ministre d’État chargé des Affaires algériennes31 » tandis que Raymond Schmittlein, président du groupe UNR à l’Assemblée nationale, dans la livraison de février 1962 du Télégramme de Paris de Jacques Dauer invite à « un peu de pudeur » le député d’Alger qu’il accuse de défendre l’OAS. De son côté, le bureau national MPC a réagi en soulignant qu’il « désavoue formellement les activités de toute personne qui se servirait de son nom ou de son sigle pour se livrer à des opérations policières publiques ou clandestines ». Le double discours est saisissant et n’est pas sans rappeler les positions des autorités face aux « Barbouzes ». Certes, comme l’a souligné non sans humour et ironie, le « Chibani », lui-même ni ses amis « n’avaient jamais eu de cartes d’adhérents au MPC » ni perçu « une solde de barbouze32 ». À Paris il avait donc pu rassurer verbalement Jacques Dauer, président du MPC, en lui disant que son rôle en Algérie « ne relevait aucunement du MPC ». Mais Marcel Hongrois n’est nullement dupe de cette hypocrisie et raille « ces “politicars” [sic] de Paris » qui « parurent rassurés ». Et d’ajouter :
« Et franchement, si ceux-là se baptisaient “gaullistes” fort heureusement que de Gaulle n’avait pas eu besoin d’eux en 1944. Seul Lucien Bitterlin est et sera toujours un ami, un compagnon de lutte33. »
C’est à ce dernier que Marcel Hongrois doit son retour en Algérie à la veille de l’Indépendance34. Il y repart en juin avec Bitterlin et l’écrivain Jules Roy. C’est de là qu’il assiste à des meetings politiques précédant l’Indépendance comme à Ménerville et surtout partage son temps entre les invitations qu’il reçoit à Aïn-Taya, Reghaïa, Rouiba ou Surcouf muni d’un laissez-passer établi au nom du « frère Hongrois ». Ce sont pour lui des « jours inoubliables » même s’il évoque des « bavures » et des « bandes incontrôlées ». Il parle même de son « écœurement » lorsque son ami cafetier, le père Badia, est poignardé par un de ses serveurs. Mais il en exonère le FLN de toute responsabilité : « Le FLN rageait devant de tels actes35. » La vie pour Marcel Hongrois et sa famille s’inscrit donc dans la perspective d’un séjour prolongé dans l’Algérie indépendante (il dure 10 ans, jusqu’en 1973). Reprenant son métier d’instituteur, Marcel Hongrois se voit confier la direction de l’école HLM d’Aïn-Taya. Elle accueille tous les enfants scolarisables de 6 à 14 ans et est aidée matériellement grâce à l’action de Lucien Bitterlin, représentant du Fonds de Solidarité franco-algérien, et invité comme il se doit à l’école HLM d’Aïn-Taya dès le début de 1963.
Conclusion
Si le 5 juillet 1962 a été, selon son expression, « la journée du Chibani », c’est sans doute l’allocution qu’il prononce « avec beaucoup d’émotion » le 1er novembre 1962 au balcon de la mairie d’Aïn-Taya qui dit le mieux ce que furent les racines logiques de son engagement, la façon dont il voit l’adversaire OAS et les perspectives d’une Algérie nouvelle où, à le lire, on en oublierait que si certains sont restés, une large majorité des pieds-noirs sont partis36. Un discours de « sortie de guerre37 » conforme à celui du FLN au pouvoir dont il épouse alors les analyses, le vocabulaire (« frères », « martyrs »), les ambitions et les mots d’ordre, à commencer par celui de « révolution ». Mais un discours dans lequel il n’oublie pas la France et ses « compatriotes », jouant sur le vocabulaire propre aux uns et aux autres (les « morts » côtoient les « martyrs »). C’est donc aux « Algériens », ses « frères », mais aussi aux Français, ses « compatriotes » qu’il commence par rappeler le sens des événements du 1er novembre 1954 :
« Un peuple entier, las des brimades, las des vexations, las d’être l’esclave de quelques magnats colonialistes de l’agriculture et de l’industrie, prenait conscience de son état et, les armes à la main, se dressait pour acquérir une dignité que jusqu’alors on lui refusait. »
Les « années de combat » sont présentées comme celles de « souffrances » avec « au bout du chemin semé de morts et de martyrs, le drapeau vert et blanc frappé du croissant et de l’étoile [qui] a pu, enfin, librement flotter sur votre pays. » Mais, ajoute le « Chibani », « en ce jour anniversaire de la révolution, nous sommes tous réunis pour en faire celui de la Paix et de la Fraternité. La paix a un antonyme, l’OAS, qu’il ne nomme pas mais dont chacun comprend que c’est à elle qu’il se réfère en dénonçant une « organisation fasciste » ayant multiplié les « provocations » et en même temps contribué à « mûri [r] le peuple algérien » et « sa discipline ». La fraternité signifie un avenir commun que Marcel Hongrois entend faire partager aux deux parties, en particulier aux « Français d’Algérie » auxquels il s’adresse expressément en valorisant le gouvernement algérien pour son respect des accords d’Évian et la garantie de sécurité qu’il offrirait. En conséquence, « votre devoir est de demeurer sur ce sol où, vous aussi, vous avez souffert, avez durement travaillé, avez édifié avec patience et avec votre cœur une Algérie nouvelle ». L’« organisation fasciste » est de nouveau invoquée pour en faire le procès et lui imputer la responsabilité de la situation d’alors : elle « vous a trompé et vous a abandonné après avoir tenté de désorganiser ce pays » tandis que « d’habiles psychologues vous ont incité au départ ». Au final, Marcel Hongrois proclame l’avènement d’« une Ère nouvelle de Paix dans le travail » pour « que vive la grande fraternité franco-algérienne ». Une cause pour la défense de laquelle il n’est jamais départi, racontant les larmes qu’il a versées lorsqu’il est retourné en Algérie en 1990 et que les parents de ses anciens élèves l’ont embrassé et en décrivant l’Algérie d’alors comme « un pays qui a changé, qui ressemble à un immense chantier de construction38 ».
NOTES
1 Marcel Hongrois, Chibani l’Instit du Douar. Douleur et Gloire d’un Homme et d’un Peuple, Algérie 1956-1973, 169 pages, annexes et photographies comprises. L’ensemble se présente sous une forme dactylographiée, mise en page et paginée. Nous renverrons donc à la pagination du manuscrit inédit. Je tiens ici à remercier vivement Christian Hongrois qui m’a autorisé à citer des passages de ce texte. Texte agrémenté de nombreuses photographies et de documents.
2 Tract reproduit, inHongrois M., Chibani l’Instit du Douar..., op. cit., p. 38.
3 Ibid., p. 2 et p 35.
4 Il s’agit de courriers émanant de militaires, adressés à Godard et concernant l’OCC (Dard O., Voyage au cœur de l’OAS, Paris, Perrin, Tempus, 2011, p. 195-196 et p. 433-434 (notes 20-22).
5 Fleury G., Histoire secrète de l’OAS, Paris, Grasset & Fasquelle, 2002, p. 538 qui évoque les renseignements qu’aurait fournis Marcel Hongrois contre Henri Vinant (affaire Tislenkoff) et la question écrite de Robert Abdesselam à Pierre Messmer, ministre des Armées, mettant en cause les liens entre FLN et MPC, p. 552).
6 Courrière Y., La guerre d’Algérie (1958-1962), t. II, Paris, Robert Laffont, 1990, p. 1007 et p. 1019. Voir aussi Monneret J., La phase finale de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 62-65.
7 Bitterlin L., Nous étions tous des terroristes. L’histoire des « barbouzes » contre l’OAS en Algérie, préface de L. Terrenoire, postface de G. Montaron, Paris, Éditions du témoignage chrétien, 1983.
8 Zimmermann B., Les résistances pieds-noires à l’OAS, Paris, L’Harmattan, 2014. Sur la question des pieds-noirs restés en Algérie, voir aussi le livre du journaliste Daum P., Ni valise ni cercueil. Les pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance, Arles, Actes Sud, 2012.
9 Simon C., Algérie, les années pieds-rouges. Des rêves de l’indépendance au désenchantement, (1962-1969), Paris, La Découverte, 2011.
10 Hongrois M, Chibani l’Instit du Douar..., op. cit., p. 129. Le Nichan Iftikhar est un ordre honorifique tunisien.
11 Ibid., p. 6.
12 Bitterlin L., Nous étions tous des terroristes..., op. cit., p. 197-198. Le témoignage du « Chibani » s’appuie sur celui de Bitterlin et le complète.
13 Chibani l’Instit du Douar..., op. cit., p. 5-6. Les majuscules figurent dans le texte original.
14 Ces cours, commencés en 1958, se sont déroulés sans incident jusqu’en décembre 1961.
15 Ibid., p. 12.
16 Ibid., p. 16.
17 Ibid., p. 17. Les majuscules figurent dans le texte original.
18 Le MPC est implanté à Alger, Oran, Orléansville et Aïn-Taya.
19 Chibani l’Instit du Douar..., op. cit., p. 17.
20 Ibid., p. 20.
21 Bitterlin L., Nous étions tous des terroristes..., op. cit., p. 199.
22 Le récit de Bitterlin met en scène un commando Delta 12 qui n’existe pas si on suit la liste établie par Guibert V., Les commandos Delta, Helette, Éditions Jean Curutchet, 2000, p. 98-99.
23 Bitterlin raconte que l’interrogatoire débuta par « une volée de gifles magistrales expédiées par Jim Alcheik » et que le prisonnier « réalisa que l’avenir immédiat s’annonçait pour lui extrêmement sombre s’il ne parlait pas » (Bitterlin L., Nous étions tous des terroristes..., op. cit., p. 222-223).
24 Souligné par nous. En temps normal, ce type de situation serait inconcevable mais aucun élément n’autorise à mettre en doute le récit du « Chibani ».
25 Chibani l’Instit du Douar..., op. cit., p. 29.
26 Ibid., p. 32.
27 Ibid., p. 34. Sur cette affaire et ses suites : destruction par l’OAS de la villa Andrea qui entraîne la mort des « barbouzes » présents et la libération des trois détenus internés dans la villa (dont Tislenkoffet Vinant), voir Dard O., Voyage au cœur de l’OAS, op. cit., p. 193-194.
28 Chibani l’Instit du Douar..., op. cit., p. 32.
29 Ibid., p. 43.
30 Lettre de Christian Hongrois à l’auteur, 27 mai 2013.
31 Belouet E. et M. Dreyfus, Robert Abdesselam, une vie criblée de balles, préface M. Lacoste, Paris, Les quatre chemins, 2009, p. 253.
32 Chibani l’Instit du Douar..., op. cit., p. 48.
33 Ibid., p. 59.
34 Bitterlin L., Nous étions tous des terroristes..., op. cit., p. 280.
35 Chibani l’Instit du Douar..., op. cit., p. 63. Il faut souligner que le manuscrit est accompagné de photographies instructives de l’atmosphère et qui mettent en scène aussi bien le « Chibani » (porté en triomphe) que des membres de l’OCC.
36 Une enquête de gendarmerie, confirmée par les consuls, établit le chiffre de la population française restée en Algérie à 188 000 personnes au 20 septembre 1962 (Kocher-Marbœuf E., Le Praticien et le Général, Jean-Marcel Jeanneney et Charles de Gaulle, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 2003, t. I, p. 569. On peut ajouter, concernant Aïn-Taya la propre enquête de Marcel Hongrois qui indique pour 1966 une population de 22 542 habitants dont 1 016 Européens qu’il met en regard avec celle du début du XXe siècle : 932 Algériens et 1 531 Européens. La conclusion de son étude est nette : « L’Indépendance a marqué le départ de la presque totalité de la population européenne de souche tandis que sous l’effet de l’afflux des populations de l’intérieur attirées par les cultures maraîchères, la population algérienne s’est accrue du simple au double. » (Chibani l’Instit du Douar..., op. cit., p. 84.)
37 Sur cette problématique fructueuse, Joly V. et P. Harismendy (dir.), Algérie sortie (s) de guerre 1962-1965, Rennes, PUR, 2014. Le texte de Marcel Hongrois est reproduit in Chibani l’Instit du Douar..., op. cit., p. 75-77. Les mots soulignés le sont dans le texte original.
38 Entretien de Marcel Hongrois avec Gaspard Norrito, Ouest France [Vendée], 17 mai 1990.
Olivier Dard
Professeur d’histoire contemporaine, université Paris-Sorbonne.
https://books.openedition.org/pur/90588?lang=fr
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